Il s’agira de mettre en perspective un témoignage cinématographique de l’histoire coloniale, dans un film cubain de Tomás Gutiérrez Alea, La última cena (La dernière cène, 1976), classé comme « film historique », dont l’argument repose sur un fait divers qui eut lieu à la fin du XVIIIe siècle dans la Cuba esclavagiste. Ce réalisateur, parmi les plus célèbres du cinéma latino-américain, s’est engagé depuis les années 1960 dans le processus de renouvellement du cinéma cubain, ainsi que dans la réflexion critique sur l’histoire nationale et régionale selon les concepts révolutionnaires d’émancipation anticoloniale, prônant le métissage culturel et la culture de résistance depuis la période coloniale.
D’après l’étude de quelques représentations liées à l’esclavage dans le film, nous tenterons de mettre en valeur l’intérêt de la reconstitution historique et du positionnement éthique qu’il préconise. Nous nous intéresserons également à la portée symbolique des messages délivrés qui, au-delà du discours culturel et identitaire quant à la définition de la cubanité, renvoient à des questionnements intimes de l’auteur, de contenu philosophique et politique clairement d’actualité au moment de la réalisation du film, c’est-à-dire l’Histoire du temps présent, selon l’approche critique de l’historien Marc Ferro sur le cinéma.
Cinéma et histoire à Cuba
Dans le contexte cubain révolutionnaire des années 1960-70, la politique culturelle du nouveau gouvernement marxiste se fonde sur un projet commun, la nécessité de créer « un art d’avant-garde dans un pays sous-développé en révolution » (R. Fernández Retamar, 1967). Alejo Carpentier, l’un des premiers écrivains caribéens à donner à l’esclave et au nègre marron le statut de héros littéraire et de mythe, réaffirme la fonction sociale de l’intellectuel : écrire est un moyen d’agir qui permet de transformer la société, grâce à la réflexion critique et à la décolonisation de l’histoire et de la culture.
Le Premier Congrès de l’Education et de la Culture (1971), dont les débats ont engagé les auteurs à faire justement des films historiques, ouvre la période généralement appelée du « Quinquenio gris » (Quinquennat gris) selon le terme choisi par le critique Ambrosio Fornet, caractérisée par l’autoritarisme gouvernemental et le manque de dialogue avec les intellectuels, en particulier depuis la crise de 1968 à l’UNEAC, l’Union des Ecrivains et des Artistes de Cuba, et le départ en exil de certains d’entre eux. Les années 1970 correspondent à la période d’institutionnalisation du régime révolutionnaire, avec l’élaboration de la Constitution de la République socialiste, l’instauration du parti unique (Parti Communiste Cubain) depuis 1965, avec son leader charismatique Fidel Castro. C’est une décennie « grise » malgré le développement intensif dans le domaine économique, social et éducatif, marquée par un dogmatisme et un bureaucratisme triomphant, par le rapprochement avec l’URSS et l’isolement de l’Europe, renforcés par le blocus des Etats-Unis. Depuis les années 1990, l’historiographie cubaine n’hésite plus à dénoncer le sectarisme de cette période assez noire, entachée de censure et de répression.
Cependant, dans les études historiques et ethnologiques des années 1960-70 à Cuba et dans la Caraïbe, qui prolongent les recherches de l’ethnologue Fernando Ortiz, sont posés des questionnements identitaires profondément rénovateurs, à partir d’une revendication du métissage culturel fondateur, dans la perspective du marronnage culturel qu’avait commencé à définir Alejo Carpentier. On s’intéresse à l’esclavage, au rôle des noirs dans l’histoire nationale, dans un esprit révolutionnaire et nationaliste de révision historique pour renforcer l’unité nationale : il faut réactiver la mémoire collective d’un passé douloureux mais finalement méconnu, afin d’exorciser les blessures d’une époque de répression et d’intolérance. L’esclavage fut longtemps occulté ou perçu de façon méprisante par l’idéologie conservatrice de l’histoire officielle, une vision paternaliste qui renvoyait à la victimisation des esclaves mais jamais dans une perspective de remise en cause depuis les acteurs (et profiteurs) du système colonial et avec la complicité de l’oligarchie puis de la grande bourgeoisie précapitaliste et enfin, avec l’appui de l’Eglise et de ses institutions.
Ce retour sur le passé historique de Cuba depuis la vision des vaincus, des victimes du passé colonial et esclavagiste, offre en littérature et au cinéma la figure d’un héros rebelle, blanc, noir ou métis, élevé au rang de mythe incarnant la résistance du peuple depuis les indépendances (deux guerres dans lesquelles ont participé les esclaves libérés par les petits planteurs indépendantistes) ; le patriotisme s’accorde alors avec le nationalisme révolutionnaire. Le scénario des films de T. Gutiérrez Alea, Una pelea cubana contra los demonios (Un combat cubain contre les démons, 1971) et La Última Cena (1976), sont inspirés de l’œuvre de Fernando Ortiz et de l’historien Manuel Moreno Fraginals. L’essai de ce dernier sur l’histoire coloniale, El ingenio, de 1964 (réédité en 3 volumes en 1977), évoque l’histoire vraie du personnage de La Última Cena, un fait divers dans une plantation cubaine du XVIIIe siècle qui suscita la curiosité d’Alea.
Cette optique politique et culturelle axée sur l’identité nationale, revue par des concepts de libération décolonisatrice pour contrecarrer l’assimilation coloniale et ses conséquences, et soutenue par l’ICAIC, institution d’état créée dès 1959 pour développer le cinéma national et diffuser la propagande révolutionnaire, a inspiré au cinéma des films dits historiques, La última cena (1976) de Alea, ou El otro Francisco de Sergio Giral (L’autre François, 1974). Il s’opère un retour sur le passé colonial, avec ces films basés sur des faits réels ou inspirés de romans du XIXe siècle : ceux de Sergio Giral, El rancheador (Le chasseur d’esclaves, 1976), sur les esclaves et le racisme dans les relations sociales de la société coloniale, Plácido (poète mulâtre exécuté lors de la répression de la Escalera en 1843-44, suite à une conspiration anticoloniale), Maluala, palenque de cimarrones (nom d’une communauté d’esclaves en résistance, 1979). Ont été réalisés également de nombreux documentaires sur la réalité contemporaine des communautés noires et pauvres de Cuba, sur les cultures afro-cubaines et les religions syncrétiques (Santiago Álvarez, Sara Gómez, Manuel Octavio Gómez, Pastor Vega, Nicolás Guillén Landrián), ainsi que les films de Humberto Solás. Ce grand réalisateur cubain a su mettre en lumière les valeurs de l’identité cubaine métisse, ainsi que les concepts de libération et d’émancipation (femmes, noirs, rapports à la foi révolutionnaire, à l’exil, etc.), sans tomber dans le schématisme de la pure propagande ou dans la critique superficielle, ce qui lui a valu parfois de l’incompréhension de la part du public ou de la critique, comme pour Gutiérrez Alea.
Il est bon de rappeler qu’en Amérique Latine et particulièrement au Brésil, depuis le Cinema Novo des années 1960, ont été produits des films de thème afro qui s’inscrivent dans le contexte historique de l’esclavage colonial, ou qui, à travers l’évocation du monde rural (en particulier du Nordeste), s’intéressent aux traditions orales métissées, à la religiosité et aux mythologies populaires; notamment les films de Glauber Rocha, de Nelson Pereira dos Santos et de Ruy Guerra, ou de Carlos Diegues : Ganga Zumba (1964), Xica da Silva (1976), Quilombo de Palmares (1984). Il faut aussi compter avec les adaptations de romans brésiliens fondateurs de la littérature nationale, de J. Guimarães Rosa, de Mario de Andrade (Macunaíma, 1928, film de Joaquím Pedro de Andrade, 1969), et de l’écrivain marxiste Jorge Amado (Jubiabá, La Boutique aux Miracles, Doña Flor et ses deux maris, etc.).
Tomás Gutiérrez Alea, un artiste engagé
Le réalisateur cubain (1928-1996), fait partie de la même génération que Gabriel García Márquez, Fidel Castro, Ernesto Che Guevara, et les cinéastes qui ont rénové le cinéma latino-américain (N. Pereira dos Santos, G. Rocha, F. Birri). Il a réalisé des films de fiction et des documentaires des années 1950 jusqu’à sa mort. Son œuvre est très liée à des thèmes universels (amour, amitié, mort, tolérance), mais les problématiques socio-historiques et culturels spécifiques à l’évolution de la société cubaine ont toujours été une priorité : époque contemporaine, sur la Révolution et le sous-développement, ou passé colonial, décolonisation, émancipation, identité cubaine.
Dans les années 1960, il participe à la création du cinéma révolutionnaire de l’ICAIC (documentaires de propagande sur la réforme agraire par exemple ou sur l’invasion contre-révolutionnaire de la Baie des Cochons). Il crée une comédie satirique contre la bureaucratie La mort d’un bureaucrate (1966), et réalise Mémoires du sous-développement (1968), considéré comme son meilleur film, un drame social et politique, d’après la vision d’un intellectuel bourgeois sceptique et méprisant, un contre-héros qui ne comprend pas le processus révolutionnaire et les événements des années 1961-62 (réformes). Dans le cadre du cinéma de l’ICAIC, la liberté de création était limitée et surveillée mais les membres de cette institution restaient assez indépendants du gouvernement et de certaines décisions prises en haut lieu, surtout après les années 1970-80. Alea a pu créer dans les limites imposées (manque de moyens financiers et matériels, méfiance idéologique des dirigeants envers lui), mais il a su conserver une certaine marge de création toujours revendiquée et poussée chez lui aux limites du possible (sur la corde raide). Il aurait pu, comme un certain nombre d’intellectuels et d’artistes dont les cinéastes Jesús Díaz et Sergio Giral dans les années 1990, partir à l’étranger pour vivre mieux, mais il ne s’est jamais exilé. Il a préféré rester et faire la critique de la Révolution pour palier les manques et corriger les erreurs, œuvrer à l’amélioration de la société révolutionnaire (contre la bureaucratie, le dogmatisme, l’abus de pouvoir) et au changement des mentalités (machisme, racisme, homophobie).
Même si ses meilleurs films sont La última cena et Memorias…, Alea est plus connu par la résonnance de Fresa y chocolate (Fraise et chocolat, 1993, Prix à Berlin et nominé aux Oscars). Ce film émouvant lance un appel à la tolérance et à la lutte contre les dogmes intransigeants, contre les préjugés machistes envers les homosexuels à Cuba. Il s’agit de l’histoire d’une amitié sincère possible entre un jeune étudiant communiste formé par la Révolution et ses dogmes, et un homosexuel, brillant intellectuel qui lui fait découvrir l’amitié et une initiation à la culture cubaine, son métissage et sa portée universelle. Le dernier film d’Alea, en collaboration avec Juan Carlos Tabío comme le précédent, Guantanamera (1995), dénonce de façon comique et satirique la grave crise économique des années 1990 (Période spéciale) suite à la chute du bloc de l’Est socialiste. Des films très critiques d’un Alea vieillissant demeuré fidèle à son idéal révolutionnaire mais déçu par la Révolution cubaine, inquiet et amer pour l’avenir des Cubains.
Son film tourné en 1976, La dernière cène, est sorti en 1977 (35 mm, 120 mn) ; ce septième long métrage de fiction d’Alea est son premier en couleur, très réussi grâce au scénario, à la musique et à la photographie de Mario García Joya. Alea a toujours montré un intérêt particulier pour dénoncer le racisme et ses représentations dans l’histoire et dans la culture de Cuba. Par son engagement constant contre le sous-développement, le conformisme et l’intolérance, il illustre également cette quête identitaire assumée par les intellectuels cubains du XXe siècle, ainsi que leur opposition à l’eurocentrisme d’une part, et à l’impérialisme culturel d’autre part (voir ses essais, articles et entretiens publiés, ainsi que son épistolaire, Madrid, 2007). Dans une conférence de presse de 1977, Alea explique son point de vue sur le film et son contexte :
Me interesó el problema racial. Si bien estoy literalmente convencido de que si en algún país es posible la integración a corto plazo es en Cuba –porque tradicionalmente ha habido una mezcla muy grande y también una actuación del negro traído de África en las luchas de nuestra independencia-, eso no quiere decir que no existan restos de racismo a niveles individuales, porque la Revolución suprime radicalmente la discriminación en su base material y social. Hay una necesidad de revalorizar la participación del negro en nuestra historia y situarlo realmente en el lugar que le corresponde, verlo de la manera más objetiva posible con sus valores y lo que ha aportado a nuestra cultura.
L’esclavage à Cuba
Cuba est l’une des premières îles en Amérique à mettre en place l’esclavage des Africains, en tant que territoire de la Couronne espagnole bénéficiant du privilège commercial de la Casa de contratación de Sevilla (Compagnie des Indes, négrière entre autres). En 1510-20, des esclaves indiens travaillent dans les mines, en 1520 débarquent les premiers esclaves noirs ladinos (venus de la péninsule). Pour remplacer les Indiens Taïnos (Arawaks) et Caraïbes décimés, la traite négrière se fera progressivement à plus grande échelle de la fin du XVIIe siècle jusqu’à la fin du XIXe, surtout aux XVIIIe et XIXe avec une grande productivité des plantations sucrières (ingenios), malgré l’interdiction de la traite en plusieurs étapes.
L'île à sucre et à tabac est devenue la Perle des Antilles, détronant ainsi l'ancienne colonie française de Saint-Domingue. Suite à la révolution haïtienne de 1791-1794 (soulèvement des esclaves pour abolir l'esclavage), à la proclamation de l'abolition en 1793 par Sonthonax en Haïti, puis à la Convention en 1794, l'indépendance d'Haïti fut proclamée en 1804. Néanmoins, dans les petites Antilles françaises, l'esclavage fut rétabli en 1802 par l'armée de Napoléon. Les colons français qui fuyaient Saint-Domingue avec leurs esclaves, s'installèrent à Cuba (et en Louisiane) et y produisirent du café dès la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe.
Mais c’est aussi le dernier pays avec le Brésil à abolir l’esclavage (plusieurs lois de 1880 à 1886 pour Cuba et définitivement en 1888 pour le Brésil). La Traite négrière fut d’abord interdite en Angleterre (1807), en France, puis finalement en Espagne et au Portugal. Cuba connut diverses tentatives d’abolition depuis 1817 jusqu’aux années 1830, mais la traite négrière clandestine se poursuivit jusque dans les années 1860-70. Les bateaux négriers passaient par Cuba ou le Brésil et les marchands revendaient des esclaves dans toute l’Amérique, au Nord comme au Sud. En Amérique, avec l’armée indépendantiste de Simon Bolivar, l’esclavage fut officiellement aboli dans les années 1820-30 (Mexique, 1829), en Angleterre avec la Jamaïque en 1833, en France en 1848, aux Etats-Unis en 1865 suite à la guerre de Sécession.
L’arrivage de bateaux négriers clandestins, rendait la condition des esclaves encore plus dure et inhumaine, on les appelait piezas de ébano (pièces d’ébène) ou sacos de carbón (sacs de charbon). Malgré la répression accrue, il y eut la peur du Noir et des rébellions, dès la fin du XVIIIe siècle et pas seulement à cause du soulèvement des esclaves à Saint-Domingue et des massacres, étant donné le nombre important d’esclaves qui dépassait celui de la population blanche européenne de Cuba (provenant d’Espagne ou de France). Le « péril nègre » était entretenu par le racisme des classes créoles blanches et la sévère ségrégation raciale, qui régissaient également les communautés de nègres libres ou de mulâtres qui pouvaient posséder leurs propres esclaves.
Parallèlement à l’économie de plantation, les esclaves se répartissaient dans d’autres secteurs économiques, ils étaient domestiques, petits artisans, musiciens, vendeurs ambulants, et parfois exerçaient la prostitution. Le gros de la main d’œuvre devait sans cesse être renouvelé (exploitation de l’homme jusqu’à épuisement) dans les plantations de canne à sucre (aussi de tabac, indigo, coton) ; dans le secteur des cultures vivrières, se trouvaient de nombreux petits paysans blancs ou métis, les noirs libres étant plutôt dans les villes. Les révoltes et les marronnages s’organisaient du nord au sud de l’île, dans les campagnes et dans les villes (exemple des palenques en Oriente).
L’esclavage colonial est considéré par les historiens et les écrivains du XXe siècle comme un arrachage brutal à la terre natale et une totale déshumanisation, une perte d’identité, des racines, une acculturation plus ou moins partielle selon les régions, entraînant l’assimilation aliénante au modèle exclusif de la société coloniale blanche européenne, régie par l’imposition d’une échelle ségrégative de valeurs sociales, morales et religieuses, de couleurs et de races (discrimination). Cependant, depuis une cinquantaine d’années à Cuba et dans la Caraïbe, on aborde le phénomène d’après l’optique des vaincus, des esclaves et de leurs descendants, à partir de leur survie, de la survivance d’une culture d’origine africaine de résistance (marronnages, cabildos ou sociétés fraternelles et culturelles de soutien mutuel), qui apparaît dans les chants, les musiques et les danses, les religions et la mythologie populaire, la cuisine, et bien sûr les langues (afrocubanismes mais pas de créole à Cuba, langues africaines notamment yorouba, bantoue, efik-efor, parlées dans les cérémonies et utilisées dans les chants sacrés).
Un témoignage historique
Le film présente une vision réaliste, c’est-à-dire à partir d’un principe de vraisemblance selon des faits historiques donnés comme objectifs, renforcée par la linéarité narrative (faits chronologiques, focalisation simple, du maître principalement aux esclaves, pas de multiplicité des voix narratives ou collage comme dans d’autres films d’Alea). Le soin apporté à la lumière in vivo et le décor in situ (dans une ancienne plantation), l’accompagnement musical significatif, donnent un poids esthétique à la véracité recherchée dans cette reconstitution d’une véritable fresque historique, et contribuent à la tension dramatique et au sens du spectacle (mise en scène, costumes, suspens).
Nous pouvons constater de réelles préoccupations didactiques pour reconstituer des scènes de vie d’après une approche réaliste, afin de reproduire fidèlement une ambiance d’époque :
Synthèse de vie dans la plantation suivant les différents lieux de vie et de travail : le barracón (la grande baraque des esclaves sans fenêtre et avec une seule porte), le moulin, la maison du maître, la chapelle, les champs, le monte (la forêt). Le travail dans l’exploitation est très réglementé et les différents statuts des esclaves sont bien montrés dans le film : les esclaves domestiques (serviteurs, cochers), souvent des criollos plus dociles (créole signifiant à Cuba né en Amérique, blanc ou noir), à la différence des bozales (nègres bossales venant d’Afrique), les esclaves aux champs/dans la sucrerie (moulin, chaudières, séchage, raffinerie). Dans le film, on peut reconnaître chez certains esclaves la provenance, Yorouba (le conteur, au cours du repas) et Congo (origine bantoue), par le pas de danse et le chant (scène de la Cène) et les détails vestimentaires.
Dans le système colonial de l’esclavage, est mise en valeur la forte présence de la religion (poids institutionnel de l’église et rôle du curé) ; puissance et richesse du maître, membre de l’oligarchie sucrière, il possède une grande dotation (beaucoup de biens matériels et d’esclaves), une plantation à la campagne avec une chapelle et une grande demeure en ville, à la capitale ; sa puissance économique se double d’autoritarisme et d’autocratie quand il s’agit de réprimer les révoltes et d’instaurer la répression ;
Rôle de l’ingénieur du sucre, le maître sucrier (maestro de azúcar), un Français illustré héritier du Siècle des Lumières, qui jouit d’un certain respect du Maître par son expérience à Saint-Domingue de la révolte des esclaves ; on peut noter l’ambiguïté de son discours dans certaines scènes d’allusion au « péril nègre », avec le Maître ou avec le contremaître (mayoral) : cependant, il aide l’un des esclaves en fuite à se sauver. Est-ce par conviction ou par peur ?
Le mayoral (contremaître) et son fouet, forcément méchant et violent, souvent secondé par des esclaves métis ou noirs, pour réprimer les révoltes et exercer la répression (tortures, coups de fouet, mise à l’encan et exécutions sommaires), solidarité entre planteurs et chasseurs d’esclaves secondés de leurs chiens ;
Mise en scène détaillée de la révolte des esclaves : le maître paternaliste aux semblants de bonté et de générosité, n’a pas tenu sa promesse; le dimanche de Pâques aussi, les esclaves doivent travailler. On assiste alors à l’incendie de la plantation, une pratique courante car c’était le symbole de l’exploitation de l’esclave et une atteinte portée à la richesse du maître (si la canne est brûlée trop tôt, avant la récolte, elle est perdue), suivie de l’incendie de la maison et des baraques, éventuellement du viol de la femme du contremaître (éludé ici ?), celui-ci ayant été humilié et mis au piquet, au cepo (à l’encan) puis tué.
Certes, cette histoire reconstituée dans le film, même si elle provient d’un fait véridique, n’est pas représentative car il s’agit d’une anecdote peu commune : un maître blanc qui invite à sa table douze esclaves, pour fêter la Pâque et faire un acte pieu de contrition, après avoir lavé les pieds de ses esclaves, comme le Christ à ses apôtres. En effet, très peu de rapprochement réel entre maîtres et esclaves était possible ou toléré, sauf avec certain(e)s domestiques et les nourrices. Le contact avec la masse d’esclaves n’était ni physique ni social ni spirituel, sauf le jour du carnaval (Día de Reyes), quand le maître autorisait ses esclaves à défiler dans la rue et ils pouvaient passer près de la maison du maître posté à son balcon, lequel devait leur donner les étrennes. De grandes barrières sociales, morales, voire religieuses (les esclaves et les noirs n’étaient pas enterrés dans le cimetière de l’église mais en dehors) servaient de protection et renforçaient la ségrégation de couleurs et de classes. Les blancs avaient généralement peur des révoltes et exprimaient du mépris envers les noirs, esclaves ou libres. L’un des rapprochements qui s’exerçait dans la violence était celui des viols, ou de relations sexuelles consenties, sur des femmes noires esclaves ou libres (naissance d’enfants naturels esclaves parfois affranchis par les maîtres, séparation enfants/mère), mais les mariages interraciaux étaient strictement interdits, même entre esclaves ou sauf avec la permission du maître. Le métissage d’Amérique est né dans la violence et la douleur, et pendant des siècles s’est imposé le principe aliénant de blanchir la race : il fallait « faire avancer » la race, ( adelantar), l’enfant très noir, était considéré comme un saltatrás (retour en arrière), le mulâtre pouvait plus facilement accéder à certaines fonctions dans la société malgré le racisme colonial). C’était une société profondément discriminante, aux classes et aux castes de couleurs bien définies, dont les préjugés perdurent encore à l’heure actuelle.
Le très beau film d’Alea, de facture classique mais qui fait preuve d’un travail attentif sur le cadrage et les plans d’ensemble, avec un jeu des acteurs remarquable (le maître, dans la scène théâtralisée de la Cène, solennité théâtrale + éclairages soignés), est considéré dans le cinéma latino-américain et caribéen, comme un classique et l’un des meilleurs films sur l’esclavage, mais il nous semble trop peu connu du grand public, même en Amérique. Alea y manie un humour sans manichéisme et fait appel à une lecture d’interprétation multiple du spectateur, afin de prendre conscience de cette réalité historique (apprise à l’école) et faire réfléchir sur le temps présent : racisme et intolérance, abus de pouvoir, jeu du mensonge et de la vérité, des apparences et de la réalité, fausse compassion et contrition du maître, impossibilité d’assumer sa foi catholique et de la mettre en application dans ses fondements humanitaires sans affronter la logique coloniale d’oppression et sans s’opposer au système colonial qui régit ces rapports de force. Il s’agit du défi impossible de faire face à ses contradictions sans la violence de l’époque et des rapports de force entre maîtres et esclaves, ou du paternalisme qui infériorise et infantilise l’esclave pour mieux le dominer et lui imposer une culture et une façon de concevoir le monde qui au départ n’est pas la sienne.
La fameuse scène de la Cène
La Cène constitue une véritable leçon de maître : il faut pouvoir maintenir l’attention du public sur une séquence qui dure cinquante minutes, avec une position relativement statique des personnages et une caméra panoramique, comme sur une scène de théâtre. Ce repas est une farce, l’esclavagiste n’exprime en réalité aucun sentiment humain de respect ou de compassion à l’égard de ces hommes qu’il considère comme des bêtes de travail (des sauvages primitifs, des sorciers, etc.). Le Maître n’est intéressé finalement que par protéger ses intérêts et vaincre le danger du soulèvement des esclaves afin d’asseoir son pouvoir autocratique. Les plans américains, moyens ou d’ensemble et le rapprochement des personnages noirs en gros plans (rarement l’émotion ou l’intimité des nègres esclaves a été filmée jusqu’alors), engendrent des moments intenses d’émotion, bien davantage que le mysticisme apparent du maître (la théâtralisation du jeu permet de douter de la sincérité du sentiment) et son discours moralisateur : il apprend la « vérité » à ses esclaves, car c’est lui qui parle d’abord, qui a le droit de parole sur ses esclaves, il leur offre le message que Jésus a donné à ses apôtres. Il établit un semblant de confiance avec ses esclaves, le vin aidant à étouffer le rire de gêne, de mépris mais aussi le dégoût (l’esclave marron torturé, Sebastián, lui crache au visage au début du repas, plan-séquence du climax dramatique). Chaque esclave correspond à un type de personnage selon l’origine, le rang social et économique dans le système esclavagiste mais aussi le trait psychologique, et sa réaction au discours du Maître en dépendra. Avec la célébration de la bonne chère et du vin, le relâchement des tensions s’opère, les esprits s’échauffent puis tombent de sommeil, la tension dramatique de cette longue scène est savamment dosée. Alea rend un hommage direct et appuyé à Luis Buñuel dans Viridiana (1961), avec la scène de la Cène des mendiants, un autre réalisateur qui se sert de la provocation pour éveiller les consciences : les mendiants (les pauvres, les « vaincus ») prennent possession du lieu (la maison bourgeoise de Viridiana) et des habitants (tentative de viol sur la jeune femme). Les contradictions de la société espagnole franquiste, catholique et de morale bourgeoise, sont mises en lumière dans le film de Buñuel, qui invite au débat comme dans le film d’Alea, sur les principes de charité et d’humanité et de leurs limites imposées par les normes sociales, un débat empreint d’un anticléricalisme évident.
Ce film très soigné, rend aussi hommage à la musique classique (Alea en était un fin connaisseur), à la peinture de La Cène de Léonard de Vinci, qui plongent le spectateur dans une ambiance mystique et d’époque dès le début du film, pour mieux engager la réflexion vers une portée métaphorique. Il faut noter le rôle important du décor, de la photographie, de la musique et de la voix off (narrateur extra-diégétique), des cartons intermédiaires qui annoncent les différents jours de la Semaine sainte. Leur portée symbolique se développe par étape, dans le but de constituer une parabole du contexte colonial et de ses contradictions, qui débouche à la fin du film, sur une métaphore de la liberté, avec l’image du Marron qui n’est pas mort. Après le soulèvement des douze esclaves à qui le Maître avait promis un dimanche de repos (celui de la résurrection du Christ), et de la dotation toute entière, il s’ensuit une grande répression, les esclaves assassinés tombant l’un après l’autre. Elle est suivie de la séquence sur la colline (telle le chemin de croix des esclaves) où le Maître délivre ce qui est pour lui un message de raison et d’obéissance envers les esclaves qui doivent se résigner à leur sort et attendre sans broncher la rédemption dans la demeure de Dieu. Les onze têtes arrachées aux esclaves morts et plantées sur des pics, servent de preuve à la puissance du Maître que craignent de nouveau les esclaves, mais il en manque une, celle de Sebastián, le Nègre marron. Il apparaîtra dans les toutes dernières images du film, avec en off des tambours afro-cubains (les Batá d’origine yorouba), courant librement dans la forêt (le monte, lieu symbolique des esclaves en fuite, puis celui de l’émancipation nationale lors des guerres d’indépendance avec les mambises, ex-esclaves devenus soldats de l’armée de libération, héros du patriotisme révolutionnaire).
Sebastián devient alors le paradigme évident de la liberté, comme l’oiseau qui vole dans le ciel et le cheval qui galope avec fougue dans le monte, tel Jésus ressuscité qui reviendra sur terre pour sauver l’humanité. Le nègre marron, l’esclave rebelle, héros mythique transformé en vainqueur comme dans les romans d’Alejo Carpentier et la poésie de Nicolás Guillén, sera le porteur d’espoir et du message de la liberté future à conquérir. Il s’agit là d’un choix assez remarquable de la part du cinéaste cubain, à une époque où perduraient les préjugés raciaux, malgré les campagnes d’éducation et d’intégration des communautés noires qui avaient été souvent marginalisées dans la société cubaine, avant et après la Révolution. On parlait ironiquement à Cuba dans les années 1970 de « négro-métrages » pour désigner ces films qui évoquaient les temps de l’esclavage et dénonçaient le racisme et la répression coloniale, sarcasme qui prouve que cet intérêt pour le passé ne plaisait pas à tous, dirigeants, artistes ou simples spectateurs.
L’auteur va plus loin dans le film : la référence biblique du maître, Jésus, les Apôtres et la Semaine sainte, est mise en parallèle pendant le repas, avec le récit allégorique d’interprétation du monde par un esclave s’inspirant des contes moralisateurs appelés patakines, de sa croyance en Olofi, le dieu suprême de la religion des Yoruba (Santería). Il ne s’agit donc pas seulement d’un arrière-fond culturel folklorisant, avec des rythmes de tambours, des chants, des danses et des rituels de sacrifice, mais aussi de toute une tradition mythologique et philosophique qui est ici honorée, comme une reconnaissance légitime de cette culture de résistance que les esclaves ont dû développer pour survivre.
L’allégorie de la liberté et du libre arbitre dans la scène de la dernière cène ouvre sur une réflexion philosophique et existentielle, au-delà du message historique, qui invite à un devoir de mémoire et à montrer ce passé collectif (dans une démarche didactique) aux générations de descendants de ces ancêtres, noirs esclaves ou blancs esclavagistes (assumer ce passé douloureux), tous concernés par le devenir de l’humanité. L’humanisme d’Alea, son combat constant contre l’intolérance dans un système oppressif comme pouvait l’être celui de l’époque coloniale, met en valeur son obsession des contradictions de l’être individuel face à l’engagement social et politique, et peut-être son approche distanciée de la réalité du système postrévolutionnaire des années 1970 de plus en plus autoritaire, qu’il n’a cessé de questionner pour l’amener à ses propres limites qu’il entendait dépasser. Alea traversa plusieurs époques de doutes conservant vaille que vaille son regard critique sur la Révolution en laquelle il a crû, malgré ses abus ou ses contradictions absurdes, en pleine dérive dogmatique.
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