America America (Elia Kazan, 1963) : la mémoire de l’exil

 

Âgé de quatre ans lorsqu’il foula pour la première fois le territoire américain, Elia Kazan fut longtemps habité par un sentiment d’étrangeté à l’égard du pays qui l’accueillit enfant. Ses mémoires attestent d’une difficile intégration, nourrie par le complexe d’une différence culturelle qui le marginalise. Soumis aux valeurs ancestrales que souhaitent transmettre des parents expatriés et désireux de s’émanciper pour mieux intégrer la société de la terre d’accueil, Kazan doit s’approprier une « double culture », souvent synonyme d’acculturation pour les immigrés de seconde génération.

Pétri de références autobiographiques, America America est une œuvre chère dans la filmographie de Kazan. Il y retrace le parcours d’exil de son oncle, qui décida de s’expatrier aux États-Unis pour s’affranchir de la domination turque en Anatolie ; il fit ensuite venir le reste de la famille Kazanjoglous. Le récit autobiographique rejoint la fiction historique alors que Kazan plonge dans le passé familial pour retracer l’histoire d’un exil dont les turpitudes sont universelles. Le film est devenu emblématique pour une génération d’immigrés, qui partagent une mémoire commune à travers le visionnage d’America America. Stavros donne un visage au migrant, dont le départ est précipité par une situation d’oppression liée à l’Histoire de conquête menée par les Turcs.

Au lieu d’ériger le protagoniste en héros comme le voudrait la tradition hollywoodienne, le film s’intéresse aux faiblesses du migrant bientôt réduit à l’indigence. Le récit de l’exil est tissé d’aventures picaresques qui esquissent la perte d’identité d’un individu déraciné, corrompu au fil des rencontres qui mettent à l’épreuve son désir de fuir. Jean-Loup Bourget décrit l’exil américain comme un « traumatisme », « un processus de mort et de renaissance sous une autre identité, une identité résultant d’ailleurs de la naturalisation »[4][5] écrit Marco Micone ; Stavros incarne la cruauté de ce destin d’exil, en quête perpétuelle d’un ailleurs qui résonne jusque dans le timbre d’une voix désincarnée – celle de Kazan, dont le récit à la première personne ouvre le film sur un écran noir, signifiant d’une béance des origines que les images viseront à combler.

L’exil : des voix d’ailleurs

Mon nom est Elia Kazan. Grec de sang. Turc de naissance.
Americain parce que mon oncle fit un voyage.

Elia Kazan revendique le film comme une œuvre intime, teintée de références autobiographiques qui lui confèrent une valeur testimoniale, mais il demeure hors champ. Malgré son appartenance à trois cultures (grecque, turque et américaine), le réalisateur exprime un sentiment d’acculturation[8], attaché par les liens du sang à la Grèce et lié par le droit du sol à la Turquie, des origines lointaines qui symbolisent un manque, un vide référentiel, après le voyage d’émigration. L’éloignement a creusé un terrain imaginaire, où se développe la tentation du retour, fixation que Julia Kristeva décrit comme un sentiment nostalgique chez l’exilé :

Amoureux mélancolique d’un espace perdu, il [l’exilé] ne se console pas, en fait, d’avoir abandonné un temps. Le paradis perdu est un mirage du passé qu’il ne saura jamais retrouver.

En utilisant le procédé de la voix off, Kazan exprime un sentiment d’étrangeté qui signale l’échec de son assimilation ; il demeure invisible à l’écran et sa voix flotte dans un espace hors-temps[11][12][13].

L’expérience de Kazan atteste néanmoins d’une assimilation partiellement réussie. Yves Carlet compare les écrits d’Elia Kazan et de Frank Capra, deux réalisateurs immigrés aux États-Unis pendant leur enfance, nourris d’une double culture qu’ils évoquent comme un clivage identitaire. Leurs biographies respectives expriment la violence des sentiments contraires qui exposent leur différence : animés par le désir profond de se fondre dans la société américaine, ils sont assoiffés d’une réussite qui les éloigne douloureusement de leur culture d’origine. Malgré le succès public qui couronna une carrière cinématographique prolifique, les deux hommes ne cessèrent de se voir comme des outsiders dans une Amérique qu’ils ne pouvaient conquérir sans avoir le sentiment de trahir leurs origines.

Lorsqu’il redécouvre l’Anatolie en 1962 pour les besoins du tournage d’America America, Kazan vise à renouer avec un passé longtemps refoulé. Il y découvre des paysages immenses qui débordent du cadre de l’image, terre des origines fouillée avec insistance par une caméra inquisitrice, au moyen de plans fixes qui tentent de saisir la sensation d’être dans cet environnement étranger. Stuart Hall explique que le retour de l’exilé est une chimère impossible car le départ produit une rupture définitive : « La migration est un voyage à sens unique. Il n’y a pas de retour possible ». Le paysage filmé résiste au regard de la caméra, rappelant que l’exil représente d’abord un voyage mental, suggéré par une photographie en noir et blanc des paysages arides qui s’étendent au pied du Mont Olympe, présenté comme le Mont Argée dans le film, car l’équipe de tournage fut contrainte par la censure locale de planter son décor en Grèce. Les images inaugurales d’America America créent une impression d’abstraction, traduisant pour Sylvie Rollet un « non-lieu » et un « hors-temps », dans lequel la voix off du réalisateur-narrateur semble suspendue :

Lorsque le cinéaste se nomme, énonce ses origines grecques et les liens qui l’unissent à une terre ancestrale perdue, c’est dans sa langue d’adoption, l’américain. Ce point aveugle, cette absence de la langue maternelle constituent le lieu d’origine du film : un « non-lieu ». La fiction apparaît alors comme le seul espace où puisse s’effectuer la reconquête des images et de la langue oubliées.

Les images prennent valeur de « territoire du passé » ajoute Sylvie Rollet « par la vertu de la voix off » qui introduit un discours historique.

Les vastes espaces photographiés créent une illusion de liberté, contrariée par les lignes rocheuses qui délimitent l’arrière-plan comme par le muezzin, signe musical de la domination turque sur le territoire. L’accent américain de Kazan trahit son aliénation à un passé qui lui reste étranger : il se tait quand le muezzin lance son appel à la prière à travers les plaines anatoliennes. Les voix entendues parlent ou chantent dans une langue étrangère, polyphonie sonore qui semble émerger d’un paysage imaginaire comme le refoulé ressurgit à la surface d’une mémoire torturée. Si le passé s’appréhende à partir du présent comme le suggère Maurice Halbwachs, qui s’attache à souligner les similitudes plutôt que les différences révélées par un regard rétrospectif[19]. Le récit de Stavros est enchâssé dans celui de Kazan, qui ouvre et ferme le film par un discours en voix off, suggérant que l’image de l’oncle et le souvenir de son exil demeurent vivants dans sa mémoire.

Le récit de l’exil : mémoire familiale et collective

Le commentaire de la voix off présente le film comme un « lieu de mémoire », visant à communiquer l’histoire familiale, transmise oralement de génération en génération :        

Cette histoire m’a été contée par mes aïeux. Ils se souvenaient de l’Anatolie, grand plateau situé au centre de la Turquie en Asie, et du Mont Argée, qui dominait la plaine. L’Anatolie, berceau des Grecs et des Arméniens, avait été envahie par les Turcs environ cinq cents ans plus tôt.

La voix off entremêle les fils d’un récit qui se déploie sur plusieurs modes : la dimension autobiographique croise le discours historique, lui-même traversé par des connotations oniriques qui nous font basculer dans le monde de la fable. Les images d’un paysage immaculé, désertique, renvoient au temps des origines, où s’écrivaient les mythes et les légendes. A contrario, les scènes de rue reconstruisent l’expérience quotidienne et terrifiante de l’occupation selon une esthétique réaliste de type documentaire.

Le discours relayé par la voix off insiste sur l’aspect historique de la séquence, qui rejoint la fiction au moment où Stavros apparaît à l’écran. Le mélange des genres vise à traduire le ressentiment de celui qui subit l’occupation, impression que la caméra trahit en s’attachant à ne pas dépasser un axe de vision horizontal. Placée près du sol, la caméra traduit le point de vue des minorités, attentives aux allers et venues des Turcs qu’elles observent passer sans même relever la tête. La voix off souligne l’opposition entre « conquis » et « conquérants »[24]. Le titre du film surgit de son œil et grossit à l’écran comme le fantasme d’un ailleurs grandit dans son esprit.

Le mélange des genres manifeste la distance du narrateur à l’égard d’une histoire qu’il tente de redécouvrir à travers l’adaptation filmique d’un roman qu’il a lui-même écrit, mais qu’il est contraint de raconter dans l’ombre depuis un point de vue extradiégétique. L’histoire se développe à un niveau métadiégétique comme elle s’inscrit dans l’inconscient du réalisateur, qui exprime sa double identité en mariant son accent américain aux airs dansants d’une musique traditionnelle grecque. La voix off attire l’attention sur le paysage montagneux balayé par la caméra, synonyme de conquête géographique pour les Turcs et métaphore de l’enfermement social pour les Grecs et les Arméniens. Les plongées et les plans rapprochés accentuent la sensation d’oppression créée par des espaces fermés, exigus, qui évoquent la rigidité d’un système oppressif. La domination turque est à l’origine des violences dont sont victimes les Arméniens, brûlés vifs dans une église incendiée par des prisonniers volontairement libérés.

Les motifs d’emprisonnement se multiplient, qui marginalisent Stavros dans la sphère familiale, soumise à l’autorité écrasante du père, comme dans les plaines d’Anatolie, placées sous le contrôle des Turcs[27][28]. Lorsqu’il donne à Stavros l’argent et les objets de valeurs de la famille pour qu’il s’installe à Constantinople, où le reste de la famille le rejoindra, le père exprime son impuissance à protéger plus longtemps sa famille d’une oppression toujours plus brutale. La jeunesse idéaliste de Stavros ne se satisfait pas de la compromission choisie par le patriarche dans une société de type déterministe, qui interdit le « rêve américain », car l’Amérique est une chimère. Le sentiment de non appartenance à la communauté grecque comme à la famille Topouzoglou confirme son aliénation de la société turque et permet au fantasme d’exil de croître dans son esprit. Exilée de Bulgarie et immigrée en France, la psychanalyste Julia Kristeva connaît ce sentiment d’étrangeté qui habite l’étranger et nourrit en lui le désir d’ailleurs :

Au plus loin que remonte sa mémoire, elle est délicieusement meurtrie : incompris d’une mère aimée et cependant distraite, discrète ou préoccupée, l’exilé est étranger à sa mère. Orgueilleux, il s’attache fièrement à ce qui lui manque, à l’absence, à quelque symbole. L’étranger serait l’enfant d’un père dont l’existence ne le retient pas. Le rejet d’un côté, l’inaccessible de l’autre : si l’on a la force de ne pas y succomber, il reste à chercher un chemin. Rivé à cet ailleurs aussi sûr qu’inabordable, l’étranger est prêt à fuir. Aucun obstacle ne l’arrête, et toutes les souffrances, toutes les insultes, tous les rejets lui sont indifférents dans la quête de ce territoire invisible et promis, de ce pays qui n’existe pas mais qu’il porte dans son rêve, et qu’il faut bien appeler un au-delà.

Rien ne peut empêcher le départ de Stavros, qui donne lieu à une scène de séparation endeuillée, dont l’aspect funèbre est signifié par les costumes sombres des femmes qui avancent en procession tel un chœur de pleureuses. Elles suivent le fils jusqu’au sommet d’une colline et le regardent partir, avec pour seule compagnie un âne chargé des possessions de la famille (tapis, nourriture, objets précieux…), sur un chemin pierreux. La scène suscite un sentiment de nostalgie inspiré par une séparation inéluctable, qui entraîne Stavros sur les traces d’Ulysse. La quête d’une nouvelle patrie est un périple semé d’embûches, qui n’offre guère l’espoir d’un retour.

Le voyage devient prétexte à un récit d’apprentissage alors que Stavros se libère de l’autorité parentale pour se lancer dans sa « quête de l’âge adulte ». Le jeune Stavros est brutalement mis à l’épreuve par les mauvaises rencontres qui le dépouillent avant d’arriver à Constantinople. Entre références mythiques et échos picaresques, l’Odyssée de Stavros est l’histoire d’une compromission et d’une corruption qui vont signifier son entrée dans le monde adulte.

La première épreuve est la traversée d’un lac sur un radeau que le passeur menace de faire chavirer si Stavros ne lui donne pas tout son argent. Mais Stavros n’est pas Ulysse et l’épreuve est humiliante pour lui qui ne sait pas nager. Un homme intervient, récupère l’argent volé des mains du passeur, et se donne pour mission d’escorter Stavros jusqu’à Constantinople car le pays est peuplé de bandits. Kazan détourne les tropes du récit d’apprentissage alors que l’homme censé guider Stavros à travers le désert le tourmente pour le délester progressivement de tous ses biens. France Grenaudier-Klijn explique que la quête du parcours initiatique « sous-entend la confrontation de deux univers antithétiques : le réel et l’idéal » ; cette confrontation doit permettre le retour du héros dans un monde avec lequel il est réconcilié. L’effet est inverse dans America America puisque le voyage de Stavros conforte son rêve américain, ajoute à son désir de fuite une quête d’honneur dont il est spolié par le tribunal corrompu des Turcs, qui appliquent leur justice en s’appropriant les objets dérobés à Stavros. Désormais ruiné, réduit à l’errance, Stavros a perdu le sourire et doit tuer avant d’être tué.

America America : corruption et rédemption.

L’exil géographique et social nourrit un exil intérieur, qui réduit Stavros au silence après avoir commis un meurtre inavouable. En rupture avec les siens depuis que son oncle lui refuse l’hospitalité car il n’a plus d’argent à investir dans son commerce de tapis, Stavros est contraint à l’errance et à la misère. L’argent déshumanise les relations humaines, se pose en obstacle aux projets de Stavros, dont les maigres économies sont volées par une prostituée, le contraignant à l’indigence. Les épisodes se succèdent comme autant d’anecdotes qui font de Stavros un héros picaresque, soumis aux vicissitudes du récit. Les motifs du genre[34][35][36] explique-t-il à Thomna. L’utilisation de what à la place de who indique le degré d’aliénation de Stavros, qui non seulement n’a jamais accédé au statut de sujet aux yeux des Turcs, ni aux yeux des siens, mais s’est en outre trouvé déshumanisé par l’extrême pauvreté lors de son voyage.

L’exil américain de Stavros repose sur la corruption du migrant, dont la survie n’est possible qu’au prix de la compromission. Le jeune homme joue les gigolos auprès de Madame Kebabian, qui épousa elle-même un Américain plus âgé pour fuir la Turquie. La construction de l’identité américaine de Stavros se construit à partir du fantasme que l’exil suscite, signifié par les journaux qu’il feuillette inlassablement dans l’appartement de Madame Kebabian comme par le chapeau américain qu’il essaie face au miroir, nourrissant le secret espoir de devenir quelqu’un d’autre – un Américain. La traversée maritime devient le symbole de cette corruption identitaire alors que Stavros divise son temps entre la troisième et la première classe. La double identité du jeune homme se reflète dans les figures qu’il côtoie : une amitié sincère le lie à Hohanes, symbole d’une innocence perdue et passée, tandis que Madame Kebabian représente elle-même l’exil américain, émotionnellement coupée d’un époux indifférent.

Pour Sylvie Rollet, les dernières séquences d’America America mettent en scène « la violence faite au rêve de l’émigrant lorsque l’image désirable fait place à la réalité ».[39] dit-il, tentant ainsi d’échapper au jugement de l’homme et de la société. Gilles Deleuze souligne l’autonomie de chaque séquence qu’il relie à la grande syntagmatique du film pour conclure à une confusion des valeurs (« l’innocence et la culpabilité, la honte et l’honneur ») nécessaire à la rédemption finale :

Dans « America, America », chaque séquence a sa géographie, sa sociologie, sa psychologie, sa tonalité, sa situation qui dépend de l’action précédente, et qui va susciter une nouvelle action, entraînant à son tour le héros dans la situation suivante, chaque fois par imprégnation et explosion, jusqu’à l’explosion finale (embrasser le quai de New York). Pillé, prostitué, meurtrier, fiancé, traître, le héros traverse ces séquences qui sont toutes englobées dans la grande tâche partout présente, échapper à l’Anatolie (S) pour atteindre New York (S’). Et l’englobant, la grande tâche, sanctifie ou du moins acquitte le héros pour tout ce qu’il a dû faire ici et là : déshonoré du dehors, il a sauvé son honneur intime, la pureté de son cœur et l’avenir de sa famille. Non pas qu’il trouve la paix. C’est le monde de Caïn, c’est le signe de Caïn, qui ne connaît pas la paix, mais fait coïncider dans une névrose hystérique l’innocence et la culpabilité, la honte et l’honneur : ce qui est et reste bien abjection dans telle ou telle situation locale est aussi l’héroïsme exigé par la grande situation globale, le prix qu’il faut payer.

Affaibli par une toux qui lui interdira l’entrée sur le territoire américain, Hohanes est victime du « monde de Caïn ». Il abandonne son passeport et son contrat de travail dans ses chaussures avant de sauter par-dessus bord ; Stavros prendra son identité pour entrer en Amérique et réalisera le rêve partagé par les deux amis. Hohanes se sacrifie et son nom est transformé par un agent de l’immigration soudoyé, qui renomme Stavros « Joe Arness », métaphore pour Sylvie Rollet d’une « ultime victoire des conquérants américains : déposséder les nouveaux arrivants de leur patronyme, c’est-à-dire les détacher de leur lignée pour mieux les délester du poids de leur histoire ». Ce détachement invite la voix off à venir compléter et conclure le récit pour souligner l’exploit de l’immigré, qui a réussi à faire venir toute sa famille en Amérique – à l’exception de son père décédé trop vite. Le billet de cinquante dollars envoyé au pays est reçu comme un cadeau de la part du fils prodige, dont les erreurs passées sont désormais absoutes.

Le générique final retourne vers les espaces fermés d’Ellis Island, où les corps s’entassent derrière les grillages, dans un lieu qui figure l’aliénation de l’exil. La construction visuelle de la séquence renvoie à un art photographique de type documentaire, qui confère au film de Kazan une dimension universelle. Les visages filmés ne sont pas sans évoquer les photographies de Lewis Hine, animé par le même désir d’enregistrer une trace visuelle et intime de l’immigration de masse qui culmina dans les années 1880 à 1910 aux États-Unis. Chaque visage exprime la fin d’un long voyage, dont America America nous donne une version imaginaire. Le lien entre la fiction America America et l’histoire américaine de l’immigration est représenté par des croisements iconographiques. Brian Neve souligne par exemple que la composition verticale des images filmées sur le bateau décrit une structure sociale rigide, photographiée par Alfred Stieglitz dans « The steerage » en 1907. L’histoire de Stavros semble pouvoir se décliner en multiples versions en fonction du visage que la caméra choisira.

A l’instar de nombreux films hollywoodiens, America America est construit sur le modèle de la success story, dont Régis Dubois suggère la portée idéologique en soulignant la focalisation imposée sur un individu porteur de vertus qui lui permettent d’atteindre son but. Le film d’Elia Kazan prend cependant le contrepied de cette tradition alors qu’il retrace les errements de son personnage et ses compromissions successives. Le film ternit l’image du migrant, dont l’arrivée en Amérique est l’aboutissement d’une série d’épreuves qu’il a fallu surmonter afin de survivre. Julia Kristeva présente l’exilé comme un double, un étranger qui se révèle au fil du voyage :

Étrangement, l’étranger nous habite : il est la face cachée de notre identité, l’espace qui ruine notre demeure, le temps où s’abîment l’entente et la sympathie. De le reconnaître en nous, nous nous épargnons de le délester nous-même. Symptôme qui rend précisément le « nous » problématique, peut-être impossible, l’étranger commence lorsque surgit la conscience de ma différence et s’achève lorsque nous nous reconnaissons tous étrangers, rebelles aux liens et aux communautés.

La naturalisation s’accompagne d’un rituel qui non seulement fait émerger le visage de cet étranger en lui donnant un nom (Joe Arness), mais il consacre également cette dualité fondatrice de l’identité américaine, souvent signifiée par un trait d’union entre deux qualificatifs. America America explore cet espace de l’entre-deux, où Elia Kazan puise toute la différence de son art. Les expérimentations menées au sein de l’Actors Studio, où se pratiquait « la Méthode », avaient pour objectif de faire émerger cet étranger à travers le corps des acteurs. Basées sur des exercices d’improvisation, les techniques d’apprentissage de l’interprétation visaient à promouvoir l’identification psychologique entre l’acteur et son personnage. America America prolonge cette identification entre le réalisateur et le protagoniste Stavros, déchiré entre le sentiment de déracinement et le désir d’appartenance, ambivalence qui accompagna le réalisateur tout au long de sa carrière.

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« America America is now my favourite of the films I’ve made, but early in 1963, when I was editing it with Dede Allen, I had doubts about its worth ». KAZAN Elia, Elia Kazan: A Life, New York, Da Kapo Press, 1997 (First Edition: New York, Knopf, 1988), p. 658.

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« My name is Elia Kazan. I’m a Greek by blood, a Turk by birth and an American because my uncle made a journey.  »

« L’acculturation est négative quand elle constitue un facteur de désintégration (déculturation) ou quand elle provoque des tensions (notamment affective) aboutissant à des conflits internes. Par contre, elle est positive lorsqu’elle n’affecte pas le penser des individus et qu’elle permet un enrichissement mutuel des personnalités et des sociétés. » BAYILI Blayse, Culture et inculturation : approche théorique et méthodologique, Paris, L’harmattan, 2008, 40.

KRISTEVA Julia, Étrangers à nous-mêmes, Paris, Gallimard, 1991, p. 20.

« Kazan reverses the classic immigrant’s journey to rediscover what was left behind in the old world. Interestingly, his discarded self also entails a return of the Freudian ‘uncanny’; it is a hidden, unconscious self that never leaves but marks a permanent vacancy and negativity. For Kazan, the hungry self of every outsider and immigrant to America. » GIRGUS Sam B., Hollywood Renaissance: The Cinema of Democracy in the Era of Ford, Capra, and Kazan, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 171.

« What then is the American, this new man? He is an American, who, leaving behind him all his ancient prejudices and manners, receives new ones from the new mode of life he has embraced, the new government he obeys, and the new rank he holds. He has become an American by being received in the broad lap of our great Alma Mater. Here individuals of all races are melted into a new race of man, whose labors and posterity will one day cause great changes in the world. Americans are the western pilgrims. » St JOHN DE CREVECOEUR Hector J., « Letter III » in Letters from an American Farmer (1782), New York, Fox Duffield and Company, 1904, p. 54.

Simon Patrick, « La statistique des origines : l’ethnicité et la ‘race’ dans les recensements aux Etats-Unis, Canada et Grande Bretagne » in Dir. CHENU Alain, Société Contemporaines n° 26, La Catégorisation statistique, Avril 1997, p. 15.

Voir l’analyse de l’évolution du mythe proposée par Marientras Elise, « Espoirs et embûches de la Terre Promise. Les premiers pas des élus en Amérique », Diasporas, Histoire et Sociétés, n° 1, « Terres promises, terres rêvées », octobre 2004, Toulouse, Presses universitaires du Mirail. Article en ligne (dernier accès le 15/11/2010) : http://framespa.univ-tlse2.fr/76665718/0/fiche___pagelibre/&RH=diasporas

« Migration is a one way trip. There is no ‘home’ to go back to. » Hall Stuart, « Minimal Selves » in BHABBA Homi K and APIGNANESI Lisa, Identity: The Real Me, London, Institute of Contemporary Arts, 1987, 44.

Rollet Sylvie, « Le non-lieu et l’entre-deux dans America America d’Elia Kazan : un territoire d’images », in Diasporas, Histoire et Sociétés n° 4, « Cinéma, cinéma », octobre 2004, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, p. 18.

Ibíd.

Maurice Halbwachs relie le présent au passé ainsi que la mémoire familiale à la mémoire collective : « Dans le cadre de la mémoire familiale ce sont bien des figures et des faits qui font office de points de repère et chacune de ces figures exprime tout un caractère, chacun de ces faits résume toute une période de la vie du groupe, ce sont à la fois des images et des notions… à partir du cadre nous nous sentons capables de reconstruire les images des personnes et des faits. » HALBWACHS Maurice, La Mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997, p. 153.

Ferro Marc, « Le Ressentiment dans l’Histoire », in Dir. HÄHNEL-MESNARD Carola, LIÉNARD-YETERIAN Marie and MARINA Cristina, Culture et Mémoire, Représentations contemporaines de la mémoire dans les espaces mémoriels, les arts du visuel, la littérature et le théâtre, Palaiseau, Editions de l’Ecole Polytechnique, 2008, p. 20.

« This story was told me over the years by the old people in my family. They remembered Anatolia, the great central plateau of Turkey in Asia and they remember the Mount Argus standing above the plain. Anatolia was the ancient home of Greek and Armenian people, but five hundred odd years ago the land was overrun by the Turks. »

Brian Neve souligne que le chef opérateur, Haskell Wexler, mit son expérience dans le genre du documentaire au profit de la construction visuelle du film: « The film brings a strong documentary technique to constructing the look (esp. the look of the faces), as well as the sound and feeling of Anatolian life of the end of the 19th century. » NEVE Brian, Elia Kazan, The Cinema of an American Outsider, London, IB Tauris, 2009, p. 151.

La voix off évoque l’invasion turque au moment où la camera adopte un point de vue en plongée sur le village, puis elle aborde la question des minorités alors que les mouvements de caméra se limitent à un axe horizontal : « This story was told me over the years by the old people in my family. They remember Anatolia, the great central plateau of Turkey in Asia and they remember the Mount Argus standing above the plain. Anatolia was the ancient home of Greek and Armenian people, but five hundred odd years ago the land was overrun by the Turks. And from that day the Greeks and Armenians lived here but as minorities. The Greek subject people; the Armenian subject people. They wore the same clothes as the Turks, the fez and the sandal, ate the same food, suffered the heat together, used the donkeys for burdens, and they looked up at the same mountain but with different feelings, for in fact they were conquerors and conquered. The Turks had an army; the Greeks and the Armenians lived as best as they could ».

COLOMBANI Florence, Elia Kazan, Une Amérique du chaos, op. cit., p. 113.

KAZAN Elia, America America, New York, Popular Library, 1962.

Yves Carlet utilise l’image de cercles concentriques pour évoquer ce double enfermement: « Kazan’s protagonists are caught in two concentric circles in which they are both imprisoned and excluded: that of the family, whose constraints, taboos, prohibitions are seen as obstacles to growth, creativeness, opening out; and that of society which echoes and amplifies these girdles. » Carlet Yves, « Frank Capra and Elia Kazan, American outsiders », URL : http://ejas.revues.org/8766 (dernière consultation: 17 décembre 2010).

Dans sa biographie, Kazan explique que le père de Kazan se réfugiait derrière le « sourire anatolien » face aux Turcs comme aux Américains : « When Father had first come to America, he must have felt that he was still in a hostile and threatening environment—after all, he could not speak the language—so he continued to behave in New York as he had among the Turks, guarding himself to be circumspect, always beyond criticism on the streets and in the marketplace, always ready with his smile of compliance. He’d learned to bet by on his cleverness and never say anything that might be misinterpreted. He learned to survive by cunning, by guile, and by restraining his real reactions. He couldn’t afford to behave truly on the streets or in his store. He had to please and flatter his customer. » KAZAN Elia, Elia Kazan: A Life, op. cit., p. 11. 

« I’ve had to do things that… while we live at the mercy of the Turks, but Stavros, I’ve always kept my honour safe inside me ».

KRISTEVA Julia, Étrangers à nous-mêmes, op. cit., p. 14. A la question posée par l’auteure : « Faut-il admettre qu’on devient étranger dans un autre pays parce qu’on est déjà un étranger de l’intérieur ? », le film de Kazan semble répondre par l’affirmative. Ibidem, p. 26.

Zenick Clélia, « America America, la danse du désir », Positif n°518.

GRENAUDIER-KLIJN France, Une Littérature de circonstances : texte, hors-texte et ambiguïté générique à travers quatre romans de Marcelle Tinayre, Bern, Peter Lang, 2004, p. 76.

Ibídem, p. 77.

« L’histoire du « picaro » comporte, avec toutes sortes de variantes, un certain nombre de thèmes qu’on retrouve d’un roman à l’autre : le récit des origines du filou, son enfance et ce qui l’a réduit à l’errance sans fin, son obsession de la faim et de l’argent, son évolution dans une société caricaturale qui le rend à chaque étape moins niais et plus cynique. » BENOIT Annick et FONTAINE Guy, Lettres européennes : manuel d’histoire de la littérature européenne, Bruxelles, Ed. de Boeck Université, 2007, p. 261.

« Stavros, the protagonist of America America, escapes from the sterilizing control of his father only to fall under the sway of a succession of foster-fathers or father-figures, from his cousin the carpet-dealer to Garabet the revolutionary, then to Alebo the carpet “king,” and finally to the good-natured, but crafty padrone who helps him usurp the identity of his deceased friend, Hohannes. » Carlet Yves, « Frank Capra and Elia Kazan, American outsiders », URL : http://ejas.revues.org/8766 (dernière consultation: 17 décembre 2010).

Dir. MOLHO Maurice et REILLE Jean-Francis, Romans picaresques espagnols, « Introduction à la pensée picaresque », Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1968, p. XVIII.

« You have to be what I am to understand! »

“On board ship Kazan and Wexler create and observe the class divisions with something of the 159 pictorial care of Alfred Stieglitz, in his renowned 1907 photograph ‘The Steerage’. That picture of the second- and third-class decks, with a man on the upper deck in a straw hat catching the eye, was taken on the trans-Atlantic steamer Kaiser Wilhelm II, although it was travelling from rather than to America, carrying migratory workers.” Neve Brian, op. cit., p. 158.

Rollet Sylvie, «  Le non-lieu et l’entre-deux dans America America d’Elia Kazan : un territoire d’images »,  op.cit., p. 19.

« My honour is safe inside me. »

DELEUZE Gilles, L’Image-Mouvement, Paris, Editions de Minuit, 1983, p. 205.

Ibíd., p. 20.

Kate Smapsell-Willmann, Lewis Hine as Social Critic, Mississippi, University Press of Mississippi, 2009. Consulter les pages où l’auteur compare les photographies de Lewis Hine et Alfred Stieglitz. Ibidem, p.46-49.

« Beaucoup de récits hollywoodiens, et ce n’est bien sûr par un hasard, sont construits sur le modèle du success story : un individu – en général un quidam parti de rien ou face à une difficulté importante – surmonte un à un tous les obstacles qui entravent son ascension sociale, professionnelle ou autre et, parce qu’il fait montre de vertus (il est d’ordinaire courageux, loyal, volontaire), parvient à atteindre son but (l’amour, la réussite, le succès). » DUBOIS Régis, Hollywood, cinéma et idéologie, Paris, Editions Sulliver, 2008, 41.

KRISTEVA Julia, Étrangers à nous-mêmes, op. cit., p. 9.

BOURGET Jean-Loup, Hollywood, un rêve hollywoodien, op. cit., p. 26.