A Cuba, où des millions de familles vivent séparées depuis parfois plus de 50 ans, l’exil fait partie de la vie quotidienne. Longtemps considéré comme tabou, ou bien abordé avec dogmatisme (cf. Polvo Rojo [Jesús Díaz, 1981]), ce thème a logiquement fini par s’imposer dans le cinéma cubain contemporain, ainsi que dans la littérature scientifique s’y rapportant[1], et de nombreux films des années 1990 l’ont abordé sous des angles différents : citons entre autres Fresa y chocolate [Tomás Gutiérrez Alea, 1993], Madagascar [Fernando Pérez, 1994], La ola [Enrique Alvarez, 1995], Amor vertical [Arturo Sotto, 1997], Miel para Oshún [Humberto Solás, 2001] ou encore Nada+ [Juan Carlos Cremata, 2001]. Tous ces titres ont en commun une approche idéologiquement décrispée de leur sujet et adoptent logiquement le point de vue des Cubains de l’intérieur, restés dans l’île. Ce constat est vrai pour les films les plus anciens, qui évoquent le départ des exilés (le précurseur étant Tomás Gutiérrez Alea, qui aborde la question dès 1968 dans Memorias del subdesarrollo), mais il s’applique également aux réalisations plus récentes, telles que Miel para Oshún, où c’est le moment du retour à la terre natale qui est montré. Même si dans ce dernier film, le spectateur suit un Cubain-Américain qui revient au pays des années après avoir émigré, c’est la confrontation entre la Cuba rêvée et la Cuba réelle qui est au cœur du récit. En fait, aucun film cubain produit à Cuba n’a encore adopté le point de vue de l’exilé quittant son pays et s’installant à l’étranger (typiquement : aux Etats-Unis).
Hors de Cuba, par contre, deux cinéastes exilés ont cherché à mettre en images la vie de leur communauté sur le sol américain : il s’agit de León Ichaso et Orlando Jiménez Leal, à qui l’on doit El Súper, un long métrage qui fait aujourd’hui figure de classique aux Etats-Unis. Ce film indépendant, tourné à New York en 1979 par deux réalisateurs alors jeunes et inexpérimentés, s’est immédiatement imposé comme un témoignage d’une grande force et d’une grande justesse.
1. León Ichaso et Orlando Jiménez Leal
Alors même que El Súper a obtenu une récompense lors de sa sortie en France (il a notamment reçu le prix de l’AFCAE), ce film et ses deux co-réalisateurs restent encore largement méconnus chez nous.
Le parcours de León Ichaso est à l'image de celui de la communauté des exilés cubains de la première heure[2]. Ichaso, qui a émigré lorsqu’il avait 14 ans, est issu d’une famille aisée qui a fui Cuba juste après l’arrivée de Castro pour s’installer aux USA. Avant
En 1979, Ichaso tourne son premier long-métrage de fiction, El Súper, en collaboration avec son beau-frère, Orlando Jiménez Leal. Le film est immédiatement remarqué et distribué non seulement aux USA mais aussi à l’étranger. Suite à ce premier succès, le jeune réalisateur se met à travailler alternativement pour la télévision et pour le cinéma. Dans les années 1980, il collabore ainsi à des séries télévisées très populaires, comme Miami Vice ou The Equalizer, tout en réalisant par ailleurs des films de fiction. Sa carrière cinématographique est elle-même double : d'un côté, il réalise de petits films indépendants, généralement consacrés à des thèmes cubains ou hispaniques : El Súper [1979], Crossover Dreams [1985], Azúcar Amarga [1996], Piñero [2001], Paraíso [2009]; parallèlement, il s'intègre à l'industrie hollywoodienne avec des productions commerciales qui font appel à des stars du moment : The Fear Inside [1992] avec Dillan Mc Dermot, Sugar Hill [1994], avec Wesley Snipes, El cantante [2006] avec Jennifer López. Néanmoins, Ichaso insiste sur le fait qu'il n'accepte jamais un projet dans lequel il ne pourrait pas s'investir personnellement. Dans Sugar Hill par exemple, bien que le cinéaste ne soit pas l’auteur du scénario, on remarque certaines similitudes avec ses films plus personnels, notamment dans sa façon d’aborder les problèmes communautaires.
Politiquement, le réalisateur est évidemment anti-castriste. Il a par exemple plusieurs fois déclaré que la population cubaine avait été soumise à un mini-holocauste, comparant la situation des opposants au régime cubain à celle des Juifs dans l'Allemagne nazie et faisant implicitement de Castro un Hitler tropical. Dans Azúcar Amarga, on trouve d’ailleurs une scène où le héros du film, autrefois communiste fervent, tente d'assassiner le líder máximo pendant qu'il fait un discours sur la place de la Révolution.
Néanmoins, lchaso n'hésite pas à parler de son admiration pour les grands films cubains de l'époque révolutionnaire, à commencer par ceux de Tomás Gutiérrez Alea. Dans ses réalisations les plus personnelles, telles que El Súper et Azúcar Amarga, il déclare avoir eu les mêmes préoccupations esthétiques que ses homologues de l'ICAIC[3], revendiquant en particulier le même héritage néoréaliste et donnant une coloration documentaire à ses fictions.
Le parcours d’Orlando Jiménez Leal est, quant à lui, assez différent de celui de León Ichaso[4]. Son intérêt précoce pour le cinéma, qui remonte aux années 1950, ne doit rien à une quelconque tradition familiale, mais c’est néanmoins grâce à ses parents qu’il a découvert cet univers auquel il allait consacrer par la suite son existence. A 7 ans, sa mère lui offre en effet un projecteur de films en 16mm ainsi que quelques courts métrages de Chaplin. Deux ans plus tard, le jeune garçon réclame une caméra, avec laquelle il se met à filmer ses amis. Peu à peu, Orlando Jiménez Leal apprend en autodidacte à dominer la totalité du processus de création cinématographique et, en 1955, alors qu’il n’est âgé que de 14 ans, il parvient à se faire embaucher comme caméraman par une des sociétés d’actualités cinématographiques de La Havane, Cineperiódico.
A la fin des années 1950, il se lie d’amitié avec de jeunes créateurs, Plácido González Gómez, Jaime Soriano et Sabá Cabrera Infante, le frère de Guillermo Cabrera Infante. Ensemble, ils réalisent des courts métrages underground, et Orlando Jiménez Leal découvre en leur compagnie le monde de l’art.
La Révolution va créer pour ces jeunes gens un contexte d’autant plus favorable qu’ils avaient souhaité la chute de l’ancien régime. Jiménez Leal en particulier était issu d’une famille et d’un milieu de gauche, et son grand-père paternel, un anarcho-syndicaliste espagnol réfugié à Cuba après la guerre civile, avait eu sur lui une influence décisive. Cependant, la froideur de ses relations avec Julio García Espinosa et Santiago Alvarez, deux hommes qu’il juge sectaires, l’écartent de l’ICAIC et, à la fin de l’année 1959, il rejoint Lunes de Revolución en qualité de photographe, avant d’assumer la direction des programmes télévisés que produit le magazine. Il est alors de plus en plus clair pour lui que deux tendances se dessinent au sein du pouvoir culturel révolutionnaire : la première, qu’il qualifie de stalinienne, est incarnée par l’ICAIC, et l’autre, plus libérale, est représentée par Lunes de Revolución.
En 1961, il met le feu aux poudres en réalisant un court métrage inspiré du free cinema anglais, P.M., une œuvre qui rentre avec fracas dans l’histoire du cinéma cubain. Co-réalisé par Saba Cabrera Infante, ce film documentaire qui montre la vie nocturne des bars du port de La Havane est interdit de diffusion par le directeur de l’ICAIC, Alfredo Guevara, qui le juge anti-révolutionnaire. L’affaire P.M. divise alors ceux qui continuent de soutenir le régime révolutionnaire, et ceux qui estiment que la Révolution s’est trahie et que Cuba est en train de redevenir une dictature[5].
Orlando Jiménez Leal décide de s’exiler quelques mois plus tard, en janvier 1962, et c’est aux Etats-Unis qu’il entame une nouvelle existence et une nouvelle carrière. En 1979, il co-réalise El Súper puis, contrairement à León Ichaso qui intègre l’industrie hollywoodienne, il se spécialise dans le documentaire politique, signant quelques-uns des titres emblématiques du cinéma cubain de l’exil : La Otra Cuba [1984], Mauvaise conduite [1984, en collaboration avec Néstor Almendros] et 8-A [1993].
Son travail en collaboration avec Ichaso aura signé la rencontre de deux exils : celui des premiers opposants à Castro, et celui des déçus de la Révolution.
2. El Súper
El Súper est en fait l’adaptation d'une pièce de théâtre à succès, écrite par le dramaturge d’origine cubaine Iván Acosta et présentée pour la première fois au public en 1977, au Centro Cultural Cubano de New York.
L'histoire se déroule justement à New York, dans El barrio, le quartier latino situé au nord-est de Manhattan. Il s'agit d'une chronique de la vie d'une famille d'exilés cubains composée de trois membres : le père (Roberto), la mère (Aurelia) et leur fille de 18 ans (Aurelita). Roberto est le gardien (superintendant en anglais, d’où le titre de la pièce et du film) d’un immeuble essentiellement peuplé de Latinos, et c’est là qu’il vit dans une loge minuscule. Il passe ses journées à s'occuper de l'entretien de l'immeuble et ne bénéficie que de rares instants de repos, qu'il passe en compagnie de sa femme ou de ses amis, jouant avec eux aux dominos.
Autour de la famille gravitent de nombreux personnages, principalement des Cubains. Citons en premier lieu Pancho, l'ami de Roberto, exilé comme lui et furieusement anti-castriste, qui vit dans la nostalgie de la période prérévolutionnaire et ressasse sa participation à la tentative d'invasion de la Baie des Cochons. Pancho est marié à Ofelia. Il y également Cuco, un autre ami de Roberto auquel ce dernier fait appel dès qu’il a besoin de communiquer avec un Anglo-Saxon. Les autres personnages cubains du film sont les locataires de l'immeuble, comme cette femme d'origine chinoise qui élève seule ses deux enfants et que l’on aperçoit à plusieurs reprises.
Quand ils ne sont pas spécifiquement cubains, les personnages sont hispaniques : c’est le cas de Bobby, un ami portoricain de Roberto, ainsi que d’un prédicateur qui, un jour, fait irruption dans l'appartement. Le seul Anglo-Saxon du récit est l’inspecteur de la mairie, qui passe de temps à autre pour vérifier le travail de Roberto. Il incarne bien entendu la norme sociale, celle des WASP.
2.1. Une esthétique réaliste
Le film est une chronique touchante de la vie quotidienne d'une famille d'exilés cubains à New York, à la fin des années 1970. Le récit, qui propose une succession de petites scènes qui nous font découvrir la vie professionnelle, sociale et familiale d'Alberto, sa famille et ses amis, est anti-spectaculaire : on voit fréquemment Alberto accomplir des gestes d’une grande banalité, comme sortir les poubelles, faire de menus travaux chez les locataires de l'immeuble, regarder la télévision, jouer aux dominos avec ses amis, manger, dormir. Les choix de mise en scène s’inscrivent par ailleurs dans une démarche quasi documentaire : le film se déroule dans des décors naturels, aucun soin esthétique particulier n’est apporté à la photo, les acteurs reproduisent, tous, un parler authentique, jouent d’une manière qui se veut spontanée. Il n’y a pas non plus de montage elliptique, les silences et les temps morts étant au contraire respectés. Quant au découpage, il reste discret et très utilitaire, cherchant visiblement à provoquer un fort effet de réel.
De toute évidence, les auteurs ont voulu faire de leur récit un portrait sociologique, comme en témoigne l’accumulation de détails signifiants.
Tout d’abord, le cadre de l'action n’a pas été choisi au hasard : il s’agit d’un quartier bien précis de New York, El barrio, quartier à dominante hispanique (les inscriptions sur les murs et les enseignes des commerces sont souvent en espagnol) mais où se croisent de multiples communautés. Roberto évoque ainsi à un moment, pour s'en plaindre, la grande variété de langues parlées dans le quartier, en mentionnant en particulier le russe et chinois.
On observe ensuite que les amitiés de Roberto sont essentiellement cubaines, dans le meilleur des cas caribéennes : il ne cherche jamais à établir de contact avec les Anglos, ni même avec les autres hispaniques (Mexicains, Péruviens, etc.) pourtant très nombreux autour de lui. Le film nous montre à ce sujet comment les exilés cubains partagent les mêmes références culturelles (lors de la scène de la fête d'anniversaire, à la fin du film, ils dansent sur des airs des années 1950 interprétés par Benny Moré et Celia Cruz) et les mêmes loisirs (les hommes jouent aux dominos). Par ailleurs, plusieurs détails soulignent qu’ils ont également conservé leur culture gastronomique (Aurélia ne prépare que des plats traditionnels et tous se plaignent de la fadeur du café américain). Enfin, on note un grand respect des rites religieux, pratiqués exactement comme à Cuba : un autel dédié à Santa Bárbara trône ainsi dans un coin de l’appartement et Aurelia insiste devant sa fille sur l'importance de respecter l'éducation religieuse catholique qu'elle a reçue.
Autre détail significatif : les hommes et les femmes adoptent des comportements sociaux nettement différenciés, qui trahissent leurs origines latines et caribéennes. Roberto sort seul avec ses amis tandis que sa femme reste à la maison, et quand le couple organise une soirée ou un dîner, les hommes finissent toujours par discuter ensemble de politique (c'est-à-dire de Cuba ou de Fidel Castro) tandis que les femmes, généralement regroupées dans la cuisine, préfèrent parler de leurs enfants et de la famille. Par ailleurs, Roberto est un adepte du piropo, cet art très cubain du compliment galant, que les hommes lancent au passage des jolies femmes. Bien qu’installés aux USA depuis des décennies, les exilés cubains se comportent exactement comme s’ils étaient au pays.
Ce n’est pas le cas, cependant, de leurs enfants : ces derniers parlent anglais tandis que leurs parents parlent exclusivement espagnol et leurs modèles culturels sont américains. Aurelita a ainsi affiché un poster de Sylvester Stallone dans sa chambre et préfère écouter de la musique pop tandis que sa mère voue un culte à Julio Iglesias. La jeune fille sort par ailleurs avec un Américain qui n’a rien de cubain, et l’on comprend au détour d’une phrase que celui-ci est un mulâtre, ce qui rend sa mère furieuse. Dans l’ensemble, les parents ignorent tout de la culture populaire américaine dominante : Pancho, par exemple, n’a pas vu La guerre des étoiles [Georges Lucas, 1977] et, surtout, n'en a jamais entendu parler ! C'est Bobby, le portoricain, l'hispanique a priori le plus américanisé, qui évoque le film devant lui.
Le récit souligne d'ailleurs à de nombreuses reprises les différences entre les Cubains et les Portoricains : leur histoire n'est pas la même (les Portoricains et les Cubains n'ont pas émigré pour les mêmes raisons) et chacun s'intéresse uniquement à son propre pays. En revanche, malgré leurs différences, les Cubains de l’intérieur et les Cubains de l'exil semblent ne faire qu'un, dès que la fierté nationale est en jeu, et lorsque Pancho parle
de la présence de troupes cubaines en Angola et au Mozambique, il n’hésite pas à dire « nous ».
De manière générale, aucun contact n’est observé entre la communauté cubaine de la première génération et les Anglo-Saxons. Les exilés vivent en vase clos, dans la nostalgie et l'obsession de Cuba. La mémoire peut même devenir envahissante, comme c'est le cas pour Pancho, qui revient de manière monomaniaque sur sa participation à la tentative d'invasion de la Baie des Cochons. Seuls le téléphone et le courrier permettent de conserver un contact fragile avec la famille et les amis restés sur l'île.
2.2. Un point de vue subjectif
En dépit de tous ces éléments quasi documentaires, le film n'est cependant pas un reportage ou une enquête recherchant la distance et la neutralité. Il multiplie au contraire les points de vue subjectifs, qui donnent au récit toute sa force émotionnelle. C'est un film « sur » mais c'est aussi et surtout un film « avec ». Avec les exilés, avec la famille de Roberto et avec Roberto.
2.2.1. Le point de vue de la communauté
La vision de New York que développe le récit est en effet celle d'un Cubain, et la ville est représentée d’une façon originale par rapport aux films hollywoodiens habituels qui adoptent presque toujours un point de vue blanc, anglo-saxon, majoritaire.
La mise en scène insiste d'abord sur le froid et la neige, qui sont perçus très négativement par des Cubains habitués à la chaleur des Tropiques. Dans la première séquence, le spectateur découvre par exemple la colère des habitants de l'immeuble qui se plaignent que le chauffage ne soit pas mis en marche et, à plusieurs reprises, la voisine chinoise, dont la fenêtre est cassée, demande à Roberto de venir la réparer. Les vues de rues enneigées reviennent ensuite régulièrement, montrant des gens emmitouflés dans des anoraks, portant chapeaux et chapkas. Tout au long du film, New York est filmée comme une ville triste et grise, aux couleurs éteintes.
En outre, les points de repères habituels sont absents : pas de vue de la Statue de la Liberté, du World Trade Center ou d'autres buildings célèbres. Pas de vue non plus de Central Park, de la mer, de l'Hudson, des ponts. La ville est un espace fermé et anonyme. On ne sait jamais où sont filmés les extérieurs : le spectateur a juste conscience d'un dedans et d'un dehors. Dans les plans en extérieur, le ciel n'apparaît presque jamais, ce qui crée une sensation claustrophobique. Quelques plans tournés dans le métro, dans les sous-sols de l'immeuble et le tunnel qui relie plusieurs immeubles entre eux suggèrent pour leur part un espace labyrinthique.
El barrio semble n’être qu’une enclave autonome à l’intérieur de New York. La ville n'est pas vue comme un tout mais plutôt comme un assemblage hétéroclite de quartiers communautarisés dont le film ne nous laisse appréhender que la facette cubaine. Roberto n’en sort qu'une fois, lorsque, après avoir appris la mort de sa mère, il rejoint son ami Pancho dans la partie sud de Manhattan ; un plan fugace montrant des gratte-ciels permet alors de nous repérer.
Les Cubains n'ont en fait presque aucun contact avec les Anglo-Saxons. Comme nous l’avons souligné, le seul Anglo du film est un inspecteur de la mairie, qui vient faire remplir un questionnaire à Roberto. Son attitude n'est pas agressive, elle est juste vaguement inquiétante. On perçoit de manière diffuse un possible rôle répressif : il est là pour contrôler. Notons au passage que toute la séquence avec l'inspecteur est filmée selon un point de vue exclusivement cubain : dans le champ contre-champ qui accompagne le dialogue de Cuco et de Roberto, l'inspecteur est exclu. C'est le seul personnage dont le spectateur ne partage jamais le point de vue.
De manière générale, la présence anglo-saxonne, lointaine et floue, ne se manifeste qu’à travers les médias : télévision (en anglais), cinéma (Star Wars) et radio, qui diffuse des chansons aux paroles parfois ironiques. C'est ainsi que retentit Staying Alive dans un plan où Roberto, déprimé par la mort de sa mère, marche seul dans la rue. Comme le souligne le titre de la chanson, ce personnage cherche bien à « rester vivant », mais l'euphorie disco n'est pas pour lui.
2.2.2. Le point de vue de la famille
Comme on le comprend lors de la séquence avec le prédicateur, la communauté des exilés vit repliée sur elle-même, dans une certaine paranoïa qui lui fait redouter les infiltrations d'agents castristes. Alors même que l'homme transmet un message de paix, Pancho, pour qui cette simple présence est vécue comme une agression, l’accuse abruptement d’être un communiste. Lorsque le prédicateur entre dans l’appartement, la caméra recule devant lui sans jamais adopter son point de vue. L’intrus finit par être expulsé hors de l’appartement et la caméra suit alors Roberto jusqu'à la porte, en restant derrière lui, dans le couloir. Cette première apparition de l'Autre dans le film fait ainsi de l’appartement un espace à protéger des attaques extérieures.
L'appartement est également un espace clos, étouffant. Les plans rapprochés sont très nombreux, la caméra semble à l'étroit et, à plusieurs reprises, les personnages s’approchent de l’objectif au point de devenir flous. Les axes retenus par le réalisateur sont très répétitifs : vue sur la cuisine, vue sur le couloir et vue sur le salon semblent tourner en boucle. Quant au cadre, il enferme les personnages, en particulier lors des scènes de dialogue, et les installe aux limites de l’écran, une partie du corps généralement placée hors-champ.
Notons pour finir que, dans la famille de Roberto, le point de vue majoritaire est celui des parents, et non celui de l’enfant. Le traitement filmique réservé à Aurelita est en effet clairement différencié. C’est ainsi que, dans l’une des premières scènes du film, qui se déroule dans la cuisine, on constate que la caméra est braquée sur les parents qui discutent entre eux, immobiles, tandis qu’à l’arrière-plan, la jeune fille va et vient librement. Ils délimitent le cadre, elle le traverse en permanence, avec désinvolture.
2.2.3. Le point de vue de Roberto
A l'intérieur de la famille, le personnage le mieux défini et celui dont le récit privilégie le point de vue est sans conteste Roberto. Les images cherchent souvent à communiquer au spectateur son état psychologique, fait de nostalgie et d'abattement. A plusieurs reprises, Roberto est ainsi filmé en forte plongée, assis au fond son fauteuil, ce choix de mise en scène ayant pour effet de l'enfoncer et le tasser davantage. Lorsqu'il craque nerveusement dans son établi et prend la décision de partir à Miami, la caméra adopte là aussi une forte plongée et suit Roberto dans ses déplacements par des panoramiques droite-gauche, comme s'il s'agissait d'un animal en cage. Le caractère répétitif de son travail est rendu par les très nombreux plans le montrant en train de sortir les poubelles.
Quand Roberto est filmé dans la rue, son repli sur soi est accentué non seulement par la faible profondeur de champ, qui laisse dans le flou son environnement, mais également par l'éloignement de la caméra par rapport à son sujet et l’emploi de longues focales, qui rendent le personnage moins accessible. Souvent, c'est la solitude de Roberto qui est ainsi soulignée, en particulier dans les nombreuses scènes où il marche dans la rue.
Les deux procédés sont réunis dans la séquence où Roberto et Bobby discutent au comptoir d'un café. Roberto fait part à Bobby de son dégoût et de son désespoir, et se met à raconter une anecdote au sujet d’un voleur mort de froid. La caméra, installée à distance, fait le point sur Roberto, dans un plan rapproché cadré au niveau du buste. Les autres consommateurs sont flous et le serveur se maintient hors-champ, comme le reste de la salle. Le spectateur ne peut reconstituer cet espace qui ne lui a jamais été montré auparavant. Seul lui parvient un bruit de fond.
Par moments, on assiste même à la dilution, à la disparition de Roberto dans la foule : sa crainte de perdre son identité se matérialise, la ville semble littéralement l'effacer.
2.3. Une condensation métaphorique
Au-delà des aspects documentaires (informatifs) de leur travail et de leur capacité à créer un sentiment d'empathie (émotionnelle) avec les personnages, Ichaso et Jiménez Leal parviennent dans El Súper à condenser le sens de leur discours par le biais de quelques métaphores à la fois simples et efficaces. Pour commencer, il est clair que la position dans l'espace de l'appartement est une métaphore de la condition sociale de Roberto et sa famille : de la même façon qu’ils se situent en bas de l'échelle, leur lieu d’habitation est installé au pied de l’immeuble, légèrement en dessous du niveau de la rue. Depuis le soupirail qui donne sur leur cuisine, ils peuvent voir en effet les pieds des passants.
Autre élément métaphorique : les ordures que produit constamment l'immeuble et contre lesquelles se bat sans relâche Roberto. Ce combat, c'est celui qu'il livre contre la ville, et l’ordure peut être considérée ici comme la métaphore de New York.
Par ailleurs, Roberto contemple souvent, dans l’obscurité de la cave, la chaudière de l’immeuble et la dernière image du film le montre souriant face aux flammes alors qu’il sait qu'il va enfin quitter New York pour s'installer à Miami. Ce feu qui brûle dans les profondeurs de l'immeuble semble être un repère réconfortant dans sa vie d’exilé et doit être lu comme l’image même de sa cubanité.
Mais la métaphore la plus parlante du film surgit dans l'anecdote que Roberto raconte a Bobby. Il lui décrit, horrifié, le spectacle d'un jeune voleur mort de froid, bloqué par une fenêtre coulissante. C’est là l'expression métaphorisée de l'angoisse de Roberto, qui craint de mourir symboliquement à New York, c'est-à-dire d’y perdre son identité. La position concrète du voleur, coincé entre deux espaces (intérieur/extérieur), reproduit très exactement la position identitaire et culturelle de Roberto, Cubain de naissance et de cœur, mais aussi Américain d’adoption.
Conclusion
Plus de trente ans se sont écoulés depuis la sortie de El Súper, et pourtant le film n’a rien perdu de sa force ni de sa valeur. Ce témoignage précieux sur la vie difficile d’exilés cubains projetés malgré eux dans un pays où ils se sentent profondément étrangers, qui permit en son temps de donner une visibilité à une communauté alors très discrète, continue de retenir l’attention aujourd’hui pour sa capacité à mettre en scène l’exil, en évitant le piège des incantations nostalgiques et du pathos lacrymal : chaque plan, chaque scène, chaque séquence du film disent mieux que n’importe quel discours la douleur de celui qui doit vivre loin de sa terre natale, avec tout ce que ce sentiment peut avoir d’universel.
[1] Cf. García Borrero, Juan Antonio (coord.), Cine cubano: nación diáspora e identidad, Benalmádena, FICCAB / Ayuntamiento de Benalmádena / Filmoteca de Cantabria, 2006.
[2] Pour une évocation détaillée du parcours bio-filmographique de León Ichaso, cf. ruffinelli, Jorge « Un cineasta y dos culturas: León Ichaso » in Cine cubano: nación diáspora e identidad, Benalmádena, FICCAB / Ayuntamiento de Benalmádena / Filmoteca de Cantabria, 2006, p. 89-101.
[3] Instituto Cubano del Arte e Industria Cinematográficos. Institut d’Etat créé dès 1959 pour centraliser et développer le secteur cinématographique cubain.
[4] Pour une évocation détaillée du parcours bio-filmographique de Orlando Jiménez Leal, cf. Zayas, Manuel. « Entrevista a Orlando Jiménez Leal ». Disponible sur : http://www.cubaencuentro.com/revista/revista-encuentro/archivo/50-otono-2008/entrevista-a-orlando-jimenez-leal-127024 (dernière consultation : 10 septembre 2011).
[5] Sur le déroulement et la portée de l’affaire P.M., cf. ZAYAS Manuel (coord.), PM, 14 minutos que duran medio siglo, Madrid, Editorial Colibrí, 2011.