Chelo, Consuelo a combattu dans les guérillas du nord ouest de l’Espagne dans les années 40, avant de s’exiler en France. Aujourd’hui, elle vit dans l’île de Ré. C’est là qu’Odette Martinez Maler, elle-même fille de guérillero, la retrouve. Devant la caméra d’Ismaël Cobo, elle nous parle des souffrances de sa famille, de l’exécution de ses parents, de sa vie de combattante et son histoire d’amour avec Arcadio, un guérillero dont elle va partager la vie pendant cinq années.
Nous la suivons dans les années 2000, lors de deux voyages qu’elle effectue dans le Bierzo, pour participer à la pose de deux stèles, l’une à la mémoire de ses parents et l'autre à celle de celui qui reste le grand amour de sa vie. C’est de ce film, qui tire sa force de la valeur historique et militante du témoignage de Chelo mais qui suscite notre émotion parce que l’histoire d’amour qui nous est relatée avec beaucoup de délicatesse par les réalisateurs sublime le personnage de Chelo.
C’est un film écrit par des enfants de l’exil qui nous parle d’une exilée. C’est pourquoi, nous avons voulu nous entretenir avec les réalisateurs, Odette Martinez Maler qui occupe une place importante dans le film lui-même et Ismaël Cobo
Entretien d’Antoine Fraile avec Odette Martinez Maler et Ismaël Cobo, les réalisateurs du film[2]
Antoine Fraile : Je voulais tout d’abord vous remercier de participer à cet échange pour parler d’un film qui m’a profondément bouleversé et auquel je trouve , à la fois, de grandes qualités esthétiques et un intérêt historique certain. Mais pour nos lecteurs, je vais pour commencer vous demander de sacrifier au rituel des présentations !
Ismaël Cobo : Je suis réalisateur depuis quelques années, de films documentaires où je pose la question de l’exil et tout particulièrement de l’exil espagnol en France. Cela rejoint, en partie, mon histoire intime parce que je suis fils de l’exil. Cela nourrit mon travail d’écriture. Je viens de terminer un autre film sur l’histoire de l’émigration espagnole à Bordeaux. C’est plus un film de commande, mais je continue à y mettre cette sensibilité qui est la mienne. J’essaie, en même temps d’avancer sur un projet sur la représentation des femmes et la guerre d’Algérie.
Odette Martinez Maler : Mon travail dans ce film entre dans un chantier entamé il y a une dizaine d’années sur la question des traces. Sur des traces recouvertes, sur des traces effacées d’une histoire qui est liée à mon histoire familiale et qui est celle de cette résistance armée de la fin de la guerre civile aux années 50. J’aborde ce chantier avec tous les outils et les moyens nécessaires pour faire en sorte que quelque chose soit entendu de l’expérience de ces résistants. J’en arrive tout naturellement à cette idée que doit exister un espace sensible, audible et visible qui recueille des témoignages pour que résonne la parole de ces résistants. Et au cours de ce travail, je rencontre Ismaël, qui est pour moi, un complice et un allié depuis plus de dix ans. Nous avons beaucoup travaillé ensemble sur le recueil de témoignages.
J’accompagne, évidemment, cette réalisation de témoignages filmés d’archives orales et puis se pose la question de la transmission de ces traces à travers des formes qui les rendent recevables au travers de mon regard. Naturellement, j’en arrive à fabriquer de petits objets filmiques, bien que je ne sois pas une professionnelle du cinéma.
J’ai fait, il y a quelques années un court métrage sur une femme des Brigades Internationales, qui s’appelle L’album de Juliette et poursuis depuis ce travail sur le rôle des femmes dans l’Histoire. De ce point de vue la rencontre avec Laetitia Puertas qui co-anime le centre audiovisuel Simone de Beauvoir a été décisive pour la réalisation du film. Ce travail avec Ismaël et Laetitia Puertas est une façon d’aller vers ce pays de la guérilla qui a toujours été en contrebande dans une géographie personnelle en empruntant justement le chemin des femmes. Car j’avais travaillé longtemps sur des témoignages de guérilleros hommes, organisés dans la lutte armée et tous ces témoignages faisaient exister hors champ cette autre résistance qui est « la résistance au foyer ». Ces petits gestes minuscules qu’elles font et qu’elles n’arrivent pas à qualifier comme des gestes de résistance. Il y a des rapports de force dans l’espace de la mémoire. Je me suis rendue compte que dans ce travail, presque d’archéologie, où l’on essaie de rendre visible des traces qu’elles avaient presque effacées, l’on recouvre en même temps d’autres traces.
Il est vrai que ma rencontre avec Chelo a été comme le coup de foudre amoureux et il y a eu chez moi une nécessité de faire en sorte que cette parole qui était une parole doublement contrariée puisse résonner. Ces femmes de la guérilla étaient un peu les invisibles. C’était donc aussi une nécessité politique et pas seulement un objet d’histoire. J’ouvrai la boîte de Pandore de la mémoire familiale.
A.F. : Si j’ai bien compris, tu connaissais Chelo sans la connaître…
O.M.M. : Chelo c’est une trace dans la mémoire familiale, dans le récit tardif de mon père, sur sa guérilla et sur ses camarades, en particulier Manuel Zapico qui est aussi l’ami de Chelo. D’ailleurs, Chelo raconte comment Manuel lui porte son sac dans le maquis. Il y avait ce lien qui était un lien de mythification ou de rêverie, pour eux aussi.
Dans les récits de mon père, il y avait Chelo et Arcadio « ils étaient comme les Roméo et Juliette de notre guérilla. ». je pense que dans cette vie de guérillero qui devait être d’une âpreté terrible et qui ne transparaît pas forcément dans leur récit, cette présence de quelqu’un, de la vie et de l’amour, au sein de la lutte, c’est quelque chose qui devait les porter eux aussi. C’est peut être une reconstitution, une modification rétrospective.
Moi, cette figure d’amants du maquis m’a beaucoup interpellé. J’avais commencé par percevoir cette rêverie là et pendant tout le travail que j’ai fait au long des années 2000, en allant chercher des paroles de femmes, je me disais toujours qu’il faudrait que j’aille un jour rencontrer Chelo, sur l’île de Ré. Mais je n’y arrivais pas, peut-être parce que quand le mythe est un peu trop vivant, on n’a pas envie de l’abîmer. Et le mythe c’est finalement quelques mots, c’est Roméo et Juliette. Les deux choses qui faisaient de Chelo un être d’exception qui accrochait la rêverie, c’était tout d’abord cela et puis c’était aussi son rapport à la violence.
Mon père disait qu’elle franchissait une frontière dans la répartition des sexes. Et il ajoutait « El Chapa disait que, dans les combats, il préférait avoir Chelo à ses côtés plutôt que quelqu’un d’autre. » C’était probablement aussi des reconstructions. Mais il y a aussi cette image de guerrière, d’amazone. Tout ça est très romanesque, très romantique aussi.
Un jour, dans le travail d’accompagnement de la création de lieux de mémoire en Espagne que je menais, il y a un rendez-vous avec elle dans un endroit qui correspond à la stèle qui a été édifiée en 2003 pour rendre hommage à son frère et à un autre combattant qui sont tombés dans une embuscade à Ocero (dans le Bierzo) et là je vois Chelo, je vois cette petite femme qui ressemble à un petit oiseau, d’une fragilité extrême, à peine accrochée au sol et en même temps avec cette force extraordinaire, qu’on entend bien lorsqu’elle parle, car c’est sa manière aussi d’être au monde.
Elle est toujours présente, ici et là et en même temps habitée par cette histoire d’amour qui l’a portée, je pense, toute sa vie. Et puis la résistance lui a appris à résister au pire. A ce moment là j’ai dit à Ismaël avec qui je travaillais : il faut y aller, nous allons recueillir la parole de Chelo. Nous allons donc là-bas, et Ismaël, qui est un homme de cinéma, me dit dans le train du retour : « cette histoire, c’est un film ».
I.C. : c’est vrai, je ne suis pas là depuis le début ; En fait, je travaille avec Odette dans cette histoire des femmes. Et il y en a une qui m’a marqué c’est Paquita Merchan. Jusqu’en 1995, je suis personnellement dans une histoire totalement mythifiée. J’en suis encore au stade de ne pas avoir déboulonné mon père de son piédestal. C’est mon père, ce héros. C’est le moment pour moi où l’on bascule, car si l’on veut continuer à se construire, on ne peut pas regarder l’histoire sous le même angle. C’est à ce moment qu’on se rencontre avec Odette et nous bavardons beaucoup sur ce thème, nous nous questionnons beaucoup. Et puis la première fois, nous ne nous rencontrons pas n’importe où, c’est dans un lieu qui est la plus grosse fédération d’émigrés espagnols en France qui est
Pour en revenir à Chelo, Odette me propose de l’accompagner pour recueillir ce témoignage et pour moi, l’évidence du film, c’était cette rencontre entre ces deux femmes et là je parle d’Odette en tant que personnage. A l’évidence il se passe quelque chose de très fort. C’est Odette qui offre un espace de parole à Chelo. Et Chelo ne peut donner sa parole qu’à Odette puisqu’elle est dans une logique de confiance, une logique où on ne parle pas à n’importe qui.
En 2003, l’hommage qui est rendu est un hommage au frère jumeau de Chelo mais également au père d’Odette qui a été blessé dans cette même embuscade d’Ocero et du coup, naturellement Odette était dans l’histoire et donc dans le film.
A.F. : Mais pourquoi ce titre ? L’île de Ré, ça représente quoi ?
O.M.M. : C’est à la fois le lieu (au sens documentaire) de la rencontre, mais le mot « île » fait résonner beaucoup d’autres choses. Cette femme qui fait partie de notre géographie quotidienne, puisque nous, nous sommes français, est celle qui fait exister un espace temps qui est détaché de la géographie quotidienne. L’île, c’est cette île détachée du temps où elle est. Je trouve magnifique la façon dont elle a laissé vivre en elle la trace de cet amour qui l’a portée jusqu’à maintenant. C’est comme si elle avait un rapport au temps qui n’était pas arithmétique, quelque chose comme un présent suspendu, et elle nous invite à cet endroit là.
C’est aussi l’île que représente le maquis, dans cette Espagne de dictature. Il y a une enclave, une île en pleine terre qui est le pays de la guérilla. Et l’île de Chelo, ce n’est pas l’île de Ré, c’est l’île de la mémoire, l’atelier de la mémoire. Sur l’île de Ré, on y va, il y a ces jolis quais de ports, ces maisons blanches, mais en fait ce n’est pas là que nous allons.
C’est la dimension symbolique de l’île et de cet écart par rapport à la réalité et tout ce que le mot île fait résonner dans notre imaginaire. Toutes les utopies sont dans les îles !
A.F. : Et comment commencez-vous à travailler ?
O.M.M. : C’est compliqué de faire des films sur de tels projets. Il y a une dimension matérielle, d’argent, de production. Les gens de cinéma connaissent ça très bien.
Nous avons avancé un peu à tâtons, dans notre propre temps et nous avons « bricolé » le film, c’est à dire que nous avons filmé, et le film va naître ainsi de la trace, de l’archive orale. Nous avons commencé à accumuler de la matière ici, là-bas, à l’accompagner dans ses voyages. Et le film a aidé Chelo à affronter les épisodes des stèles, sans avoir la grosse machine d’une production derrière. Nous ne pouvions pas nous inscrire dans un projet classique, car nous avions la contrainte du réel. Il y avait le temps d’abord et aussi la fragilité d’une personne comme Chelo et puis il y avait un côté « caméra directe » dans ce boulot.
Il fallait saisir ce travail de mémoire, nous n’avions pas le choix. Nous avons filmé, filmé…
I.C. : Nous scénarisons très peu. Il n’y a qu’à la fin que nous avons pris une matinée pour la scène où nous la voyons faucher. Chelo sait réellement le faire, mais là nous lui avons demandé de le faire pour nous. C’est la seule scène réellement scénarisée.
Tout commence en 2004 et la souplesse va venir de que nous faisons avec le temps et le hasard de la rencontre.
O.M.M. : Mais très vite, il y a un scénario. En réalité nous n’avons pas travaillé sans filet. C’est à dire que, moi, j’écris un scénario en 2005 qui s’impose comme une évidence car finalement l’histoire de Chelo c’est celle d’Antigone !
Puis il y a eu plusieurs étapes, car dans un premier temps c’était beaucoup plus autobiographique. Nous avons finalement recentré autour de Chelo.
Il y a une tension dramatique qui est celle des voyages vers les stèles, il y a comment passe le témoignage, il y a cet enjeu d’arriver à faire émerger de façon sensible ce qui a toujours été réprimé et aussi cette zone intime et qui est aussi très politique de son amour impossible à dire. Très vite nous avons le schéma, nous avons la rencontre, la première stèle des parents, puis celle de l’amant.
I.C. : C’est vrai, ce film est l’exemple même de ce que l’on ne pourrait pas faire dans une production classique. Avec tout l’argent du monde, on ne pourrait pas le faire, même avec six semaines de tournage huit semaines de montage, on ne pouvait pas faire ce film.
Il nous fallait respecter les temps. Les temps formels comme les stèles et les temps nécessaires pour la fabrication du film. Ces temps nécessaires où Chelo a dû se confier à nous par rapport à une vie intime qui n’est pas simple. Après la guérilla, elle s’est mariée avec celui qu’elle nomme son mari de exil, elle a eu des enfants.
Chelo est quelqu’un de très malin. Je pense que la guérilla l’a rendue très vive, c’est ce qui lui a permis de survivre. Mais je pense qu’à un moment elle s’est dit : « je vais arrêter de les bluffer sur certains angles et je vais leur dire la vérité. » C’est une vérité qui n’est pas nécessaire pour le film mais qui nous a aidé à aller plus loin. Ces temps là, il est impossible de les avoir en six semaines, malgré l’intimité qu’Odette pouvait avoir avec elle.
O.M.M. : C’est vrai que ce que vient de dire Ismaël est très important. Nous étions dans un temps ouvert et il n’était donc pas évident qu’on puisse filmer les stèles des parents, encore que là c’était assez consensuel, puisqu’il s’agissait de rendre hommage à « des victimes innocentes », de bons parents massacrés pour avoir prêté secours à leurs enfants résistants et on peut entrer comme ça et créer un lieu de mémoire un peu consensuel. D’ailleurs, le maire socialiste est là mais pour arriver à ça, il a fallu que là-bas des gens travaillent de l’autre côté de la frontière, en particulier mon père. Et ça, ce n’est pas prévisible ça ne rentre pas dans le temps de la production. Notre temps, puisque le temps de ce que nous filmons est un temps improbable, puisqu’il dépend des conflits de comment vont se résoudre les rapports de force politique, par exemple. Et alors, en plus le temps ouvert concerne bien plus la stèle de l’amant parce que là, il y avait quelque chose d’encore plus compliqué parce que ce sont des résistants qui ont provoqué une violence et qu’en Espagne ce n’est pas facile de trouver un espace de mémoire pour ça. Il y avait, en plus, une dimension amoureuse et il fallait voir comment Chelo allait négocier le conflit entre la stèle des parents et celle de l’amant.
Tout cela, il a fallu le travailler. Il a fallu mouliner la parole qu’on a enregistrée comme une façon de mouliner toute cette difficulté pour arriver à ce qu’à un moment donné, il y ait une voie de passage. Et parce que nous n’étions pas dans un temps abstrait, le temps d’un calendrier de production mais dans un temps de vie, tout cela a aidé notre film.
I.C. : Pour l’hommage à Arcadio nous avions déjà obtenu une production, mais si nous nous en étions tenus à cette logique nous ne serions pas allés filmer. C’est Odette qui a avancé l’argent. C’est la fragilité de ce genre de production et d’exercice et la difficulté de tenir ce genre de sujet.
Je me garderai de dire qu’on a la légitimité, ce champ est ouvert à tout le monde, il ne nous appartient pas mais je pense que si nous n’avions pas été imprégnés de cette histoire, s’il s’était agi d’autres sujets de réalisation sur d’autres thématiques, objectivement bien des choses m’auraient échappé. Et je me serais dit, je ne vais pas y aller de ma poche. On s’en tient à ce que dit la production et on fera autrement. Sauf que dans ce cas, il n’est pas possible de faire autrement.
O.M.M : Tu as tout à fait raison, ça ne pouvait s’écrire autrement, il fallait qu’il y ait cet enjeu pour nous. Mais en plus ce qui est important c’est que nous sommes partie prenante de l’histoire que l’on montre. C’est aussi notre engagement dans le film qui soutient son engagement d’aller là-bas.
A.F. : Quand Chelo vous parle d’Arcadio dans la séquence finale, ça s’inscrit dans la même chronologie ?
O.M.M. : Tu veux savoir à quel moment ces images ont été tournées ?
En fait dans chronologie réelle du film, les séquences de l’hommage à ses parents sont les premières images qui ont été tournées en juin 2004.
Après, il y a tout le temps de travail intérieur pour elle, comment va-t-elle arriver à faire en sorte que soit possible cette deuxième stèle. Elle n’y croit pas. C’est intéressant dans ce travail où nous l’accompagnons en tant que nous même et non pas parce que nous nous disons que nous allons faire un film. C’est notre affaire.
Humainement, il est important pour elle de retrouver cet espace et c’est important par rapport au discours fasciste qui les avait salies. Elles étaient désignées comme les « putains des rouges ». C’est un geste à la fois amoureux et politique. Nous avions vraiment envie d’accompagner ça et de la soutenir et donc tous ces moments où nous travaillons sur le fait de savoir comment nous allons pouvoir négocier tous ces moments entre la stèle des résistants et la stèle de l’amant et elle, comment elle va négocier toutes ses contradictions intérieures puisqu’elle est une femme qui ensuite en France a épousé un homme dans un mariage de raison et dont elle a eu des enfants et comment elle soutient publiquement cette revendication d’un amour de guérilla. Tout cela, ça prend du temps et c’est incompressible.
Tout ce temps là, c’est aussi le temps où elle parle et c’est avec ce matériau que nous allons travailler, et ça c’est bien avant la stèle. J’ai aussi envie de dire que toutes ces heures de travail, d’expression, de récit frayent le chemin pour que nous puissions retourner là-bas en 2007, parce qu’à ce moment le travail est fait.
I.C. : Le film se nourrit du temps que nous passons là-bas avec elle. Et lorsque nous allons là-bas pour filmer, il y a des moments où la discussion se fait sans la caméra.
Il y a un autre élément qui devient important quand Chelo prend conscience que c’est aussi un film. Il y a des moments dans le tournage qui m’ont marqué, par exemple c’est la séquence de la stèle d’Arcadio. Cela bouleverse énormément. Chez elle ça tangue, ça se bouscule, mais jusqu’à la fin nous ne savons pas si cela aura lieu. Et il y a un moment où elle nous dit, et je ne sais plus si c’est dans le film mais nous l’avons dans les rushes, « mais la stèle c’est ça c’est le film. »
Ce film c’est aussi le sien, c’est un élément de bataille. La caméra est le témoin et elle le sait.
A.F. : Oui mais le spectateur a le sentiment, à un moment, qu’elle n’est plus témoin, qu’il y a une sorte de revendication lorsqu’elle comprend que le film est le lieu où elle peut s’exprimer. Pour poursuivre, je souhaiterais que nous parlions des rôles que les femmes jouent dans la guérilla. Car Chelo n’a pas le même rôle que les autres ; Par exemple en acceptant de porter une arme, ce que d’autres femmes avaient refusé.
O.M.M : De ce point de vue, elle est exceptionnelle car le nombre de femmes qui se sont retrouvées dans le maquis n’est pas si important. Et de plus, dans le maquis le nombre de femmes qui prenaient part au combat est infime. En ce sens, ce témoignage est exceptionnel car à travers elle, nous franchissons la frontière entre « guerrilla del llano » et « guerrilla del monte[2] ». Elle nous parle de la « guerrilla del monte »et finalement cette résistance « del llano », la résistance au foyer, n’est pas tellement nommée, désignée, représentée parce que d’abord elle n’est pas reconnue en tant que résistance. Dans ces maquis ruraux, bien différents de ceux du Valle d’Aran où il y a une structure militaire qui permet de se repérer en tant que résistant, les gens entrent en résistance par des logiques affectives familiales, locales. Cette résistance s’exprime par des gestes apparemment très simples : coudre un faux costume de garde civil, mettre de la nourriture au pied d’un châtaigner, porter des messages qui peuvent évidemment leur coûter très cher, d’abord la mort bien sûr.
Elles sont considérées comme des « bandoleros »[3] et peuvent donc être exécutées à tout moment. Et sinon c’est la prison. Elles sont les piliers, en particulier dans les guérillas du nord ouest qui apparaissent dès 1936. Peu à peu, elles se structurent. Nous sommes dans un temps long. On ne peut pas raconter la guérilla de 1950 si on ne raconte pas 1937, parce que ce sont les mêmes réseaux et ce sont les mêmes lieux, les mêmes planques. Ce sont les mêmes cibles. En 1950, on va exécuter des fascistes de 1937. Et dans ces réseaux, les femmes sont centrales. Comme elles sont doublement coupables, non seulement rouges mais en plus pas du tout conformes à l’image de la femme phalangiste. Elles sont ostracisées et aujourd’hui leur parole est bridée, elles ont du mal à reconnaître et à qualifier leurs actes comme des actes de résistance.
Et pour revenir sur ce que disait Ismaël c’est notre regard qui autorise Chelo non seulement à revendiquer son amour de guérilla mais aussi à se revendiquer vraiment comme résistante.
C’est la reconnaissance, la réception qui fait exister un peu de mémoire. Encore aujourd’hui, certaines femmes qui sont dans les villages n’arrivent pas à parler. C’est vrai, maintenant les choses bougent, les espaces de la mémoire s’agrandissent mais je peux témoigner que longtemps ces femmes ne pouvaient pas, parce que pesait sur leur parole tout le poids du mépris social, des années de prison, et après ces années pèse encore tout le poids de l’exclusion dans les villages.
Evidemment nous avons été obligés de faire des choix parmi tout ce qu’elle nous a dit mais nous avons gardé une séquence où elle est dans la mythification totale. C’est la séquence où elle est dans la montagne et où elle raconte comment elle va cueillir des petites fleurs pour orner leur cabane. Avec la nostalgie, elle recrée des lieux idylliques mais en même temps cela montre comment même quand elles étaient là-haut dans le maquis, elles étaient bien dans leur rôle classique de femmes. La répartition habituelle, ancestrale et patriarcale était bien à l’œuvre.
Sa mémoire de « guérillera » entre en conflit avec sa mémoire de femme. C’est involontairement qu’elle nous laisse entendre qu’elle était cuisinière, couturière. Or comme nous l’avons connu dans la résistance française, les guérilleros n’avaient pas envie de subvertir l’ordre établi. Qu’est ce qu’elle idéalise véritablement ? La vie était sûrement très dure mais on peut imaginer qu’il y avait des moments de bonheur, quelque part dans cette nature, dans cette région magnifique. C’est de beaux souvenirs, ils étaient jeunes…
I.C. : Il ne faut pas oublier l’espace de liberté que cela représentait pour ces jeunes gens et jeunes filles. C’était un espace de liberté qu’il n’y avait pas dans le village. Elle pouvait vivre avec Arcadio, faire l’amour avec lui, quand elle en avait envie, où elle en avait envie et au village ce n’était pas possible. Après, évidemment il faudrait évaluer le poids du recul.
J’avais été frappé par le regard de cette jeune femme sur ces jeunes hommes. Chelo dit : ils étaient tous élégants, ils sentaient bon. Sûrement que pour circuler d’une ville à l’autre il valait mieux avoir l’air d’être quelqu’un de la classe moyenne, d’être bien habillé.
A.F. : D’ailleurs, c’est très intéressant d’écouter Chelo raconter comment elle est séduite par ce beau garçon qui fait sa toilette en maillot de corps !
O.M.M. : Elle choisit son homme !
I.C. : Elle se dit : il est à moi !.
OM.M. : Chelo est vraiment une figure de résistance. Quand elle raconte, on entend bien l’élan de gens qui affrontent la dictature dans cet espace contraint d’exclusion mais aussi de liberté, sur les cimes. Il y a cette ivresse de la transgression, quand même. Ils sont les « bandits » à la marge, en haut sur les cimes. Ils tiennent tête.
A.F. : Tout à fait, ils contrôlent le territoire car ils connaissent parfaitement le terrain. Ils dominent.
O.M.M. : Et c’est pour ça que Chelo est une figure. Nous avons fait très attention dans le montage à ne pas l’enfermer dans une figure de victime. C’est le choix affirmé dès les premières séquences où elle marche, elle danse, elle chante un peu, il y a la musique. Ce sont des choix que nous avons fait car nous n’avons pas voulu plomber le film et tomber dans le spectacle d’une victime. Par ailleurs, ce qui était intéressant, et elle le dit dans la séquence, c’est que l’expérience de la violence de la dictature fasciste n’écrase pas en elle l’élan de la résistance et d’une vitalité qui s’exprime à la fois par la révolte et par l’amour. C’est pour moi une même racine.
A.F. : C’était aussi dans la droite ligne de
I.C. : Oui mais ce n’est pas vrai. Elle s’exprime parfaitement en galicien. C’est autre chose, je pense, c’est sa place d’exilée par rapport aux langues. Le fait de se trouver en exil les place sur une logique d’universalité de la langue et parler une langue locale, c’est se placer dans une position réductrice. Je pense que les exilés sont bien plus imprégnés de jacobinisme qu’en Espagne.
O.M.M. : Cet aspect d’ancrage régional traverse l’histoire du film. Nous avons demandé une aide de
A.F. : Je m’interroge également sur cette question de la valeur du témoignage. On est dans votre film dans la constitution de l’archive et de sa valeur au regard de l’histoire. Vous utilisez cette belle formule de « mémoire singulière, mémoire minuscule » et de leur apport à la construction d’une mémoire collective et/ou historique.
Peut-on revenir sur les photos qui apparaissent dans le film. Que peut-on faire de ces photos. Comment doit-on les regarder, comment doit-on les lire ?
O.M.M. : Comme cette histoire a été violemment réprimée par l’armée et surtout
A.F. : Le discours militant par exemple…
O.M.M. : Bien sûr, ce sont des constructions au même titre que l’archive policière. La question est de savoir comment on oppose à la mémoire archivistique du pouvoir d’autres traces qui sont des traces lacunaires, y compris lorsqu’apparaît la langue de bois du parti communiste et toutes les fabriques de discours que l’on peut imaginer. De même pour l’autocensure personnelle qui supprime telle ou telle parole parce que ce n’est pas une bonne image.
A.F. : De plus, c’est très daté.
O.M.M. : Avec toutes ses limites, l’archive orale permet de faire exister un pan de l’histoire qui ne pourrait pas exister par d’autres sources. C’est pertinent et important, en particulier en ce qui concerne les femmes dont le travail résistant est totalement invisible, y compris dans le récit des résistants. Comme le Parti communiste qui a impulsé ces foyers de guérillas, le parti socialiste et les anarchistes n’ont pas souhaité valoriser cela dans le récit du passé qu’ils voulaient assumer. Cela ne rentrait pas dans la construction de leur récit politique. Donc même à gauche, dans les appareils politiques, dans les archives privées des politiques, ces traces sont effacées. L’archive orale est donc essentielle.
A.F. : Si l’on prend comme exemple les archives du PCE que j’ai eu l’occasion de consulter, il y a si peu de chose sur cette période !
O.M.M. : Et pour cause ! S’il y a des traces, elles sont formatées par le discours militant ou le discours militaire.
L’expérience sensible, émotionnelle de la résistance d’une Chelo, puisqu’il s’agit d’elle, n’entre pas dans ces catégories.
La caméra est la trace visuelle et sonore de cette expérience. Nous avons, au montage, travaillé avec la musique de la voix. Nous sentions, en l’écoutant, que quelque chose nous touchait. C’est le corps, le tressaillement du visage de Chelo, lorsqu’elle évoque la mort d’Arcadio, quand elle marche : « yo ando ligera ». Le cinéma, la caméra peuvent nous permettre de transmettre cette expérience de l’histoire d’une façon unique.
A.F. : Par rapport au témoignage, j’ai regardé votre façon de la filmer lorsqu’elle parle de l’exécution de ses parents. Vous la filmez en plan américain et de plus comme un plan fixe. C’est très impressionnant ! Vous me disiez que c’était comme si elle venait témoigner à la barre de l’histoire.
I.C. : Nous n’avons pas tourné plusieurs prises, dans le sens où nous n’avons pas demandé à Chelo de nous raconter cette histoire. C’est elle qui nous a raconté cette histoire à plusieurs reprises et nous avons choisi le rush qui nous semblait le plus parlant, mais pas parce que nous avions mis en scène.
O.M.M. : La difficulté vient de la parole qui émerge ! Comment arriver à ce que les choses soient menées avec elle sans pourtant déflorer. Il fallait garder ce moment d’émotion. La mémoire fonctionne en spirale, la personne peut avoir dit vingt fois la même chose et ce n’est qu’à la vingt et unième prise qu’émerge quelque chose d’inconscient ou qui a été vécu en profondeur.
A.F. : Et Chelo, comment réagit-elle lorsqu’elle voit le film achevé ?
O.M.M. : C’est son film. Elle n’est pas l’objet du film, elle en est partie prenante. Elle se reconnaît et elle est contente. Lors de la première présentation, elle est intervenue, elle a parlé avec tout le monde.
Dans un film construit autour d’un témoignage, il y a cette fidélité et ce respect que l’on doit au témoin et en même temps, il y a la liberté de notre regard, ce qui crée du décalage par rapport au témoignage, au document. Il faut donc assumer !
Nous savons bien que c’est toujours compliqué. Il y a des témoins qui prennent le pouvoir, si on veut bien se laisser dominer, mais en tout cas qui n’autorisent pas cette liberté. Ce qui est formidable avec elle c’est qu’elle est libre dans sa parole et surtout elle nous laisse libres de revendiquer un peu aussi notre place, même si nous sommes très discrets. Nous entrons par une certaine parole, nous avons un certain regard, nous choisissons de montrer les choses d’une certaine façon. Nous avons un point de vue et aussi un point de vue esthétique et elle nous laisse cette liberté là.
I.C. : Une liberté qui se concrétise quand nous sommes chez elle. Elle nous loge chez elle et c’est tout petit. Il y a deux scènes qui ponctuent le film dans la chambre, une plus sombre, l’autre plus claire. Bien sûr, il y a la mise en scène du montage mais nous sommes là parce que nous logeons là. Nous avons senti tout de suite l’importance de filmer cela. Avec une symbolique du linceuil dans l’une et de recueillement dans l’autre. Elle l’accepte, elle nous laisse libres dans son espace avec notre regard qui se nourrit d’une culture qui n’est pas celle de Chelo.
O.M.M. : Cela pose la question de la transmission parce que c’est un film sur une expression féminine de guérilla mais c’est aussi un film qui montre comment on passe cette expérience d’une femme à une autre. Elle la passe à Ismaël. Mais la femme plus jeune à l‘écran c’est moi, et je représente le collectif de l’histoire de ces descendants.
Quant à nous, nous sommes comme ses enfants, elle nous a totalement adopté. Elle adore Ismaël et pour moi il y a cette dimension affective. Et il faut arriver à être juste dans la place que nous occupons et être justes dans la place de Georges et d’Alfonso, ses fils, c’est un souci permanent pour nous. C’était périlleux. Nous allions déterrer une histoire, celle de l’homme que Chelo aime pour la vie et qui n’est pas le père de Georges. Jusqu’à quel point pouvait-on lui faire violence.
A.F. : la question est aussi de savoir comme elle a géré ça avec ses enfants.
O.M.M. : Chelo a toujours été dans cette division intérieure, ici pleinement présente pour ses enfants et dans le présent de sa vie.
I.C. : Dans le discours de Chelo, elle n’a rien caché mais entre le fait d’être persuadée d’avoir tout dit et faire en sorte que l’autre comprenne ce que l’on dit, il ya un décalage !
A.F. : Je vous propose, pour finir, de revenir un instant sur cette photo pliée.
O.M.M. : Ces photos qui sont reliques intimes et traces de l’histoire. Il y a la photo de Chelo avec ses bouclettes et la trace manuscrite qui y figure. La dédicace est cachée « À mon frère ». Et puis l’autre photo avec Arcadio au premier plan. Et la caméra fouille. Dans l’histoire de la guérilla du nord ouest, il y a peu de traces et dans cette histoire interdite de parole, y compris à gauche, cette trace chimique qu’est la photographie vient attester de l’existence de la guérilla. Pour moi, c’est toujours une émotion extraordinaire. Cette trace, ces quelques photographies, je peux dire que tous les enfants des guérilleros ont la même dans leur album avec ces quatre photos. C’est le point de passage entre une histoire intime familiale, clandestine confinée dans l’espace privé et l’histoire partagée.