I Claudius – Approche classique de la représentation antique

La télévision présente un rapport assez passionnel avec l’histoire. Réfléchir sur le passé et le rendre accessible au plus grand nombre apparaît comme une mission que se sont données certaines chaînes. L’existence de plusieurs chaînes à vocation d’histoire en est la preuve tangible et il n’est pas nécessaire de rappeler ici la place des émissions d’histoire sur les chaînes de service public. Rendre ce passé lointain visible grâce à la reconstitution fictionnelle est une autre de ces possibilités. La télévision a su en user, laissant pour beaucoup une trace mémorielle à l’instar des fameuses émissions de La camera explore le temps de Stellio Lorenzi, André Castelot et Alain Decaux, diffusée entre 1957 et 1966 sur la première chaîne de l’ORTF. Le travail était alors un mélange savamment dosé de scènes reconstituées et de présentations académiques. La représentation de scènes extrêmement anciennes, là où nulle camera n’existait, a pourtant toujours posé problème. Comment, en effet, rendre le vécu, les impressions du passé ? Le dessein de l’historien est la reconstitution du passé. Le film lui donne une vision qui ne laisse pas de place à l’imaginaire intellectuel.

Pourtant, la fiction à base historique peut rendre une certaine approche du passé, entre autre de l’antiquité. Ainsi l’apparition récente (et le succès) de séries comme Rome marque une évolution vers un réalisme de reproduction du passé (ici, la transition de la Rome républicaine). Vêtement usagés, violence du quotidien, saleté de la ville, tout semble concourir à démythifier un monde antique certainement trop idéalisé par les grandes productions hollywoodiennes. Il faut rappeler que cette approche du passé grec, comme romain, a donné lieu à un genre spécifique dans le cinéma : le péplum. Le terme latin est la déformation du grec qui signifie tunique. Si cela semble faire référence au film aux deux Oscars de 1953[3]. Le genre est assez divers puisqu’il réunit aussi bien des films purement antiques, dont le dernier exemple peut être l’Alexandre d’Oliver Stone de 2004 que des réalisations de récits bibliques. Ainsi en est-il en 2004, du film de Mel Gibson, La passion du Christ. Le genre est donc bien vivant car il stimule l’attrait pour ce passé assez idéalisé.

Durant l’été 1978, la télévision française a diffusé une série de la BBC qui a fortement marqué les esprits. Moi Claude empereur est un feuilleton télévisé britannique en 13 épisodes de 50 minutes, écrit par Jack Pulman d'après le roman de Robert Graves. I, Claudius diffusé sur BBC2 à l’automne 1976 avait connu un très grand succès qui ne se démentit pas lors de sa diffusion en France. Néanmoins le feuilleton s'est fait rare sur nos écrans, puisqu’il n’a été présenté que deux autres fois en 1982 sur Antenne 2 puis en 1986 sur TMC. Sa sortie en DVD a déclenché un véritable engouement au regard des commentaires que contiennent les forums sur internet.

L’histoire en est simple. Elle relate l’autobiographie de l’empereur Claude, dont le texte, selon la prophétie de la Sybille, ne devait être découvert que 1900 ans plus tard. Prenant conscience de cette postérité mais aussi sentant sa fin venir, Claude rédige donc l’histoire de sa vie mais largement étendue, puisqu’il présente les frasques de sa famille depuis l’empereur Auguste. Construit en 13 épisodes, la série s’achève sur la mort de l’empereur empoisonné par son épouse qui cherche à détruire le récit de Claude; mais celui-ci en avait caché une version…

À l’origine du feuilleton, on trouve le roman de Robert Ranke Graves (1895-1985). Ce poète et romancier a laissé une œuvre conséquente, mais peu connue en France, si ce n’est à travers un ouvrage sur la mythologie grecque. Ce petit-neveu (par sa mère) de l’historien allemand Leopold von Ranke est un essayiste non-conformiste « avec une intensité religieuse ». Il a en effet publié un ouvrage, Les mythes grecs, livre très précieux pour son érudition, mais que l’éditeur présente comme « une recréation de la mythologie par un poète qui explique et interprète les légendes classiques ». On peut donc considérer que Graves a la même approche d’interprétation ou d’adaptation dans son roman. Publié en 1934, un premier roman I, Claudius traite des affres de la dynastie julio-claudienne d’Auguste à la mort de Caligula. L’année suivante, il poursuit avec Claudius the God plus spécifiquement consacré au règne de Claude. L’empereur y est présenté avec ses tics et son bégaiement à l’image des auteurs anciens. Cela concourt à le rendre sympathique et à le sauver des nombreux soubresauts de l’histoire du début de l’Empire romain.

Dès 1929 avant son départ pour Majorque, Robert Graves aurait eu l’idée du roman après la lecture de Suétone. Claude lui serait alors apparu dans un rêve, lui demandant de raconter sa véritable histoire. L’empereur ayant lui-même rédigé une autobiographie en huit volumes aujourd’hui perdue, Graves aurait pris le parti du récit à la première personne. Le succès est assez fulgurant comme le montrent dans son journal les relations épistolaires avec les éditeurs et, entre autres, les éditeurs allemands[6].

C’est Sir Alexander Korda (1893-1956) qui s’intéressa très vite au roman de Graves. Korda est un réalisateur et producteur britannique d’origine hongroise. Il quitte son pays natal dès 1919 pour diverses destinations, dont Hollywood, mais c’est en Angleterre qu’il décide de s’installer, fondant la London Films et les studios de Denham. Encouragé par le Cinematograph Films Act de 1927, loi destinée à enrayer le déclin de l’industrie cinématographique britannique, il a réalisé dès 1932 La vie privée d’Henri VIII avec pour acteur principal Charles Laughton (1899-1962), qui lui vaut un grand succès. Le film est en effet nominé aux Oscars en tant que meilleur film et Laughton reçoit la consécration de meilleur acteur pour son rôle du souverain. Mais c’est en tant que producteur qu’il veut organiser l’adaptation de I Claudius, un film qui allaiet éclipser tout ce que le cinéma hollywoodien avait pu produire.

Avec Charles Laughton sous contrat, Korda, ne souhaitant pas réaliser lui-même, s’adresse à Josef von Sternberg (1894-1969), réalisateur bien connu de l’Ange Bleu. Robert Graves semblait le plus à même d’adapter le scénario mais visiblement sa version, n’a pas plu et Von Sternberg lui-même fit faire sa version comme le rappelle Graves dans son diary le 8 janvier 1937. Il trouve d’ailleurs que cette version était très proche de la sienne. Après ces soubresauts liés au script, Von Sternberg choisit le casting : Charles Laughton qui lui est imposé joue évidement Claude, Merle Oberon incarne Messaline, Emlyn Williams doit incarner un Caligula « un peu dégénéré mais pas trop ». L’équipe est complétée par Flora Robson, qui incarne à 35 ans l’octogénaire qu’est Livia sous un maquillage qui la déforme.

Le 15 février 1937, le tournage débute dans les décors fastueux des temples et des palais reconstitués par Vincent Korda, le frère du producteur. Malheureusement, les dissensions s’accumulent, surtout entre Sternberg et Laughton, qui ne parvenait pas à incarner son personnage. Après l’accident de voiture de Merle Oberon un mois après le début du tournage, Laughton abandonna. Le film est un véritable fiasco et aujourd’hui seules quelques bandes du film en noir et blanc sont conservées. Elles donnent une impression assez étonnante de cette adaptation.

L'idée d'adapter I Claudius en un long métrage est dès lors abandonnée. Le projet n’est pourtant pas oublié, puisqu’en 2008 le producteur Scott Rudin a acquis les droits cinématographiques du roman de Robert Graves pour 2 millions de dollars, le rôle du quatrième empereur de Rome, Claude, ayant été proposé à Leonardo Di Caprio. On peut sans aucun doute relier ce nouvel engouement pour l’ouvrage de Robert Graves à la sortie très attendue du DVD de la BBC.

Une série historique de la Beeb (British Broadcasting Corporation)

En 1976, le producteur Martin Lisemore, qui travaille pour la BBC, confie à Herbert Wise la réalisation d’une série (a classical serial) dont la chaîne est habituellement diffuseur. Il s’agit d’adapter pour le petit écran le roman de Graves et cette tâche est confiée rapidement à Jack Pulman, avec qui Wise a déjà travaillé. Le choix d’un feuilleton antique est-il guidé par le succès, quelques années auparavant, sur ITV, de The Caesars, série en noir et blanc de Philip Mackie, qui reprenait déjà les affres de la succession des Julio-claudiens ? La série présentait un caractère plus traditionnel de présentation historique que ce qu’envisage le producteur en faisant le choix du livre de Robert Graves. Néanmoins un conseiller historique, semble-t-il spécialiste de la Rome antique, Robert Erskine, est choisi pour donner à cette comédie qui doit transcrire aussi l’horreur de cette histoire de famille un semblant de réalité. Cela n’empêche pas un certain nombre d’anachronismes. Ainsi, la fameuse statue de la louve qui trône dans le sénat, apparaît avec Remus et Romulus alors que les personnages n’ont été installés qu’au XVe siècle. Quelques erreurs chronologiques sont plus dérangeantes au regard de la rigueur historique affichée : Confusion entre les deux fils de Julia, la fille d’Auguste, Lucius et Gaius[9], mais attachons-nous plutôt au choix des acteurs. En effet la série s’étend sur 77 ans, de 23 avant notre ère à 54 Anno Domini, date de la mort de Claude et certains acteurs, ceux qui ont des rôles qui survivent historiquement, sont amenés à jouer différents âges de la vie. C’est essentiellement le cas de Livia et de Claude.

Livia est interprétée par Siân Phillips, actrice galloise principalement connue pour ce rôle, même si elle a joué antérieurement celui de Emmeline Pankhurst et participe ensuite à des histoires d’espionnage adaptant les romans de John le Carré. Elle joue donc ici le rôle de Livia née en 58 BC, mère de Tibère, issu de son premier mariage avec Tiberius Claudius Nero, dont elle divorce vers 39 BC pour épouser Auguste, dont elle n’a pas d’enfant. Les historiens romains, principalement Tacite et Dion Cassius, lui attribuent une action machiavélique dans la mort des héritiers d’Auguste voire d’Auguste, lui-même Mais cela semble n’être que des rumeurs que Suétone, qui a eu accès a des documents officiels, ne confirme pas. Après la mort d’Auguste en 14 AD, elle continue d’influer. Elle participe à la série jusqu’à son décès, âgée alors de 87 ans, en 42 sous le règne de Claude.

Le personnage de Claude est bien sûr interprété par Sir Derek Jacobi. Il a été choisi par Herbwise, avec qui il a déjà travaillé sur un autre feuilleton, Man of straw. Né en 1938, Jacobi a eu une carrière assez classique au National Theater, où il a côtoyé Laurence Olivier. Malgré une reconnaissance de ses pairs, sa renommée n’explose qu’avec le rôle de Claude en 1976. L’idée de lui faire interpréter Claude aux différents âges dans la série ne s’est pas imposée dès le départ. Initialement, d’autres acteurs avaient été pressentis. Charleton Heston tout d’abord, mais surtout Ronnie Barker, avaient été approchés. Ce dernier est alors très célèbre en Grande-Bretagne, où son spectacle comique avec Ronnie Corbett, The Two Ronnies, est apprécié par les spectateurs de la BBC. C’est à l’occasion d’un dîner que Derek Jacobi doit convaincre les producteurs de la London Film, partie prenante dans la série, de son réel talent. Dès lors, c’est un engagement pour six mois de travail qui commence. Il faut réaliser les treize épisodes de la série, qui demandent chacun deux semaines de réalisation mais le succès est au rendez-vous.

La forme du feuilleton est assez particulière. Si a priori, on ne peut parler de huis-clos, certaines scènes ayant vocation à se jouer en extérieur même si elles sont en fait reconstituées en studio, l’ambiance rendue par les nombreux face-à-face de certains protagonistes donne un caractère pesant. Les complots, les querelles, les discussions à ne pas ébruiter, tout est mobilisé par Jack Pulman pour expliquer les tenants et aboutissants de la quête du pouvoir. Cela donne une force assez spécifique à l’intrigue, mais présente aujourd’hui à l’image un caractère parfois désuet. Certains aspects de la mise en scène et l’importance de certains monologues font penser à des pièces de William Shakespeare, où l’on peut trouver le même esprit d’épopée et de tragédie qui guide ici le récit de Claude. De même, la vision des toges et des vêtements de femme à l’antique n’est pas sans rappeler une forme idéalisée de Rome du Ie siècle. Certes, tout cela donne un caractère daté, que l’on ne retrouve plus aujourd’hui dans des séries voulant représenter Rome aux mêmes âges mais c’est aussi un certain cachet « BBC », gage de tradition à l’anglaise.

Interpréter "Clau clau claudius"

La particularité du rôle de Claude est qu’il est présent tout au long du feuilleton. Il ouvre en effet la série en tant que narrateur de l’histoire de sa famille, mais il est partie prenante puisqu’il a vocation à dresser sa biographie.

Lorsqu’il est mis en scène pour la première fois, Claude est un bébé et son père Néro Claudius Drusus, frère de Tibère et fils de Livia, meurt des suites d’une gangrène après une chute de cheval dans la campagne de Germanie. L’enfant pleurant est présenté par sa mère au cadavre de son père alors que celui vient de s’éteindre entre les bras de son frère Tibère. La scène se déroule en 9 avant notre ère. L’épisode est présenté comme une tragédie, particulièrement pour Tibère et contient un soupçon sur le rôle assuré par Musa, le médecin personnel de Livia. Le père de Claude était certainement le favori d'Auguste entre ses deux beaux-fils, au regard des privilèges qu’il avait obtenus dans son cursus honorum. Ramenées à Rome, ses cendres sont saluées comme Imperator et le titre de Germanicus lui est attribué à lui et à ses descendants.

« Tiberius Claudius Nero Augustus Germanicus this that and the other » c’est ainsi que Claude se présente dès les premières minutes du premier épisode. Il est né à Lugdunum (Lyon) le 1er août de l’an 10 avant notre ère. C’est Suétone[11], précepteur de Néron en dresse un portrait peu flatteur dans L'Apocoloquintose ou Apothéose satirique du divin Claude.

Je me demande qui voudra épouser Claudius, avec son pied et son bégaiement… En vérité j’ai du mal à avoir de l’affection pour lui. Je suppose que je devrais l’aimer davantage à cause de ses disgrâces mais ce n’est pas le cas.

Ainsi s’exprime Antonia la mère de Claude dans une scène de l’épisode 3, La prophétie. Par ailleurs, si l’on en croit Robert Graves,

On pourrait croire que ma mère Antonia, une belle et noble femme parfaitement élevée par sa mère Octavie et l'unique amour de mon père, m'entoura de soins particuliers et me chérit davantage pour mes souffrances. Il n'en est rien. Elle fit pour moi strictement ce qu'exigeait son devoir, mais elle ne m'aimait pas : au contraire, elle me détestait non seulement à cause de ma débilité, mais parce que je lui avais valu une grossesse difficile et une délivrance douloureuse dont elle mit des années à se remettre.

Tous les auteurs s’accordent sur les handicaps dont souffrait le futur empereur. Déformation du visage, marche de boiteux, bégaiement, mais aussi écume sortant de sa bouche ou de ses narines, le portrait par Suétone est particulièrement répulsif et Sénèque compare même la voix de l’empereur au mugissement d’un animal marin. On comprend dès lors la répulsion de sa mère puisqu’elle avait eu à souffrir de sa naissance déclenchée accidentellement. Les historiens contemporains ne sont pas plus tendres avec lui, tel Paul Petit qui le décrit ainsi :

Claude ne payait pas de mine, agité de tics nerveux, à demi-bègue, goinfre, ivrogne et peureux. Tenu à l'écart depuis toujours et considéré comme un minus inoffensif, ce qui lui avait permis de survivre à tant de meurtres dynastiques, il n'avait aucune expérience politique, n’ayant jamais ni gouverné ni commandé .

Au mieux, on parle de sa gaucherie;

C’est précisément autour de ses « dishabilities », de la claudication et du bégaiement, que le jeu d’acteur pour incarner Claude doit se situer. Dans la partie infantile où Claude apparaît, le jeune acteur Ashley Knight est rendu particulièrement disgracieux, en particulier dans les scènes où il est accompagné du jeune Hérode Agrippa, qui semble un enfant certes plus jeune que Claude, mais très lumineux et très souriant, et dont on vante la bonne éducation. Claude est ici présenté tête penchée, le visage marqué par des tics et on insiste sur la démarche boiteuse[15]. On sait, par des lettres d’Auguste, que Suétone nous rapporte, que l’empereur porte un regard contrasté sur Claude. Il écrit à Livia :

Je n'approuve point qu'il assiste aux jeux du cirque, assis dans notre loge: ainsi placé sur le devant, il serait exposé à tous les regards.

Mais il dit aussi

je me suis entretenu avec Tibère sur ce qu'il conviendrait de faire de ton petit-fils Tiberius aux fêtes de Mars. Nous avons été d'avis tous deux qu'il fallait déterminer une fois pour toutes le plan à suivre à son égard. Car, s'il est dans un état normal, pourquoi hésiterions-nous à le faire passer par les mêmes degrés d'honneur où a passé son frère? Si, au contraire, nous le trouvons incapable, si son esprit est aussi malade que son corps, ne nous exposons pas, ainsi que lui, aux railleries de ceux qui ont coutume de se moquer de tout.

Assez clairement, Claude est l’objet de railleries et de moqueries fréquentes

Quand il ronflait, ils lui mettaient des chaussures de femme dans les mains, afin qu'il s'en frottât le visage en se réveillant en sursaut.

C’est dans l’épisode suivant que Derek Jacobi prend le relais. La première apparition de Claude le place dans un souper à l’écart des autres qui écoutent le poète Horace déclamant ses vers. À l’heure de se coucher, Auguste reçoit un soldat en triste état, qui lui annonce la défaite de Varus à la bataille de Teutoburg. Robert Erskine a permis un anachronisme gênant, puisque Horace est déjà mort depuis l’an 8, alors que l’affaire des légions de Varus se déroule en 9 AD. Néanmoins, attachons-nous plutôt à observer la présentation de Claude. Il est donc situé hors de la table commune, dont les lits sont assemblés au centre de la pièce. Il est présenté comme gauche, puisqu’il fait tomber le vin et sa coupe, mais la mise en scène le montre aussi attentif au poète (il applaudit à tout rompre lorsque Horace a fini) et donc moins idiot que ne le laisse croire l’histoire. Cet aspect est confirmé lors d’une autre scène se situant dans la bibliothèque. Ses connaissances livresques sont mises en avant et son amour de l’histoire également. Mais alors qu’il est amené à trancher entre les deux historiens présents, Gaius Asinius Pollio et Tite Live, il les froisse faute de diplomatie. Attribuons cela à une erreur de jeunesse.

Autre temps fort de la représentation, Claude adolescent se place au milieu de sa famille à l’occasion d’un spectacle de jeux rendus en l’honneur du défunt Tiberius Drusus. Jacobi doit avoir beaucoup de talent pour jouer un adolescent alors qu’il a déjà 38 ans. Le maquillage permet de rendre une jeunesse un peu artificielle, mais qui reste crédible. Jacobi cherche à rendre la joie que doit ressentir le jeune homme, d’être présent à côté des autres; on a vu que cela ne doit pas être si courant. Jack Pulman, l’auteur du scénario, joue alors sur les aspects de la gaucherie, mais en profite aussi pour glisser quelques annonces prémonitoires. Gaucherie du jeune Claudius, il s’assoit à la place réservée à Auguste avant d’être rabroué par sa mère Antonia, puis s’affale sur le siège à côté de son ami Hérode, renforçant ainsi le ridicule du jeune homme. Ridicule, il l’est, s’évanouissant à la vue du sang des gladiateurs qui combattent dans l’arène, et Suétone contredit cette vision, expliquant au contraire que Claude raffolait des jeux et en organisa un certain nombre. Pour autant, la scène le magnifie en futur empereur de Rome lorsqu’il salue à son arrivée la foule d’un geste auguste. D’une façon générale, le principe des allers-retours entre les derniers jours de la vie de Claude et ses souvenirs du passé constitue la forme filmique systématique de chaque épisode.

Une épopée romaine

La série mériterait une étude comparative des personnages et particulièrement des empereurs qui se succèdent. Tibère le pervers, Caligula le fou, et le futur Néron… Au milieu de cette liste, la figure de Claude apparaît contrastée, bon gestionnaire de l’empire, mais homme soumis à ses femmes, Agrippine et Messaline. Voulant sans doute donner du piment à la série, le scénario s’attache à évoquer les affres sexuelles de la pourpre, et plus particulièrement Messaline.

Antiquité et sexualité sont souvent associées dans une certaine fantasmagorie filmique. Ici, la série de la BBC se doit de garder une certaine retenue, mais le scénario n’hésite pas à laisser passer quelques sous-entendus. Ainsi Tibère y est présenté comme développant des goûts homosexuels et pornographiques. Quant à la figure de Messaline, elle est particulièrement mise en avant dans les derniers épisodes. Les rumeurs les plus exagérées courent sur les frasques de cette femme et le feuilleton s’en fait plus que l’écho lors de l’évocation du « concours de putain » dans l’épisode Messaline. Parmi nos sources, seul Dion Cassius (155-235) rapporte l’épisode.

La tradition antique est unanime pour colporter sur l'impératrice Messaline de nombreux ragots célébrant son appétit sexuel hors du commun, voire sa nymphomanie. La troisième épouse de Claude est présentée dans I Claudius comme une véritable putain impériale alors que l’empereur apparaît plus comme son jouet, soumis à tous ses caprices. Quelques travaux récents modèrent l’image d’une impératrice n’hésitant pas à fréquenter les lupanars, même si la sexualité était assurément plus ouverte qu’aujourd’hui. Comment comprendre ainsi que Claude ne répudie pas sa femme et cherche même à l’entendre pour qu’elle se justifie ? L’empereur n’est pas un tendre dans ce domaine, au regard de son divorce d’avec Plautia Urgulanilla, sa première épouse sur un soupçon de bâtardise de l’enfant qu’elle portait. Claude apparaît ici comme le cocu qui est le dernier prévenu, celui qui souffre lorsqu’enfin son entourage a le courage de le prévenir et qui, béat sur son trône, pleure la mort de celle qu’il a visiblement aimé. Il semble bien difficile de se faire une idée de la réalité de la débauche, de la tromperie et finalement de la mort de Messaline. Jamais Claude ne douta de la légitimité d'Octavie, née en 39 ap. J.-C, et de Britannicus, né deux ans plus tard. Jamais il ne fut question de les abandonner, de les exposer nus sur un tas de fumier, à l'instar de la petite Claudia Urgulanilla. On peut néanmoins insister sur l’importance prise par les récits ultérieurs, celui d'Agrippine et de ses partisans. Dernière épouse de Claude, elle fut la principale bénéficiaire de l'élimination de Messaline et de la propagande néronienne voulant justifier a posteriori les méthodes, très contestables, qui permirent à Néron d'accéder au pouvoir.

Mais les caresses d'Agrippine, fille de son frère Germanicus, lui inspirèrent un amour qui devait naître aisément du droit de l'embrasser et de plaisanter familièrement avec elle. À la première assemblée du sénat, il aposta des gens qui votèrent pour qu'on le forçât à l'épouser, sous prétexte que cette union était de la plus haute importance pour l'État. Ils voulurent aussi qu'on accordât aux citoyens la faculté de conclure de pareilles alliances, jusqu'alors réputées incestueuses.

Ainsi, comme nous le montre Suétone, Claude ne pouvant vivre sans femme, trouva le réconfort avec la fille de son frère. Le mariage est complété par l’adoption du fils d’Agrippine, le jeune Néron représenté dans la série de façon ridicule par son embonpoint et un côté très efféminé. Le parti pris de Graves et de Jack Pullman est de poser un choix, de toute évidence, aberrant, Claude ayant eu alors la volonté de restaurer la République, en particulier grâce à Britannicus, son fils. Dans le roman, ce dernier réplique alors à son père « La République est morte, excepté aux yeux d’hommes dépassés », ruinant ainsi les espoirs de l’empereur.

Aucune preuve ne peut bien sûr étayer une telle allégation, et les auteurs contemporains doivent se contenter de mettre en scène la mort de l’empereur, que tous les auteurs antiques attribuent à des champignons empoisonnés. Pénétrant alors le saint des saints de Claudius, sa bibliothèque, Agrippine et Néron découvrent les rouleaux de l’histoire de sa famille, que l’empereur rédigeait, et les brûlent. Il semble clair que le feuilleton doit prendre ici un aspect de tragédie, puisque l’empereur qui a bien gouverné, celui qui a été malheureux malgré lui, l’handicapé mal aimé, semble perdre ce en quoi il croyait, c'est-à-dire laisser une trace littéraire immuable au-delà de l’éternité. Suétone et Dion Cassius nous laissent à penser que cette histoire familiale a réellement été rédigée. Robert Graves, voulant justifier l’absence de trace conservée, expliquait que

le concept du roman est que Claude écrivit une histoire et que le roman est celle-ci. Cependant à la fin du roman, l’histoire est brûlée et c’est ainsi qu’on peut expliquer pourquoi elle n’existe plus aujourd’hui .

Néanmoins la réalité dépasse parfois la fiction et dans le monde romain très attaché aux présages, la mort de Claude fut accompagnée de signes extraordinaires qui ont certainement persuadé les citoyens que l’empereur était devenu un dieu.

 

Certains critiques littéraires avaient, lors de la sortie de I Claudius, mis en avant les limites et les choix du roman de Graves. Celui-ci, dans une préface à Claudius the god, rappelle qu’il ne s’était pas contenté de faire un amalgame des Annales de Tacite et de Suétone retravaillé par « sa délirante imagination »

Ce n'était le cas ni pour le premier ouvrage ni pour celui-ci. Parmi les auteurs classiques dont je me suis inspiré pour écrire L'Empereur Claude et sa femme Messaline figurent Tacite, Dio Cassius, Suétone, Pline, Varron, Valerius Maximus, Orosius, Frontin, Strabon, César, Columelle, Plutarque, Josèphe, Diodore de Sicile, Photius, Xiphili­nus, Zonaras, Sénèque, Pétrone, Juvénal, Philon, Celsus, les auteurs des Actes des Apôtres et des pseudo-évangiles de Nicodème et saint Jacques, et Claude lui-même dans ses lettres et discours qui ont été conservés.

Si le roman de Robert Graves tient à son sérieux historiographique, la série adaptée de la BBC doit en conserver la tenue. Si l’on passe outre les quelques anachronismes précédemment évoqués, le feuilleton donne une lecture classique de la famille et de la vie de l’empereur Claude. Certes les formes artistiques sont celles de la fin des années 70 et les drapés donnent l’impression d’un drame shakespearien ou d’une tragédie grecque aujourd’hui désuets au regard des nouvelles approches filmiques de l’antiquité romaine (entre autre le feuilleton Rome) plus réalistes, mais les acteurs choisis ont su incarner des personnages appréciés par le public, donnant ainsi une longévité et un certain charme à la série.



Histoire, Toute l’histoire en France, History Channel aux Etats Unis ou en version européenne.

The Robe : film de Henry Koster pour la Twentieth Century Fox avec Richard Burton sur un scénario adapté du roman éponyme de Lloyd C. Douglas, paru en 1942

Version en 1909, puis 1913. La plus connue est celle de 1951 pour la Metro-Goldwyn-Mayer avec Peter Ustinov. Il en existe même une version polonaise de Jerzy Kawalerowicz en 2001

Biographie dans Robert Graves, Les mythes grecs, Fayard 1967

Note du 16 avril 1935 où il évoque la dixième édition en Allemagne soit environ 28 000 ouvrages vendus. A voir dans Diary of Robert Graves 1935-39 and ancillary material © St John's College Robert Graves Trust

Note du mardi 21 janvier 1937

Historiquement, les fils d’Agrippa et de Julie, Lucius et Gaius sont nés en 20 et 17 avant J.-C. Auguste avait supervisé leur éducation et les destinait à l'Empire. Ils reçurent les titres de "prince de la jeunesse" et de "César" ainsi que la toge virile. Lucius meurt le premier d’une maladie mystérieuse en 2 de notre ère à Marseille alors que Gaius agonise en 4 AD après avoir reçu une blessure à l'occasion d’une campagne en Lycie. Dans le feuilleton, Les causes du décès de chacun sont inversées, mais surtout ils meurent avant le bannissement de Julia, alors que leur décès a lieu après, Julia ayant été envoyée en résidence à Rhegium en 2 avant notre ère.

On remarque bien le mur qui oscille dans l‘épisode où Auguste projette Posthumus.

Caius Suetonius Tranquillus a vécu entre le Ier et le IIe siècle. Il est principalement connu pour ses Vies des douze Césars ou De vita duodecim Caesarum libri, qui comprennent les biographies de Jules César à Domitien. Secrétaire d'Hadrien, Suétone avait accès aux archives impériales. Il s’attache à décrire particulièrement la personnalité des premiers Césars, et surtout leurs vices et leurs travers, ce qui a valu à Suétone la réputation de colporteur de ragots, mais pas comme nous l’avons vu, son récit diffère parfois des autres dans ce domaine. Voir Jacques Gascou, Suétone historien, Rome, Ecole française de Rome, 1984

Lucius Annaeus Seneca est né vers 4 av. J.-C. et mort le 12 avril 65 ap. J.-C. Conseiller à la cour impériale sous Caligula, ce philosophe stoïcien fut victime des intrigues de Messaline, la troisième épouse de Claude et relégué en 41 en Corse, d'où il fut rappelé vers 48 AD à la demande d'Agrippine la Jeune, la nouvelle épouse de Claude, qui lui confia la charge de précepteur de Néron. Voir Pierre Grimal, Sénèque ou la conscience de l'Empire, Fayard, 1991.

Paul Petit, Le haut empire (27 avant JC-161 après JC) Seuil points 1974, p. 91.

J. Secher, Rome et son empire, Beauchene et fils 1942. Il s’agit d’un manuel à destination de la classe de 5ème.

Scène de l’épisode 3 : Waiting in the wings.

Il est à noter que, dans le roman de Graves, Claude précise pour cet épisode qu'il était déjà marié à Plautia Urgulanilla qu’il avait épousé vers 9 de notre ère. Il est alors âgé de 18 ans.

Suétone

Episode 4 : What shall we do about Claudius ?

Suétone, Claude 21 et 34 : « Gladiatoria munera plurifariam ac multiplicia exhibuit » et « Dans les combats de gladiateurs, organisés par lui ou par d'autres, il faisait égorger ceux qui étaient tombés, même sans l'avoir fait exprès, surtout les rétiaires parce qu'on voyait bien leur visage lorsqu'ils rendaient l'âme »

Catherine Salles, Les Bas-fonds de l'Antiquité, Petite Bibliothèque Payot 1995. Paul Veyne, La Société romaine, Points Histoire, Éditions du Seuil, 1991

R. Graves, Claudius the God : « The novel’s concept is Claudius wrote a history and that the novel is it. However, at the end of the novel the history is burned so that would be able to explain why it does not exist today. »

Suétone : « Voici les plus remarquables présages de sa mort. On aperçut au ciel une de ces étoiles chevelues qu'on appelle comètes. Le tombeau de Drusus, son père, fut frappé de la foudre, et la même année vit mourir un grand nombre de magistrats de tout genre ».

Cinéma, Histoire et Mémoire, quelques problèmes théoriques et méthodologiques pour son étude

« Le cinéma est le média privilégié pour constituer la possibilité de toute mémoire » J.-L. Godard

Il a souvent été dit que « le cinéma est la seule trace vivante du réel », mais également, qu’à partir de cette impression de réalité, il a créé son propre imaginaire, ses mythes et ses symboles, qui sont devenus avec le temps les images « d’une autre réalité » d’un collectif, d’une société à un moment déterminé. Á ce titre, le discours propre au cinéma donne de ceux–ci une vision particulière.

Cette façon singulière de perpétuer et de réinventer le monde en images, réelles ou fictives, a transformé le cinéma, de l’avis de certains théoriciens, pour en faire le seul art capable de retenir la mémoire.

Grâce aux travaux de théoriciens comme Siegfried Kracauer ou Marc Ferro, beaucoup d’historiens comprennent aujourd’hui le film, y compris le film de fiction, comme un document historique, comme agent de l’histoire et, par conséquent, comme mémoire historique d’une société à une période déterminée.

Cette vision, a permis, par exemple, la conception d’une nouvelle histoire du cinéma, qui a commencé à inclure des années 80 à aujourd’hui, d’autres façons d’analyser les filmographies à partir de sources scientifiquement plus fiables. L’étude sur les conditions de la production cinématographique à partir de l’analyse du contexte et l’application à leurs contenus de l’histoire des mentalités et les pratiques discursives —grâce à Michel Foucault—, ont introduit une perspective qui tente de considérer le film comme porteur des valeurs et des représentations de son temps, et de construire non seulement une histoire des auteurs ou des œa uvres considérées comme significatives mais également une histoire des formes cinématographiques, comme le font aujourd’hui David Borwell, Janet Staiger ou Kristin Thompson.

Cette nouvelle perspective a donné lieu à d’innombrables débats, dont celui sur le rôle joué par le cinéma contemporain dans ce que l’on a historiquement appelé le cinéma national.

Cette catégorie, jugée « évidente » et « indiscutable » dans bien des histoires, a été longtemps considérée comme le résultat de la représentation ou la reconstruction d’une identité nationale collective, dont les caractéristiques se manifestent dans les productions symboliques qui assument les traits les plus marquants d’une collectivité ou d’un groupe social, ce qui donné comme résultat un genre de cinéma particulier qui assume et reproduit dans ses discours et contenus ces valeurs que l’on considère comme nationales.

Aujourd’hui la globalisation que connaissent les processus culturels, la socialisation et la diffusion des symboles, des codes et des stéréotypes que permet le développement des moyens de communication massive, font que ceux-ci ne connaissent plus de frontières et que bon nombre de ces particularités nationales et locales s’estompent, permettant ainsi le développement de processus complexes d’hybridation, d’assimilation et d’échanges interculturels. La culture a dépassé dans les dernières décennies la stratification géopolitique pour acquérir ainsi une plus grande universalité, et le cinéma, comme fait artistique et social, n’est pas resté étranger à ce phénomène.

L’historien qui, alors, va utiliser le cinéma comme un document ou comme un agent de l’Histoire, se trouve aujourd’hui, face à un territoire beaucoup plus complexe que celui offert par les sources plus traditionnelles, car il trouvera un large éventail de savoirs différents, tant sociologiques que technologiques, voire économiques, qui conditionnent sans aucun doute sa production et sa diffusion.

Toutefois, le cinéma n’est pas seulement un document, mais probablement mieux que n’importe quelle autre expression artistique, il permet d’étudier les intersections entre l’imaginaire collectif et la réalité d’une société déterminée. Selon Marc Ferro, c’est ce qui lui donne la possibilité d’être une contre-analyse de la société.

Les films peuvent dévoiler quelques-uns des silences et des omissions de l’histoire officielle, en permettant de voir, au-delà de la réalité représentée, ces questions qui ont été considérées, pour quelque raison que ce soit, inopportunes, non visibles par une histoire qui, de nombreuses fois, est imposée par le pouvoir ou les groupes dominants. Selon Pierre Sorlin, les films ne sont pas des objet historiques appartenant au passé, mais des objets toujours vivants, qui peuvent être recodifiés et resignifiés en permanence par les différents contextes culturels.

Un autre aspect important pour les études théoriques actuelles est celui qui a trait à la relation cinéma-histoire-mémoire, lorsque l’on soumet à l’analyse le rôle qu’a joué le cinéma dans cette relation à partir de son importance dans la production et la reproduction de ce que l’on considère comme mémoire historique.

La mémoire est le mécanisme qui permet aux individus d’être en relation avec le passé grâce à la faculté de reproduire dans leur conscience des idées et des impressions passées. Cela présuppose un exercice qui englobe autant l’individuel que le social d’une manière systématique et constante sans laquelle la vie sociale est impossible, car elle est régie par des conventions et des codes hérités pour devenir réalité et se développer.

La synthèse entre la réalité immédiate, c’est-à-dire la pratique sociale, et ce besoin qu’a la société, d’emmagasiner, de créer et de transmettre des idées, des concepts et des événements transcendants, engendrent la mémoire historique sous forme de discours pour parvenir à durer dans le temps.

Quand ces idées ou ces impressions sont partagées par un groupe d’individus qui leur donne des significations semblables nous pouvons alors parler de la présence d’une mémoire collective.

La mémoire collective peut s’entendre comme un récit ou une partie de la réalité héritée et déjà vécue et elle est donc changeante, dialectique par essence, car chaque génération ajoutera de nouvelles lectures et de nouveaux regards à ce passé acquis, assumé et légué, à son tour, au futur.

La mémoire est en constante relation avec le discours historique, car, d’une certaine manière, elle est elle-même discours historique, à partir du moment où elle cesse d’être un phénomène de la conscience et devient objet d’étude; mais elle conserve sa spécificité dans la mesure où il s’agit d’une forme particulière du discours historique dont le point d’ancrage est l’expérience vécue et transmise, une forme beaucoup moins institutionnalisée que l’histoire traditionnelle.

Selon Le Goff, la connaissance historique tout en s’élaborant, cherche à dominer le vécu, cette mémoire héritée du passé, pour l’appréhender et l’expliquer, d’où l’étroite relation entre histoire et mémoire.

Il y a diverses sortes de mémoire, celle-ci n’est pas un processus homogène, mais se décline en plusieurs variantes comme, la mémoire individuelle, la mémoire familiale, la mémoire mythique, la mémoire populaire. Cette dernière fait également partie de la mémoire collective et correspond aux groupes humains qui ne sont pas ou ne furent pas inclus dans les structures de pouvoir, ceux qui, selon Foucault, n’eurent pas la possibilité d’écrire leur propre histoire.

Cette évocation du passé, peut être mise en relation avec le cinéma et en particulier avec le cinéma historique, quel qu’en soit le point de départ : l’imaginaire collectif, comme c’est le cas de la mémoire, ou l’histoire qui la recueille, qui la met en perspective à partir de ses sources, ou qui l’analyse et l’explique,

On considère le cinéma comme un autre lieu de mémoire qui a à voir autant avec la mémoire historique qu’avec la mémoire individuelle. Le cinéma peut récupérer le passé, parfois de manière nostalgique, complaisante ou bien dans une perspective critique qui donne lieu à une nouvelle lecture, une autre approche, un point de vue différent sur ce passé qu’il prend comme référent pour son récit et son discours. 

Ainsi, la relation entre cinéma et mémoire s’établit de diverses manières.

L’une d’elle consiste à faire du cinéma une boîte d’enregistrement qui témoigne d’une époque, d’une société, d’un groupe d’individus, à partir de ses référents audio visuels. Dans ce cas on peut alors affirmer que tout film peut donner lieu à une lecture historique, c’est ce que Marc Ferro définit comme la lecture historique du film.

Cette approche prend en compte le rôle que peut avoir le cinéma dans la connaissance du passé récent, comme témoin des différentes étapes de ce passé, quand il intègre dans son discours les symboles sociaux, les rites collectifs d’une société à un moment déterminé, ses stéréotypes visuels, sa technicité, sa culture, ses coutumes et d’autres éléments qui permettent d’approcher sa réalité historique ou la manière dont il interprète le monde réel à travers l’art.

Le cinéma permet peut-être mieux que toute autre forme de communication à grande échelle une confrontation entre la mémoire personnelle et la mémoire implicite ou explicite à laquelle un film peut donner forme. Avec ses procédés narratifs et expressifs il est devenu une autre forme de mémoire qui permet la survivance de faits et d’événements qui se seraient perdus dans le souvenir. Ces deux mémoires peuvent s’opposer et provoquer parfois, au moment où le spectateur les perçoit, un sentiment de surprise, de déception voire de scandale. Cette confrontation peut réduire à néant des mythes ou en susciter d’autres, elle peut provoquer des souvenirs ou les déformer, et donner lieu à d’intéressants débats et polémiques.

Le cinéma peut être également considéré comme un art et un moyen de créer de la mémoire. Non seulement il permet de sauver de l’oubli des faits passés ou peu visibles mais encore il peut créer une réalité, sa propre réalité. L’effet de réalité d’un film est si puissant qu’il peut trouver sa justification en lui-même et parfois nous jugeons l’authenticité d’un moment ou d’un lieu grâce à la mémoire visuelle et  audiovisuelle d’un film.

L’histoire du cinéma compte de très nombreux « faits mémorables » qui ne se sont jamais produits dans la réalité et qui ne sont que le résultat de l’imagination et la fantaisie créative des cinéastes. Il suffit de se souvenir de l’arrivée de Lénine à la gare Finlandia de Petrograd dans le film Octobre ou encore l’inoubliable séquence de l’escalier de Odessa dans Le Cuirassé Potemkine, toutes deux inventées par le génial Serguei Eisenstein. Ce sont là deux exemples connus qui permettent de comprendre la capacité du cinéma à créer de la mémoire.

L’autre voie que l’on peut analyser est celle qu’offre le cinéma quand les thèmes traités proposent une réflexion sur les mécanismes de la mémoire et les problèmes de sa représentation cinématographique, en recourant parfois à ce que l’on appelle le cinéma dans le cinéma.

Si l’on aborde les problèmes théoriques et méthodologiques qui surgissent dans l’étude de la relation Cinéma-Histoire – Mémoire, d’autres questions se posent et non des moindres.

Dans plusieurs de ses travaux Marc Ferro a démontré très clairement que cette relation peut s’envisager selon deux perspectives, en prenant toujours comme point de départ les liens qui existent entre Cinéma et Histoire. :

L’idée selon laquelle tout film est historique, car tout film peut être considéré à un moment donné comme une source historique, par le fait qu’il est un produit soumis à des circonstances historiques ; il est en effet le produit d’une culture, d’une idéologie, et répond à un projet et à une volonté idéologique, artistique et esthétique.

Le film, selon Ferro, n’est pas un élément neutre, sans lien avec la société qui le produit, il est, bien au contraire, un médiateur entre cette réalité et ses interprétations ou représentations.

La lecture cinématographique de l’Histoire, quand l’Histoire devient objet plus ou moins central du discours cinématographique dans ce que l’on appelle cinéma historique.

Cette dernière perspective offre la possibilité d’élaborer un discours historique à partir des moyens d’expression propres au cinéma, en particulier la mise en scène de l’Histoire et la représentation de ses évènements et de ses personnages grâce au langage cinématographique.

Le cinéma, et donc le cinéma historique, synthétise, condense au moyen de l’ellipse les événements, en présentant une partie pour le tout, évitant de ce fait ce qui n’est pas attrayant pour le spectacle cinématographique, ou sublimant et ajoutant d’autres choses qui n’ont pas été mises en relief dans la véritable histoire. La recherche de la représentation de ce qui est arrivé réellement est ici un exercice complexe et bien des fois insuffisant si on ne le compare pas à d’autres sources.

Il faut analyser aussi le fait que, lorsque des films n’ont pas été faits dans une intention historique, leur référent ou contexte le plus immédiat leur donne intrinsèquement une connotation historique à prendre en compte ; tel est le cas par exemple des films de guerre tournés au moment même où se produisaient les faits qui leur servent de référent, les films politiques qui prennent en compte un événement ponctuel contemporain de l’époque de leur tournage, et d’autres, qui recueillent les inquiétudes et les modalités selon lesquelles des groupes sociaux déterminés ont mis en question les problèmes de leur temps.

Le film s’analyse comme un texte

Lorsqu’on utilise un film comme source, le problème devient plus aigu parce que la lecture filmique est une pratique généralement plus difficile que la lecture d’un texte écrit, même en maîtrisant parfaitement le langage qui le structure et qui lui donne son sens, et elle est indubitablement parfois plus attrayante et fascinante.

Ses ressources narratives et expressives requièrent une compétence particulière de la part du lecteur du langage audiovisuel. Pierre Sorlin, dans Sociologie du cinéma, insiste sur la nécessité de savoir comment le film est construit, et d’appliquer pour cela le point de vue sémiotique ; cela permettra de comprendre comment est produit le sens, de même que la présence de l’intertextuel en interférence avec le social, les références que le spectateur peut avoir pour qu’il puisse accéder à leur décodage à partir de l’interprétation de leurs possibles connotations et de leur polysémie.

Le film comme source historique

Une des méthodes fondamentales de la science historique est la méthode critique qui permet de transformer les traces en documents, c’est-à-dire en « témoignages » d’un fait déterminé.

Avec chaque génération d’historiens sont apparus de nouveaux « témoignages » et le cinéma y participe, les sources audiovisuelles jouant un rôle important comme nouveaux registres de la réalité qui engendrent à leur tour de nouvelles méthodes critiques.

Un même film peut être interrogé et analysé de manières différentes par chaque génération d’historiens, apportant en cela de nouvelles interprétations et lectures sur son thème, son contexte et sa réception.

Les historiens ont généralement un principe très empirique, l’exhaustivité, qui consiste généralement à soumettre à étude tous les documents possibles sur un thème, tous les films, tous les textes, photographies etc… qui se rapportent à leur réalité.

Le problème réside, sauf cas exceptionnel, dans le fait qu’on ne peut posséder tout ce qui a pu exister sur un aspect de la réalité à étudier, car on peut toujours trouver de nouvelles sources et vestiges, qui peuvent mettre en question les conclusions élaborées à partir de la documentation antérieure.

Selon Michel Lagny, lorsqu’on est devant un texte filmique il faut en analyser le sens à partir de ses conditions de production, chercher qui parle, ou énonce son contenu, le quand et le pourquoi de ces énoncés et formes discursives.

Dans le cas du cinéma de fiction, il ne s’agit pas de savoir si le film dit la vérité sur ce qu’il représente, mais s’il contient tous ces aspects qui intéressent le chercheur, en accord avec ses propos et ses objectifs.

La lecture du film ne doit pas se baser seulement sur l’analyse exhaustive du thème, ou la structure narrative et dramaturgique de son scénario. Dans de nombreuses occasions il est aussi nécessaire d’ajouter l’étude de la correspondance entre ces éléments et les progrès réalisés au moment de leur conception et de leur production par la théorie du cinéma, en particulier de la sémiotique de l’image, afin de réaliser une segmentation plus minutieuse et de comparer les résultats observés dans le film objet de l’analyse et la tendance de l’époque à laquelle il appartient.

Il n’y a pas de recette ni de modèle unique pour la lecture d’un document filmique depuis une perspective historique ; ceux-ci dépendent des présupposés et nécessités du chercheur.

Cependant, il y a des questions dont on tient généralement compte: l’analyse de sa structure narrative, la diégèse de son récit et sa possible ou non fidélité avec le fait ou les faits représentés, leur reconstruction à partir de l’univers audiovisuel que présente le film, le traitement qui y est fait des personnages, le modèle de société qu’on y expose ou qu’on y critique, la manière dont on implique le spectateur autant dans le récit que dans le discours, les possibles connotations et lectures que peut présenter celui-ci parmi d’autres.

Il est évident que, pour prétendre à une analyse scientifique, il est indispensable d’y recouper les sources, de même qu’il est nécessaire d’établir une espèce de grille qui fonctionne comme un système de références pour que les résultats que l’on obtient, comme discours ou comme savoir historique, soient valides, ou au moins puissent être pris comme témoignages pour de nouvelles recherches ou études.

Beaucoup d’auteurs considèrent encore, qu’au milieu d’une véritable civilisation iconique où l’homme vit plongé dans des images qui configurent sa vision du monde, l’historien reste attaché à l’étude des sources traditionnelles ; on élude ainsi l’étude ou l’intégration de l’image dans son discours, les connaissances sur la sémiotique de l’image, l’esthétique, l’étude de questions relatives aux processus complexes de communication et de réception, qui, entre autres choses, ont des rapports avec le monde audiovisuel. On réserve toutes ces choses aux spécialistes de l’Histoire de l’Art, et de la Communication sociale, et elles ne font pas partie, ou sont sous-estimées dans la formation et dans la pratique professionnelle de l’historien.

L’humanité a aujourd’hui accumulé autant, ou plus, d’information historique sous forme d’images que sous forme d’autres sources documentaires ; ces images réclament l’attention et l’étude qui sont de notre responsabilité, de même que leur préservation, leur analyse et leur mise en valeur pour qu’elles fassent aussi partie de la mémoire historico-culturelle de nos pays.

Der Rebell (1932) de Luis Trenker ou l’exemple d’un engagement ambigü

S’intéresser dans le cadre de cette journée à une œuvre de Luis Trenker signifie aborder un sujet qui, hormis pour quelques cinéphiles, est quasiment inconnu en France. En Allemagne, en revanche, il doit sa notoriété aux films qu’il réalisa entre les années trente et cinquante, aux romans de montagne qu’il écrivit et aux émissions de télévision qu’il anima jusque dans les années soixante-dix. Quant à sa région natale, le Tyrol du Sud, elle lui voue un culte qui dépasse largement le domaine cinématographique et artistique.

Il est, à l’origine, totalement étranger au cinéma, un domaine qu’il a commencé à fréquenter par le biais de ce qui fut la passion de sa vie : la montagne. Il est donc tout à fait logique que ce soit dans des films de montagne, que certains vont jusqu’à qualifier de « westerns de l’Allemagne » qu’il effectuât ses premiers pas d’acteur et de réalisateur.

Tourné en 1932 et mettant en scène la révolte du Tyrol en 1809 contre l’occupation napoléonienne, Der Rebell, qui permit à Luis Trenker d’accéder à la notoriété, est un film où se mêlent événements historiques et héroïsme individuel. Nous commencerons par étudier les aspects qui font de ce film un film d’époque avant de nous interroger sur la pertinence d’établir une distinction entre un film d’époque et un film ancré dans son époque. Nous terminerons en mettant en avant les éléments qui parasitent la réception de ce film.

En quoi Der Rebell est-il un film d’époque ?

La carrière cinématographique de Luis Trenker débute en 1923 lorsqu’il occupe les fonctions de conseiller technique sur le tournage de Der Berg des Schicksals d’Arnold Fanck. Recruté d’abord pour sa connaissance de la montagne (depuis son adolescence, il est guide de haute montagne dans les Dolomites qui l’ont vu naître), il parviendra en l’espace de quelques films à s’imposer comme acteur, puis comme réalisateur.

Né en 1892, dans le Val Gardena, une vallée du Tyrol du Sud, et donc sujet de l’Empire austro-hongrois, Trenker vécut le Traité de St-Germain en Laye, signé en 1920 entre les Alliés, vainqueurs, et l’Autriche, défaite, comme un traumatisme.

Nous qui étions restés au pays, il nous fallait commencer par nous réhabituer à la vie civile ; comme nous étions des Tyroliens du sud, il nous fallait, en outre, nous accommoder du fait que nous étions devenus citoyens d’un pays étranger.

À l’issue de la Première Guerre mondiale, Français et Anglais décidèrent, pour remercier l’Italie d’être entrée en guerre à leurs côtés, de lui attribuer la partie du Tyrol située au sud du col du Brenner, mettant fin à l’unité historique du Tyrol et faisant désormais des Tyroliens du sud, germanophones depuis toujours, des citoyens italiens, coupés de leurs « frères » du Nord par une frontière internationale.

Issu d’une famille modeste de St Ulrich im Grödnertal (là où se situe l’action de Der Rebell), Luis Trenker est une illustration du parfait Tyrolien, chez qui se retrouve un sentiment régionaliste marqué, comme c’est au demeurant le plus souvent le cas chez les habitants des régions périphériques de la monarchie austro-hongroise, où l’appartenance à un terroir historique millénaire prend le pas sur une identité nationale de plus en plus aléatoire au tournant du XXe siècle. Ce sentiment se double d’un attachement viscéral à ses montagnes natales, qui devinrent très vite pour lui un gagne-pain essentiel.

Cette figure du paysan tyrolien vivant en communion avec la nature sauvage et les grands espaces et incarnant l’identité régionale est présente dans l’imaginaire collectif au moins depuis l’époque napoléonienne en la personne d’Andreas Hofer. Egalement originaire du Tyrol du sud (quoique né dans une autre vallée), Hofer fut à l’initiative de la lutte contre l’occupant français. Considéré comme le véritable héros national tyrolien, il a indiscutablement inspiré Luis Trenker dans sa conception du personnage de Severin Anderlan, le héros de Der Rebell, avec lequel il partage une même origine rurale, les mêmes racines sud-tyroliennes et la même fin tragique sous les balles d’un peloton d’exécution français.

L’idée de réaliser un film consacré aux événements de 1809 vint à Trenker lors d’un séjour qu’il effectua aux Etats-Unis en 1931 pour préparer le remake américain de Berge in Flammen.

Mon projet traitait de l’histoire dramatique d’un jeune Tyrolien qui en 1809 rentre d’Iéna après avoir fini ses études et qui, au lieu de retrouver dans la maison familiale sa mère et sa sœur pleines de bonheur, ne trouve que des ruines fumantes et abandonnées. Il se rebelle contre une dictature qui asservit son peuple et devient le leader d’une troupe de compatriotes contre les oppresseurs napoléoniens de son pays. Il finit par plier face au nombre et est fusillé. Mais la musique qui a bercé sa vie, l’idée de liberté, continue à vivre dans les légendes et les chants de son pays.

D’emblée, le synopsis semble accorder à l’action politique une dimension essentielle et s’engager sur la voie du film historique. Le choix d’une période qui constitue un tournant décisif dans l’histoire du Tyrol ainsi que le recours aux costumes, notamment aux uniformes militaires napoléoniens et bavarois ou à celui des étudiants ne font que confirmer cette intention. Pourtant, il ne s’agit pas d’une reconstitution historique : le personnage principal n’est pas une figure historique, comme l’est Andreas Hofer, mais une invention de Trenker. On pourrait ajouter une création sur mesure, car on peut être tenté d’émettre quelque doute sur la vraisemblance de la prestation de celui-ci (qui avait 40 ans à l’époque du tournage) dans le rôle de l’étudiant.

On est alors en droit de s’interroger sur les raisons qui l’ont conduit à inventer de toutes pièces un personnage de fiction alors qu’il disposait, avec Andreas Hofer, d’un personnage historique. La réponse pourrait se trouver dans sa volonté manifeste de donner à son récit une forte composante mythique, tout en conservant le cadre historique choisi. On peut penser que le but pouvait être plus facilement atteint qu’avec un personnage historique, d’autant que par bien des aspects, la personnalité d’Andreas Hofer est loin d’être incontestée, les historiens ayant mis en avant le caractère foncièrement passéiste de son combat, marqué en outre au sceau du cléricalisme.

On ajoutera que le choix des lieux de tournage pour les extérieurs (qui fut dicté par la réalité géopolitique de l’époque) contraignit Trenker à se replier dans des contrées voisines de son Tyrol natal, mais néanmoins situées à l’étranger, essentiellement dans la vallée de la Haute et de la Basse Engadine. Cela peut apparaître comme un détail secondaire, mais du fait notamment de la typicité de l’habitat rural de cette région de Suisse, le résultat final ne saurait revêtir un caractère réaliste. Par ailleurs, le fait que l’intrigue politique se double d’une intrigue amoureuse (le personnage de Severin Anderlan tombe amoureux, dès son retour, de la fille du fonctionnaire bavarois envoyé pour prendre la tête de l’administration locale) confirme l’impression que contient déjà le titre du film : il s’agit pour Trenker avant tout de retracer le destin d’un individu indissociablement lié à son environnement.

Un film d’époque ou un film ancré dans son époque ?

Der Rebell impose, en tant que film historique, trois niveaux de lecture. Il retrace tout d’abord, comme nous l’avons évoqué précédemment, la lutte du Tyrol pour son indépendance en 1809. Mais il est impossible de ne pas voir aussi dans ce combat une parabole de la situation d’aliénation dans laquelle s’est retrouvée plongée la population après qu’elle avait été séparée de l’Autriche. Le Traité de St-Germain représente une césure dramatique pour une population germanophone qui se retrouva de facto en situation de minorité linguistique. On notera au passage que dans le film, l’ennemi, qu’il s’agisse du Français de 1809 ou de l’Italien des années vingt, possède des caractéristiques physiques étrangement similaires. (Une « confusion » qui n’est peut-être pas complètement involontaire et que l’on pourra rapprocher de l’acception de l’adjectif allemand « welsch », qui peut selon le contexte géographique désigner aussi bien les Italiens que les Français.)

Le dernier niveau de lecture est celui auquel renvoie Trenker lui-même dans son autobiographie, où il affiche une intention encore plus symbolique puisqu’il affirme :

Loin de tout patriotisme local et de toute propagande touristique zélée, j’ai voulu évoquer le Tyrol de 1809 pour en faire un appel et un avertissement, et pas seulement à l’intention des Allemands. Il s’agissait, pour moi, de faire sous l’aspect de 1809 un film qui rappelât, bien au-delà du Tyrol, le destin de l’Allemagne après le Traité de Versailles.

Mais au-delà de son aspect de film d’époque, Der Rebell est aussi un film profondément ancré dans son époque. Il est donc impossible de ne pas s’intéresser aux éléments qui renvoient à la réalité politique et culturelle des années vingt et trente.

Le cinéma de propagande nazi s’insère dans les douze ans du Reich de ‘mille ans’ (1933-1945) mais il prend naissance dans le cinéma qui l’a précédé. […] C’est un usage commode que de présenter la période cinématographique qui s’étend de 1919 à 1933 comme le ‘cinéma de Weimar’. En fait, plusieurs styles cinématographiques sont repérables qui illustrent, chacun à leur manière, le trauma post-guerre, la déstructuration de la société, ses angoisses puis ses espoirs. Deux grandes voies furent empruntées par le cinéma, celle de l’expressionnisme et celle de l’évasion héroïque (les films de montagne).

La sortie de Der Rebell à la fin de 1932 (soit quelques mois avant la sortie du Testament du Dr.Mabuse de Fritz Lang) s’inscrit à l’intérieur d’un genre cinématographique que l’on s’accorde à reconnaître comme typiquement allemand[9]

En 1931, Luis Trenker avait fait partie du casting de La montagne sacrée aux côtés de Leni Riefenstahl. Mais cela suffit-il pour autant à faire de lui un précurseur de l’art officiel du IIIe Reich ? L’idéologie völkisch (reprise par les Nazis) considérait le peuple allemand comme un ensemble d’individus unis par les mêmes liens du sang et l’attachement à la même terre. Transposée dans le domaine des arts, cette idéologie « Blut- und Boden » (littéralement : basée sur le sang et le sol) constitue le prolongement et le dévoiement de la tradition du Heimatkunst (« art national populaire »), un genre artistique apparu au XIXe siècle en réaction à des mouvements tels que le naturalisme et opposé à la place croissante de la grande ville, notamment dans la littérature. L’art devait au contraire prendre ses racines dans une nature à la fois populaire et vierge de toute déformation humaine et libre de tout signe de décadence morale. Elle renvoie à une exaltation de l’attachement viscéral de l’être humain à sa terre natale. Et c’est dans le monde paysan, et notamment dans le milieu montagnard que cette symbiose entre l’homme et la nature s’exprime de la façon la plus emblématique. A cet égard, la scène d’ouverture de Der Rebell est un cas d’école.

Les régions alpines avec la pureté des cimes et leurs habitants blonds resplendissant de santé constituent donc un milieu idéal pour situer l’action de films à même de présenter une image de l’Allemagne éternelle. Le personnage de Severin Anderlan incarne à lui seul l’archétype de cet « aryen », icône de l’idéologie du national-socialisme. Il collectionne les papillons ou plonge littéralement dans le ruisseau lorsqu’il s’agit de montrer à Erika comment boire. C’est lui qui, alors qu’il a dû se réfugier dans une cabane d’alpage parce que sa tête était mise à prix déclare d’un ton réjoui : « Je me sens rudement bien sur mon alpage. »

Si l’on suit le raisonnement de Siegfried Kracauer

Les films d’une nation reflètent sa mentalité de maanière plus directe que tout autre moyen d’expression artistique

De fait, un certain nombre de scènes apparaissent comme renvoyant clairement aux méthodes employées par les nationaux-socialistes dans le combat politique à la fin des années vingt et du début des années trente. Lors d’une réunion secrète tenue dans une église où deux tendances divergentes s’affrontent, on voit Severin Anderlan haranguer ses compagnons, les jambes d’abord légèrement écartées, puis grimpant d’un bond alerte sur une table. Les mouvements de caméra, les plans en contre-plongée, les regards des paysans braqués vers le chef charismatique et décidé, tout renvoie à la quête de l’homme providentiel dans laquelle était plongée l’Allemagne de l’époque.

Les éléments qui parasitent la réception du film

Une fois établis ces éléments indiscutables, se pose la question de savoir quel statut il faut accorder à ce film. Dans son ouvrage Film et histoire, Jérôme Bimbenet considère que « Der Rebell peut apparaître comme le premier film de l’ère nazie, même s’il n’est pas à proprement parler un film de propagande. »

Les intentions de Luis Trenker sont en apparence de nature à infirmer ce jugement de façon catégorique. « Theodor Wolff publia en première page du Berliner Tageblatt une interview dans laquelle j’expliquais que la liberté à laquelle je pensais dans le « Rebell » devait s’appliquer, par delà toutes les frontières, à tous les êtres humains, quelles que fussent leur nature et leur religion.»

Or, si l’on se penche sur le contexte historique de la sortie du film en décembre 1932 (qui précéda de quelques semaines la prise de pouvoir par Adolf Hitler), force est d’y voir un élément qui en parasite nettement la réception. Dans son journal, Goebbels porte sur Der Rebell un jugement qui témoigne de son intérêt pour la technique cinématographique et surtout pour le bénéfice qu’il pensait pouvoir en tirer :

En soirée, nous regardons le film « Rebell » de Luis Trenker. Une réussite de l’art cinématographique. C’est ainsi que l’on peut imaginer le film de l’avenir, révolutionnaire, avec des scènes de masses qui sont conçues avec une vitalité phénoménale. Dans une scène, où une croix géante est transportée hors de la chapelle par les insurgés, le spectateur est bouleversé jusqu’au plus profond de lui. On peut voir là ce dont le film est capable quand on a affaire à quelqu’un qui s’y connaît. Nous sommes tous émus jusqu’au fond de notre âme.

Et lorsque le même Goebbels, lors de son premier discours devant les représentants du monde du cinéma cita quelques exemples de films à imiter, il évoqua quatre titres parmi lesquels figurait Der Rebell. On peut souscrire au jugement porté par Goebbels, au moins pour ce qui est de l’objectif visé par Trenker : il s’agit pour lui de s’adresser au sentiment des gens plus qu’à leur raison. Ainsi en va-t-il lors de la bataille où les insurgés tyroliens se précipitent à l’assaut des Français en brandissant leur drapeau (sur lequel figure un aigle). La bannière y acquiert une valeur symbolique grandiloquente par l’insistance que met Trenker à la filmer tournoyant dans le ciel, puis lorsqu’elle est jetée à terre et enfin piétinée par les soldats français notamment. Quant à la scène finale, alors que Severin Anderlan qui vient d’être fusillé se redresse, elle accentue, par sa transfiguration de la mort du héros, le caractère messianique du personnage, qui en s’emparant du drapeau rend à son peuple sa fierté bafouée et lui redonne foi en l’avenir après une défaite qui ne saurait être que passagère.

C’était, selon les termes mêmes d’Hitler, la voie que devait emprunter la propagande pour être efficace :

Toute propagande doit être populaire et placer son niveau spirituel dans la limite des facultés d’assimilation du plus borné parmi ceux auxquels elle doit s’adresser. Dans ces conditions, son niveau spirituel doit être situé d’autant plus bas que la masse des hommes à atteindre est plus nombreuse. […] L’art de la propagande consiste précisément en ce que, se mettant à la portée des milieux dans lesquels s’exerce l’imagination, ceux de la grande masse, dominée par l’instinct, elle trouve, en prenant une forme psychologique appropriée, le chemin de son cœur.

Une étude un peu plus détaillée des positions défendues par Anderlan dans le cadre de la discussion interne aux insurgés, fait apparaître celui-ci avant tout comme le défenseur d’un point de vue pangermanique S’il refuse de prêter allégeance au serment qui est exigé de lui, c’est parce qu’il refuse de se battre contre les Bavarois. « Nous n’allons pas nous battre frères contre frères. Ce sont des Allemands comme nous. » Alors que la majorité des insurgés s’engage à lutter contre l’ennemi quel qu’il soit, la morale d’Anderlan lui dicte de ne pas prendre les armes contre ceux qui sont membres d’une même communauté nationale, puisque coule dans leurs veines à tous un même sang. Ceci met en évidence les accointances entre le film de Trenker et l’idéologie nazie de façon tout aussi nette que la lecture de l’image a déjà permis de le montrer.

De même, comme le fait remarquer Kracauer, l’appel au soulèvement national qu’il rédige est adressé par un Tyrolien à ses « frères » allemands. Dans la lutte politique que mène Severin Anderlan, le caractère patriotique tyrolien finit donc par passer au second plan. Il redevient en quelque sorte un représentant de cette jeunesse estudiantine nationaliste qui avait été partie prenante des luttes de libération contre Napoléon et s’était organisée dans les Burschenschaften, ces corporations engagées au début du XIXe, à la suite de la Bataille des Nations à Leipzig en 1813 dans le combat pour l’unité du peuple allemand et sa libération de tous les jougs. Notons au passage que ce n’est sans doute pas un hasard si Anderlan est étudiant à Iéna puisque c’est là que fut fondée la première corporation d’étudiants.

La personnalité et le parcours de Trenker ne contribuent pas à faire la lumière sur le sujet sensible des rapports qu’a pu entretenir tout artiste avec le pouvoir national-socialiste. D’une part, il exprima à plusieurs reprises l’ambivalence de ses sentiments devant le succès public rencontré par son film :

Je me rendis alors clairement compte à quel point la fanatisation des masses par Hitler avait progressé. Ainsi, le grand succès de ce film sur la

liberté, qui se voulait sincère, fut pour moi autant que pour la société Universal franchement ambivalent.

 

Mais il fait d’autre part le récit de ses entretiens avec Josef Goebbels ou avec Hitler en personne. Si l’on ajoute à cela le fait qu’il resta en Allemagne jusqu’en 1942 où il continua de tourner, avant de partir s’installer en Italie, considérant que sa marge de manœuvre était de plus en plus réduite, on en déduira que ses réalisations ultérieures n’étaient pas de nature à heurter les conceptions artistiques du régime, comme en témoigne le tournage du film Condottieri, une coproduction germano-italienne tournée en 1937, au moment du rapprochement entre Hitler et Mussolini.

Quant aux critiques parues à la sortie du film, elles eurent elles aussi du mal à séparer le bon grain de l’ivraie. Le magazine Variety écrivait ainsi en juillet 1933 :

Le film se distingue par une photo magnifique, un décor à couper le souffle et une action ; à cause de sa tendance anti-hitlérienne, ce film ne devrait être présenté que dans quelques salles européennes.

Le critique du New York Times jugeait pour sa part que « ce film exceptionnellement réussi ne pouvait être tourné que par un homme qui aimait autant les montagnes du Tyrol que les Tyroliens aiment leur liberté. »

L’ambiguïté évoquée en titre de cette communication relève davantage de l’interprétation a posteriori qu’a pu en livrer Trenker que d’une analyse objective du film qui présente, par bien des aspects, une phraséologie pour le moins en phase avec le nazisme. Pour Siegfried Kracauer, « c’est une évidence picturale que le film de Trenker n’est rien d’autre qu’un film pro-nazi à peine masqué. »

On ne saurait, je pense, sous-estimer la part d’opportunisme du réalisateur dont c’était le premier film derrière la caméra et qui n’a vraisemblablement pas hésité à en rajouter dans la débauche d’effets. Mais il paraît toutefois difficile de le suivre dans sa tentative de présenter Der Rebell comme un appel au soulèvement contre le national-socialisme.

Je finirai en soulignant le fait que le film met aussi en évidence, par delà la période nazie, un phénomène assez présent dans maintes régions des Alpes, qui est le besoin de faire émerger

des personnalités fédératrices, à mi-chemin entre mythe et histoire, dont l’action constitue une sorte de référent favorisant sinon l’identification au personnage, du moins le renforcement de l’ancrage dans le terroir local, que ce soit Guillaume Tell, Andreas Hofer ou à l’époque contemporaine, et pour rester au Tyrol du Sud, la personnalité de l’alpiniste Reinhold Messner, qui est une sorte de Trenker moderne, dans une version progressiste et politiquement correcte.

 



Il serait, dans ce cas, quasiment plus exact de parler de la marque « Luis Trenker » puisque son nom est aujourd’hui le plus souvent associé à des vêtements de sportswear haute gamme.

Interview du réalisateur Philipp Stölzl avec Hanns-Georg Rodek, Die Welt, 21 octobre 2008.

Wir Daheimgebliebenen mussten uns erst wieder an das zivile Leben gewöhnen; als Südtiroler mussten wir außerdem noch mit der Tatsache fertig werden, dass wir Bürger eines fremden Landes geworden waren.

Luis Trenker, Alles gut gegangen, Geschichten aus meinem Leben, Reinhard Mohn OHG, s.d.

Rappelons ici que le cœur historique du Tyrol, la forteresse des comtes du Tyrol, qui a donné son nom à la région, le Schloss Tirol, se situe aux abords immédiats de Meran/Merano, dans la partie désormais italienne du Tyrol.

Mein Entwurf behandelte die dramatische Geschichte eines jungen Tirolers, der im Jahre 1809, von seinem Studium aus Jena heimkehrend, anstatt der glücklichen Mutter und Schwester im väterlichen Hause nur mehr eine rauchende, verlassene Trümmerstätte vorfindet. Er rebelliert gegen eine Diktatur, die sein Volk knechtet, und wird zum Anführer einer Schar unerschrockener Landsleute gegen die napoleonischen Bedrücker seines Landes. Schließlich erliegt er der Übermacht und wird standrechtlich erschossen. Aber der Klang seines Lebens, die Idee der Freiheit, lebt in den Legenden und Liedern seines Volkes weiter.

Luis Trenker, Op. cit., p. 283.

Jérôme Bimbenet, Film et histoire, Armand Colin, Paris, 2007, p. 203.

Op. cit. p. 211.

Siegfried Kracauer, De Caligari à Hitler, L’Âge d’homme, Paris, 1973, p. 290.

Op. Cit., p. 5.

Jérôme Bimbenet, Op. cit., p. 213.

Luis Trenker, Op.cit., p. 288.

Abends sehen wir den Film ‘Rebell’ von Luis Trenker. Eine Spitzenleistung der Filmkunst. So kann man sich den Film der Zukunft denken, revolutionär mit ganz großen Massenszenen, die mit einer ungeheuer vitalen Kraft hingeworfen sind. In einer Szene, in der ein Riesenkruzifix von den Aufständischen aus einer Kapelle herausgetragen wird, wird der Zuschauer auf das tiefste erschüttert. Man kann hier sehen, was aus dem Film zu machen ist, wenn einer sich darauf versteht. Wir sind alle bis in die Seele ergriffen.

Josef Goebbels, Journal, 18 janvier 1933, cité par L.Trenker, page 289.

Article Der Rebell, in : Reclams Filmführer (12. neu bearbeitete Auflage), Philipp Reclam jun., Stuttgart, 2003.

Cité par Christian Delage, La vision nazie de l’histoire, L’Âge d’homme, Paris, 1989, p. 108.

Deutlich erkannte ich nun, wie weit die Fanatisierung der Massen durch Hitler schon gediehen war. So war der an sich große Erfolg dieses ehrlich gemeinten Freiheitsfilms sowohl für die Universal als auch für mich durchaus zwiespältig. Luis Trenker, Op.cit. ,p.288.

CineGraph – Lexikon zum deutschsprachigen Film, edition text+kritik im Richard Boorberg Verlag, München, 1984.

Prachtvolle Fotografie, atemberaubende Szenerie und kraftvolle Handlung zeichnen den Film aus, der wegen seiner Anti-Hitler-Tendenz (Anti Hitlerfeeling) nur in wenigen europäischen Theatern gezeigt werden dürfte… Variety, Juli 1933

Dieser ausgezeichnet gemachte Film konnte nur von einem Mann gestaltet werden, der die Bergwelt Tirols so liebt wie die Tiroler ihre Freiheit.

Ces deux critiques sont reproduites d'après l'ouvrage de Trnker lui-même.

Siegfried Kracauer, Op. cit., p. 295.

Époque coloniale et esclavage dans le cinéma cubain : La Ultima Cena (1976) de Tomas Gutierrez Alea

Il s’agira de mettre en perspective un témoignage cinématographique de l’histoire coloniale, dans un film cubain de Tomás Gutiérrez Alea, La última cena (La dernière cène, 1976), classé comme « film historique », dont l’argument repose sur un fait divers qui eut lieu à la fin du XVIIIe siècle dans la Cuba esclavagiste. Ce réalisateur, parmi les plus célèbres du cinéma latino-américain, s’est engagé depuis les années 1960 dans le processus de renouvellement du cinéma cubain, ainsi que dans la réflexion critique sur l’histoire nationale et régionale selon les concepts révolutionnaires d’émancipation anticoloniale, prônant le métissage culturel et la culture de résistance depuis la période coloniale.

D’après l’étude de quelques représentations liées à l’esclavage dans le film, nous tenterons de mettre en valeur l’intérêt de la reconstitution historique et du positionnement éthique qu’il préconise. Nous nous intéresserons également à la portée symbolique des messages délivrés qui, au-delà du discours culturel et identitaire quant à la définition de la cubanité, renvoient à des questionnements intimes de l’auteur, de contenu philosophique et politique clairement d’actualité au moment de la réalisation du film, c’est-à-dire l’Histoire du temps présent, selon l’approche critique de l’historien Marc Ferro sur le cinéma.

Cinéma et histoire à Cuba

Dans le contexte cubain révolutionnaire des années 1960-70, la politique culturelle du nouveau gouvernement marxiste se fonde sur un projet commun, la nécessité de créer « un art d’avant-garde dans un pays sous-développé en révolution » (R. Fernández Retamar, 1967). Alejo Carpentier, l’un des premiers écrivains caribéens à donner à l’esclave et au nègre marron le statut de héros littéraire et de mythe, réaffirme la fonction sociale de l’intellectuel : écrire est un moyen d’agir qui permet de transformer la société, grâce à la réflexion critique et à la décolonisation de l’histoire et de la culture.

Le Premier Congrès de l’Education et de la Culture (1971), dont les débats ont engagé les auteurs à faire justement des films historiques, ouvre la période généralement appelée du « Quinquenio gris » (Quinquennat gris) selon le terme choisi par le critique Ambrosio Fornet, caractérisée par l’autoritarisme gouvernemental et le manque de dialogue avec les intellectuels, en particulier depuis la crise de 1968 à l’UNEAC, l’Union des Ecrivains et des Artistes de Cuba, et le départ en exil de certains d’entre eux. Les années 1970 correspondent à la période d’institutionnalisation du régime révolutionnaire, avec l’élaboration de la Constitution de la République socialiste, l’instauration du parti unique (Parti Communiste Cubain) depuis 1965, avec son leader charismatique Fidel Castro. C’est une décennie « grise » malgré le développement intensif dans le domaine économique, social et éducatif, marquée par un dogmatisme et un bureaucratisme triomphant, par le rapprochement avec l’URSS et l’isolement de l’Europe, renforcés par le blocus des Etats-Unis. Depuis les années 1990, l’historiographie cubaine n’hésite plus à dénoncer le sectarisme de cette période assez noire, entachée de censure et de répression.

 

Cependant, dans les études historiques et ethnologiques des années 1960-70 à Cuba et dans la Caraïbe, qui prolongent les recherches de l’ethnologue Fernando Ortiz, sont posés des questionnements identitaires profondément rénovateurs, à partir d’une revendication du métissage culturel fondateur, dans la perspective du marronnage culturel qu’avait commencé à définir Alejo Carpentier. On s’intéresse à l’esclavage, au rôle des noirs dans l’histoire nationale, dans un esprit révolutionnaire et nationaliste de révision historique pour renforcer l’unité nationale : il faut réactiver la mémoire collective d’un passé douloureux mais finalement méconnu, afin d’exorciser les blessures d’une époque de répression et d’intolérance. L’esclavage fut longtemps occulté ou perçu de façon méprisante par l’idéologie conservatrice de l’histoire officielle, une vision paternaliste qui renvoyait à la victimisation des esclaves mais jamais dans une perspective de remise en cause depuis les acteurs (et profiteurs) du système colonial et avec la complicité de l’oligarchie puis de la grande bourgeoisie précapitaliste et enfin, avec l’appui de l’Eglise et de ses institutions.

Ce retour sur le passé historique de Cuba depuis la vision des vaincus, des victimes du passé colonial et esclavagiste, offre en littérature et au cinéma la figure d’un héros rebelle, blanc, noir ou métis, élevé au rang de mythe incarnant la résistance du peuple depuis les indépendances (deux guerres dans lesquelles ont participé les esclaves libérés par les petits planteurs indépendantistes) ; le patriotisme s’accorde alors avec le nationalisme révolutionnaire. Le scénario des films de T. Gutiérrez Alea, Una pelea cubana contra los demonios (Un combat cubain contre les démons, 1971) et La Última Cena (1976), sont inspirés de l’œuvre de Fernando Ortiz et de l’historien Manuel Moreno Fraginals. L’essai de ce dernier sur l’histoire coloniale, El ingenio, de 1964 (réédité en 3 volumes en 1977), évoque l’histoire vraie du personnage de La Última Cena, un fait divers dans une plantation cubaine du XVIIIe siècle qui suscita la curiosité d’Alea.

Cette optique politique et culturelle axée sur l’identité nationale, revue par des concepts de libération décolonisatrice pour contrecarrer l’assimilation coloniale et ses conséquences, et soutenue par l’ICAIC, institution d’état créée dès 1959 pour développer le cinéma national et diffuser la propagande révolutionnaire, a inspiré au cinéma des films dits historiques, La última cena (1976) de Alea, ou El otro Francisco de Sergio Giral (L’autre François, 1974). Il s’opère un retour sur le passé colonial, avec ces films basés sur des faits réels ou inspirés de romans du XIXe siècle : ceux de Sergio Giral, El rancheador (Le chasseur d’esclaves, 1976), sur les esclaves et le racisme dans les relations sociales de la société coloniale, Plácido (poète mulâtre exécuté lors de la répression de la Escalera en 1843-44, suite à une conspiration anticoloniale), Maluala, palenque de cimarrones (nom d’une communauté d’esclaves en résistance, 1979). Ont été réalisés également de nombreux documentaires sur la réalité contemporaine des communautés noires et pauvres de Cuba, sur les cultures afro-cubaines et les religions syncrétiques (Santiago Álvarez, Sara Gómez, Manuel Octavio Gómez, Pastor Vega, Nicolás Guillén Landrián), ainsi que les films de Humberto Solás. Ce grand réalisateur cubain a su mettre en lumière les valeurs de l’identité cubaine métisse, ainsi que les concepts de libération et d’émancipation (femmes, noirs, rapports à la foi révolutionnaire, à l’exil, etc.), sans tomber dans le schématisme de la pure propagande ou dans la critique superficielle, ce qui lui a valu parfois de l’incompréhension de la part du public ou de la critique, comme pour Gutiérrez Alea.

Il est bon de rappeler qu’en Amérique Latine et particulièrement au Brésil, depuis le Cinema Novo des années 1960, ont été produits des films de thème afro qui s’inscrivent dans le contexte historique de l’esclavage colonial, ou qui, à travers l’évocation du monde rural (en particulier du Nordeste), s’intéressent aux traditions orales métissées, à la religiosité et aux mythologies populaires; notamment les films de Glauber Rocha, de Nelson Pereira dos Santos et de Ruy Guerra, ou de Carlos Diegues : Ganga Zumba (1964), Xica da Silva (1976), Quilombo de Palmares (1984). Il faut aussi compter avec les adaptations de romans brésiliens fondateurs de la littérature nationale, de J. Guimarães Rosa, de Mario de Andrade (Macunaíma, 1928, film de Joaquím Pedro de Andrade, 1969), et de l’écrivain marxiste Jorge Amado (Jubiabá, La Boutique aux Miracles, Doña Flor et ses deux maris, etc.).

Tomás Gutiérrez Alea, un artiste engagé

Le réalisateur cubain (1928-1996), fait partie de la même génération que Gabriel García Márquez, Fidel Castro, Ernesto Che Guevara, et les cinéastes qui ont rénové le cinéma latino-américain (N. Pereira dos Santos, G. Rocha, F. Birri). Il a réalisé des films de fiction et des documentaires des années 1950 jusqu’à sa mort. Son œuvre est très liée à des thèmes universels (amour, amitié, mort, tolérance), mais les problématiques socio-historiques et culturels spécifiques à l’évolution de la société cubaine ont toujours été une priorité : époque contemporaine, sur la Révolution et le sous-développement, ou passé colonial, décolonisation, émancipation, identité cubaine.

Dans les années 1960, il participe à la création du cinéma révolutionnaire de l’ICAIC (documentaires de propagande sur la réforme agraire par exemple ou sur l’invasion contre-révolutionnaire de la Baie des Cochons). Il crée une comédie satirique contre la bureaucratie La mort d’un bureaucrate (1966), et réalise Mémoires du sous-développement (1968), considéré comme son meilleur film, un drame social et politique, d’après la vision d’un intellectuel bourgeois sceptique et méprisant, un contre-héros qui ne comprend pas le processus révolutionnaire et les événements des années 1961-62 (réformes). Dans le cadre du cinéma de l’ICAIC, la liberté de création était limitée et surveillée mais les membres de cette institution restaient assez indépendants du gouvernement et de certaines décisions prises en haut lieu, surtout après les années 1970-80. Alea a pu créer dans les limites imposées (manque de moyens financiers et matériels, méfiance idéologique des dirigeants envers lui), mais il a su conserver une certaine marge de création toujours revendiquée et poussée chez lui aux limites du possible (sur la corde raide). Il aurait pu, comme un certain nombre d’intellectuels et d’artistes dont les cinéastes Jesús Díaz et Sergio Giral dans les années 1990, partir à l’étranger pour vivre mieux, mais il ne s’est jamais exilé. Il a préféré rester et faire la critique de la Révolution pour palier les manques et corriger les erreurs, œuvrer à l’amélioration de la société révolutionnaire (contre la bureaucratie, le dogmatisme, l’abus de pouvoir) et au changement des mentalités (machisme, racisme, homophobie).

Même si ses meilleurs films sont La última cena et Memorias…, Alea est plus connu par la résonnance de Fresa y chocolate (Fraise et chocolat, 1993, Prix à Berlin et nominé aux Oscars). Ce film émouvant lance un appel à la tolérance et à la lutte contre les dogmes intransigeants, contre les préjugés machistes envers les homosexuels à Cuba. Il s’agit de l’histoire d’une amitié sincère possible entre un jeune étudiant communiste formé par la Révolution et ses dogmes, et un homosexuel, brillant intellectuel qui lui fait découvrir l’amitié et une initiation à la culture cubaine, son métissage et sa portée universelle. Le dernier film d’Alea, en collaboration avec Juan Carlos Tabío comme le précédent, Guantanamera (1995), dénonce de façon comique et satirique la grave crise économique des années 1990 (Période spéciale) suite à la chute du bloc de l’Est socialiste. Des films très critiques d’un Alea vieillissant demeuré fidèle à son idéal révolutionnaire mais déçu par la Révolution cubaine, inquiet et amer pour l’avenir des Cubains.

Son film tourné en 1976, La dernière cène, est sorti en 1977 (35 mm, 120 mn) ; ce septième long métrage de fiction d’Alea est son premier en couleur, très réussi grâce au scénario, à la musique et à la photographie de Mario García Joya. Alea a toujours montré un intérêt particulier pour dénoncer le racisme et ses représentations dans l’histoire et dans la culture de Cuba. Par son engagement constant contre le sous-développement, le conformisme et l’intolérance, il illustre également cette quête identitaire assumée par les intellectuels cubains du XXe siècle, ainsi que leur opposition à l’eurocentrisme d’une part, et à l’impérialisme culturel d’autre part (voir ses essais, articles et entretiens publiés, ainsi que son épistolaire, Madrid, 2007). Dans une conférence de presse de 1977, Alea explique son point de vue sur le film et son contexte :

Me interesó el problema racial. Si bien estoy literalmente convencido de que si en algún país es posible la integración a corto plazo es en Cuba –porque tradicionalmente ha habido una mezcla muy grande y también una actuación del negro traído de África en las luchas de nuestra independencia-, eso no quiere decir que no existan restos de racismo a niveles individuales, porque la Revolución suprime radicalmente la discriminación en su base material y social. Hay una necesidad de revalorizar la participación del negro en nuestra historia y situarlo realmente en el lugar que le corresponde, verlo de la manera más objetiva posible con sus valores y lo que ha aportado a nuestra cultura.

L’esclavage à Cuba

Cuba est l’une des premières îles en Amérique à mettre en place l’esclavage des Africains, en tant que territoire de la Couronne espagnole bénéficiant du privilège commercial de la Casa de contratación de Sevilla (Compagnie des Indes, négrière entre autres). En 1510-20, des esclaves indiens travaillent dans les mines, en 1520 débarquent les premiers esclaves noirs ladinos (venus de la péninsule). Pour remplacer les Indiens Taïnos (Arawaks) et Caraïbes décimés, la traite négrière se fera progressivement à plus grande échelle de la fin du XVIIe siècle jusqu’à la fin du XIXe, surtout aux XVIIIe et XIXe avec une grande productivité des plantations sucrières (ingenios), malgré l’interdiction de la traite en plusieurs étapes.

L'île à sucre et à tabac est devenue la Perle des Antilles, détronant ainsi l'ancienne colonie française de Saint-Domingue. Suite à la révolution haïtienne de 1791-1794 (soulèvement des esclaves pour abolir l'esclavage), à la proclamation de l'abolition en 1793 par Sonthonax en Haïti, puis à la Convention en 1794, l'indépendance d'Haïti fut proclamée en 1804. Néanmoins, dans les petites Antilles françaises, l'esclavage fut rétabli en 1802 par l'armée de Napoléon. Les colons français qui fuyaient Saint-Domingue avec leurs esclaves, s'installèrent à Cuba (et en Louisiane) et y produisirent du café dès la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe.

 

Mais c’est aussi le dernier pays avec le Brésil à abolir l’esclavage (plusieurs lois de 1880 à 1886 pour Cuba et définitivement en 1888 pour le Brésil). La Traite négrière fut d’abord interdite en Angleterre (1807), en France, puis finalement en Espagne et au Portugal. Cuba connut diverses tentatives d’abolition depuis 1817 jusqu’aux années 1830, mais la traite négrière clandestine se poursuivit jusque dans les années 1860-70. Les bateaux négriers passaient par Cuba ou le Brésil et les marchands revendaient des esclaves dans toute l’Amérique, au Nord comme au Sud. En Amérique, avec l’armée indépendantiste de Simon Bolivar, l’esclavage fut officiellement aboli dans les années 1820-30 (Mexique, 1829), en Angleterre avec la Jamaïque en 1833, en France en 1848, aux Etats-Unis en 1865 suite à la guerre de Sécession.

L’arrivage de bateaux négriers clandestins, rendait la condition des esclaves encore plus dure et inhumaine, on les appelait piezas de ébano (pièces d’ébène) ou sacos de carbón (sacs de charbon). Malgré la répression accrue, il y eut la peur du Noir et des rébellions, dès la fin du XVIIIe siècle et pas seulement à cause du soulèvement des esclaves à Saint-Domingue et des massacres, étant donné le nombre important d’esclaves qui dépassait celui de la population blanche européenne de Cuba (provenant d’Espagne ou de France). Le « péril nègre » était entretenu par le racisme des classes créoles blanches et la sévère ségrégation raciale, qui régissaient également les communautés de nègres libres ou de mulâtres qui pouvaient posséder leurs propres esclaves.

Parallèlement à l’économie de plantation, les esclaves se répartissaient dans d’autres secteurs économiques, ils étaient domestiques, petits artisans, musiciens, vendeurs ambulants, et parfois exerçaient la prostitution. Le gros de la main d’œuvre devait sans cesse être renouvelé (exploitation de l’homme jusqu’à épuisement) dans les plantations de canne à sucre (aussi de tabac, indigo, coton) ; dans le secteur des cultures vivrières, se trouvaient de nombreux petits paysans blancs ou métis, les noirs libres étant plutôt dans les villes. Les révoltes et les marronnages s’organisaient du nord au sud de l’île, dans les campagnes et dans les villes (exemple des palenques en Oriente).

L’esclavage colonial est considéré par les historiens et les écrivains du XXe siècle comme un arrachage brutal à la terre natale et une totale déshumanisation, une perte d’identité, des racines, une acculturation plus ou moins partielle selon les régions, entraînant l’assimilation aliénante au modèle exclusif de la société coloniale blanche européenne, régie par l’imposition d’une échelle ségrégative de valeurs sociales, morales et religieuses, de couleurs et de races (discrimination). Cependant, depuis une cinquantaine d’années à Cuba et dans la Caraïbe, on aborde le phénomène d’après l’optique des vaincus, des esclaves et de leurs descendants, à partir de leur survie, de la survivance d’une culture d’origine africaine de résistance (marronnages, cabildos ou sociétés fraternelles et culturelles de soutien mutuel), qui apparaît dans les chants, les musiques et les danses, les religions et la mythologie populaire, la cuisine, et bien sûr les langues (afrocubanismes mais pas de créole à Cuba, langues africaines notamment yorouba, bantoue, efik-efor, parlées dans les cérémonies et utilisées dans les chants sacrés).

Un témoignage historique 

Le film présente une vision réaliste, c’est-à-dire à partir d’un principe de vraisemblance selon des faits historiques donnés comme objectifs, renforcée par la linéarité narrative (faits chronologiques, focalisation simple, du maître principalement aux esclaves, pas de multiplicité des voix narratives ou collage comme dans d’autres films d’Alea). Le soin apporté à la lumière in vivo et le décor in situ (dans une ancienne plantation), l’accompagnement musical significatif, donnent un poids esthétique à la véracité recherchée dans cette reconstitution d’une véritable fresque historique, et contribuent à la tension dramatique et au sens du spectacle (mise en scène, costumes, suspens).

Nous pouvons constater de réelles préoccupations didactiques pour reconstituer des scènes de vie d’après une approche réaliste, afin de reproduire fidèlement une ambiance d’époque :

Synthèse de vie dans la plantation suivant les différents lieux de vie et de travail : le barracón  (la grande baraque des esclaves sans fenêtre et avec une seule porte), le moulin, la maison du maître, la chapelle, les champs, le monte (la forêt). Le travail dans l’exploitation est très réglementé et les différents statuts des esclaves sont bien montrés dans le film : les esclaves domestiques (serviteurs, cochers), souvent des criollos plus dociles (créole signifiant à Cuba né en Amérique, blanc ou noir), à la différence des bozales (nègres bossales venant d’Afrique), les esclaves aux champs/dans la sucrerie (moulin, chaudières, séchage, raffinerie). Dans le film, on peut reconnaître chez certains esclaves la provenance, Yorouba (le conteur, au cours du repas) et Congo (origine bantoue), par le pas de danse et le chant (scène de la Cène) et les détails vestimentaires.

Dans le système colonial de l’esclavage, est mise en valeur la forte présence de la religion (poids institutionnel de l’église et rôle du curé) ; puissance et richesse du maître, membre de l’oligarchie sucrière, il possède une  grande dotation (beaucoup de biens matériels et d’esclaves), une plantation à la campagne avec une chapelle et une grande demeure en ville, à la capitale ; sa puissance économique se double d’autoritarisme et d’autocratie quand il s’agit de réprimer les révoltes et d’instaurer la répression ;

Rôle de l’ingénieur du sucre, le maître sucrier (maestro de azúcar), un Français illustré héritier du Siècle des Lumières, qui jouit d’un certain respect du Maître par son expérience à Saint-Domingue de la révolte des esclaves ; on peut noter l’ambiguïté de son discours dans certaines scènes d’allusion au « péril nègre », avec le Maître ou avec le contremaître (mayoral: cependant, il aide l’un des esclaves en fuite à se sauver. Est-ce par conviction ou par peur ? 

Le mayoral (contremaître) et son fouet, forcément méchant et violent, souvent secondé par des esclaves métis ou noirs, pour réprimer les révoltes et exercer la répression (tortures, coups de fouet, mise à l’encan et exécutions sommaires), solidarité entre planteurs et chasseurs d’esclaves secondés de leurs chiens ;

Mise en scène détaillée de la révolte des esclaves : le maître paternaliste aux semblants de bonté et de générosité, n’a pas tenu sa promesse; le dimanche de Pâques aussi, les esclaves doivent travailler. On assiste alors à l’incendie de la plantation, une pratique courante car c’était le symbole de l’exploitation de l’esclave et une atteinte portée à la richesse du maître (si la canne est brûlée trop tôt, avant la récolte, elle est perdue), suivie de l’incendie de la maison et des baraques, éventuellement du viol de la femme du contremaître (éludé ici ?), celui-ci ayant été humilié et mis au piquet, au cepo (à l’encan) puis tué.

Certes, cette histoire reconstituée dans le film, même si elle provient d’un fait véridique, n’est pas représentative car il s’agit d’une anecdote peu commune : un maître blanc qui invite à sa table douze esclaves, pour fêter la Pâque et faire un acte pieu de contrition, après avoir lavé les pieds de ses esclaves, comme le Christ à ses apôtres. En effet, très peu de rapprochement réel entre maîtres et esclaves était possible ou toléré, sauf avec certain(e)s domestiques et les nourrices. Le contact avec la masse d’esclaves n’était ni physique ni social ni spirituel, sauf le jour du carnaval (Día de Reyes), quand le maître autorisait ses esclaves à défiler dans la rue et ils pouvaient passer près de la maison du maître posté à son balcon, lequel devait leur donner les étrennes. De grandes barrières sociales, morales, voire religieuses (les esclaves et les noirs n’étaient pas enterrés dans le cimetière de l’église mais en dehors) servaient de protection et renforçaient la ségrégation de couleurs et de classes. Les blancs avaient généralement peur des révoltes et exprimaient du mépris envers les noirs, esclaves ou libres. L’un des rapprochements qui s’exerçait dans la violence était celui des viols, ou de relations sexuelles consenties, sur des femmes noires esclaves ou libres (naissance d’enfants naturels esclaves parfois affranchis par les maîtres, séparation enfants/mère), mais les mariages interraciaux étaient strictement interdits, même entre esclaves ou sauf avec la permission du maître. Le métissage d’Amérique est né dans la violence et la douleur, et pendant des siècles s’est imposé le principe aliénant de blanchir la race : il fallait « faire avancer » la race, ( adelantar), l’enfant très noir, était considéré comme un saltatrás (retour en arrière), le mulâtre pouvait plus facilement accéder à certaines fonctions dans la société malgré le racisme colonial). C’était une société profondément discriminante, aux classes et aux castes de couleurs bien définies, dont les préjugés perdurent encore à l’heure actuelle.

Le très beau film d’Alea, de facture classique mais qui fait preuve d’un travail attentif sur le cadrage et les plans d’ensemble, avec un jeu des acteurs remarquable (le maître, dans la scène théâtralisée de la Cène, solennité théâtrale + éclairages soignés), est considéré dans le cinéma latino-américain et caribéen, comme un classique et l’un des meilleurs films sur l’esclavage, mais il nous semble trop peu connu du grand public, même en Amérique. Alea y manie un humour sans manichéisme et fait appel à une lecture d’interprétation multiple du spectateur, afin de prendre conscience de cette réalité historique (apprise à l’école) et faire réfléchir sur le temps présent : racisme et intolérance, abus de pouvoir, jeu du mensonge et de la vérité, des apparences et de la réalité, fausse compassion et contrition du maître, impossibilité d’assumer sa foi catholique et de la mettre en application dans ses fondements humanitaires sans affronter la logique coloniale d’oppression et sans s’opposer au système colonial qui régit ces rapports de force. Il s’agit du défi impossible de faire face à ses contradictions sans la violence de l’époque et des rapports de force entre maîtres et esclaves, ou du paternalisme qui infériorise et infantilise l’esclave pour mieux le dominer et lui imposer une culture et une façon de concevoir le monde qui au départ n’est pas la sienne.

La fameuse scène de la Cène

La Cène constitue une véritable leçon de maître : il faut pouvoir maintenir l’attention du public sur une séquence qui dure cinquante minutes, avec une position relativement statique des personnages et une caméra panoramique, comme sur une scène de théâtre. Ce repas est une farce, l’esclavagiste n’exprime en réalité aucun sentiment humain de respect ou de compassion à l’égard de ces hommes qu’il considère comme des bêtes de travail (des sauvages primitifs, des sorciers, etc.). Le Maître n’est intéressé finalement que par protéger ses intérêts et vaincre le danger du soulèvement des esclaves afin d’asseoir son pouvoir autocratique. Les plans américains, moyens ou d’ensemble et le rapprochement des personnages noirs en gros plans (rarement l’émotion ou l’intimité des nègres esclaves a été filmée jusqu’alors), engendrent des moments intenses d’émotion, bien davantage que le mysticisme apparent du maître (la théâtralisation du jeu permet de douter de la sincérité du sentiment) et son discours moralisateur : il apprend la « vérité » à ses esclaves, car c’est lui qui parle d’abord, qui a le droit de parole sur ses esclaves, il leur offre le message que Jésus a donné à ses apôtres. Il établit un semblant de confiance avec ses esclaves, le vin aidant à étouffer le rire de gêne, de mépris mais aussi le dégoût (l’esclave marron torturé, Sebastián, lui crache au visage au début du repas, plan-séquence du climax dramatique). Chaque esclave correspond à un type de personnage selon l’origine, le rang social et économique dans le système esclavagiste mais aussi le trait psychologique, et sa réaction au discours du Maître en dépendra. Avec la célébration de la bonne chère et du vin, le relâchement des tensions s’opère, les esprits s’échauffent puis tombent de sommeil, la tension dramatique de cette longue scène est savamment dosée. Alea rend un hommage direct et appuyé à Luis Buñuel dans Viridiana (1961), avec la scène de la Cène des mendiants, un autre réalisateur qui se sert de la provocation pour éveiller les consciences : les mendiants (les pauvres, les « vaincus ») prennent possession du lieu (la maison bourgeoise de Viridiana) et des habitants (tentative de viol sur la jeune femme). Les contradictions de la société espagnole franquiste, catholique et de morale bourgeoise, sont mises en lumière dans le film de Buñuel, qui invite au débat comme dans le film d’Alea, sur les principes de charité et d’humanité et de leurs limites imposées par les normes sociales, un débat empreint d’un anticléricalisme évident.

Ce film très soigné, rend aussi hommage à la musique classique (Alea en était un fin connaisseur), à la peinture de La Cène de Léonard de Vinci, qui plongent le spectateur dans une ambiance mystique et d’époque dès le début du film, pour mieux engager la réflexion vers une portée métaphorique. Il faut noter le rôle important du décor, de la photographie, de la musique et de la voix off (narrateur extra-diégétique), des cartons intermédiaires qui annoncent les différents jours de la Semaine sainte. Leur portée symbolique se développe par étape, dans le but de constituer une parabole du contexte colonial et de ses contradictions, qui débouche à la fin du film, sur une métaphore de la liberté, avec l’image du Marron qui n’est pas mort. Après le soulèvement des douze esclaves à qui le Maître avait promis un dimanche de repos (celui de la résurrection du Christ), et de la dotation toute entière, il s’ensuit une grande répression, les esclaves assassinés tombant l’un après l’autre. Elle est suivie de la séquence sur la colline (telle le chemin de croix des esclaves) où le Maître délivre ce qui est pour lui un message de raison et d’obéissance envers les esclaves qui doivent se résigner à leur sort et attendre sans broncher la rédemption dans la demeure de Dieu. Les onze têtes arrachées aux esclaves morts et plantées sur des pics, servent de preuve à la puissance du Maître que craignent de nouveau les esclaves, mais il en manque une, celle de Sebastián, le Nègre marron. Il apparaîtra dans les toutes dernières images du film, avec en off des tambours afro-cubains (les Batá d’origine yorouba), courant librement dans la forêt (le monte, lieu symbolique des esclaves en fuite, puis celui de l’émancipation nationale lors des guerres d’indépendance avec les mambises, ex-esclaves devenus soldats de l’armée de libération, héros du patriotisme révolutionnaire).

Sebastián devient alors le paradigme évident de la liberté, comme l’oiseau qui vole dans le ciel et le cheval qui galope avec fougue dans le monte, tel Jésus ressuscité qui reviendra sur terre pour sauver l’humanité. Le nègre marron, l’esclave rebelle, héros mythique transformé en vainqueur comme dans les romans d’Alejo Carpentier et la poésie de Nicolás Guillén, sera le porteur d’espoir et du message de la liberté future à conquérir. Il s’agit là d’un choix assez remarquable de la part du cinéaste cubain, à une époque où perduraient les préjugés raciaux, malgré les campagnes d’éducation et d’intégration des communautés noires qui avaient été souvent marginalisées dans la société cubaine, avant et après la Révolution. On parlait ironiquement à Cuba dans les années 1970 de « négro-métrages » pour désigner ces films qui évoquaient les temps de l’esclavage et dénonçaient le racisme et la répression coloniale, sarcasme qui prouve que cet intérêt pour le passé ne plaisait pas à tous, dirigeants, artistes ou simples spectateurs.

L’auteur va plus loin dans le film : la référence biblique du maître, Jésus, les Apôtres et la Semaine sainte, est mise en parallèle pendant le repas, avec le récit allégorique d’interprétation du monde par un esclave s’inspirant des contes moralisateurs appelés patakines, de sa croyance en Olofi, le dieu suprême de la religion des Yoruba (Santería). Il ne s’agit donc pas seulement d’un arrière-fond culturel folklorisant, avec des rythmes de tambours, des chants, des danses et des rituels de sacrifice, mais aussi de toute une tradition mythologique et philosophique qui est ici honorée, comme une reconnaissance légitime de cette culture de résistance que les esclaves ont dû développer pour survivre.

 

L’allégorie de la liberté et du libre arbitre dans la scène de la dernière cène ouvre sur une réflexion philosophique et existentielle, au-delà du message historique, qui invite à un devoir de mémoire et à montrer ce passé collectif (dans une démarche didactique) aux générations de descendants de ces ancêtres, noirs esclaves ou blancs esclavagistes (assumer ce passé douloureux), tous concernés par le devenir de l’humanité. L’humanisme d’Alea, son combat constant contre l’intolérance dans un système oppressif comme pouvait l’être celui de l’époque coloniale, met en valeur son obsession des contradictions de l’être individuel face à l’engagement social et politique, et peut-être son approche distanciée de la réalité du système postrévolutionnaire des années 1970 de plus en plus autoritaire, qu’il n’a cessé de questionner pour l’amener à ses propres limites qu’il entendait dépasser. Alea traversa plusieurs époques de doutes conservant vaille que vaille son regard critique sur la Révolution en laquelle il a crû, malgré ses abus ou ses contradictions absurdes, en pleine dérive dogmatique.



 

BIBLIOGRAPHIE

AMIOT, Julie, BERTHIER, Nancy, Cuba, cinéma et révolution, Grimh-LCE-Grimia, Lyon, 2006.

BERTHIER, Nancy, Tomás Gutiérrez Alea et la Révolution cubaine, Paris, Cerf-Corlet, 2005.

CHANAN, Michael, Cuban Cinema, University of Minesota Press, 2004.

Cine negro cubano, 10º Festival Cinema Africano di Milano, Racines noires 2000 (Paris), Black Movie, GS Editrice.

FERRO, Marc, Cinéma et histoire (1977), Paris, Gallimard, col. Folio histoire, 1993 ; Le livre noir du colonialisme, Paris, éd. Robert Laffont, col. Hachette Littératures, 2003.

FORNET, Ambrosio, Alea, una retrospectiva crítica, La Habana, Letras Cubanas, 1998 [Inclut l’article de Dennis West, “Esclavitud y cine en Cuba : el caso de La última cena” (1979)].

GARCÍA BORRERO, Juan Antonio, Guía crítica del cine cubano de ficción, Editorial Arte y Literatura, La Habana, 2001.

GONZÁLEZ, Reynaldo, « La historia y otros zarandeos en el cine cubano » in Ese ojo que nos ve, Editorial Plaza Mayor, Puerto Rico, 2002, pp. 131-211.

HERNÁNDEZ, Sandra, « La Última Cena de T. Gutiérrez Alea y El Reino de este Mundo de A. Carpentier : al rescate de la memoria colectiva, siguiendo las andanzas de Calibán », in Tomás Gutiérrez Alea y el cine cubano, Voix Off n° 5, CRINI, Université de Nantes, 2003 ; Le cinéma cubain : identité et regards de l’intérieur, Voix Off n° 8, CRINI, Université de Nantes, 2006.

LARRAZ, Emmanuel, Voir et lire Tomás Gutiérrez Alea, Hispanística XX, Université de Bourgogne, 2002.

LAVOU ZOUNGBO, Victorien, « Sur fond d’esclavage des Noir-e-s : Cène/scène dans le film La última cena (1976) de T.G. Alea. Quelques notes », Outsidering, Liminalité des Noir-e-s Amériques-Caraïbes, Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan, coll. Etudes, 2007.

PARANAGUÁ, Paulo, Le cinéma cubain, Centre Georges Pompidou, Paris, 1990 ; Tradición y modernidad en el cine de América Latina, México, Fondo de Cultura Económica, 2003.

VERGES, Françoise, La mémoire enchaînée, questions sur l’esclavage, Paris, éd. Albin Michel, coll. Hachette Littératures, 2006.

VINCENOT, Emmanuel, (dir.) colloque international « Paradoxes du cinéma cubain », CIREMIA, Université de Tours, 2009, sous presse ; « Le cinéma cubain et la représentation de l’Histoire nationale » in Histoire et Sociétés de l’Amérique Latine, ALEPH n° 14, Paris, 2001, pp. 69-86.



FERNÁNDEZ RETAMAR, Roberto, Ensayo de otro mundo, La Habana, Instituto del Libro, 1967 ; Para una teoría de la literatura hispanoamericana y otras aproximaciones, La Habana, Cuadernos Casa de las Américas 16, 1975

Los negros esclavos (1916), Contrapunteo cubano del tabaco y del azúcar (1940), La africanía de la música folklórica de Cuba (1950), Los bailes y el teatro de los negros en el folklore de Cuba (1951), etc.

Cf. la compilation d’Ambrosio Fornet, Alea, una retrospectiva crítica, La Habana, Letras Cubanas, 1998 ; l’essai d’Alea, Dialéctica del espectador (1982), la revue Cine cubano.

Alea, una retrospectiva…, rueda de prensa, op. cit., p. 317.

Selon les ouvrages d’historiens qu' Alea a pu consulter et quelques gravures et tableaux, assez rares, car l’esclave était peu représenté en peinture ou en littérature durant l’époque coloniale, ou bien il était idéalisé dans la littérature costumbrista du XIXe siècle.

Cette thématique est également à l’honneur dans la poésie cubaine des années 1960-80, pour mettre en exergue la révision de l’histoire, le marronnage culturel et la quête identitaire : cf. Pablo Armando Fernández, Miguel Barnet, Nancy Morejón, Pedro Pérez Sarduy, Excilia Saldaña, etc.

Le Cinéma : une certaine vision de l’Histoire. L’exemple de Barry Lyndon de Stanley Kubrick (1975)

Barry Lyndon est un film écrit, produit et réalisé par Stanley Kubrick d’après un roman de William M. Thackeray paru en 1844.

W.M. Thackeray écrivit The Luck of Barry Lyndon en octobre 1843.L’œuvre fut publiée sous forme de feuilleton dans le magazine Fraser entre janvier et décembre 1844. Mais,en 1856, Thackeray procéda à une révision assez poussée de son roman afin de le faire figurer dans une anthologie de ses œuvres en vers et prose. A cette occasion, il lui donna un nouveau titre : Les Mémoires de Barry Lyndon, Esquire (hobereau, nobliau) du Royaume d’Irlande.

L’intrigue du film suit d’assez près celle, linéaire, du roman de Thackeray. Le film demeure connu pour ses longueurs (sa durée totale est de 3 h 07) semblables à celles du roman anglais de l’époque victorienne.

Pour mémoire, on se souviendra que Redmond Barry, après le décès de son père, grandit en Irlande au XVIIIe siècle. Il tombe amoureux de sa cousine Nora Brady, provoque en duel son soupirant (le capitaine anglais Quin) qu’il croit avoir tué. Il s’enfuit, s’engage dans l’armée britannique et apprend (trop tard) que son rival n’est pas mort et a épousé Nora. Barry tente alors de déserter. Mais, découvert, il est contraint par les Prussiens d’espionner le Chevalier de Balibari. Barry lui révèle cette mission et Balibari, espion et joueur professionnel, devient son protecteur.

A une table de jeu, Barry rencontre la riche Lady Lyndon qui l’épouse après la mort de son mari et lui donne son nom. Mais Barry la trompe, se heurte violemment à son beau fils (Lord Bullingdon) et est contraint de quitter l’Angleterre.

Le film de Kubrick demeure réputé pour la somptuosité de ses images, notamment les scènes éclairées à la bougie et pour être une adaptation soignée du roman de Thackeray dont il a conservé le post-scriptum final ironique : tous les personnages y ayant bataillé sont désormais égaux dans la mort.

 

Kubrick avait choisi d’adapter ce roman car l’histoire de Barry Lydon correspondait bien à sa vision ironique, sombre et triste de l’humanité en général. Thackeray avait écrit une autobiographie fictionnelle de Redmond Barry, vaurien irlandais racontant sa vie aventureuse de soldat, de déserteur, de joueur et d’amant qui gravit l’échelle sociale jusqu’au sommet et finit par dégringoler pour se retrouver à son point de départ : celui de la petite bourgeoisie provinciale désargentée d’Irlande. Barry n’est qu’une fripouille et un escroc. Pour Kubrick, qui avait fait de Alex dans Orange Mécanique (1971) le héros d’une époque nouvelle, Barry correspondait à une vision toujours plus pessimiste du monde et de la société.

On notera que Kubrick avait coutume de s’inspirer d’œuvres déjà publiées plutôt que d’écrire des scénarios originaux issus de sa propre expérience de la vie. Cependant sa curiosité intellectuelle le poussait à explorer dans le détail des mondes inconnus. C’est ce qu’il fit avec Barry Lyndon.

Nous analyserons cette œuvre de Kubrick dans ses rapports avec le cinéma historique, dans ses rapports avec certains choix d’adaptation faits par le réalisateur, dans ses rapports avec la peinture du XVIII siècle anglais, dans les réactions qu’elle a suscitées dans la critique de l’époque et dans la vision qu’elle propose de l’Histoire.

I. L’inscription de Barry Lyndon dans un genre : celui du cinéma historique.

Dans Ecoles, Genres et Mouvements au Cinéma) Vincent Pinel déclare :« avec le recul du temps, tous les films deviennent « historiques » c'est à dire des objets d’Histoire. »

Mais, le film historique qui ne connaît pas de définition restreinte, n’est pas un genre étroit mais un domaine vaste recouvrant la plupart des genres cinématographiques du film documentaire (dès les frères Lumière) au film de fiction dont l’action se déroule dans un passé recomposé. C’est notamment le cas pour le film de guerre, le western et le péplum.
Rappelons-nous de l’apport majeur de Griffith au Cinéma Historique : Naissance d’une Nation (1915) et Intolérance (1916) sont des fresques monumentales contant des évènements historiques prétextes à l’exaltation des sentiments et des mythes. Ils offrent une peinture sociale dans le faste d’une superproduction. Le film historique y est traité sur le mode de l’épopée comme il le sera par la suite dans Les Dix Commandements (C B DeMille, 1923 et 1956), Ben Hur (W Wyler, 1959), Quo Vadis (Mervyn Leroy, 1951, Autant en emporte le Vent (Victor Fleming, 1939), Cléopâtre (Mankiewicz, 1963), Lawrence d’Arabie (Lean, 1963)….et dans. 2001, Odyssée de l’Espace de S Kubrick en 1968.

Le cinéma historique est jalonné d’une majorité de grandes fresques antiques jusqu’à l’extinction du genre (et du péplum) avec l’échec commercial de La Chute de l’Empire Romain (A Mann, 1964).      
Cela n’a pas empêché le genre d’évoluer, très tôt, dans d’autres directions comme celle de l’épopée nationale avec,notamment, Octobre (SM Eisenstein, 1928), La Marseillaise (Renoir, 1938), Napoléon (A Gance, 1927) : films rassembleurs, films « militants » souvent fondés sur un événement ou un personnage historique majeur.

Il est une autre évolution plus récente du genre historique au cinéma : celle de la remise en question de l’Histoire, de la mise à distance et de l’interrogation des mythes, légendes et politiques comme en témoignent entre autres Apocalypse Now (Coppola, 1979), La Porte du Paradis (Cimino, 1980), JFK (O. Stone, 1991).

Une autre tendance du genre historique au cinéma, que certains considéreront comme un sous-genre : le film biographique par exemple Gandhi (Attenborough, 1982), Amadeus (Forman, 1984), Van Gogh (Pialat, 1991), La Reine Margot (P Chéreau, 1994). Il s’agit là de films qui normalement évoquent des personnages réels, historiques (biographies hagiographiques, à valeur d’exemples) mais aussi parfois romanesques (biographies romancées de Mandrin, D’Artagnan, Fanfan la Tulipe ou Robin des Bois) dans des approches qui mêlent drame, mélodrame, espionnage et romanesque dans un cadre conventionnel et/ou un décor pittoresque.  
Mais il est aussi des reconstitutions historiques qui parviennent à une certaine crédibilité, souvent grâce aux références aux arts plastiques. Parmi les exemples les plus connus, on peut citer : Le Guépard (Visconti, 1963), La Marquise d’O (Rohmer, 1976), Que la Fête commence (B. Tavernier, 1975) et Barry Lyndon. Le succès de ces films ne serait-il pas, en partie, dû à un appel sinon à une mémoire collective du moins à une culture collective visuelle, picturale notamment ?

 

Permettons-nous de considérer brièvement Barry Lyndon au regard des trois caractéristiques principales du genre historique au cinéma.

D’abord la documentation : elle a pour fondements la recherche historique alliée à l’étude de l’iconographie d’une époque. Elle implique donc une démarche artistique exigeante visant à une esthétique soignée. Mais, nous pourrons nous poser ultérieurement la question de savoir si l’exigence esthétique est garante de vérité historique. Reste que la recherche de rigueur dans la démarche esthétique est évidente dès les premières scènes de Barry Lyndon.

Ensuite, les conventions : il s’agit ici d’idées et d’images reçues qui font de l’Histoire un décor (c’est l’un des codes du genre) mais il s’agit aussi d’une tonalité qui peut être gérée avec pessimisme, humour ou ironie. Ainsi dans Barry Lyndon, le narrateur influe-t-il sur la tonalité de l’histoire contée en proposant une version sarcastique, désabusée du monde, une vision « à la Thackeray ».

Enfin, l’imagination : c’est celle de l’artiste qui invente et donne vie à une « re-création ». En fait, le film historique est nécessairement une reconstruction, donc un point de vue, d’où aussi la possibilité de falsifier l’Histoire ; d’où des rapports passé-présent complexes dans la construction du film et l’extrême prudence de Marc Ferro dans Le film, contre-analyse de la société ? :

le cinéma n’était pas né quand l’Histoire a pris ses habitudes, perfectionné sa méthode, cesser de narrer pour expliquer. Le ‘langage’ du cinéma s’avère inintelligible ; comme celui des rêves, il est d’interprétation incertaine.

Mais cette constatation n’empêche pas les historiens de s’intéresser au cinéma, d’autant qu’introduisant la notion d’ « histoire parallèle », Marc Ferro souligne cette « énergie d’information » que donnent les images, images qui, peuvent selon lui, « étayer la crédibilité théorique d’un propos historique ». Si l’on applique cette affirmation au Barry Lyndon de S. Kubrick, on peut se demander si les images qu’il offre ne sont pas tout simplement destinées à étayer la crédibilité théorique d’un propos cinématographique fondé sur la reconstitution historique d’une époque.

Ecoutons Stanley Kubrick à propos de Barry Lyndon :

Puisqu’il cherche à créer quelque chose qui n’existe pas (ou plus), un film historique est comparable à un film de science fiction.

Marc Ferro cite ces propos de Kubrick en y ajoutant la notion de « (la) liberté des artistes et de la liberté de leur regard..

Barry Lyndon étant l’adaptation d’un roman du XIXe siècle anglais, revenons, un court instant, à la notion d’adaptation cinématographique d’un texte littéraire pour rappeler que, dès la fin des années 1950, la critique a admis la possibilité de l’adaptation entre littéralité et recherche d’équivalents et s’est engagée dans une problématique influencée par la notion d’écriture filmique qui insiste sur les moyens d’expression utilisés : les mots (roman), la représentation verbale et gestuelle (théâtre), les images et les sons (cinéma). En a découlé un nouveau statut pour l’adaptation (dû à la narratologie et à la linguistique) : celui d’opération de transcodage.

 

On peut donc se poser cette question : qu’en est-il du Barry Lyndon de Stanley Kubrick ?

Ecoutons la question de Michel Ciment à Stanley Kubrick lors de leur entretien à la sortie du film en France en 1976 :

Après trois films situés dans le futur, pourquoi un film historique ? Pourquoi un livre de Thackeray qui n’a guère été réédité depuis le XIXe siècle ?

On se rappellera qu’avant d’aborder Barry Lyndon, Kubrick avait eu le projet d’un film sur Napoléon pour lequel il avait réuni une abondante documentation demeurée inexploitée pour cause d’abandon du projet.

Réponse de Stanley Kubrick :

Les films historiques ont ceci de commun avec les films de science-fiction que l’on tente d’y recréer quelque chose qui n’existe pas. Et les descriptions, qui sont les parties les plus ennuyeuses des romans, ne demandent aucun effort sur l’écran au public, tout en demandant beaucoup aux cinéastes.  
Pourquoi Thackeray ? Ce qui m’attire en général, c’est un sujet qui offre des possibilités visuelles intéressantes. Mais ce n’est certainement pas la seule raison. Parmi les œuvres de Thackeray, j’aime aussi La Foire aux Vanités mais cette histoire ne pouvait être réduite à la dimension relativement courte de 3 heures.

Marc Ferro précise que le genre de film voulu par Kubrick (et proche de la science-fiction) vise à « prendre la société non pas telle qu’elle était mais telle qu’elle se voyait ».

 

Posons-nous la question désormais : pour quelle(s) stratégie(s) d’adaptation Kubrick a-t-il opté ?

II. Stanley Kubrick et le cinéma historique d’époque : des choix fondamentaux

Pour porter à l’écran le roman de Thackeray, il ne fut pas question d’écrire un scénario complètement nouveau d’après l’œuvre originelle mais plutôt d’utiliser le texte du roman pour servir de base à la continuité de l’œuvre cinématographique. Et donc, Kubrick s’attacha à trouver des équivalences cinématographiques aux scènes principales du roman. Le scénario ne fut donc qu’un canevas de 243 pages. Le film était destiné à être le fruit d’un travail d’acteurs,de procédés techniques (parfois, voire souvent sophistiqués) et de mise en scène élaborée. Il serait le produit de la technologie moderne (de l’époque) mise au service de la créativité du metteur en scène, comme le souligne Vincent Lo Brutto.

Il faut préciser que les défauts du roman en tant que sujet de film étaient innombrables.

Il y a énormément de dialogues et quelques incidents pittoresques, dont des batailles et des duels, mais nul équivalent du bal la veille de la bataille de Waterloo qui est le clou de La Foire aux Vanités,.[5]  était un autre inconvénient. Mais Kubrick allait ajouter à Barry Lyndon un commentaire désabusé à la troisième personne, magnifiquement lu par Michael Hordern.

Dans le scénario qu’il rédigea Kubrick prit des libertés avec les deux romans de Thackeray. De fait, il utilisa deux incidents de La Foire aux Vanités (notice nécrologique de Sir Charles Lyndon et discours de Lord Wendover) et remania Barry Lyndon en y éliminant nombre de coïncidences fort exagérées et en insérant plusieurs scènes de liaison parfois excentriques. C’est le cas de la séquence comique, censée illustrer la désertion de Barry, au cours de laquelle deux officiers homosexuels se font des adieux larmoyants tandis que Barry vole le cheval de l’un deux.

Kubrick allongea ou écourta certaines scènes du roman originel. Ainsi accorda-t-il une large place au duel entre Barry et le vicomte Bullingdon, son beau-fils, duel symbolisant l’antipathie féroce des deux protagonistes. A l’inverse, et contrairement à l’œuvre originelle, il suggéra de manière elliptique la cour faite par Barry à Lady Lyndon.

Pire encore, comme le souligne John Baxter, « une fois le scénario terminé, Kubrick supprima toute allusion au cadre, à l’époque et à la source de l’histoire. »

Pourquoi ? Voulant rivaliser avec la méthode d’Antonioni pour Blow up (1967) et convaincu qu’il pouvait faire mieux, Kubrick décida qu’une ébauche de scénario et l’œuvre de Thackeray lui suffisaient pour commencer le tournage. Il écrirait la suite au fur et à mesure, serait prêt à remettre en question ses choix d’un jour à l’autre mais était fermement décidé à enchanter les sens de son public pour faire un film qui deviendrait

le point de référence de toute une génération pour la re-création du passé au cinéma (tout comme 2001, Odyssée de l’espace (1968) avait illustré le futur).

Pour les décors, Kubrick eut recours successivement à deux décorateurs expérimentés qu’il mit à rude épreuve : Wilfrid Shingleton passé maître dans l’art de recréer des décors d’époque authentiques. Leur collaboration ne dépassa pas un mois ! Et Ken Adam à qui Kubrick se heurta d’emblée car il voulait tout filmer dans de véritables demeures du XVIIIe siècle et, chaque fois que cela était possible, à la lueur de bougies. L’aristocratie préférant la cire d’abeille aux graisses animales, Kubirck s’adressa à une société (de Battersea) qui fabriquait des cierges pour les églises. Il en commanda une quantité industrielle.

Pour le maquillage Kubrick imposa à ses acteurs le lourd fard blanc que l’on portait au XVIIIe siècle pour dissimuler la crasse et les traces de maladie.

L’acteur, Steven Berkoff, jouant Lord Ludd, aristocrate décadent, dandy, joueur et coureur de jupons, dut porter une perruque blanche, du rouge à lèvres et des mouches sur le visage.

Le duel de Barry avec le capitaine Quin fut tourné à l’aube par fidélité aux coutumes de l’époque et pour mettre à profit les éclairages matinaux du début de journée.

En matière de décors, Norman Kagan (in Le Cinéma de S. Kubrick) précise qu’en 1975 Kubrick venait d’acquérir une belle maison de maître du XVIIIe en Angleterre et souhaitait tourner en décors naturels et en extérieurs exclusivement (dans un rayon de 90 minutes autour de chez lui !). Mais la région était trop construite pour convenir au style visuel choisi, fait de long zooms sur les arrières plans à partir de premiers plans des acteurs jusqu’à de très beaux paysages car ces plans devaient ressembler aux tableaux de l’époque.

Comme toujours, (précise Norman Kagan) il conduisit d’intenses recherches avant de se mettre au tournage : non seulement il maîtrisa l’œuvre littéraire et le cadre historique qui s’y associe, mais il décida aussi du ton de son film, de sa thématique et de leurs corrélations visuelles.

Le souci de vérité et d’authenticité historique est donc évident dans la démarche de Kubrick qui, par exemple, ne voulait pas de décor construit : le château de Barry (Hackton) est né du montage de plans pris dans quatre demeures différentes. Quant aux costumes, ce sont d’authentiques vêtements d’époque ! On notera également que le recours à des objectifs de caméra spécifiquement adaptés pour filmer de nuit ou en intérieurs à la seule lumière des bougies et le lourd fard blanc imposé aux acteurs n’ont d’autre but que de reconstituer le passé conformément au vécu des gens de l’époque.    
Force est de constater que l’œuvre livrée par Kubrick est très éloignée des films en costumes des studios hollywoodiens.

Quant à l’attitude de S. Kubrick par rapport au passé, elle est faite de fascination et de remise en question mêlées. Les lents zooms arrière ont pour résultat de lier le cinéma du XXe siècle à l’art pictural caractéristique du XVIIIe siècle mais ils poussent aussi le spectateur à remettre en question sa façon d’envisager le passé.        
La présentation des personnages évoque l’art du XVIIIe siècle par les postures et les costumes du Capitaine Quin et de Sir Charles Lyndon, par exemple, qui rappellent la critique sociale implicite dans l’œuvre du peintre Hogarth.

Pour ce qui est de la lumière, Kubrick conçoit Barry Lyndon comme un défi cinématographique de grande envergure. Il a vu nombre de films d’époque/historiques mais il pressent que la seule manière d’appréhender le XVIIIe siècle, c’est par la lumière naturelle puisque l’époque ne connaissait pas l’électricité et que les seules sources de lumière étaient alors le soleil et la bougie. Dans les films d’époque qu’il avait vus, Kubrick avait noté que les flammes des bougies vacillaient et que les intérieurs étaient sur-éclairés par des lumières artificielles multidirectionnelles qui détruisaient l’effet de chaleur douce produit par les bougies. Cette lumière artificielle allait à l’encontre d’un certain réalisme historique, d’où les efforts de Kubrick pour trouver de bons objectifs de caméra et le recours final à un objectif spécialement fabriqué pour la NASA : le Zeiss 50 mm pour le programme Apollo.
Traditionnellement, pour les films d’époque, les réalisateurs utilisaient des filtres diffuseurs de lumière afin d’adoucir l’image et créer un temps historique idéal. Kubrick et son chef opérateur rejetèrent ce procédé et optèrent pour un filtre à faible contraste associé à un tulle marron destinés à obtenir une définition de l’image la plus proche possible de la luminosité des paysages irlandais.    
Le perfectionnisme de Kubrick (et ses connaissances techniques qui le distinguent de bien des réalisateurs de son temps) le poussait à rejeter le côté figé et sclérosé des films d’époque et à renouveler complètement le genre. L’éclairage à la bougie était, de ce fait, censé aller de pair avec la patine des intérieurs et de l’architecture d’époque et donner à l’image une forme de pureté ancestrale. Pour Kubrick, le XVIIIe siècle pouvait être restitué selon la manière réaliste d’un documentaire pictural. Ken Adam (son chef décorateur) raconte : « Stanley voulait pratiquement en faire un documentaire d’époque. »

Autre exemple de perfectionnisme : cette consigne donnée par Stanley Kubrick à Marisa Berenson lorsqu’il l’engagea : « ne pas s’exposer au soleil de tout l’été. » Elle devait avoir le teint pâle des nobles aristocrates du XVIIIe siècle.

Quant à l’utilisation du zoom, à laquelle nous avons déjà fait allusion, c’est une figure de style récurrente dans Barry Lyndon et un moyen de se mouvoir d’un point à un autre dans l’espace. Le zoom fait de chaque plan une composition à part entière. Il a pour effet de rendre le réalisateur moins tributaire du montage et donne plus de fluidité au film en général. Le zoom remplace ici les travellings réputés des Sentiers de la Gloire (1957)

Il dissèque pratiquement des compositions soigneusement cadrées et engendre la métaphore d’un tableau d’époque XVIIIe qui s’anime. L’utilisation répétitive du zoom pour introduire une scène transporte le spectateur au XVIIIe siècle par le biais de l’univers de la peinture classique minutieusement recréé. Commme le souligne Vincent Lo Brutto, Kubrick s’en sert pour étendre son exploration de la peinture du XVIIIe siècle dans le cadre grâce à la profondeur de champ.

Il n’est qu’à voir ici la séquence de la rencontre de Barry avec Lady Lyndon. Kubrick manœuvrait souvent la caméra lui-même et était très exigeant quant aux mouvements de caméra. Il exigeait de très nombreuses prises et surveillait les dialogues grâce au port d’un casque.

Pour ce qui concerne le casting du film, à part les rôles titres, Kubrick puisa dans un large groupe d’acteurs ayant une bonne expérience du répertoire classique. Sa direction d’acteurs visa à donner une certaine « opacité psychologique » aux personnages. Il fit porter l’accent sur des comportements brutaux ou maniérés, déterminés par la condition sociale des personnages.

Dans certaines scènes (jeu de cartes avec Lord Ludd par exemple), la profondeur de champ était réduite, la vitesse du film était très lente et les acteurs avaient fort peu de mouvements à faire, ce qui induisait qu’ils posaient presque comme pour des portraits.

De fait, Michel Ciment constate que les personnages parlent peu et que la psychologie a peu de place dans le film. Kubrick l’explique par l’isolement social progressif du protagoniste central et par le fait que

l’on connaît bien ses sentiments car il sont visibles sur l’écran d’après ses réactions face aux situations dans lesquelles il se trouve . . . C’est d’ailleurs de cette façon qu’est racontée l’histoire et non au travers d’essais d’introspection de personnages parlant à d’autres.

Si l’on s’attarde sur les choix musicaux du mélomane qu’était Kubrick, on constate qu’au début du film, le groupe folk irlandais, The Chieftains, joue sur d’authentiques flûtes et tambours d’époque XVIIIe, fournis par un musicien traditionnel Sean O’Riada.

 

Pour la seconde partie du film, Kubrick fit le choix de musiques de l’époque : Vivaldi, Bach, Mozart, Haendel. Ces musiques suggèrent les humeurs et les rites sociaux du XVIIIe. Kubrick avait décidé de n’utiliser que des musiques du XVIIIe siècle et donc de ne pas avoir recours à une musique originale. Cependant, il demanda à Leonard Rosenman d’arranger, orchestrer et diriger une sélection de pièces allant de la musique folklorique à la musique classique de l’époque. Rosenman, compositeur célèbre de musiques de films, était pianiste, spécialiste de Bach et Haydn. Il dirigea le London Symphony Orchestra dans, entre autres, une sarabande de Haendel, « Women of Ireland », une jigue, Idoménée et le Barbier de Séville (Mozart), un trio pour piano et une danse allemande de Schubert, un concerto pour violoncelle de Vivaldi, un concerto pour clavecin de Bach. Un exemple de choix musical opéré par Kubrick est la sarabande de Haendel choisie pour accompagner le duel de Barry avec son beau-fils Lord Bullingdon. Cette séquence ne tenait que dans une ligne dans le scénario de Kubrick, mais elle nécessita 42 jours de montage tant était grand le perfectionnisme du réalisateur qui, en post-production, passa près de 18 heures par jour à travailler sur la bande son. Sur le plan artistique, Kubrick eut le contrôle entier de son œuvre et ses producteurs ne purent visionner le film entier que 3 semaines avant sa sortie. Le film demanda 3 ans de tournage et coûta 11 millions de dollars.

En 1976, Michel Ciment fit à Kubrick cette remarque :

Il est bien des aspects (de votre) film qui évoquent le cinéma muet. Je pense, en particulier, à la scène de séduction de Lady Lyndon à la table de jeu. 

La réponse de Kubrick fut celle-ci :

La meilleure chose à faire de cette scène, c’était de la raconter visuellement…Les relations masochistes et tragiques que j’ai pu observer reposent essentiellement sur une attirance physique. Il m’a semblé que c’était exprimé de façon élégante et réaliste, avec l’aide de Schubert.

Michel Ciment poursuit :

Pensiez –vous déjà au Trio de Schubert en préparant et en tournant cette scène de séduction ?

Kubrick répond :

Non. Je n’y ai pensé qu’au montage. J’avais voulu m’en tenir exclusivement à la musique du XVIIIe siècle… Malheureusement, on n’y trouve nulle passion, rien qui, même de loin, puisse évoquer un thème d’amour…rien qui ait le sentiment tragique du Trio de Schubert. J’ai donc fini par tricher de quelques années en choisissant un morceau écrit vers 1814. Sans être absolument romantique, il a pourtant quelque chose d’un romanesque tragique.

Michel Ciment souligne aussi que Kubrick a triché en faisant orchestrer la Sarabande de Haendel par Léonard Rosenman « en lui donnant une sorte de lenteur romantique », ce qu’admet Kubrick en ajoutant que cette musique s’inscrit alors hors du temps.

Revenons maintenant à la narration de Barry Lyndon: le ton cynique et mondain de Michael Horden (après les narrations de Orange Mécanique 1971 et Lolita 1962) transmet la vision du monde amère et pessimiste de Kubrick. Certains critiques lui ont d’ailleurs reproché le recours à ce « narrateur désincarné » qui exprimerait le point de vue de l’auteur-réalisateur ou les pensées du héros telles que réorganisées par lui.

Michel Ciment intervient à nouveau ici :

Le livre est à la première personne. Pourquoi avoir préféré un commentaire à la troisième personne ?

Ce à quoi Kubrick réplique : « La fonction de la première personne dans le livre était de présenter des faits réels de façon déformée. Mais il m’a semblé qu’un film qui montrerait, d’une part, une réalité objective et, d’autre part, sa présentation déformée par le héros, un tel film devrait être une comédie. Et le film ne se prêtait pas au comique. C’était donc un procédé qui convenait au roman et non au film. »

Vous n’avez pas envisagé de supprimer tout commentaire ?

Il y avait beaucoup d’évènements à raconter. Le commentaire est un moyen commode de communiquer des informations, d’éviter des scènes d’exposition, de poser certaines données.

M. Ciment :

Le commentaire sert aussi à neutraliser une émotion.

Mais l’émotion, si émotion il y a, existe…. le commentaire ne vient que comme post-scriptum factuel, sinon on verrait du romantisme là où il n’y pas lieu d’en voir (référence faite à la scène des adieux de Barry à la jeune veuve allemande qui l’avait hébergé après sa désertion).En revanche, un procédé du roman que j’ai gardé, parce que je trouvais qu’il fonctionnait bien, c’est l’annonce à l’avance des évènements importants de l’intrigue. Il me semble qu’il rendait toutes les anecdotes et les renversements de situations plus inévitables et réduisait le rôle du ‘deus ex machina’.

Stanley Kubrick explique également que, selon lui, le spectateur est ainsi mieux préparé à un ou des changements violents dans une histoire qui ne repose que sur la surprise :

ce qui importe, ce n’est pas ce qui va arriver mais comment cela va arriver….. Si l’on sait ce qui va arriver, le suspense est d’une autre sorte, il touche au comment.

Ce procédé du commentaire anticipatif, annonciateur et désarmorceur d’émotions est présent tout au long du film. Ainsi pour la Guerre de Sept Ans : la présentation de la bataille par le narrateur est pleine d’ironie :

Quoique cette bataille ne soit enregistrée dans aucun manuel d’histoire, elle fut assez mémorable pour ceux qui y prirent part.

Ce qui s’ensuit, c’est la démonstration, avec une précision terrifiante, de la stratégie militaire de l’époque : des soldats en uniformes rouges tombant comme des quilles sous le feu de l’ennemi. Une véritable mécanique du carnage et du désespoir soulignée par le montage, et la vision de formes multiples, gisantes et sanglantes.

Quant à la désertion et l’idylle avec la jeune veuve allemande, elles ménagent « une enclave temporelle au milieu de la guerre » mais leur présentation est construite sur un contraste : l’image d’un enchantement romantique accompagnée du commentaire cynique du narrateur :

Une dame qui fixe son cœur sur un gars en uniforme doit se préparer à changer d’amant sacrément vite sinon sa vie sera bien triste.

En général, le commentaire impose une vision du monde qui est celle empreinte de cynisme d’un narrateur d’âge mûr, car le jeune Barry est confronté à une aristocratie parfois fantômatique, faite de gens aux traits ravagés, aux perruques poudrées, des gens riches et corrompus, répugnants mais vivant dans de magnifiques propriétés. Et Barry, le bel arriviste, froid, calculateur et affecté, jette son dévolu sur la belle, ennuyeuse et vaporeuse Lady Lyndon : à ce moment là, le narrateur annonce que « Barry finira sa vie dans la pauvreté et la solitude, sans postérité ». Annonce prémonitoire, faite avant la fin de la première partie du film, peut-être pour désamorcer l’intrigue et faire porter l’intérêt sur les choix esthétiques et stylistiques de la réalisation ; sur l’aspect pictural du film autant que sur la peinture de mœurs. Il n’est que de voir la cour que fait Barry et leur mariage : des images figées composant une suite de portraits équilibrés, romantiques et élégants au sein desquels on perçoit le caractère inerte et rigide de cette société aristocratique fermée.

Le couple formé par Barry et la comtesse présente deux figues opaques, sans vraie vie commune, dans le cadre fastueux d’une luxueuse résidence ; images d’un vide sentimental dans des scènes qui évoquent The Breakfast Scene de Hogarth et d’autres peintures satiriques du XVIIIe. C’est ce que Norman Kagan appelle : « Le majestueux et vide menuet du mariage. »

III Barry Lyndon : peinture de l’Histoire ?

On se souviendra ici que, dans sa recherche de légitimité culturelle, le cinéma (voulant se différencier de la photographie) s’est voulu héritier du théâtre puis il a fait référence,directe ou voilée à l’art pictural associé à la scénographie (pour exemple on a Cabiria de Pastrone, 1914 et Intolérance de Griffith, 1916 : premières superproductions reprenant les thèmes et figures de la peinture symboliste).

Dans les années 1980 est venue l’idée que le cinéma succède à la peinture comme dispositif de traduction symbolique de façons de voir et de regarder le monde, comme l’a souligné Jacques Aumont. Ceci implique une incidence sur deux éléments cinématographiques fondamentaux : le cadrage (dont la mobilité réalise ce que la peinture de paysage n’avait fait qu’indiquer) et la lumière, domaine dans lequel le cinéma cherche à égaler ou reproduire la peinture.

Ajoutons à cela la possibilité du cinéma de recourir à des citations de tableaux ou de styles picturaux comme l’a fait Jean-Luc Godard dans Passion (1982) qui est une reconstitution par un cinéaste polonais de grands tableaux de la peinture occidentale.

Barry Lyndon serait-il alors “un film pictural” comme le suggère Bill Krohn in Stanley Kubrick, Cahiers du Cinéma 2007 ?

A signaler qu’il existe un mythe autour de ce film selon lequel Kubrick aurait copié des peintures d’époque. Mais, qu’il s’en soit inspiré paraît indéniable. Son producteur,Barry Williams, a reconnu :

On a utilisé des copies de peintures en termes de lumière et de positionnement des personnages…. Si vous regardez bien le film, chaque scène ressemble à une peinture.

Il a été reconnu que Kubrick avait montré à Ryan O’Neal un ouvrage reproductions de William Hogarth (1697-1764) pour lui indiquer comment tenir sa tasse de thé. Il a aussi été fait état de nombreuses discussions de Kubrick avec son chef-décorateur et sa costumière en chef dans le but de se servir de la peinture comme vitrine du temps et de projeter ainsi le public dans le passé.

Les portraits de Joshua Reynolds (1723-1792) et Thomas Gainsborough (1728-1788) furent des sources d’information précieuses sur les attitudes des gens du XVIIIe siècle, leurs modes et codes vestimentaires et, au-delà, leur vision du monde.

 

Hogarth, quant à lui, est le peintre anglais qui modernisa la peinture de son époque en concevant des séries de tableaux composant une histoire, une sorte de fable à but didactique relatant les faiblesses des hommes et des femmes de son temps sans verser dans la complaisance ou dans le mélodrame. Utilisant la peinture comme un écrivain le roman, Hogarth imagina ces histoires en mettant en images plusieurs épisodes qui donnaient au spectateur la matière d’un divertissement mais aussi d’une réflexion. Cette invention ou ce qu’il appelait des « sujets modernes et moraux » fit l’effet d’une révolution dans les rapports entre art et société. Hogarth se montra tour à tour moral et trivial, burlesque et raffiné, s’intéressant aux débats politiques et sociaux de son temps.

C’est la peinture narrative de Hogarth (par exemple Mariage à la Mode, 1743, le Petit Déjeuner, 1745) qui servit de référence à Kubrick par les trésors de détails qu’elle contient sur les coutumes publiques et privées, sur les mœurs du XVIII siècle. Kubrick prépara même des archives picturales et les utilisa comme illustrations pour préciser ses choix à son équipe. La petite histoire du film veut que quand on lui demandait la feuille de service pour le lendemain, Kubrick répondait : « Je ressors toutes les peintures » et il ajoutait « demain, je pourrais faire ça. »

Il est tenu pour sûr que l’exigence de Kubrick de tourner en décors réels et lumière naturelle ou à la bougie émane de cette recherche constante de reconstitution d’un univers ancien à partir des peintures de l’époque. Kubrick et son caméraman voulaient travailler dans l’esprit des peintres du XVIIIe siècle et, particulièrement, dans l’esprit de Gainsborough, de ses portraits et de ses paysages. Maints exemples sont à prendre dans le film notamment la séquence de la bagarre dans le salon entre Barry et Lord Bullingdon.

 

Dans ses « conversation pieces » donne à voir des peintures de groupes d’individus vaquant naturellement à divers occupations sociales (« polies ») : thé, jeux de cartes, promenades, étude de livres ou de tableaux. Dans le film de Kubrick la séquence de l’anniversaire de Bria sur une danse allemande de Schubert en est un exemple.( Séquence G)

Dans The Rake’s Progress (1732), Hogarth a développé l’esthétique du « progress » c’est-à-dire du parcours oculaire et moral dans une dynamique de cause à effet. On y voit l’influence de la philosophie empiriste de l’époque concevant le temps comme une série d’expériences, une progression. N’est-ce pas à metttre en parallèle avec le parcours social « picaresque » de Barry de son ascension à sa chute ?

On pourrait aussi établir des rapprochements avec la satire sociale visible dans Gin Lane (1751) et avec les œuvres des caricaturistes, Gillray et Cruikshank, qui fustigent la corruption et la laideur de l’élite socio-politique, la décadence de la société hanovrienne des rois George I, II et III (1714-1820).

D’autres références picturales et historiques sont sans doute à rechercher chez Gainsborough, homme de la campagne amoureux de paysages, sachant peindre aussi l’élégance aristocratique et le raffinement de Mr et Mrs William Hallet (‘The Morning Walk’). Les portraitistes anglais et écossais sont aussi des sources d’inspiration plus que probables : Reynolds (Portrait of Nelly O’Brien, 1763) ; Allen Ramsay (1713-1784) portraitiste attitré à la cour de George III , auteur du Portrait of Lady Mary Coke (1762).

D’autres références encore se peuvent trouver dans l’architecture de villes comme Bath et Dublin, dans les jardins conçus par Capability Brown et dans les meubles de Chippendale et Sheraton, ou encore dans les portraits de gentilshommes réalisés par Gainsborough ou Romney.

Kubrick s’est également inspiré des natures mortes et scènes rurales peintes par Jean-Baptiste Chardin (1699-1779) dont la technique de composition et de couleurs s’apparentait à celles de maîtres flamands et hollandais (par exemple dans La partie de billard (1725), Le château de cartes (1741) où le fragile édifice des cartes symbolise la précarité des constructions humaines. Kubrick s’inspira du peintre animalier, spécialiste des chevaux et scènes rurales George Stubbs (anglais, 1724-1806) et aussi de Jean-Antoine Watteau (1684-1721), devenu célèbre pour « Les Fêtes Galantes », peintures d’idylles quasi-pastorales dans un univers aristocratique.

Kubrick et Alcott, son chef opérateur, passèrent également beaucoup de temps à étudier les effets de lumière dans les tableaux des peintres hollandais mais souhaitèrent donner plus de relief à l’image filmée.

L’étude très approfondie, entreprise par Kubrick, des peintures du XVIIIe siècle dans l’intention de reproduire le plus fidèlement possible les tableaux des maîtres de l’époque, lui servit de base pour restituer l’apparence des lieux, des accessoires et des costumes et pour composer les plans du film.

Pour les costumes, Kubrick fit acheter par ses costumières tous les vêtements du XVIIIe siècle que l’on pouvait encore se procurer en Angleterre. Mais la population du XVIIIe étant généralement de taille plus petite que celle du XXe siècle, on dut refaire des modèles et la production du film créa une petite usine pour fabriquer les nombreux costumes dont avait besoin Kubrick pour peupler sa machine à remonter le temps.

Pour perruques et maquillage, Kubrick s’adressa à des artistes chevronnés, Leonard of London et Barbara Daly, ayant déjà travaillé avec lui sur Orange Mécanique. Leonard eut besoin de 6 mois de recherches pour créer les perruques de Marisa Berenson et il utilisa de vrais cheveux, ceux de novices italiennes sur le point de prononcer leurs vœux !

Les châteaux utilisés dans le film sont des demeures seigneuriales du XVIIIe siècle semblables, par leurs magnifiques collections de meubles et de tableaux, à d’authentiques musées. Ils donnent vie aux décors du film et restituent l’opulence aristocratique de l’époque. Ken Adam en réutilisera certains dans La Folie du Roi George , Nicholas Hytner 1995.

 

En référence à notre thématique d’aujourd’hui, on peut se demander ici si cette peinture de l’Histoire par Kubrick ou cette histoire de Thackeray mise en peinture par Kubrick, cette reconstitution du passé soignée et délibérée, n’est pas, dans son recours systématique à un art qui transcende le temps, un appel à la mémoire collective des hommes et des femmes de tous pays et de toutes cultures. Comme il pourrait en être de même avec le discours pacifiste des Sentiers de la Gloire (1957) ; comme il en est certainement de même avec l’évocation de l’évolution de l’humanité dans 2001, Odyssée de l’Espace (1968), ainsi qu’avec le message moral et social complexe livré (en musique) par Orange Mécanique (1971) ou encore avec la farce apocalyptique sur le péril nucléaire de Docteur Folamour (1964). Ce sont, à nos yeux, autant d’appels à la mémoire collective que d’appels à réfléchir sur l’évolution de la civilisation occidentale. En tout cas, c’est ce qu’ont suggéré plusieurs critiques à la sortie du film.

IV Réception critique et lectures du film de Stanley Kubrick.

D’une manière générale, prévaut l’appréciation du sérieux du travail artistique comme nous l’avons largement souligné. Mais, bien évidemment, le film (le pire échec commercial de la carrière de S. Kubrick) se prête également à des lectures différentes.

Michael Billington, dans le Illustrated News, déclare que :

il s’agit d’une série de natures mortes qui font plaisir à l’œil mais étouffent votre envie de drame et d’aventures.

A l’opposé, Vincent Lo Brutto fait valoir que le projet mis en chantier par Kubrick était éreintant et difficile à mener à bien mais que le réalisateur, par sa méthode de travail très exigeante, réussit à pousser Barry Lyndon au-delà des frontières muséales rigides où s’était enfermé le film d’époque. Il rappelle que les scènes filmées à la bougie sont entrées dans la légende du cinéma mondial.

Vincent Canby, dans le New York Times, loue, lui aussi, la richesse esthétique du film et s’intéresse à la satire sociale, à la peinture corrosive des « privilèges de classe ».

Hans Feldmann, dans Film Quarterly,  lie Barry Lyndon à 2001 Odyssée de l’Espace et à Orange Mécanique dans la même vision d’une civilisation occidentale qui serait incapable de gérer la part de violence qui est en elle et qui est dans la nature humaine. Feldmann met en avant un rituel du carnage (visible dans les batailles) et une violence généralement transmuée en rituels symbolisés par des duels. Feldmann laisse entendre que

si Thackeray condamne l’insensibilité et la cruauté des individus, le film est davantage la démonstration du fait qu’une forme sociale imparfaite engendre et perpétue ces attitudes.

Irwin Silber, marxiste extrémiste et critique du Guardian, voit dans Barry Lyndon « une vision détachée et analytique du passé. » Il y voit l’état d’esprit existentialiste courant chez les artistes bourgeois :

pour eux, l’Histoire est fondamentalement dépourvue de sens ; tout ce qui importe est la survivance et l’instant, cela s’opposant à l’analyse historique marxiste qui met au point une dialectique de la lutte des classes.

Et Silber prétend que la société peinte par Stanley Kubrick reflète la vision existentialiste du monde :

Le pouvoir, l’argent, la propriété sont montrés comme les seules choses qui exigent vraiment le respect, et la vie humaine n’est qu’une empoignade pour une position sociale.

Il en découle que les adultes sont vus comme étant plus ou moins aliénés (exception faite pour l’idylle de Barry avec la jeune veuve allemande et son amitié avec le Sergent Grogan). De cette approche du film, il ne semble rester qu’une analyse marxiste systématique à visée unique.

Une approche qui nous conviendrait mieux est celle de Michael Dempsey (Film Quarterly, 1976). Pour ce critique, l’aspect central du film n’est point tant son analyse de la société que le portrait qu’il brosse de la transcendance de la vie elle-même. Et de déclarer :

les effets de zoom contrastent la beauté indifférente et majestueuse de la nature avec des gens avides et intrigants et placent l’humanité dans une perspective intemporelle.

M. Dempsey voit un intérêt dans le portrait, aux lignes fuyantes, d’une vie de rituels sans fin, de combats futiles et de crises émotionnelles paroxystiques.

Il met en avant l’agencement complexe du film qui serait construit en vue d’un traitement précis et sensible de l’expérience en tant que mémoire.

Un exemple de transcendance spirituelle (et d’affirmation de soi) se trouverait dans la scène du duel de Barry avec son beau-fils lorsque Barry refuse de faire feu sur Lord Bullingdon. C’est la lecture personnelle de M Dempsey pour qui le film est dominé par une impression finale de déclin et de futilité.

Cette analyse du film nous paraît corroborée par un autre critique, Andrew Sarris, The Village Voice-1975, qui définit Barry Lyndon comme 

le testament de l’artiste en tant qu’homme portant avec majesté le deuil des vanités futiles de notre civilisation capitaliste….. Kubrick a simplifié l’intrigue romanesque afin de donner plus d’intensité à un climat cinématographique de tristesse implacable.

Pour Norman Kagan, le film de Stanley Kubrick demeure comme Orange Mécanique « une note en bas de page à 2001 Odyssée de l’Espace », c’est-à-dire « l’analyse poussée de la civilisation occidentale à un stade antérieur de sa pétrification et de sa dégénérescence. »

Ces films offrent le portrait d’une société où les êtres humains deviennent de plus en plus destructeurs et autodestructeurs à mesure qu’ils gravissent l’échelle sociale ; des gens qui vivent selon des valeurs menacées ; des existences faites de lucre et de vide sentimental ; un monde de pourriture spirituelle.

Et ne manquons pas de citer ici un autre critique qui a suggéré que Barry Lyndon est un « film du Bicentenaire » déguisé de la Révolution Américaine, comme un parallèle édulcoré à la Guerre du Vietnam. Il montre « la corruption croissante d’une puissance impériale en devenir. »

 

Qu’en est-il de l’opinion de S. Kubrick lui-même ?

Voici ce qu’il déclare au sujet de Barry Lyndon dans le magazine Time de Décembre 1975 :

(mon but était de) filmer aussi économiquement que possible et avec toute la beauté et la grâce possibles…       
En dehors de cela, tout ce que vous pouvez faire est soit de poser des questions, soit de donner des observations sincères sur le comportement humain…           
La seule morale, c’est de ne pas être malhonnête.

Reste que, comme le souligne Michel Ciment parlant de l’évolution du protagoniste principal dans Barry Lyndon, on a « à la fin du film, le sentiment d’un profond gâchis » ce à quoi Kubrick répond :

C’est une tragédie. Le mélodrame, lui, utilise tous les problèmes et les catastrophes qui frappent les personnages principaux pour vous montrer que, finalement, le monde est un lieu de justice. Mais, la tragédie, qui essaie de présenter la vie de façon plus honnête est plus proche de la réalité que ne le fait la mélodrame,et vous laisse un sentiment de désolation.

Quant à l’épilogue du film (le commentaire désabusé, voire nihiliste, sur l’égalité des protagonistes devant la mort), Kubrick précise qu’il s’agit d’un « post-scriptum ironique et triste qui vient du livre » (de Thackeray). Et le réalisateur insiste sur sa volonté de ne pas renforcer l’illusion qu’installe le mélodrame mais de montrer la vie telle qu’elle est. Il insiste sur sa volonté d’être simplement réaliste. « Donner du monde une image fausse n’a d’intérêt que si vous faites du pur divertissement. »

Le pur divertissement n’est pas le but de Kubrick dont les films, comme le fait remarquer M Ciment, « montrent le monde dans un état de guerre perpétuelle. » Ce à quoi Kubrick rétorque par l’existence bien réelle, à tous les âges, de conflits militaires, politiques, sociaux et intergénérationnels ; et par la nécessité du conflit comme ressource dramatique au cinéma et dans tout ouvrage de fiction. Quant à Barry, véritable anti-héros, il le voit comme « totalement déplacé dans cette vie, non seulement par son origine sociale mais aussi par son caractère » ; un personnage finalement prisonnier de la « cage dorée » dans laquelle il s’est enfermé.

Revenant sur la précision des recherches auxquelles il s’est livré avant le tournage et qui ont duré un an, Kubrick livre sa conception du cinéma et sa conception du film historique en même temps :

Le cinéma doit avoir l’air réaliste puisque son point de départ est toujours de faire croire à l’histoire qu’il raconte. Et, c’est aussi un autre espèce de plaisir : la beauté visuelle et la recréation d’une époque. Ce qu’on essaie dans un film historique, c’est de tout faire pour avoir l’impression de tourner en décors naturels, aujourd’hui.

Et Kubrick insiste sur la nécessaire authenticité des décors, des costumes et des lumières en affirmant :

A moins que l’on ne désire faire un film irréaliste, il faut rechercher dans l’éclairage, les décors et les costumes les conditions premières du réalisme

Conclusion : S. Kubrick – Marc Ferro : le cinéma, une certaine vision de l’Histoire.

Dans Apport du Cinéma à l’Histoire, Marc Ferro déclare que « l’Histoire au cinéma est devenue une force » et il met en parallèle « l’histoire des historiens » et « le souffle de l’image, du film ».

« L’histoire des historiens » était une discipline érudite et savante qui ne démontrait rien et ne faisait que raconter « ce qui s’était passé » dans des récits multiples qui pouvaient avoir plusieurs versions. Elle était, et est encore, recherche de sens, connaissance des évènements et situations passés, archives, témoignages, démonstration scientifique visant à reconstituer le passé et à analyser les problèmes de notre temps.

Quant au « souffle de l’image, du film », retranscrit par le cinéma et la télévision, il « prend la relève des formes écrites, tend à se substituer à elles, soutenu (qu’il est) par la médiatisation ». Et Marc Ferro ajoute : « les images, plus que les écrits, marquent la mémoire, la compréhension des générations nouvelles. » Ce disant, Marc Ferro ne substitue pas le cinéma à l’histoire, il admet volontiers que « l’image et l’écrit peuvent croiser leurs effets. » Et, il pose les questions d’un débat de fond :

Quel regard le cinéma a-t-il sur l’Histoire ? Comment en approche-t-il la représentation ? Celle-ci se différencie-t-elle des formes écrites que peut prendre le discours historique : l’histoire générale, l’histoire–mémoire, l’histoire-problème ?

Pour nous, s’ajoute aujourd’hui une autre question :

Comment cette réflexion s’applique-t-elle à l’œuvre de Stanley Kubrick ?

Marc Ferro apporte déjà certains éléments de réponses. Après avoir souligné le nombre important de films où l’Histoire sert uniquement de cadre à une intrigue, il dit son admiration pour

des cinéastes qui, sans dire qu’il jouent les historiens, utilisent leur art pour retrouver dans le passé les évènements ou les situations qui leur permettent de servir leur couvent.
En témoigne toute l’œuvre de Stanley Kubrick— des Sentiers de la Gloire 1957 à Spartacus 1960—, tout comme en France celle de Bertrand Tavernier, l’un et l’autre critiques du fonctionnement social.

Pour Marc Ferro, ce rôle de metteur en perspective, de révélateur des mécanismes d’une société est en partie dû à ce qu’il appelle « l’inventivité analytique de la fiction » chez des cinéastes qui « pour restituer son authenticité au passé » ont recours soit à « une idée motrice », soit à « un cadre d’action », soit à « l’analyse d’un fait divers, une enquête ». Même si Marc Ferro cite ici d’autres exemples que Barry Lyndon, son approche nous paraît applicable au film de Kubrick. Film d’action situé dans un passé (le XVIIIe siècle) qui lui sert de cadre, Barry Lyndon est,comme le roman de Thackeray dont il s’inspire, une œuvre picaresque qui, sous le prétexte de suivre la carrière d’un arriviste, d’un opportuniste, Irlandais sans scrupule, brosse un portrait fait d’anecdotes personnelles, d’histoires vécues ou légendaires dans le cadre d’une société pragmatique, gouvernée par les apparences et l’ostentation. Acteur et témoin, le protagoniste principal livre un rapport, une enquête, dont le poids documentaire est indéniable. Quant à l’idée motrice, elle semble partagée par Thackeray et Kubrick : une vision distanciée, sceptique, cynique et désabusée d’une société et d’une époque.

L’un, le romancier, se fait historiographe en demandant à « un vaurien de ré-écrire l’Histoire ». L’autre, le cinéaste, se fait peintre pour ré-inventer la peinture du XVIIIe siècle et restituer le passé. Pour Marc Ferro, cette démarche est aussi celle de la liberté de l’artiste, de la liberté du cinéaste qui fait des films sur le passé et

inscrit sur les écrans non seulement son regard mais aussi ses opinions dont son art cache le sexe.

« L’histoire au cinéma n’est pas qu’une imagerie. » Même si comme le souligne encore Marc Ferro:

Aujourd’hui, la réflexion sur Histoire et Cinéma porte de plus en plus sur les formes de l’écriture filmique …. Et les modes de narration» applicables au « genre des films historiques de fiction.

Ne doutons pas que cette dernière considération laisse une porte grande ouverte sur une étude plus approfondie encore du transcodage cinématographique dans le Barry Lyndon de Stanley Kubrick.

 

Sources et références bibliographiques

 

Baxter John, Stanley Kubrick, Le Seuil, Paris 1997.

Ciment Michel, Kubrick, Calmann-Lévy, Paris 1999.

Deeds-Ermath Elizabeth, The English Novel in History 1840-1895, Routledge, London 1997.

Ferro Marc, Cinéma et Histoire, Folio, Gallimard, Paris 1993.
—, Cinéma, une vision de l’Histoire, Edit du Chêne, Hachette, Paris 2003.

Kagan Norman, Le Cinéma de Stanley Kubrick, L’Age d’Homme, Lausanne 1979.

Krohn Bill, Stanley Kubrick, Cahiers du Cinéma, Coll. Grands Cinéastes, Paris 2007.

Lo Brutto Vincent, Stanley Kubrick, London, Faber &Faber, 1998.

Mainar Luis M. Garcia, Narrative and Stylistic Patterns in the Films of Stanley Kubrick, Camden House New York, USA 2001.

Pinel Vincent, Ecoles, Genres et Mouvements au Cinéma, Larousse – Bordas, Paris 2000.

Sipière D. & Cohen A. J. J., Les autres arts dans l’art du cinéma, PUR, Rennes 2007.

Thackeray WM, The Memoirs of Barry Lyndon Esq., Written by Himself, 1844.

 

Séquences filmiques proposées en références (Barry Lyndon in coffret, S. Kubrick) :

 

A-Duel avec le capitaine Quin (Sarabande – 2)

B-La mélancolie de lady Lyndon (6)

C-La revue de la compagnie (British Grenadiers – 1)

D-A la table de jeu (Trio de Schubert – 5)

E-Baptême du feu (British Grenadiers – 3)

F-Bagarre dans le salon (J.-S. Bach, concerto pour clavecin – 9)

G- L’anniversaire de Brian (Schubert, danse – 8)



Cinéma et Histoire, p 31.

P 120.

Cinéma, une vision de l’Histoire, p 14.

autre roman de Thackeray-1848- dont Kubrick aurait pu s’inspirer s’il n’avait été fortement intéressé, à l’époque, par le personnage de Napoléon.

Nabokov, 1959 et Kubrick, 1962.

in Cinéma, une Vision de l’Histoire 2003.