Cinéma, Histoire et Mémoire, quelques problèmes théoriques et méthodologiques pour son étude

« Le cinéma est le média privilégié pour constituer la possibilité de toute mémoire » J.-L. Godard

Il a souvent été dit que « le cinéma est la seule trace vivante du réel », mais également, qu’à partir de cette impression de réalité, il a créé son propre imaginaire, ses mythes et ses symboles, qui sont devenus avec le temps les images « d’une autre réalité » d’un collectif, d’une société à un moment déterminé. Á ce titre, le discours propre au cinéma donne de ceux–ci une vision particulière.

Cette façon singulière de perpétuer et de réinventer le monde en images, réelles ou fictives, a transformé le cinéma, de l’avis de certains théoriciens, pour en faire le seul art capable de retenir la mémoire.

Grâce aux travaux de théoriciens comme Siegfried Kracauer ou Marc Ferro, beaucoup d’historiens comprennent aujourd’hui le film, y compris le film de fiction, comme un document historique, comme agent de l’histoire et, par conséquent, comme mémoire historique d’une société à une période déterminée.

Cette vision, a permis, par exemple, la conception d’une nouvelle histoire du cinéma, qui a commencé à inclure des années 80 à aujourd’hui, d’autres façons d’analyser les filmographies à partir de sources scientifiquement plus fiables. L’étude sur les conditions de la production cinématographique à partir de l’analyse du contexte et l’application à leurs contenus de l’histoire des mentalités et les pratiques discursives —grâce à Michel Foucault—, ont introduit une perspective qui tente de considérer le film comme porteur des valeurs et des représentations de son temps, et de construire non seulement une histoire des auteurs ou des œa uvres considérées comme significatives mais également une histoire des formes cinématographiques, comme le font aujourd’hui David Borwell, Janet Staiger ou Kristin Thompson.

Cette nouvelle perspective a donné lieu à d’innombrables débats, dont celui sur le rôle joué par le cinéma contemporain dans ce que l’on a historiquement appelé le cinéma national.

Cette catégorie, jugée « évidente » et « indiscutable » dans bien des histoires, a été longtemps considérée comme le résultat de la représentation ou la reconstruction d’une identité nationale collective, dont les caractéristiques se manifestent dans les productions symboliques qui assument les traits les plus marquants d’une collectivité ou d’un groupe social, ce qui donné comme résultat un genre de cinéma particulier qui assume et reproduit dans ses discours et contenus ces valeurs que l’on considère comme nationales.

Aujourd’hui la globalisation que connaissent les processus culturels, la socialisation et la diffusion des symboles, des codes et des stéréotypes que permet le développement des moyens de communication massive, font que ceux-ci ne connaissent plus de frontières et que bon nombre de ces particularités nationales et locales s’estompent, permettant ainsi le développement de processus complexes d’hybridation, d’assimilation et d’échanges interculturels. La culture a dépassé dans les dernières décennies la stratification géopolitique pour acquérir ainsi une plus grande universalité, et le cinéma, comme fait artistique et social, n’est pas resté étranger à ce phénomène.

L’historien qui, alors, va utiliser le cinéma comme un document ou comme un agent de l’Histoire, se trouve aujourd’hui, face à un territoire beaucoup plus complexe que celui offert par les sources plus traditionnelles, car il trouvera un large éventail de savoirs différents, tant sociologiques que technologiques, voire économiques, qui conditionnent sans aucun doute sa production et sa diffusion.

Toutefois, le cinéma n’est pas seulement un document, mais probablement mieux que n’importe quelle autre expression artistique, il permet d’étudier les intersections entre l’imaginaire collectif et la réalité d’une société déterminée. Selon Marc Ferro, c’est ce qui lui donne la possibilité d’être une contre-analyse de la société.

Les films peuvent dévoiler quelques-uns des silences et des omissions de l’histoire officielle, en permettant de voir, au-delà de la réalité représentée, ces questions qui ont été considérées, pour quelque raison que ce soit, inopportunes, non visibles par une histoire qui, de nombreuses fois, est imposée par le pouvoir ou les groupes dominants. Selon Pierre Sorlin, les films ne sont pas des objet historiques appartenant au passé, mais des objets toujours vivants, qui peuvent être recodifiés et resignifiés en permanence par les différents contextes culturels.

Un autre aspect important pour les études théoriques actuelles est celui qui a trait à la relation cinéma-histoire-mémoire, lorsque l’on soumet à l’analyse le rôle qu’a joué le cinéma dans cette relation à partir de son importance dans la production et la reproduction de ce que l’on considère comme mémoire historique.

La mémoire est le mécanisme qui permet aux individus d’être en relation avec le passé grâce à la faculté de reproduire dans leur conscience des idées et des impressions passées. Cela présuppose un exercice qui englobe autant l’individuel que le social d’une manière systématique et constante sans laquelle la vie sociale est impossible, car elle est régie par des conventions et des codes hérités pour devenir réalité et se développer.

La synthèse entre la réalité immédiate, c’est-à-dire la pratique sociale, et ce besoin qu’a la société, d’emmagasiner, de créer et de transmettre des idées, des concepts et des événements transcendants, engendrent la mémoire historique sous forme de discours pour parvenir à durer dans le temps.

Quand ces idées ou ces impressions sont partagées par un groupe d’individus qui leur donne des significations semblables nous pouvons alors parler de la présence d’une mémoire collective.

La mémoire collective peut s’entendre comme un récit ou une partie de la réalité héritée et déjà vécue et elle est donc changeante, dialectique par essence, car chaque génération ajoutera de nouvelles lectures et de nouveaux regards à ce passé acquis, assumé et légué, à son tour, au futur.

La mémoire est en constante relation avec le discours historique, car, d’une certaine manière, elle est elle-même discours historique, à partir du moment où elle cesse d’être un phénomène de la conscience et devient objet d’étude; mais elle conserve sa spécificité dans la mesure où il s’agit d’une forme particulière du discours historique dont le point d’ancrage est l’expérience vécue et transmise, une forme beaucoup moins institutionnalisée que l’histoire traditionnelle.

Selon Le Goff, la connaissance historique tout en s’élaborant, cherche à dominer le vécu, cette mémoire héritée du passé, pour l’appréhender et l’expliquer, d’où l’étroite relation entre histoire et mémoire.

Il y a diverses sortes de mémoire, celle-ci n’est pas un processus homogène, mais se décline en plusieurs variantes comme, la mémoire individuelle, la mémoire familiale, la mémoire mythique, la mémoire populaire. Cette dernière fait également partie de la mémoire collective et correspond aux groupes humains qui ne sont pas ou ne furent pas inclus dans les structures de pouvoir, ceux qui, selon Foucault, n’eurent pas la possibilité d’écrire leur propre histoire.

Cette évocation du passé, peut être mise en relation avec le cinéma et en particulier avec le cinéma historique, quel qu’en soit le point de départ : l’imaginaire collectif, comme c’est le cas de la mémoire, ou l’histoire qui la recueille, qui la met en perspective à partir de ses sources, ou qui l’analyse et l’explique,

On considère le cinéma comme un autre lieu de mémoire qui a à voir autant avec la mémoire historique qu’avec la mémoire individuelle. Le cinéma peut récupérer le passé, parfois de manière nostalgique, complaisante ou bien dans une perspective critique qui donne lieu à une nouvelle lecture, une autre approche, un point de vue différent sur ce passé qu’il prend comme référent pour son récit et son discours. 

Ainsi, la relation entre cinéma et mémoire s’établit de diverses manières.

L’une d’elle consiste à faire du cinéma une boîte d’enregistrement qui témoigne d’une époque, d’une société, d’un groupe d’individus, à partir de ses référents audio visuels. Dans ce cas on peut alors affirmer que tout film peut donner lieu à une lecture historique, c’est ce que Marc Ferro définit comme la lecture historique du film.

Cette approche prend en compte le rôle que peut avoir le cinéma dans la connaissance du passé récent, comme témoin des différentes étapes de ce passé, quand il intègre dans son discours les symboles sociaux, les rites collectifs d’une société à un moment déterminé, ses stéréotypes visuels, sa technicité, sa culture, ses coutumes et d’autres éléments qui permettent d’approcher sa réalité historique ou la manière dont il interprète le monde réel à travers l’art.

Le cinéma permet peut-être mieux que toute autre forme de communication à grande échelle une confrontation entre la mémoire personnelle et la mémoire implicite ou explicite à laquelle un film peut donner forme. Avec ses procédés narratifs et expressifs il est devenu une autre forme de mémoire qui permet la survivance de faits et d’événements qui se seraient perdus dans le souvenir. Ces deux mémoires peuvent s’opposer et provoquer parfois, au moment où le spectateur les perçoit, un sentiment de surprise, de déception voire de scandale. Cette confrontation peut réduire à néant des mythes ou en susciter d’autres, elle peut provoquer des souvenirs ou les déformer, et donner lieu à d’intéressants débats et polémiques.

Le cinéma peut être également considéré comme un art et un moyen de créer de la mémoire. Non seulement il permet de sauver de l’oubli des faits passés ou peu visibles mais encore il peut créer une réalité, sa propre réalité. L’effet de réalité d’un film est si puissant qu’il peut trouver sa justification en lui-même et parfois nous jugeons l’authenticité d’un moment ou d’un lieu grâce à la mémoire visuelle et  audiovisuelle d’un film.

L’histoire du cinéma compte de très nombreux « faits mémorables » qui ne se sont jamais produits dans la réalité et qui ne sont que le résultat de l’imagination et la fantaisie créative des cinéastes. Il suffit de se souvenir de l’arrivée de Lénine à la gare Finlandia de Petrograd dans le film Octobre ou encore l’inoubliable séquence de l’escalier de Odessa dans Le Cuirassé Potemkine, toutes deux inventées par le génial Serguei Eisenstein. Ce sont là deux exemples connus qui permettent de comprendre la capacité du cinéma à créer de la mémoire.

L’autre voie que l’on peut analyser est celle qu’offre le cinéma quand les thèmes traités proposent une réflexion sur les mécanismes de la mémoire et les problèmes de sa représentation cinématographique, en recourant parfois à ce que l’on appelle le cinéma dans le cinéma.

Si l’on aborde les problèmes théoriques et méthodologiques qui surgissent dans l’étude de la relation Cinéma-Histoire – Mémoire, d’autres questions se posent et non des moindres.

Dans plusieurs de ses travaux Marc Ferro a démontré très clairement que cette relation peut s’envisager selon deux perspectives, en prenant toujours comme point de départ les liens qui existent entre Cinéma et Histoire. :

L’idée selon laquelle tout film est historique, car tout film peut être considéré à un moment donné comme une source historique, par le fait qu’il est un produit soumis à des circonstances historiques ; il est en effet le produit d’une culture, d’une idéologie, et répond à un projet et à une volonté idéologique, artistique et esthétique.

Le film, selon Ferro, n’est pas un élément neutre, sans lien avec la société qui le produit, il est, bien au contraire, un médiateur entre cette réalité et ses interprétations ou représentations.

La lecture cinématographique de l’Histoire, quand l’Histoire devient objet plus ou moins central du discours cinématographique dans ce que l’on appelle cinéma historique.

Cette dernière perspective offre la possibilité d’élaborer un discours historique à partir des moyens d’expression propres au cinéma, en particulier la mise en scène de l’Histoire et la représentation de ses évènements et de ses personnages grâce au langage cinématographique.

Le cinéma, et donc le cinéma historique, synthétise, condense au moyen de l’ellipse les événements, en présentant une partie pour le tout, évitant de ce fait ce qui n’est pas attrayant pour le spectacle cinématographique, ou sublimant et ajoutant d’autres choses qui n’ont pas été mises en relief dans la véritable histoire. La recherche de la représentation de ce qui est arrivé réellement est ici un exercice complexe et bien des fois insuffisant si on ne le compare pas à d’autres sources.

Il faut analyser aussi le fait que, lorsque des films n’ont pas été faits dans une intention historique, leur référent ou contexte le plus immédiat leur donne intrinsèquement une connotation historique à prendre en compte ; tel est le cas par exemple des films de guerre tournés au moment même où se produisaient les faits qui leur servent de référent, les films politiques qui prennent en compte un événement ponctuel contemporain de l’époque de leur tournage, et d’autres, qui recueillent les inquiétudes et les modalités selon lesquelles des groupes sociaux déterminés ont mis en question les problèmes de leur temps.

Le film s’analyse comme un texte

Lorsqu’on utilise un film comme source, le problème devient plus aigu parce que la lecture filmique est une pratique généralement plus difficile que la lecture d’un texte écrit, même en maîtrisant parfaitement le langage qui le structure et qui lui donne son sens, et elle est indubitablement parfois plus attrayante et fascinante.

Ses ressources narratives et expressives requièrent une compétence particulière de la part du lecteur du langage audiovisuel. Pierre Sorlin, dans Sociologie du cinéma, insiste sur la nécessité de savoir comment le film est construit, et d’appliquer pour cela le point de vue sémiotique ; cela permettra de comprendre comment est produit le sens, de même que la présence de l’intertextuel en interférence avec le social, les références que le spectateur peut avoir pour qu’il puisse accéder à leur décodage à partir de l’interprétation de leurs possibles connotations et de leur polysémie.

Le film comme source historique

Une des méthodes fondamentales de la science historique est la méthode critique qui permet de transformer les traces en documents, c’est-à-dire en « témoignages » d’un fait déterminé.

Avec chaque génération d’historiens sont apparus de nouveaux « témoignages » et le cinéma y participe, les sources audiovisuelles jouant un rôle important comme nouveaux registres de la réalité qui engendrent à leur tour de nouvelles méthodes critiques.

Un même film peut être interrogé et analysé de manières différentes par chaque génération d’historiens, apportant en cela de nouvelles interprétations et lectures sur son thème, son contexte et sa réception.

Les historiens ont généralement un principe très empirique, l’exhaustivité, qui consiste généralement à soumettre à étude tous les documents possibles sur un thème, tous les films, tous les textes, photographies etc… qui se rapportent à leur réalité.

Le problème réside, sauf cas exceptionnel, dans le fait qu’on ne peut posséder tout ce qui a pu exister sur un aspect de la réalité à étudier, car on peut toujours trouver de nouvelles sources et vestiges, qui peuvent mettre en question les conclusions élaborées à partir de la documentation antérieure.

Selon Michel Lagny, lorsqu’on est devant un texte filmique il faut en analyser le sens à partir de ses conditions de production, chercher qui parle, ou énonce son contenu, le quand et le pourquoi de ces énoncés et formes discursives.

Dans le cas du cinéma de fiction, il ne s’agit pas de savoir si le film dit la vérité sur ce qu’il représente, mais s’il contient tous ces aspects qui intéressent le chercheur, en accord avec ses propos et ses objectifs.

La lecture du film ne doit pas se baser seulement sur l’analyse exhaustive du thème, ou la structure narrative et dramaturgique de son scénario. Dans de nombreuses occasions il est aussi nécessaire d’ajouter l’étude de la correspondance entre ces éléments et les progrès réalisés au moment de leur conception et de leur production par la théorie du cinéma, en particulier de la sémiotique de l’image, afin de réaliser une segmentation plus minutieuse et de comparer les résultats observés dans le film objet de l’analyse et la tendance de l’époque à laquelle il appartient.

Il n’y a pas de recette ni de modèle unique pour la lecture d’un document filmique depuis une perspective historique ; ceux-ci dépendent des présupposés et nécessités du chercheur.

Cependant, il y a des questions dont on tient généralement compte: l’analyse de sa structure narrative, la diégèse de son récit et sa possible ou non fidélité avec le fait ou les faits représentés, leur reconstruction à partir de l’univers audiovisuel que présente le film, le traitement qui y est fait des personnages, le modèle de société qu’on y expose ou qu’on y critique, la manière dont on implique le spectateur autant dans le récit que dans le discours, les possibles connotations et lectures que peut présenter celui-ci parmi d’autres.

Il est évident que, pour prétendre à une analyse scientifique, il est indispensable d’y recouper les sources, de même qu’il est nécessaire d’établir une espèce de grille qui fonctionne comme un système de références pour que les résultats que l’on obtient, comme discours ou comme savoir historique, soient valides, ou au moins puissent être pris comme témoignages pour de nouvelles recherches ou études.

Beaucoup d’auteurs considèrent encore, qu’au milieu d’une véritable civilisation iconique où l’homme vit plongé dans des images qui configurent sa vision du monde, l’historien reste attaché à l’étude des sources traditionnelles ; on élude ainsi l’étude ou l’intégration de l’image dans son discours, les connaissances sur la sémiotique de l’image, l’esthétique, l’étude de questions relatives aux processus complexes de communication et de réception, qui, entre autres choses, ont des rapports avec le monde audiovisuel. On réserve toutes ces choses aux spécialistes de l’Histoire de l’Art, et de la Communication sociale, et elles ne font pas partie, ou sont sous-estimées dans la formation et dans la pratique professionnelle de l’historien.

L’humanité a aujourd’hui accumulé autant, ou plus, d’information historique sous forme d’images que sous forme d’autres sources documentaires ; ces images réclament l’attention et l’étude qui sont de notre responsabilité, de même que leur préservation, leur analyse et leur mise en valeur pour qu’elles fassent aussi partie de la mémoire historico-culturelle de nos pays.