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Quand l’enfant adopté devient cinéaste : holding onirique et processus créateur dans Couleur de peau : Miel (Laurent Boileau, Jung Sik-Jun, 2012)

Claudine VEUILLET-COMBIER

Université d’Angers, laboratoire CLiPsy

Introduction

Le cinéma entretient depuis toujours des liens avec la famille, qu’il s’agisse de la filmer en la fictionnalisant, ou bien en la ciblant comme public spécifique. Au dire d’Anne Loncan[1], le cinéma serait donc d’emblée « une affaire de famille », aussi dans le sens où nous devons son invention aux Frères Lumières. Par conséquent, il paraît pertinent de s’intéresser aux diverses facettes et modalités – à la fois artistiques et psychologiques – qu’adopte la famille lorsqu’elle « fait son cinéma ».

Dans cet article, nous nous pencherons sur les liens, souvent complexes, qui semblent se tisser entre cinéma, en tant que processus créateur, et une famille adoptive dans le film de Jung Sik-Jun et de Laurent Boileau intitulé Couleur de peau : Miel, sorti sur les écrans en 2012. Il s’agira d’explorer, à travers cette œuvre cinématographique hybride, au-delà de son contenu thématique, les enjeux intrapsychiques et intersubjectifs à la source de l’inspiration artistique ayant conduit à sa production. Dans cet objectif, nous chercherons à identifier, par le prisme de ce film, les processus psychiques qui conduisent Jung Sik-Jun de la place d’enfant adopté à celle d’adulte cinéaste. En nous appuyant sur Couleur de peau : Miel, nous verrons alors comment l’expression cinématographique peut offrir une fonction de holding[2] onirique. Nous chercherons ainsi à démontrer comment le geste artistique se montre capable de soutenir l’affirmation subjective, tout en contribuant à la transformation de l’expérience traumatique liée au parcours de vie.

  1. Repères conceptuels : création/créativité et le principe de holding

Avant d’aborder les éléments plus cliniques de notre analyse, il est nécessaire de préciser les fondements conceptuels qui nourriront notre réflexion.

Dans le champ psychanalytique, il existe tout un courant réflexif qui s’interroge sur la création artistique. Impulsé par Sigmund Freud, il s’intéresse – comme en témoigne son texte Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci[3] – au parcours qui conduit à la création d’une œuvre, tout en s’interrogeant sur les fantasmes inconscients inhérents aux désirs infantiles refoulés qui seraient à l’origine d’un tel processus créateur. Freud met en avant le mécanisme psychique de la sublimation comme moteur de l’engagement artistique. Pour lui, le processus créateur « s’inspire du sexuel infantile sublimé »[4]. La pulsion est dite « sublimée » « […] dans la mesure où elle est dérivée vers un nouveau but non sexuel et où elle vise des objets socialement valorisés »[5]. La théorie freudienne soutient ainsi l’idée que si l’artiste est, à l’instar du névrosé, déçu par la réalité, il parvient à transformer ses rêves et ses désirs non satisfaits en des créations esthétiques.

Les travaux post-freudiens ont poursuivi cette réflexion en soulignant, notamment avec le psychanalyste et professeur de psychologie René Roussillon[6], que « la satisfaction hallucinatoire du désir qui préside au processus créateur ne peut se maintenir que par sa rencontre avec une réalité susceptible d’être créée, dans la mesure où cette dernière confirme le processus lui-même »[7]. Mais ce sont surtout les apports du pédiatre et psychanalyste britannique Donald Winnicott[8] qui se trouvent à la source de la réflexion psychanalytique contemporaine sur la créativité et la création.

En s’intéressant aux premiers liens mère-enfant, Winnicott démontre comment le bébé, encore très immature, reste dépendant, pour satisfaire ses besoins, du soutien et des réponses de son environnement, c’est-à-dire d’une mère « suffisamment bonne »[9]. Cette dernière devra être en capacité de développer une fonction de « holding », pour donner des soins adaptés à son enfant, et assurer son maintien à la fois physique et psychique (par exemple, en portant l’enfant en le berçant, pour apaiser ses pleurs et angoisses). Si l’enfant rencontre un environnement qui s’ajuste à ses premiers besoins, il va dans un premier temps être pris par l’illusion omnipotente d’être son propre pourvoyeur de satisfaction du fait de l’indistinction Moi/non-Moi effective à cette période. En effet, le mouvement de séparation/individuation n’intervient que secondairement, par l’expérience de la frustration et par la confrontation à l’absence de l’objet maternel. La mère n’est pas toujours disponible pour répondre aux demandes de l’enfant, qui apprendra ainsi à différer la satisfaction de ses désirs. C’est ainsi qu’il découvre que le monde extérieur existe, que l’autre (l’objet) existe et qu’il en est dépendant, mais dans le même temps, c’est aussi ce qui lui permet de trouver et de créer l’objet. Autrement dit, « paradoxalement le bébé crée un objet qu’il trouve dans la réalité et l’objet n’est trouvé que parce qu’il est créé »[10]. C’est ce que Winnicott appelle la rencontre avec l’objet trouvé-créé. Cependant, pour que le sujet puisse faire cette différence entre mondes interne et monde externe, Winnicott insiste sur l’idée qu’un espace intermédiaire, un entre-deux, une aire de nature transitionnelle, qui unit et sépare le bébé et la mère, doit se mettre en place pour ouvrir un espace de « jeu », source de créativité.

Pour autant la créativité qui se manifestera dans cet espace n’est pas à confondre avec la création. Cette dernière suppose, chez l’artiste, un talent particulier. Il faut que la production génère un choc esthétique auprès du public, pour acquérir le statut d’œuvre d’art. On comprend donc que si « le potentiel créatif d’un sujet est lié à la première relation du bébé à son environnement, à la réponse de ses objets premiers, « en revanche la création authentique n’est l’apanage que de quelques artistes[11] ». Les travaux de Winnicott permettent ainsi de saisir « ce qu’il en est des conditions de la créativité potentielle et de sa transformation en création[12] ». Il énonce aussi l’idée que l’angoisse peut être à la source du travail artistique de création.

Didier Anzieu prolongera cette réflexion, en identifiant les différentes étapes nécessaires pour conduire l’artiste vers l’acte de création. Il repère comme première étape, ce qu’il appelle « le saisissement créateur[13] » qui émane d’une situation de crise intérieure. Cette dernière pousserait vers une urgence à créer, tout en sachant que, comme le rappellent Brun et Talbin[14], l’œuvre crée à la fois, son créateur et son récepteur. Le processus de création naîtrait donc d’une expérience de crise interne et s’enracinerait dans une souffrance psychique qui cherche à être symbolisée et mise en forme.

La littérature psychanalytique souligne ainsi qu’il existe des liens entre l’urgence et la contrainte à créer et l’expérience traumatique qui laisse des restes à symboliser. A la lumière de ces notions, face au film Couleur de peau : Miel, nous avancerons l’idée que la création peut générer un effet de « holding onirique » pour assurer une fonction de contenance et de transformation des vécus non-métabolisés par le geste de rêverie artistique, susceptible d’inspirer et générer une œuvre.

  1. Un film autobiographique

Couleur de peau : Miel est un film franco-belge à caractère documentaire et autobiographique, sorti en 2012, qui a remporté le prix du public au Festival International du Film d’Animation d’Annecy et le Prix Unicef pour les droits de l’enfance.

Il raconte l’histoire autobiographique d’un enfant prénommé Jung, né en Corée du Sud en 1965, et adopté à l’âge de cinq ans par une famille belge. Couleur de peau : Miel rend compte des nombreuses questions qui préoccupaient Jung Sik-Jun à des époques différentes de sa vie : au cours son enfance, pendant son adolescence, puis à l’âge adulte. A noter également qu’avant d’être adapté à l’écran, ce récit de vie fut raconté, sous forme d’un roman graphique[15]. En effet, avant de devenir narrateur et coréalisateur – avec le cinéaste français Laurent Boileau – de son parcours de vie dans le film, Jung Sik-Jun (également connu sous son nom d’adoption Jung Henin) mit sa vie en images et en récit dans le roman graphique qui, à l’instar du film, aborde maintes questions identitaires concernant ses origines et sa double appartenance culturelle.

Il est également important de rappeler que l’adoption de Jung, originaire de Séoul, eut lieu douze ans après la fin de la guerre de Corée (1950-1953) suite à laquelle plus de 200 000 enfants coréens étaient proposés à l’adoption internationale à travers le monde.

Voici comment Jung résume le contexte de son adoption dans le film où ses croquis n’épargnent pas ses parents adoptifs :

Une dizaine d’autres Coréens étaient arrivés en même temps que moi dans le village. Pour certaines familles adoptives, c’était chic d’avoir son petit Coréen, c’était comme avoir une voiture neuve, sauf que ça demandait un peu plus d’entretien. Mais, mes parents, ils s’en foutaient des voitures neuves. Je me suis toujours demandé pourquoi ils m’avaient adopté alors qu’ils avaient déjà quatre enfants ?

Couleur de peau : Miel se focalise sur le retour de Jung, déjà adulte, à son pays d’origine, tout en s’attardant sur des moments clés de sa vie en tant qu’enfant et adolescent. On le voit enfant, abandonné sans parent protecteur, en train d’errer dans les rues de Séoul, puis repéré et récupéré par un policier. Le film raconte ensuite son passage par un orphelinat américain, avant de remettre en scène son arrivée en Belgique où il fut accueilli, à l’aéroport, par sa famille adoptive qui avait déjà quatre enfants (trois filles et un garçon).

 Le film aborde le processus d’apprivoisement mutuel, en installant Jung dans une vie quotidienne où il aura tout à apprendre de sa famille et de son pays adoptifs. Si, dès le début, la mère adoptive apparaît comme une personne intransigeante et plutôt froide, la grand-mère maternelle est encore plus désagréable, alors que le père est montré sous des airs plus sympathiques. En même temps, la famille est perçue comme un groupe fraternel, potentiellement secourable, et capable d’entretenir des liens d’attachement particuliers, comme ceux qui se nouent rapidement entre Jung et sa sœur Coralie, élèves dans la même classe.

 Plus tard, on assistera à l’arrivée de Valérie, une nouvelle petite sœur âgée seulement de onze mois. Comme Jung, Valérie est coréenne, ce qui ne tarde pas à engendrer une rivalité fraternelle que Jung exprime avec les paroles suivantes : « Mais, c’est moi l’Asiatique de la famille ! Non mais, c’est vrai quoi ! ».

Parmi des autres scènes clés du film, citons celle où l’on découvre que Jung a volé des tickets de cantine à un camarade de classe. Le langage visuel de la scène en dit long sur les difficultés intra-familiales, lorsque la mère adoptive lance, en regardant Jung dans le rétroviseur : « Tu n’es qu’un voleur et un menteur, tu es une pomme pourrie Jung, une pomme pourrie dans un seau de pommes mûres fait pourrir toutes les autres ! Je veux que tu reste loin de MES ENFANTS . »

Si le film revisite ensuite les années au cours desquelles Jung a évolué vers l’âge adulte, les interrogations concernant ses origines et son adoption deviennent de plus en plus pressantes et envahissantes. Pour tenter d’y répondre, Jung décide de retrouver la ville où on l’avait trouvé, dans une ruelle, plus de quarante ans plus tôt.

La photo d’identité de Jung, trouvé seul dans la rue de Séoul.
Jung Sik-Jun à quarante-quatre ans, de retour à Séoul.

Témoin de ce voyage – dans l’espace et dans le temps – la caméra sauvegarde les moments des retrouvailles de Jung avec sa terre natale, lorsqu’il cherche à retrouver ne serait-ce que quelques traces de sa vie – histoire personnelle dont il ne connaît que ce que son maigre dossier d’adoption veut lui dire, en indiquant qu’il est de « père et mère inconnus ». En même temps, la réalisation du film fournit à Jung l’occasion de reprendre son travail de dessinateur, pour faire vivre, à sa façon graphique, son récit de vie.

Sur le plan structurel, tout se passe comme s’il s’agissait de faire face à la « maigreur » même du récit initial, en l’étoffant, en le complétant ; ce qui explique sans doute le choix du mode d’alternance entre vignettes et passages filmés pour refléter les diverses oscillations qui marquent la vie et l’identité de Jung.

Le film traite donc de la question des origines, de l’abandon, de l’adolescence et ses tourments, de la rivalité et du soutien fraternel, de la quête identitaire, de la difficulté à « faire famille », mais aussi des échecs de l’adoption, du déracinement et des enjeux identitaires d’un point de vue affectif et culturel.

 A l’adolescence, Jung découvre, grâce à son amie Kim, pour la première fois, ce qu’il appelle : « des vrais Coréens ». Mais, à dix-sept ans, tourmenté par des préoccupations intérieures, il quitte le domicile familial et trouve refuge chez un abbé où il se nourrit exclusivement de riz pimenté au tabasco, ce qui finit par lui causer des problèmes de santé et rendre nécessaire son hospitalisation.

 Son comportement de repli témoigne d’une tristesse dépressive qui conduit Jung à évoquer les suicides d’autres enfants coréens adoptés dans son village, notamment, lorsqu’il perd sa sœur Valérie, qui meurt dans un curieux accident de voiture, jamais explicité. En revenant sur cette disparition, le narrateur du film prononce les paroles troublantes : « Elle s’appelait Lee Sung-Sook à sa naissance et elle est morte en s’appelant Valérie. Elle avait vingt-cinq ans. L’adoption était un sujet tabou entre nous. Pourtant, nous aurions pu faire ce voyage ensemble ».

3. Regard et parole de l’enfant sur l’adoption   

Ce qui retient l’attention, ce sont les divers éléments d’originalité qui émergent au cours du film Couleur de peau : Miel qui pourraient être abordés comme autant d’axes cliniques de lecture. Pour rester suffisamment synthétique, nous en avons retenu quatre.

Le film aborde la question de l’adoption du côté de l’enfant, pour témoigner de ses interrogations, peurs, angoisses, et au sens plus large, de sa quête identitaire. Par ailleurs, la stratégique filmique, très inhabituelle et originale, rend audible la voix de l’enfant déraciné et adopté. S’il s’agit d’une voix incarnée par un personnage animé, représentant Jung enfant (mis en voix par le jeune Arthur Dubois), la stratégie vocale du film permet également à l’enfant devenu adulte de s’exprimer par le procédé de la voix off. Notamment, lorsque Jung – désormais adulte – est filmé sur un mode reportage, en s’adressant, lors des séquences en prises de vues réelles, aux spectateurs du film, pour partager avec eux son vécu et ses commentaires de ce vécu.[16]

Voici les paroles prononcées en début de film :

Je m’appelle Jung, je suis né ici, quelque part en Corée, j’ai quitté ce pays lorsque j’avais cinq ans. Aujourd’hui j’en ai presque quarante-quatre et c’est la première fois que je reviens, alors voilà, ceci est mon histoire, l’histoire d’un enfant qui quitte son pays natal parce qu’un jour au bas d’un papier quelqu’un a écrit : « Recommandé pour l’adoption, couleur de peau : miel ».

En tant que narrateur du récit, Jung prend régulièrement la parole, au point où celle-ci nous plonge, par le ton de la confidence, dans un bain sonore intime. En employant le pronom « je », comme il le ferait en écrivant un journal personnel, le narrateur-cinéaste nous ouvre les pages de son journal intime cinématographique, pour nous inviter à devenir témoins de son histoire. Lorsqu’il nous convie à découvrir son récit, auditivement et visuellement, on se retrouve à la place privilégiée d’un confident. De ce fait, le procédé parvient à établir une proximité affective qui ne peut que toucher le spectateur, mobiliser son empathie et encourager les processus d’identification. Finalement, adopté ou pas, chacun d’entre nous porte en soi des souvenirs enfouis d’enfance blessée, car il n’est pas d’histoire de vie sans trébuchements.

4. L’auto-narration cinématographique   

Grâce à ce film, Jung Sik-Jun prend donc à la fois la place du narrateur et du co-créateur du film. En employant le « je », l’auteur de sa propre histoire dont il fabrique et organise le récit. On pourrait ainsi dire qu’il s’installe dans un « travail d’auto-narration cinématographique », et développe une capacité onirique qui donne au récit filmique son allure poétique, imaginaire et mythique.

L’acte de création aura des effets de holding, surtout dans la mesure où il viendra soutenir les assises identitaires de Jung en lui permettant de se ressaisir subjectivement de son histoire. Si Jung avait certes déjà commencé ce travail en tant que dessinateur, le cinéma lui procure d’autres outils et dispositifs de création, notamment grâce à la possibilité de mêler le son à l’image. L’histoire se fait plus fluide, en s’affranchissant du cadre des vignettes graphiques, le tout dans une nouvelle liberté expressive. Et, une fois sur la scène du cinéma, Jung cumule les positions, à la fois comme narrateur, acteur (en jouant son propre rôle) et co-réalisateur.

Si on ne peut pas changer son passé, si on ne peut pas changer son enfance, si on ne peut pas changer les événements de souffrance qui marquent son histoire, alors que peut-on changer ? Finalement ce que l’on peut changer, c’est le regard que l’on porte sur cette vie passée, sur soi, sur les blessures d’enfance, pour éviter les effets de répétitions et l’envahissement traumatique du passé dans le présent et l’avenir.

C’est sans doute ce que tente de faire Jung Sik-Jun, en élaborant une nouvelle mise en sens de son parcours de vie, en profitant du décalage offert par la création cinématographique. Le fait même de réaliser le film avec quelqu’un souligne cet effet de décalage, vu la prise d’écart rendue possible par la collaboration avec son ami et co-réalisateur Laurent Boileau. La présence de celui-ci et de toute une équipe de tournage dans le cadre d’un travail collectif, facilite indubitablement la transformation de l’expérience de vie privée, à caractère traumatique, sous une forme symbolique et culturelle, perceptible, visualisable, comme un acte de création. Tout en sachant que « le symbolique suppose une tension entre le même et le différent[17]», ainsi que le rappelle Jean Foucart.

5. Une démarche rétrospective sur le divan du cinéma

Jung Sik-Jun s’engage donc dans un récit qui le conduit vers le passé. On ne peut alors manquer de remarquer qu’il procède comme le ferait un patient en analyse. L’auteur s’installe, en quelque sorte, sur le « divan du cinéma », pour nous inviter à plonger dans ses souvenirs d’enfance, dont il fait le récit après coup, dans le cadre d’un travail de reconstruction. En témoigne la manière dont le récit s’organise sous forme d’un défilé d’images et de paroles portées par une musique qui assure, soutient la continuité de l’histoire. Celle-ci lie le récit, fait trait d’union, à l’instar de la voix off, ou bien encore comme le font les traits de crayon de Jung que l’on voit en train de dessiner devant la caméra.

Notons également que le mode oscillatoire de Couleur de peau : Miel permet l’organisation du scénario dont le fil est associatif, plutôt que chronologique, selon un principe qui recouvre celui de l’association libre cher à la pratique psychanalytique. On glisse d’une représentation à une autre, d’une image à une autre, du passé au présent, et du présent au passé – selon une logique subjective organisée par le narrateur. Par conséquent, si le récit est certes rétrospectif, il est en même temps reconstruit et réorganisé, et vient faire enveloppe de sens .

Tout au long du film, Jung apporte – sur « le divan du cinéma » – ses rêves et ses cauchemars, riches de sens, d’effets de déplacement, de condensation dont la symbolique figurative est transparente. Par le recours aux logiciels, des décors imaginaires peuvent être créés en défiant les contraintes du réel, contribuant ainsi au travail métaphorique. L’exemple le plus saisissant, repris à plusieurs fois, est celui d’un un arbre aux racines immenses et enchevêtrées dans lesquelles se perdent une femme enceinte et un fœtus.

On est tout aussi frappé par la manière dont le film entrelace le présent et le passé au cours de la ré-écriture cinématographique d’un récit de vie – qui est très souvent également un récit de famille. Un récit non seulement d’une famille adoptive réelle, mais d’une famille biologique irréelle, rendue réelle par la création filmique. Car, si Jung nous plonge dans l’univers de son passé, ce passé ne s’avère jamais totalement révolu, comme les soulignent les images (photographies, dessins, croquis, etc.) rapportées de son premier voyage retour en Corée.

Pour ranimer le passé, le film d’animation de Laurent Boileau et de Jung Sik-Jun rejette le pathos et privilégie souvent l’humour, tout en multipliant les allers et retours entre hier et aujourd’hui, l’Europe et l’Asie, le pays d’adoption (la Belgique) et la terre natale (la Corée). Ils font alors un usage récurrent de la technique du flash-back, voire du flash-back dans le flash-back. Au lieu de créer un effet d’éclatement, ces retours dans le à priori « révolu » soutiennent un mode de création qui engage non seulement différents niveaux temporels, différentes strates de remémoration, mais différentes modalités narratives. Même la colorimétrie se met au service de la narration : le noir et le blanc, le gris, surgissent pour évoquer les souvenirs traumatiques ; la couleur ocre, et celle du « miel » emblématique étant réservés aux flash-back qui renvoient aux moments plus joyeux dans la famille adoptive, mais aussi à la rencontre onirique avec la mère biologique.

En même temps, l’aspect sans aucun doute le plus fascinant de Couleur de peau : Miel est de suivre comment l’enfant adopté, devenu adulte, se fait cinéaste en revisitant son histoire. Car c’est à travers ce processus créateur que Jung parvient à réapproprier son histoire, à la lire de façon nouvelle, à la réécrire en liant présent et passé par le travail de narration cinématographique. En effet, le fait de témoigner ainsi de son histoire, en la portant à l’écran pour la partager avec le publique, en public, lui permet paradoxalement de se l’approprier sur le plan privé, sur le plan interne, via le travail psychique d’historisation.

6. Hybridité et roman familial cinématographique

Couleur de peau : Miel nous propose un kaléidoscope d’images très variées.

Outre les images de l’univers des bandes dessinées et du cinéma d’animation, on y trouve des images du type documentaire – images d’archives, télévisuelles de la Corée, associées à des cartes (qui feront se rencontrer petite et grande histoire), mais aussi des images filmées au cours du retour de Jung à Séoul. Tout aussi important : la présence d’extraits des films de famille en Super 8, sortis des archives familiales de la famille Henin, et celle des vraies photos – à commencer par la photo d’identité collée sur le dossier d’adoption de Jung, avant son entrée dans les films et photos de famille de sa famille adoptive.

A partir de ces éléments d’apparence disparate et hétérogène, les deux coréalisateurs tissent une fresque à la fois réaliste et onirique, en faisant coexister fiction et faits réels, pour rassembler les différents morceaux constitutifs de l’histoire de Jung. Or, comme le montre si bien Couleur de peau : Miel, il manquera toujours des morceaux à cet ouvrage cinématographique. Malgré cela, sa texture trouée constituera un miroir dans lequel Jung pourra se re/connaître. En témoigne la présence récurrente du miroir, notamment lorsque le jeune Jung, déguisé en Samouraï, s’initie aux gestes du combattant japonais traditionnel devant la glace de la chambre maternelle ; ou encore quand il s’observe à Séoul, dans le reflet de la vitre du train, avec le paysage qui défile en floutant son image.

Ainsi, c’est grâce à l’hybridité générique de leur film que Boileau et Jung Sik-Jun parviennent à mettre en place un étrange espace transitionnel où se développe une rêverie capable d’engager à la fois le personnage principal (Jung), et nous, les spectateurs.

En faisant rencontrer, ou bien heurter, images « extérieures » (documentaires, documents réels) avec images « intérieures » (oniriques, poétiques), en croisant le passé et le présent, l’enfance et l’âge adulte, terre natale et terre adoptive, mère adoptive et mère « biologique », le réel et l’imaginaire, dessins et photos, images fixes et images animées, figuration et parole, hier et aujourd’hui, ici et là-bas, etc., Couleur de peau : Miel réussit non seulement le pari (en soi « fou » ou « insensé ») d’un projet artistique à facettes multiples.

Ainsi, en mettant en jeu tous ces éléments, en mettant en évidence la réalité, historique et intime, des milliers d’enfants coréens adoptés, tout en convoquant le rêve et le mythique, l’ouvrage filmique de Laurent Boileau et de Jung Sik-Jun finit par se présenter comme un roman familial cinématographique aux effets de holding onirique. Car si Jung nous invite à participer à son retour dans son pays d’origine, il s’agit d’un voyage intérieur, d’un difficile et fabuleux voyage au cœur de soi-même qui, pour se réaliser, doit se révéler face à un public, pour être ainsi – comme toute création artistique – complétée et « soutenue » par la perception de chaque spectateur qui lui confère un sens, par définition variable, toujours à redécouvrir.

L’hybridité esthétique ainsi constatée et observée résonne donc, indéniablement, avec ce que l’on pourrait appeler « l’hybridité identitaire » de Jung, personnage issu de mixité. Avec Couleur de peau : Miel, le dessinateur, narrateur et coréalisateur du film cherche à organiser les retrouvailles avec lui-même, ce qui l’amène à tenter de réconcilier les différents temps de son histoire, pour les inscrire dans une continuité. Lorsqu’il est ainsi conduit à revisiter son roman familial, tout l’enjeu est de savoir comment faire avec sa différence, comment traiter et représenter la question de sa double appartenance familiale et sa double appartenance socio-culturelle.

Au-delà de ce film particulier, c’est tout l’enjeu du roman ou récit familial. On voit Jung dépeindre, pour commencer, une mère froide, capable lui administrer des punitions corporelles. Alors que cette mère ne semble pas répondre à ses attentes affectives, on voit Jung sombrer dans une tendance au repli, et s’accrocher dans ces moments-là, au fantasme d’une mère biologique bienveillante secourable, avec qui il organise des rencontres rêveuses, dans des lieux de refuge imaginaires. Ne connaissant pas cette dernière, il a tout le loisir de l’inventer, de la rêver au service de son désir et de ses besoins de réparation narcissique. Il nous invite d’ailleurs au cœur de son mouvement onirique, en partageant avec nous ses dialogues imaginaires avec elle.

En voici un exemple particulièrement parlant :

Tu devais probablement être une mère célibataire, tu as dû m’aimer de toutes tes forces… jusqu’à ce que tu ne puisses plus t’occuper de moi. Si tu m’as abandonné, je ne t’en ai jamais voulu… A chaque fois, que je pensais à toi… j’avais l’impression que tu étais à mes côtés. Tu me semblais si proche… et en même temps si lointaine …

Le scénario répond donc, dans un premier temps, au principe du clivage qui, sur le plan psychique, organise le roman familial : d’un côté une mère bonne et bienveillante, la mère des origines, et de l’autre, la mauvaise mère, la mère adoptive, peu empathique et mal-aimante. (En sachant que par ailleurs, le père est montré comme peinant à prendre sa place face à sa femme très autoritaire.)

Mais progressivement le récit évolue et révèle les marques d’amour et de tendresse de la mère adoptive, comme si Jung apprenait progressivement à reconnaître les expressions affectives maternelles bien souvent silencieuses. La fin du film présente la réconciliation nécessaire des deux figures maternelles.

Conclusion : La réconciliation des imagos maternelles et le secret de famille

Si, tout au long du film, Jung cherche désespérément à rattraper le fantôme maternel incarné par sa mère de naissance, la fin de Couleur de peau : Miel se laissera imprégner par une toute autre impression.

On y voit Jung la suivre de dos, et alors qu’elle s’éloigne – avec sa grande robe et sa belle ombrelle – il semble avoir opéré son deuil, et pouvoir enfin lâcher ce scénario imaginaire. Car il a trouvé, soudain, auprès de sa mère adoptive, une parole lui exprimant la place affective qu’elle lui accorde. C’est d’ailleurs à ce moment-là, pour la première fois dans le film, que Jung s’adresse en voix off directement à sa mère adoptive :

Alors maman quand quelqu’un te demandera d’où je viens : tu lui diras que je viens d’ici mais aussi d’ailleurs, j’ai une partie occidentale et l’autre orientale, je suis européen mais aussi asiatique, je ne suis ni blanc, ni noir, la couleur de ma peau est miel.

Autrement dit, il ne suffit pas que les parents adoptent l’enfant, mais il faut aussi que l’enfant adopte ses parents. Cette constatation ouvre la question de l’adoptabilité de l’enfant qui ne doit pas être traitée uniquement sous un angle juridico-administratif, mais également sous un angle psychologique.

La très belle scène finale du film est d’autant plus cruciale, que c’est à cet instant-là que la mère adoptive révèle un douloureux secret de famille : celui de l’enfant qu’elle avait perdu avant l’adoption de Jung. La levée du non-dit, par la parole maternelle, donne brusquement un tout autre sens aux modalités relationnelles qu’elle avait établies avec lui.

A partir de cette soudaine révélation s’ouvre une toute autre lecture possible du film, surtout si l’on tient compte des théories sur la question de la transmission psychique inconsciente inter- et transgénérationnelle. La levée du secret de famille informe sur les motivations inconscientes de la démarche d’adoption, où Jung fait figure d’enfant de remplacement, d’enfant-consolateur dans l’imaginaire maternel. Car tant que la mère n’a pas fait le deuil, le danger est pour Jung de rester enfermé dans la prison du secret de famille avec le fantôme de l’enfant mort. Qu’une parole puisse être tenue par cette dernière à ce propos permet à Jung de retrouver du sens dans les conduites, finalement paradoxales, de celle-ci, la mère souhaitant sans doute, inconsciemment, la venue de cet enfant adopté pour combler l’absence de l’enfant perdu, tout en lui reprochant, sur le plan inconscient, d’être vivant alors que l’autre n’est plus.

La lecture clinique proposée ici dans le cadre de l’exploration des enjeux psychologiques à la source du geste cinématographique dans Couleur de peau : Miel nous a permis de mettre en évidence qu’au-delà du visible opère le travail invisible de l’inconscient. C’est Walter Benjamin qui parle de « l’inconscient optique », pour souligner qu’il « est possible de voir apparaître ce qui se dérobe au regard naturel et ordinaire »[18] dans les œuvres visuelles. La création artistique, le recours à l’art comme issue cathartique, comme voie de sublimation, comme moyen d’expression et de symbolisation existe depuis bien longtemps, mais l’exploration artistique de Jung nous rappelle que l’acte créateur permet, également, au sujet de se réinventer par le recours au travail d’esthétisation et le jeu délibéré avec les frontières et figures génériques.

Bibliographie

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[1] Loncan, Anne, « Introduction », Le Divan familial 2012/1, n° 28, p. 7, https://www.cairn.info/revue-le-divan-familial-2012-1-page-7.htm, consulté le 10 avril, 2023.

[2] Le concept psychanalytique de holding (dérivé du verbe anglais « to hold », porter, sou/tenir) renvoie à l’idée du « portage », du « maintien ». Il désigne l’ensemble des soins donnés à l’enfant par la mère, et la capacité de celle-ci à contenir les angoisses de l’enfant sur le plan physique et psychique.

[3] FREUD, Sigmund, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, trad. de l’allemand et annoté par Marie Bonaparte, Paris, Gallimard, 1927 (1910).

[4] BRUN, Anne, Aux origines du processus créateur, Paris, Erès, 2018, p. 11-12.

[5] LAPLANCHE, Jean, PONTALIS, Jean-Bertrand, Le vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Presses Universitaires de France, 1967, p. 465.

[6] ROUSSILLON, René, Le transitionnel, le sexuel et la réflexivité, Paris, Dunod, 2009, https://www.cairn.info/le-transitionnel-le-sexuel-et-la-reflexivite–9782100523085.htm, consulté le 10 avril, 2023.

[7] Ibid., p. 160.

[8] WINNICOTT, Donald Woods, Jeu et réalité. L’espace potentiel, trad. par Claude Monod et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, 1975 (1971).

[9] WINNICOTT, Donald Woods, La mère suffisamment bonne, trad. de l’anglais par Jeanine Kalmanovitch, Paris, Payot, 2006 (1953).

[10] Brun, Anne, « Interaction entre art et clinique : créativité et création », in Anne BRUN et Bernard CHOUVIER, Manuel des médiations thérapeutiques, Paris, Dunod, 2013, p. 226, https://www.cairn.info/manuel-des-mediations-therapeutiques–9782100570225-page-203.htm, consulté le 10 avril 2023.

[11] Ibid.

[12] Roussillon, René, « Le besoin de créer et la pensée de D.W. Winnicott », in Le carnet PSY, 3, 2011, p. 44, https://www.cairn.info/revue-le-carnet-psy-2011-3-page-40.htm, consulté le 10 avril, 2023.

[13] ANZIEU, Didier, Le corps de l’œuvre : essais psychanalytiques sur le travail créateur, Paris, Gallimard, 1981, p. 95.

[14] BRUN, Anne, TALPIN, Jean-Marc, Cliniques de la création, Bruxelles, De Boeck, 2007.

[15] Le film est tiré du roman graphie éponyme (publié en quatre tomes dont deux après la sortie du film). Voir Jung, Couleur de peau : Miel (4 tomes), Soleil, coll. Quadrants, 2007 à 2016.

[16] Notons toutefois que l’impression d’un contact vocal direct avec le personnage autobiographique est quelque peu troublée par la découverte que la voix entendue, censée émanée de Jung lui-même, est en réalité celle de William Coryn, acteur qui a doublé bon nombre d’autres personnages connus au cinéma.

[17] Foucart Jean, « Formes symboliques, aisthésis et lien social », in Pensée plurielle, 2002/1, n° 4, p. 136, https://www.cairn.info/revue-pensee-plurielle-2002-1-page-121.htm, consulté le 10 avril, 2023.

[18] ANGELUCCI, Daniela, « L’inconscient optique comme ‘cinépotentialité’ : contingence et animisme du cinéma, Chimères 2016/2, n° 89, p. 37. https://www.cairn.info/revue-chimeres-2016-2-page-36.htm, consulté le 10 avril, 2023.

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