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L’image é/mouvante de la famille adoptive au cinéma

Aubeline VINAY

Université d’Angers, laboratoire CLiPsy

Les représentations filmiques des familles adoptives suscitent une curiosité tout à fait particulière chez les spectateurs de cinéma. Après tout, il s’agit d’une filiation atypique, censée unir des parents à un enfant non issu de leur chair. – Quels sont les obstacles ou empêchements à cette rencontre censée s’inscrire dans la permanence ? Et quels sont les fantasmes qui semblent s’y associer ?

C’est à ces questions et à bien d’autres interrogations que cherchent à répondre les « films sur l’adoption », une sorte de sous-catégorie des « films sur la famille ». De plus en plus nombreux à l’époque contemporaine, marquée par l’adoption internationale, ils ouvrent un pan tout à fait captivant, tout en bousculant maints codes et représentations convenus.

Comme le confirment les articles du présent numéro de la revue Quaïna, il ne saurait y avoir un seul genre de film sur la famille. De même, il serait difficile de défendre l’idée selon laquelle il existerait un seul type de scénarisation pour créer une famille adoptive à l’écran, tant le cinéma actuel varie les angles de points de vue, pour élargir ainsi la perception d’un enfant venu d’un ailleurs plus ou moins lointain qui s’adapterait, sans mot dire, à sa famille adoptive, ou bien perturberait de manière plus ou moins irréparable le fonctionnement de sa famille adoptante.

Preuve de l’évolution des schémas représentationnels, les réalisateurs derrière la caméra privilégient désormais le déformé et le décalé, et la variation des points de vue entre personnages adoptants et adoptés. Ce faisant, ils n’hésitent pas à puiser dans une diversité de codes – la tragédie, la comédie, le fantastique, le documentaire, etc. – ce qui prouve qu’ils ne se contentent plus d’approches préconçues lors de leurs mises en images à la fois mouvantes et émouvantes des familles adoptives et des enfants adoptés.

Face à la filmographie de plus en plus riche dans ce domaine, ce préambule entend revenir, de manière concise, sur quelques films emblématiques, pour tenter de mettre en évidence ce qui relève des caractéristiques marquantes des films sur l’adoption – traits qui ne sont pas sans résonner avec les recherches menées par des psychologues intéressés par les questions relatives à l’adoption[1].

Pour mieux saisir ces effets d’écho, nous évoquerons un ensemble (délibérément limité) de termes et de concepts, en les mettant en regard avec les films à nos yeux particulièrement représentatifs. Nous verrons ainsi que, si les films d’adoption ont tendance à se structurer autour de l’idée d’un « parcours » ou d’une « trajectoire », on note des différences entre ces films, selon qu’ils se focalisent sur l’enfant adoptif, ou plutôt sur les parents adoptifs. Dans le même ordre d’idées, si l’idéalisation semble plus présente parmi ces derniers, le vocable « rencontre » trouve sa place dans les deux ensembles filmiques. Et, s’il est fréquent de tomber sur les concepts de l’abandon, du deuil et de la rupture dans les films qui placent au centre du récit un enfant adopté ou adoptable, l’idée de construction identitaire imprègne ou sous-tend généralement, d’une manière ou d’une autre, la trame narrative de presque tous les films traitant de l’adoption ; tellement le problème de l’établissement des liens de filiation s’inscrit au cœur des enjeux fondamentaux de ces récits filmiques.

Les recherches sur la question de l’adoption ont mis en évidence que le processus de parentalité adoptive comprend plusieurs phases que doivent traverser les parents adoptants. C’est pourquoi il sera intéressant de garder à l’esprit le concept de la « grossesse psychique adoptive »[2] qui comprend la période de formulation d’un projet d’adoption, l’officialisation de la démarche adoptive (auprès des services de l’aide sociale à l’enfance), et la procédure d’agrément autorisant l’adoption. Après l’obtention de cet agrément, les futurs parents adoptifs entrent dans une période d’attente.

De ces périodes différentes, étalées sur une durée souvent plus longue que prévue, témoignent les scénarios qui relatent le parcours adoptif, en présentant l’attente comme une phase aussi, sinon plus intense que celle des démarches administratives qui la précèdent. Dans le cas de l’adoption internationale, dès lors que leur dossier est arrivé au pays concerné, les (futurs) parents doivent s’armer de patience, car contrairement à une grossesse classique, l’attente d’un enfant adoptif n’est pas une affaire de neuf mois.

Le film qui parle sans doute le mieux de cette longue attente, et du manque, frustrant, de maîtrise sur le déroulement des opérations, surtout lorsqu’il s’agit d’un pays étranger, est Holy Lola (2004). Ce film de Bertrand Tavernier aborde l’adoption du point de vu des parents, à travers leurs espoirs et frustrations, tout en passant en revue les multiples démarches qui ponctuent leur long parcours vers la parentalité. Nous y trouvons Géraldine (Isabelle Carré) et Pierre (Jacques Gamblin), un couple ne pouvant avoir un enfant biologique, qui s’envole pour le Cambodge dans l’espoir d’y trouver un bébé à adopter. Après avoir posé leurs valises dans un hôtel plein d’autres adoptants français, ils commencent à faire le tour, éprouvant et révélateur, des orphelinats de Phnom Penh. Si ce film sur la quête du bonheur familial et d’un enfant adoptable dans un pays qui continue à porter les stigmates d’un conflit militaire rappelle, certes, les réalités historiques de ce pays ravagé par la guerre, il met également en évidence les tracasseries administratives et économiques relatives aux pratiques d’adoption. – On pense notamment à la séquence de Holy Lola où l’on voit le couple français en concurrence avec des couples nord-américains, prêts à offrir des sommes ahurissantes pour adopter un enfant. Tavernier attire ainsi notre attention sur les dérives potentiels dans le parcours adoptif, particulièrement lorsque le désir d’enfant est tel qu’il fait oublier son intérêt et ses besoins.

Le temps d’attente des postulants à l’adoption – en moyenne entre quatre et cinq ans – peut paraître interminable. C’est ce qu’affirment certains autres films qui s’attardent sur cette phase du processus adoptif au cours de laquelle le couple ou le parent potentiel est confronté à un vide. – Vide qui cherche à se remplir par la mise en place, plus ou moins in/consciente, d’un enfant imaginaire. Mais, comme le suggèrent les films qui explorent les motivations pas toujours cohérentes, et les réactions pas toujours rationnelles des futurs parents adoptifs, l’enfant imaginaire n’est pas sans exposer l’adoption et le projet de filiation adoptive à des risques, vu la faible probabilité de l’enfant réel de se voir correspondre au portrait rêvé.

Lorsqu’on observe les diverses accentuations des films sur l’adoption, on a plutôt l’impression que les cinéastes contemporains sont conscients des risques de ce genre de dérive imaginaire préadoptive. Il n’est effectivement pas rare que le récit d’adoption tienne compte du désir de voir arriver dans la famille un petit être étranger, pour remplir un vide au sein de la structure familiale déjà constituée, ou pour surmonter un deuil pas forcément énoncé de manière explicite.

Avant de poursuivre, notons que du côté du vécu de l’enfant, on trouve moins de publications scientifiques dans la mesure où l’enfant n’est pas nécessairement connu dès l’enclenchement du processus de parentalité adoptive. Toutefois, de plus en plus d’anciens adoptés devenus adultes ont fourni des témoignages qui permettent de mieux comprendre les enjeux psychologiques de l’adoption chez l’enfant. Il en ressort que l’« être adopté » participe à l’élaboration de sa propre théorie sur ses origines. Ce travail sera d’autant plus aisé à l’enfant adopté qu’il se sentira en confiance et en sécurité dans son milieu adoptif, qu’il aura intégré le fait qu’il a été désiré, qu’un projet d’avenir sera formulé pour lui[3], et également, qu’il possèdera quelques éléments de son passé[4].

Pour ce qui concerne les représentations filmiques de l’adoption, on note qu’en se focalisant sur les attentes parentales, ces films se construisent fréquemment à partir de situations-type, telle que la première rencontre avec l’enfant, comme s’il s’agissait de préparer les parents, les autres membres de la famille, et toute autre personne qui chercherait à comprendre, y compris rétrospectivement, les circonstances plus précises où s’est déroulée une adoption donnée. Ce faisant, le cinéma nous rappelle, indirectement, que l’adoption était longtemps organisée autour des attentes des futurs parents, sans forcément s’interroger sur le vécu et les besoins ressentis par les enfants adoptés, qui – comme nous le savons aujourd’hui – ont besoin de parents suffisamment disponibles psychiquement pour les aider à s’intégrer à la famille adoptive, tout en surmontant leurs propres deuils et ruptures.

Si la première rencontre, particulièrement chargée d’émotions, est aussi importante, c’est parce qu’elle correspond au moment où l’enfant imaginaire devient l’enfant réel. Or, « être adopté » n’est pas seulement un état, c’est un mouvement qui s’instaure dans une réciprocité d’adoption, car comme le décrit si bien Nazir Hamad, l’enfant adopté est aussi et surtout un enfant adoptif[5]. Sa réalité passe par une construction sociale nécessitant un mouvement vers la mémoire de ses parents adoptifs. La construction du lien social chez l’enfant adopté repose alors sur une sorte de jeu de dupe relatif au principe de « tout se passe comme si » ; un jeu qui constitue l’unique condition à l’inscription dans un lien social.

On note, par ailleurs, que le cinéma contemporain semble davantage fasciné par les récits qui cherchent à retracer l’histoire de l’enfant adopté. A ce titre, on pourrait citer, à titre d’exemple, les films tels que Couleur de peau : Miel de Jung et Laurent Boileau (2012)[6], Lion de Garth Davis (2016), et Pupille de Jeanne Herry (2018) qui montrent, chacun à sa manière, qu’il est possible d’introduire et représenter la figure de l’adopté de manières très variées à l’écran.

A l’instar des films centrés sur les parents adoptifs, l’enfant adoptif s’y trouve devant un parcours articulé en plusieurs étapes : le temps précédant l’abandon, la période entre l’abandon et l’adoption, la rencontre avec les parents adoptifs, le temps après l’adoption, et l’installation dans la vie de tous les jours.

De même, le recours à l’humour et à la comédie s’applique aux films où l’enfant se trouve au centre du récit. Sous couvert de rires et d’humour, les cinéastes mettent en évidence des problématiques portant sur l’adoption, tout en retravaillant maints stéréotypes sociaux et culturels, inspirés parfois de faits réels.

C’est le cas, par exemple, dans le film de Thomas Gilou intitulé Michou d’Auber (2007) qui met en scène les parents d’accueil d’un garçon nommé Messaoud, renommé Michel (Samy Seghir), qui ne correspond pas à l’image de l’enfant idéal. Dans ce film inspiré d’une histoire vraie sur un enfant d’origine maghrébine accueilli dans un village dans le Berry, le père de famille (Gérard Depardieu) parvient, finalement, à surmonter ses réserves et à aimer l’enfant, tel qu’il est. Dans la même veine, citons la comédie de Lucien Jean-Baptiste, Il a déjà tes yeux (2017), où un couple à la peau noir adopte un bébé à la peau blanche, qui permet de (faire) comprendre qu’il est possible de faire famille au-delà de la différence de couleur de peau des parents, des enfants et des grands-parents.

D’autres récits filmiques vont explorer des situations adoptives complexes, pour amener le spectateur à s’interroger sur des familles en tourment. Seront ainsi abordés des thèmes tels que l’échange d’enfants à la naissance (Tel Père, tel fils, Hirokazu Kore-eda, 2013)[7], la relation mère-enfant (Va, vis et deviens, Radu Mihaileanu, 2005), la grossesse cachée (Album de famille, Mehmet Can Mertoğlu, 2016), de même qu’une série de rencontres permettant – malgré les circonstances difficiles – l’expression de l’humanité. C’est le cas dans Les bonnes étoiles (2022), un autre film de film de Hirokazu Kore-eda où l’enfant est, cette fois-ci, l’objet du trafic d’adoption, et où le réalisateur japonais explore, une nouvelle fois, les mystères de la filiation.

Un registre tout à fait particulier concerne les films autobiographiques romancés, qui s’efforcent de raconter la trajectoire adoptive en mêlant faits réels et faits imaginaires, comme dans le cas de Couleur de peau : miel, film déjà mentionné où un narrateur coréen, adopté par une famille belge revient sur son histoire personnelle. Un autre récit tissé d’éléments biographiques tout aussi bouleversants nous est raconté par Garth Davis dans Lion (2016). Le film reprend les expériences et interrogations enfouies, refoulées de Saroo Brierley (Sunny Pawar, puis Dev Patel interprétant Saroon à l’âge adulte) – un jeune homme d’origine indienne trouvé dans la rue et adopté, à cinq ans, par un couple d’Australiens. Vingt-cinq ans plus tard, au cours d’un repas entre amis, au moment de goûter un plan indien, une série d’images et de sensations ressurgissent, de façon explosive, implosive, l’amenant à une perte provisoire de sens. Comme chez Jung, petit garçon abandonné à Séoul dans Couleur de peau : Miel, Lion insiste sur la persistance d’une quête acharnée chez ce garçon perdu à Calcutta qui, contrairement à Jung, finira par retrouver sa mère biologique.

Dans ce même registre inspiré d’expériences réelles, racontées du point de vue de l’enfant, il serait impossible de ne pas citer Une vie toute neuve (2009) où Ounie Lecomte, réalisatrice française d’origine coréenne, démonte l’idée selon laquelle l’adoption ne commencerait qu’au moment où l’enfant entre dans sa famille adoptive, sans tenir compte de ses expériences antérieures.

Jinhee (Kim Sae-Ron) au début du film Une vie toute neuve d’Ounie Lecomte (2009).

Le film adopte le point de vue d’une petite fille coréenne nommée Jinhee (Kim Sae-Ron) qui, à l’instar de la réalisatrice, est placée dans un orphelinat à neuf ans. Au début du récit, en grande partie autobiographique, nous voyons Jinhee vivre avec son père (Sol Kyung-gu) à Séoul, avant que celui-ci ne l’amène loin de la ville pour faire, d’après ce que croit la fillette, un beau voyage. Ils font du vélo, rient et profitent du temps ensemble, sauf que c’est pour la dernière fois. A la fin du voyage, le père conduit Jinhee aux portes d’un établissement où elle est accueillie par le directeur des lieux. Gagnée par l’inquiétude, elle comprend alors qu’il s’agit d’un pensionnat, et assiste, tétanisée, au départ de son père qui s’éloigne, la tête baissée, coupable et visiblement triste.

Sourde aux explications fournis par l’orphelinat tenu par des sœurs catholiques, et réfractaire aux règles de l’établissement, Jinhee refusera d’admettre qu’elle a été abandonnée. Pour elle, aucun doute : son père reviendra la chercher – un rêve partagé par de nombreux enfants laissés par leur/s parent/s, tant l’abandon semble inimaginable et insupportable.

Jinhee se coupe des autres fillettes de l’orphelinat par son mutisme. Tous les soirs, la plus âgée d’entre elles tire les cartes du destin, en laissant entendre qu’un prince charmant finira par la faire sortir du pensionnat. Se nouera ensuite une relation d’amitié avec Sookhee (Do Yeon Park) avec qui Jinhee nourrira et soignera un oiseau blessé. Or, déterminée à être adoptée, Sookhee apprend l’anglais, pour mieux intégrer une famille américaine susceptible de l’adopter. Lorsque Sookhee quitte l’orphelinat avec ses nouveaux parents, Jinhee sombre dans une solitude désespérée qui la confronte, une nouvelle fois, au deuil du lien d’attachement rompu. Un matin, prétextant un malaise pour ne pas aller à la messe, elle décide de s’enterrer vivante dans le jardin de la cour, mais finit par se raviser. Ensevelie sous terre, elle se rend à l’évidence que son père ne reviendra jamais, et qu’il ne lui reste plus qu’à accepter son sort avec résignation ; ce qui constitue l’autre phase du processus de deuil. Au même moment, sur un autre continent, une famille française l’attend déjà, prête à l’adopter.

Malgré l’intitulé du film, la vie de l’enfant adopté n’est donc jamais la vie « toute neuve » annoncée, non sans ironie, par le titre. Comme avec les milliers d’autres enfants coréens adoptés par des familles françaises dans les années 1980, l’adoption ne commence pas à la descente de l’avion, contrairement à ce que peuvent laisser entendre les photos prises par les familles venues l’accueillir à l’aéroport.

Ainsi que le soulignent les exemples évoqués dans ce préambule, les films sur les familles adoptives – catégorie particulière des « films sur la famille » – font la démonstration des processus multiples desquels relève l’adoption. Celle-ci ne se limite effectivement pas à la rencontre entre des parents et un enfant ; il s’agit d’un cheminement personnel, parcours identitaire impliquant de nombreuses rencontres et processus intersubjectifs. Et si l’adoption a lieu entre au moins un adulte susceptible de remplir la fonction de parent et un enfant qui en est dépourvu, c’est au prix de renoncements réciproques, plus ou moins conscientisés, étant donné que les deuils et renoncements font partie du processus de rencontre filiale, pour que de cette diversité puisse naitre une famille.

Nous le savons, chaque culture a imaginé différentes façons de penser la mort et la perte, en créant des images pour les représenter, des mythes pour en parler, des rites pour les faire figurer dans la vie. Mais le deuil reste une « affaire entre vivants »[8], comme l’a rappelé Vladimir Jankélévitch. Le travail de deuil, lié à toute perte, peut être perçu comme un travail de mémoire et d’oubli. Il implique la pensée du « toujours », du « jamais », de l’« irréversible », la perte du contrôle sur soi et sur l’autre, pour imaginer l’absence de l’autre et surtout la sienne. Il oblige aussi à se figurer l’invisible, l’inconnu, car seul le passage par sa propre douleur permet de trouver des pistes pour continuer à penser l’autre absent, tel qu’il était et tel qu’il est devenu. Il s’agit donc d’un important travail de transformation, lorsque nous cherchons ainsi à penser l’impensable.

Dans la trajectoire adoptive, l’enfant qui vit cette situation est précisément un enfant, relevant d’un âge où les modèles de représentation sont encore en cours d’élaboration, ce qui complique l’accès à des représentations adultes, socialement acceptées. D’autre part, dans la trajectoire adoptive, par l’acte d’abandon, l’enfant doit effectuer le travail du deuil pour un parent qui n’est pas mort mais « juste » absent. De ce fait, et comme le montre bien le film d’Ounie Lecomte, pour Jinhee, le deuil n’est pas celui de la mort, mais celui de la colère, de l’injustice et de l’absence. La sidération peut alors venir prendre place sur le champ du psychique, dans le sens où il est incompréhensible et irreprésentable pour un si jeune enfant qu’un parent décide de se séparer de lui.

Face à ces problématiques – liées au traumatisme, à la sidération, à la tristesse, à l’incompréhension, à la détresse, à la colère, au déni, etc. – difficiles à exprimer, le cinéma contemporain semble avoir accepté le défi d’élaborer des outils (symboliques, diégétiques, esthétiques) pour représenter et communiquer le ressenti de l’enfant confronté à de tels abandons et deuils, mais aussi à la mise en sens de l’insensé. – Comme dans Une vie toute neuve de Lecomte, lorsqu’un père aimant et affectueux abandonne, malgré tout, sa fille.

Finalement, si les films qui explorent les diverses dimensions de l’adoption – en mettant en scène des liens d’attachement qui se nouent, se dé- et se renouent – témoignent de la force singulière de ces trajectoires de vie, sur un plan plus universel, ils ne sont pas sans souligner la reconnaissance mutuelle entre les êtres humains. Malgré leurs différences culturelles, les récits filmiques sur l’adoption réactivent ce qui nous touche sans doute le plus : le lien de filiation et les liens familiaux, à la fois supports fondamentaux des fonctionnements sociaux et creuset de l’humanité.

Bibliographie

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Clément, René, « De la disparition des traces à la quête d’une identité », in Anne, Bouchart & Danielle, Rapoport (dir.), Origines : D’où viens-tu ? Qui es-tu ?, Paris, Stock, Les cahiers du nouveau-né, n° 7, 1985, p. 52-66.

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Lévine, Jacques, « Que savons-nous du vécu des adoptés? », in Kerdalia S. Z. Dahoun (éd.), Adoption et cultures : de la filiation à l’affiliation, Paris, L’Harmattan, coll. « Santé, sociétés et cultures », 1996, p. 49-93.

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Verdier, Pierre & Soulé, Michel, Le secret sur les origines – Problèmes psychologiques, légaux, administratifs, Paris, ESF, 1985.

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Vinay, Aubeline, Psychologie de l’attachement et de la filiation dans l’adoption, Paris, Dunod, 2011.

Vinay, Aubeline, « L’adolescent et sa famille aujourd’hui », in A. Vinay (éd), La famille aux différentes étapes de la vie, Paris, Dunod, 2017, p. 173-179.

[1] Vinay, Aubeline, Psychologie de l’attachement et de la filiation dans l’adoption, Paris, Dunod, 2011.

[2] Lévy-Soussan, Pierre, « Travail de filiation et adoption », in Revue française de psychanalyse, vol. 66, 2002, p. 41-69.

[3] BERGER, Maurice, L’enfant et la souffrance de la séparation. Divorce, adoption, placement, Paris, Dunod, 1997.

[4] Voir VERDIER, Pierre & SOULE, Michel, Le secret sur les origines – Problèmes psychologiques, légaux, administratifs, Paris, ESF, 1985 ; et clement, René, « De la disparition des traces à la quête d’une identité », in Bouchart, Anne & Rapoport, Danielle (dir.), Origines : D’où viens-tu ? Qui es-tu ?, Paris, Stock, Les cahiers du nouveau-né, n° 7, 1985, p. 52-66.

[5] HAMAD, Nazir, L’enfant adoptif et ses familles, Paris, Denoël, 2001.

[6] Film analysé dans ce numéro de Quaïna par Claudine Veuillet-Combier.

[7] Film analysé dans ce numéro de Quaïna par Emmanuel Gratton.

[8] JANKELEVITCH, Vladimir, La mort, Paris, Flammarion, 1977, p. 226.

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La question de la filiation à travers le cinéma de Hirokazu Kore-eda 

Emmanuel GRATTON

 Université d’Angers, laboratoire CLiPsy

Introduction

Le cinéaste japonais Hirokazu Kore-eda (1962- ) interroge, dans sa filmographie, les liens familiaux, filiaux, germains, d’alliance, car il est lui-même tenu par cette question et par les contradictions au sein de sa propre expérience familiale. En effet, son père, né à Taïwan, colonie japonaise reprise par les Chinois après la Seconde Guerre mondiale, fut envoyé en Chine pour faire des travaux forcés. Lorsqu’il revient au Japon, il est soupçonné de communisme et trouve difficilement des emplois. Hirokazu Kore-eda naît à la périphérie de Tokyo, avant d’habiter dans un quartier pauvre de la ville[1]. Ces éléments familiaux constituent, chez lui, une « honte sociale » qui se traduira par le refus de révéler sa condition sociale à ses camarades, par le maintien de l’illusion d’un père héroïque qu’il découvrira finalement simple manœuvre désœuvré, par l’admiration pour sa mère qui reste digne en toute circonstance, ainsi par le désir d’une revanche sociale.

La honte relève, selon Vincent de Gaulejac, d’un « nœud socio-psychique » dont le sentiment se nourrit de plusieurs sources : sociales, familiales, sexuelles. D’après de Gaulejac, la honte

s’inscrit d’une part au cœur du fonctionnement psychique inconscient et, d’autre part, dans les rapports du sujet avec la société qui l’entoure. Dans cet ensemble de processus complexes, un axe est dominant. Il concerne la construction identitaire dans ses rapports à l’idéalité, à l’image de soi, à la position sociale de la famille et à la trajectoire sociale [2].

Elle peut se traduire comme une honte de soi, ou une honte des proches (comme dans le cas de Kore-eda), tel que Vincent de Gaulejac le décrit dans La névrose de classe[3].

Dans les films de Kore-eda, le sujet se trouve souvent confronté à son désir d’idéal, ce qui prend la forme d’une recherche permanente de réalisation et de transmission d’une belle image, comme le soulignent la qualité esthétique de ses films et la place, importante, qu’occupe la photographie dans son œuvre. La photographie propose, par définition, une image de la famille[4] et traduit les liens qui unissent les différents personnages.

Or, si Kore-eda restaure l’image « honteuse » de sa famille, ce faisant il n’est pas sans interroger le modèle de famille japonaise, tout comme ses normes sous-jacentes, inséparables du sentiment de honte qui en émane. La honte s’enracine ainsi dans la construction identitaire du sujet, dès son plus jeune âge, « en détruisant de l’intérieur ses capacités d’agir sur le monde qui l’entoure[5] ». En même temps, la honte peut se transformer, avec la maturité, en une revanche sociale dont le sujet pourra tirer fierté et reconnaissance. En effet, les voies de dégagement de la honte qui touche le sujet dans son intimité, dans ses appartenances familiales et sociales, peuvent, selon de Gaulejac, se transformer par l’ambition, la vengeance et/ou la sublimation.

Les récits filmiques de Kore-eda font penser qu’il choisit d’emprunter principalement cette troisième voie qu’il rattache à ses origines familiales – également à travers le goût de sa mère pour le cinéma, même si elle n’avait plus, après son mariage, que la possibilité de regarder la télévision.

L’ascension du cinéaste japonais sera progressive. Comme François Truffaut, le jeune Hirokazu Kore-eda n’hésitera pas à sécher les cours pour aller au cinéma. De « mauvais élève », il se transformera, peu à peu, en un cinéaste reconnu. Cameraman à vingt-sept ans, il deviendra réalisateur pour traiter, de moult manières, la question de la famille dans des films tels que Nobody Knows (2004) – qui se focalise sur un garçon de douze ans qui doit s’occuper de ses jeunes frères et sœurs abandonnés – et Une affaire de famille (2018) sur une famille, très étrangement composée, qui finit par remettre en question la définition de « la famille » par les stricts liens du sang.

Dans cet article, nous nous intéresserons tout particulièrement aux trois films suivants : Tel père, tel fils (2013) où la légitimité de la filiation est en question, Notre petite sœur (2015) qui interroge le lien sororal, et Une affaire de famille (2018) où les liens de filiation et de germanité (parenté entre frères et sœurs) sont conjointement questionnés dans un récit d’enfants échangés à la naissance.

Face à ces trois récits filmiques, notons, pour commencer, qu’il ne s’agit pas d’œuvres strictement autobiographiques, mais plutôt de déplacements et/ou de variations cinématographiques sur le roman familial[6] ; terme employé par Sigmund Freud, notamment dans Le roman familial des névrosés et autres textes où il aborde les liens familiaux et la question de la filiation, tout en s’intéressant aux secrets de famille, aux rituels transgénérationnels, et au fantasme de l’enfant trouvé.

Tel père, tel fils met en récit deux garçons intervertis à leur naissance, suite à une erreur humaine à la maternité. Restitués six ans plus tard à leurs parents biologiques, l’un des fils fugue pour retrouver sa famille d’attachement dans un récit filmique où résonnent maintes préoccupations socio-historiques plus générales, et pas seulement celles relatives à l’échange d’enfants au Japon des années 1960 et 1970 (Kore-eda est né en 1962).

Notre petite sœur s’inspire d’un roman graphique très populaire au Japon intitulé Kamakura Diary[7] d’Akimi Yoschida, un manga publié en neuf tomes entre 2013 et 2015[8]. Il s’agit, là aussi, d’une « affaire de famille » qui n’est pas sans résonner avec la famille de Kore-eda, aussi par le biais du personnage du grand-père paternel qui se montre méprisant à l’égard de sa mère.

À ces trois œuvres filmiques dont nous garderons la chronologie cinématographique, nous tenterons d’apporter une lecture socio-clinique à travers deux approches principales : bourdieusienne, la famille comme une catégorie ir.réalisée[9], et goffmanienne, les liens familiaux par les interactions en mots et en images.

  1. La famille comme catégorie ir.réalisée

Kore-eda pose, à travers sa présentation cinématographique de la famille, la question de son fondement. – Qu’est-ce qui fonde la famille ?

On sait que la famille se présente, à la fois, comme une donnée universelle, mais qu’elle se caractérise aussi par des variations culturelles importantes dont les anthropologues, Lévi-Strauss, Héritier, Godelier et bien d’autres, nous ont montré les particularités à travers les différents systèmes de parenté. Le fait qu’il s’agisse ici d’une représentation de familles japonaises nous dépayse assez peu, tant la problématique qui oppose la légitimité des liens du sang à celle des liens du cœur est communément partagée. À travers l’histoire d’un même pays, en France comme au Japon, cette question se trouve effectivement sans cesse (re)posée et résolue de manière différente, notamment à propos des familles non conventionnelles, selon une approche de la famille définie par les liens de parenté, ou définie par la co-résidence ou la maisonnée[10]. On peut d’ailleurs s’arrêter sur la proposition de Bourdieu : « Selon cette définition, la famille est un ensemble d’individus apparentés liés entre eux soit par l’alliance (le mariage), soit par la filiation, soit, plus exceptionnellement, par l’adoption (parenté), et vivant sous un même toit (cohabitation)[11] ». Cette définition, à prétention universelle, comporte en elle-même une contradiction, car elle ne dit pas ce que devient la famille, si toutes ces conditions (alliance, filiation, cohabitation) ne se trouvent pas réunies.

À la lumière de ces définitions, on pourrait postuler que Kore-eda interroge, en fait, « ce qui fait la famille », non pas comme modèle stable, mais comme processus. Qu’il s’agisse, dans Tel père, tel fils, de la famille de Nonomiya (Ryota, le père, Midori, la mère, et Keita, le fils) ou de la famille Saiki (Yudai, le père, Yukari, la mère, Ryusei, le fils, son frère et sa sœur), on constate l’opposition entre deux modèles. L’un ancré dans le principe de la verticalité et des codes traditionnels ; l’autre dans celui de l’horizontalité, reflétant des codes plus modernes. Pourtant, les Nonomiya vivent dans un appartement ultra-moderne, alors que les Saiki se contentent d’une maison modeste « traditionnelle » faisant aussi office de magasin.

Comme le laisse présager le titre de Tel père, tel fils, la division entre modèles familiaux oppose davantage les hommes et les pères que les mères, ces dernières laissant émerger des postures de médiation, tout en soulignant la possibilité d’une proximité complice entre les deux familles initialement peu censées se rencontrer. Cette opposition ou clivage se perçoit également au niveau des ascendants, la mère de Midori et les parents de Ryota (Fukuyama Masaharu) rappelant le mode hérité des positions et attitudes sociales.

En effet, c’est l’enjeu de la transmission dont parle Hirokazu Kore-eda, au point où il faudrait presque ajouter un point d’interrogation à la fin du titre du titre (Tel père, tel fils ?). Ou bien mettre « père » au pluriel (Tels pères, tels fils), tant chacun des deux fils du film semble hériter des deux pères, montrant, une nouvelle fois, que la construction d’un sujet procède non de l’un ou de l’autre, mais de l’inné et de l’acquis, le tout s’inscrivant également sous les traits de personnalité et de caractère propres. On perçoit les attentes parentales, surtout paternelles, auxquelles se soumet provisoirement Midori, mère de la famille Nonomiya, là où le simple partage familial semble guider la famille Saiki. L’image montre la prévalence de l’éducation sur les gènes dans cette famille.

Si La Famille peut prendre la forme singulière de ces deux familles, ce qui les réunit est finalement d’être confrontée à la même situation, celle d’une erreur institutionnelle (qui symbolise ici peut-être toute la société japonaise) à la naissance des enfants, Keita et Ryusei, quant à leur attribution familiale. Les enfants ont désormais six ans, c’est-à-dire un âge pour lequel les liens d’attachement, les transmissions éducatives et les identifications aux imagos parentaux sont déjà établis. – Est-il possible de revenir en arrière ?

Bourdieu souligne que la famille est « un principe de construction à la fois immanent aux individus (en tant que collectif incorporé) et transcendant par rapport à eux, puisqu’ils le rencontrent sous la forme de l’objectivité dans tous les autres : c’est un transcendantal au sens de Kant, mais qui, étant immanent à tous les habitus, s’impose comme transcendant[12]». Autrement dit, la famille se fait autant qu’elle est faite.

Pour ce qui concerne le film Notre petite sœur, ce long métrage permet de prolonger la réflexion sur les processus d’« adoption », mais sans engager une responsabilité étatique, pour maintenir l’accent sur l’histoire personnelle impliquant des séparations familiales. Il s’agit de reconnaître un lien qui n’est pas d’évidence en cas de recomposition familiale, lequel va se construire graduellement après le décès du parent commun. Autant Tel père, tel fils met en jeu le lien de filiation, autant Notre petite sœur met en jeu le lien sororal qui est interrogé sous deux angles, celui de la consistance du lien entre les trois aînées, Sachi, Yoshino et Chika, et celui de la naissance de ce lien avec Suzu, la demi-sœur de quatorze ans dont les sœurs apprennent l’existence seulement à l’occasion du décès et des funérailles du père, reliant de fait les quatre sœurs subjectivement par ce lien paternel.

Bourdieu souligne qu’« Ainsi la famille comme catégorie sociale objective (structure structurante) est le fondement de la famille comme catégorie sociale subjective (structure structurée), catégorie mentale qui est le principe de milliers de représentations et d’actions (des mariages par exemple) qui contribuent à reproduire la catégorie sociale objective[13] ». Ici, c’est le père qui constitue « la catégorie sociale objective », mais c’est la maison de la grand-mère qui fait lien, partage du quotidien entre sœurs, comme « catégorie sociale subjective ».

Comme dans l’histoire personnelle de Kore-eda, ce père est loin d’être parfait (il a abandonné les trois enfants de son premier mariage, avant d’épouser deux autres femmes), mais cela n’empêche pas sa mémoire d’être partiellement restaurée par la petite sœur, qui s’occupa de lui à la fin de sa vie. De manière révélatrice, ce sont d’anciennes photos du père défunt, mais pas disparu de la mémoire, qui vont réunir les sœurs. Rendant possibles les retrouvailles avec un espace-temps partagé – celui d’un paysage similaire qui s’étend depuis une colline – les photographies rappellent la présence de celui qui y emmenait ses enfants, déjà à Kamakura.

« C’est toi qui t’es occupée de notre père pendant sa maladie ? », Notre petite sœur (Hirokazu Kore-eda, 2015).

Si la mort du père soude ainsi le lien entre les sœurs, elle s’ouvre également sur l’établissement d’une forme de solidarité, sororité qui se trouvera renforcée par la cohabitation dans le « dortoir des filles » entre sœurs n’ayant ni père, ni mère, mais une vieille maison léguée par la grand-mère. Les propriétés de la famille semblent ainsi se (re)dessiner, en filigrane, comme « une réalité transcendante », « un espace intime privé », « un espace clos et stable, une maisonnée », ou bien « un lieu de confiance et de don », conformément aux propriétés que Bourdieu définit dans « la famille comme catégorie réalisée ». Il s’agit, à travers « les innombrables échanges ordinaires et continus de l’existence quotidienne, échanges de dons, de services, d’aides, de visites, d’attentions, de gentillesses, etc.[14] », de considérer, au-delà des liens institués de la famille, l’esprit de famille de ses membres.

Une complicité et un sens de responsabilité relient Sachi, l’aînée, à Suzu, la nouvelle benjamine qui laissera la trace de sa taille de quinze ans sur la même poutre où chacune des trois sœurs aînées avait laissé la sienne au même âge. La scène n’est pas sans rappeler celle du film français Le sceau du dragon (2003) qui unit symboliquement les parents adoptifs de la famille Dragon et leurs trois enfants d’origine différente. Vincent Dragon, le réalisateur de ce film documentaire et l’un des enfants adoptés, y insiste sur la marque commune sur la peau portée par chacun des membres de la famille : le tatouage d’« un dragon » en signe de l’unité, inséparable du nom de famille.

Parfois soutenu par le travail des institutions, selon Bourdieu, « ce travail constant d’entretien des sentiments vient redoubler l’effet performatif de la simple nomination comme construction d’objet affectif et socialisation de la libido (la proposition ‘c’est ta sœur’ enfermant par exemple l’imposition de l’amour comme libido sociale désexualisée – tabou de l’inceste)[15]». Ce qui est institué par les liens du sang doit être réaffirmé par les liens du cœur et se trouve ici concrétisé par les liens de toit.

Dans son article sur Notre petite sœur de Kore-eda, Jean-Luc Lacuve souligne que :

La famille, entendue comme lieu d’échange sans hiérarchie (même si Sachi est « la surveillante du dortoir des filles ») permet en effet d’enrichir sa perception du monde car chacun le perçoit de manière différente. Chacune des sœurs offre donc aux autres la possibilité de dépasser ses traumatismes, phobies ou manières d’agir par l’exemple de sa propre vie[16].

Ce lien familial horizontal se trouve souvent en compétition, dans Notre petite sœur, avec le lien d’alliance, chacune des sœurs et des femmes du film faisant prévaloir son autonomie sur les liens amoureux, en défiant ainsi les normes traditionnelles japonaises du mariage. En témoignent les scènes de partage de moments intenses, mis en valeur par l’esthétique filmique de Kore-eda, lors des scènes de football, de l’alcool de prune ou des cerisiers en fleurs.

Si le changement de décor proposé par Une affaire de famille souligne les conditions plus misérables d’une autre famille, elle aussi recomposée, on ne comprend pas immédiatement ses contours. Elle est composée d’Osamu (le « père »), de Nobuyo (la « mère »), d’Aki (« jeune fille » stripteaseuse), de Shota (« le fils ») et de Juri (jeune fille maltraitée par ses parents) – tout ce monde vivant sous le toit de Hatsue (« la grand-mère »). Le fait que le père Osamu soit incarné par le même acteur (Lili Franky) que Yudai dans Tel père, tel fils installe une complicité et un effet de continuité cinématographique entre les films.

Il s’agit quasiment d’un huis clos qu’impose la pauvreté et la débrouille. Si Osamu rapporte un peu d’argent de son travail occasionnel, il le complète par quelques larcins qu’il commet avec Shota qui passe pour son fils, et qu’il initie au vol, tout comme plus tard avec Juri. Le travail de Nobuyo dans une laverie, le striptease d’Aki, et la pension de la grand-mère contribuent, aussi, à l’économie familiale.

Au fur et à mesure du film, on se met à douter des liens réels entre les membres de cette maisonnée dont la cohabitation semble relever de la nécessité économique et affective. Si Osamu extrait de sa famille une enfant maltraitée, c’est pour la plonger dans un système qui, aux yeux de la loi et donc de l’ordre social, représente une transgression. Ici, il n’y a pas de moralité, mais davantage un questionnement éthique renvoyant non pas à l’idéal mais au moindre mal. Et on peut en déduire, comme le fait Bourdieu, que ce « travail de construction de la réalité sociale qui est inscrit dans le mot famille et dans le discours familialiste qui, sous apparence de décrire une réalité sociale, la famille, prescrit un mode d’existence, la vie de famille[17] ».

La famille est censée éduquer. Ici, elle enseigne principalement la survie – « on peut voler dans un magasin puisque cela n’appartient encore à personne » – et cache les secrets qui, contrairement à la formule habituelle, ne sont pas ici strictement « de famille » mais « en famille ». Ces secrets se dévoilent, progressivement et par effet de ricochet. Hatsue n’a qu’un lien de parenté indirect avec Aki, mais s’en occupe pour des raisons, au moins en partie, intéressées ; Osamu et Nabuyo ne sont pas les parents de Shota et de Juri ; si Juri a été recueillie pour lui éviter d’être maltraitée, Shota a été « volé » pour compenser la stérilité du couple ; Osamu et Nabuyo ont commis un crime dont le corps est déjà enterré dans la maison, avant d’y adjoindre celui d’Hatsue.

Les arrangements de chaque personnage avec la réalité vont se révéler, lorsque la police s’en mêlera et découvrira l’étendue du pacte qui tenait ce curieux ensemble. Le décès de « la grand-mère » vient remettre en cause l’organisation familiale, tout en fragilisant son équilibre financier. Le clan décide alors de tenir caché son décès et de l’enterrer à l’intérieur même de la maison pour continuer de percevoir sa pension. Par ailleurs, Shota va découvrir les dangers d’entraîner sa « petite sœur » dans le vol complice et, pour la protéger, se fera prendre lui-même. Coïncidence ou non, c’est le quincailler (un clin d’œil à Tel père, tel fils où Yudai détient une quincaillerie) qui interpellera Shota sur son attitude à l’égard de sa petite sœur et mettra en doute le bien-fondé du vol. Face à ce jeu en cascade, on se demande si la dégradation de la situation d’Osamu ne le conduit pas à voler, ou à faire voler « ses » enfants, chez un simple boutiquier, précisément « ce » qu’il était. Son passé de criminel ressurgit avec la complicité de Nobuyo qui va prendre « toute la peine » sur elle, compte tenu du casier judiciaire existant d’Osamu.

Bien que la Maison soit réquisitionnée, les enfants déplacés, l’un en orphelinat (Shota), l’autre replacé dans sa famille (Juri), les liens de solidarité entre membres vont toutefois se maintenir, et parfois même se renforcer, car Shota qui refusait, pendant la cohabitation, de désigner Osamu comme son père, finit par l’appeler « papa » suite à une visite à Nobuyo en prison.

La « famille » apparaît ainsi ici à travers sa déconstruction institutionnelle. Malgré l’absence manifeste des liens du sang et d’autres principes structurants traditionnels, le film de Kore-eda met en scène une histoire partagée qui lie ses membres et qui crée l’illusion d’une « famille », tout en ouvrant la voie vers de nouveaux systèmes symboliques pour la construire.

Rappelons, à ce propos, comment Bourdieu définit la famille aussi comme une fiction :

Ainsi la famille est bien une fiction, un artefact social, une illusion au sens le plus ordinaire du terme, mais une « illusion bien fondée », parce que, étant produite et reproduite avec la garantie de l’Etat, elle reçoit à chaque moment de l’Etat les moyens d’exister et de subsister[18].

Dans Une affaire de famille, l’État (la police, la justice, les services sociaux) dénonce les fondements de la famille, pour remettre en place cette « illusion bien fondée » qu’est « la vraie » famille ; celle qui légitime la nature des liens autorisés entre ses membres. Kore-eda montre qu’une autre famille – déviante, transgressive, « subjective » – peut se substituer, et même se pérenniser en dehors de toute définition sociale et institutionnelle, ce qui constitue, peut-être, une revanche personnelle pour Kore-eda face à la honte intériorisée évoquée plus haut.

La mise en perspective des trois films du cinéaste japonais montre un lent déclin de la primauté des liens du sang sur les liens du cœur au sein de la famille. Elle met en évidence que, si les liens du sang fondent la famille, ils ne suffisent pas à faire lien au sens subjectif et intersubjectif du terme. C’est finalement l’histoire partagée qui crée et assure le lien essentiel, lequel peut se construire par les manifestations visibles et invisibles, conscientes et inconscientes, imaginaires et symboliques, entre membres.

  1. Les liens familiaux par les interactions en mots et en images

Pour prolonger cette réflexion, nous allons tenter d’appréhender la famille sous l’angle de la photographie, un des éléments récurrents chez Kore-eda. La photographie de famille a une fonction d’intégration chez Bourdieu : « les échanges extra-ordinaires et solennels des fêtes familiales – souvent sanctionnés et éternisés par les photographies consacrant l’intégration de la famille rassemblée[19] ».

Nous nous appuierons aussi sur les « rites d’interaction »[20] analysés par Goffman, tels qu’ils ressortent lors des échanges entre acteurs – acteurs étant à entendre ici comme représentation cinématographique et comme rôle social ordinaire. On s’appuiera sur la définition que donne Goffman de la face qui constitue « la valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement à travers la ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un contact particulier[21] » ; ligne d’action où il s’agit de faire « bonne figure » ou de ne pas « perdre la face ». En effet, la photo et le discours tenu dans une interaction ont ceci de commun qu’ils sont censés procurer une bonne image de soi, conforme aux attentes sociales. Il arrive cependant que le discours rompt « la face », créant ainsi des situations conflictuelles dans l’interaction, tout comme une photo peut révéler une face cachée et insolite de la situation.

Dans Tel père, tel fils, la photographie propose progressivement d’inverser ce rapport, de sorte que ce n’est pas tant le père qui fait le fils à son image, mais l’inverse. Comme nous l’avons vu, dans Notre petite sœur, le lien symbolique au père rapproche les quatre sœurs, rendu possible par sa disparition et par l’effacement de la mère, c’est-à-dire par un lien principalement horizontal.

L’esthétique des images filmiques et photographiques immortalisant ces moments d’échange est particulièrement soignée dans les récits filmiques de Kore-eda. L’unité sororale est soulignée et symbolisée par le toit hérité de la grand-mère. – Toit que l’on retrouve, de manière certes plus éphémère, chez l’aïeule dans Une affaire de famille. Ici, les photos n’existent pas, et il n’y plus de « maison » après la découverte des secrets de famille et la remise en ordre institutionnelle. Il ne reste alors que quelques liens épars, des lambeaux de famille qui se maintiennent en dehors de toute verticalité et dans un horizon infini.

Dans Tel père, tel fils, la rencontre et la confrontation entre les deux familles débouchera sur une (re)présentation contrastée, et finalement apaisée, des deux enfants échangés par mégarde. Or, si la famille Nonomiya présente Keita sous forme d’un portrait figé et soigné, les Saiki donnent à voir Ryusei à travers des photos de type « souvenirs de vacances ». Le mode de représentation photographique s’avère ainsi d’emblée révélateur, notamment par rapport à la manière dont l’enfant (de sexe masculin) se trouve inscrit dans les schémas familiaux. Investi socialement et psychiquement comme le futur héritier chez les Nonomiya, l’enfant est mis en image chez les Saiki plutôt comme un membre parmi les autres. On retrouve cet effet d’un portrait contrasté dans la manière, tout aussi différenciée, dont les deux pères de famille envisagent de résoudre le problème qui les bouleverse et les rapproche. Alors que Yudai cherchera à tirer un profit immédiat de l’indemnité que pourrait verser « la maternité », Ryota consulte un avocat dans le but de récupérer les deux enfants.

Isolé dans son système de représentations, Ryota fait valoir sa force sociale et son pouvoir, pour tenter de faire prévaloir le biologique sur tout autre considération. Sur le plan psychique, il attribue les faibles performances de Keita (en musique, persévérance, discipline, etc.) à ses origines « honteuses », lâchant un fameux « C’est donc ça ! » comme ultime explication de toute sa déception paternelle. Ryota est architecte, non seulement des espaces extérieurs où il excelle mais aussi des espaces psychiques de ceux qu’ils pensent posséder : Keita, sa femme Midori, mais également la famille Saiki, avec à sa tête, ce « misérable » Yudai. Midori prendra toutefois la défense de Keita, et se désolidarisera des exigences paternelles et de la domination maritale qui pèse sur elle, se rapprochant ainsi de la position des dominés. Au lieu de continuer à assumer le rôle d’une épouse japonaise stéréotypique, Midori finira effectivement par modifier le cours de certaines interactions ultérieures.

Plus sympathique et humaine dans le regard que Kore-eda offre au spectateur, la famille Saiki sera offusquée par la proposition de Ryota de prendre en charge les deux enfants. En même temps, le film souligne, non sans ironie, le côté intéressé, manifesté par le père quincailler qui semblait donner priorité à l’argent plutôt qu’aux affects, attitude désapprouvée par son épouse Yukari. Chaque famille semble ainsi répondre à des contraintes sociales dont chaque acteur se saisit dans le jeu des interactions et dans l’enjeu des positionnements respectifs.

La photo qui réunira les deux familles (qui servira également d’affiche pour le film), met en scène une forme d’unité provisoire familiale, puisqu’il s’agit des derniers moments avant l’échange des enfants et le retour à la « normalité » biologique des choses. Les deux appareils photographiques, utilisés par Ryota et Yudai, sont à l’image de leurs propriétaires respectifs. Cette fois-ci, ils photographient toutefois le même plan, pour souligner les liens entre les deux familles, un peu comme si elles n’en formaient qu’une seule.

Les postures sont parlantes. Si les deux couples se tiennent debout, côté à côte, les mères (entre qui naît une amitié fragile), se tiennent sur les bords, tandis que les pères occupent le centre, chacun posant les mains sur les épaules du fils qu’il avait élevé jusqu’alors (et entre qui s’est développée une complicité immédiate). Malgré la tension évidente du groupe installé dans un cadre naturel – devant un plan d’eau à la fois stagnante et ruisselante – de ce curieux portrait de famille se dégage une volonté, tout aussi manifeste, d’évoluer vers une représentation picturale qui resterait encore à inventer.

Quand la filiation cesse d’être une pure affaire de sang dans Tel père, tel fils (Hirokazu Kore-eda, 2015).

Une fois l’échange effectué, les deux enfants participeront activement au renversement de cette nouvelle situation familiale.

Ryusei fera tout pour déstabiliser les certitudes de Ryota. Sans réussir à obtenir une réponse satisfaisante à la question « pourquoi » que répétera le garçon obligé désormais d’appeler « père » et « mère » l’homme et la femme dont il vient seulement de faire connaissance.

Ryota, qui perd ici la face dans l’insistance du questionnement de Ryusei, découvre ensuite que Keita cherche à conquérir le cœur de ce « père » qui a désormais cessé d’être le sien dans le sens biologique du terme. Il apprend que Keita a commencé à le prendre en photo pendant qu’il dort, ce qui témoigne du lien qu’il cherche à tisser en sa direction ; lien d’autant plus imprévisible qu’il régnait, entre les deux, une tension renforcée par le refus du garçon de se laisser façonner à l’image du père. L’enfant avait, par exemple, refusé d’utiliser l’appareil de photo que Ryota lui avait proposé, avant de commencer à s’en servir, secrètement, pour apprivoiser, à sa manière tacite, cet homme devenu accessible pendant son sommeil. Si bien que Ryota, que l’on croyait insensible, se laissera finalement conquérir par cette reconnaissance filiale, et démentira les propos lancés par son ami avocat : « Tu veux être aimé, ça ne te ressemble pas ! ». C’est ainsi comment la photographie finit par émerger, chez Kore-eda, comme une métaphore et un mode de renversement générationnel. Capable d’aider le fils à entamer la transformation du père – dès lors que ce dernier accepte de prendre du recul par rapport aux codes sociaux et institutionnels auxquels il était assujetti, pour s’ouvrir à la réflexion et aux perceptions et sentiments de son enfant.

La photographie trouve sa place également dans Notre petite sœur, surtout grâce au personnage de Suzu qui va montrer à ses sœurs des photos de leur père. Les sœurs aînées vont alors découvrir, depuis le sommet d’une colline, une ressemblance frappante – presqu’un « air de famille » – entre la région où mourut le père et celle où il habitait avec sa première famille, à Kamara. Ce lien, qui peut paraître ténu, fait pourtant sens – littéralement et figurativement – et rapproche Suzu de ses trois grandes sœurs, grâce à l’émotion partagée via la figure d’un père qui se transforme, en s’humanisant subjectivement et intersubjectivement. La rencontre avec la petite sœur rendra non seulement plus sympathique l’image du « mauvais père » ; elle produira l’inversion linguistique suivante dans l’énoncé de Sachi : « notre père était gentil mais pitoyable » devient « notre père était pitoyable mais gentil », témoignant (comme dans Tel père, tel fils) d’une restauration partielle du portrait de la figure paternelle.

Pour terminer la comparaison entre ces deux films sur la famille, on note un déplacement progressif qui s’y effectue depuis le lien de filiation vers le lien fraternel, tout comme un glissement sur le plan du genre, depuis le masculin vers le féminin. Ces évolutions reflètent indéniablement les diverses problématisations et oscillations au cœur de l’œuvre de Hirokazu Kore-eda, cinéaste qui continue à réfléchir sur les liens qui tiennent encore par la filiation, tout en explorant, à travers son œuvre filmique, les liens plus invisibles, mais non moins solides entre ses personnages.

Dans Une affaire de famille, il n’y pas plus de photo, et il ne faut pas s’en étonner, vu que cette « famille » singulière s’est construite sur les secrets. Tout s’y passe comme s’il s’agissait d’effacer les images pouvant témoigner de la présence (Shota, Juri) ou de l’absence (après sa mort) insolite des différents protagonistes. Cette famille ne tient pas par l’image, car celle-ci n’est pas de toute manière conforme aux attentes sociales. Elle ne joue pas sur la scène mais plutôt dans les coulisses, fuyant tout ce qui pourrait attester de son existence et la rendre visible. Les rapports qu’entretiennent les acteurs entre eux sont, par ailleurs, souvent teintés de fausseté ou de sous-entendus. Le fait que Shota ne veuille pas appeler Osamu « papa » semble correspondre à une ligne de conduite qui maintient chacun dans une position, et donc une disposition, plus égalitaire, complices des vols commis ensemble. C’est seulement en dehors de cette situation, lorsque l’un ne sera plus aussi directement dépendant de l’autre, qu’une relation plus franche pourra s’instaurer, modifiant les interactions habituelles. Osamu reconnaîtra avoir abandonné Shota à l’hôpital, et Shota reconnaîtra avoir voulu se faire arrêter pour que cesse cette mascarade familiale et trouver enfin des réponses à ces questions. Un nouveau pacte s’établit alors entre eux permettant de reconnaître un lien symbolique paternel, lien plus difficile à élaborer avec ses parents biologiques qu’il ne semble pas empressé de retrouver.

 Conclusion

Nous venons de voir que la restauration paternelle reste l’une des constantes majeures des films de Hirokazu Kore-eda. En même temps, même lorsqu’il s’applique à en déconstruire la verticalité, l’autorité, ou la lignée, il cherche à reconstruire sa dimension fondée sur l’affect, le partage et l’expérience. Film après film, le réalisateur japonais semble vouloir en démonter les processus et les mécanismes plus tacites. Et comme en témoigne Une affaire de famille qui semble s’affranchir définitivement de l’image fixe et stérilisante de la famille, Kore-eda nous introduit dans un espace de honte et de non-dits auquel il a lui-même dû échapper étant enfant.

Valorisé désormais auprès de ses pairs, y compris sur le plan international, Kore-eda restaure la figure paternelle, sublime l’image maternelle, et prend sa revanche en réinventant le langage filmique, sans oublier le poids des mots, afin de faire surgir à l’écran de nouvelles « affaires de famille » riches d’interrogations. Tout en reconnaissant que certains spectateurs ont parfois du mal à identifier, parmi ses étranges « familles » dé- et recomposées, des unités sociales susceptibles d’être désignées ainsi, il ne cache pas sa propre intention de continuer à s’interroger et à nous faire interroger sur ce qu’est, ou pourrait être, une « vraie famille ». 

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[1] Guichard, Louis, « Kore-eda, le cinéaste des liens filiaux », Télérama, 12 décembre 2018.

[2] GAULEJAC, Vincent de, Les sources de la honte, Paris, Desclée de Brouwer, coll. « Logiques cliniques », 1996, p. 201.

[3] GAULEJAC, Vincent de, La névrose de classe : trajectoire sociale et conflits d’identité, Paris, Ed. Hommes et groupes, 1987.

[4] Voir VEUILLET-COMBIER, Claudine, GRATTON, Emmanuel, Photographies de familles contemporaines, perspectives croisées entre sociologie et psychanalyse, PUR, 2021.

[5] in, Les sources de la honte, op. cit., p. 202.

[6] FREUD, Sigmund, Le Roman familial des névrosés: et autres textes, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Paris, Payot, 2014.

[7] YOSCHIDA, Akimi, Kamakura Diary (titre original : Umimachi Diary, lit. « le journal de la ville de la mer »), Paris, Editions Kana. Il s’agit d’un récit sur trois sœurs au caractère bien trempé qui, par devoir, se rendent à l’enterrement de leur père, qui les avait abandonnées plusieurs années auparavant. Elles font alors la connaissance de leur demi-sœur orpheline, âgée de quatorze ans. D’un commun accord, les jeunes femmes élevées par leur grand-mère, puis livrées à elles-mêmes, décident d’accueillir l’orpheline dans la grande maison familiale de Kamakura, au sud de Tokyo.

[8] Vincy, Thomas, « Notre petite sœur : du manga d’Akimi Yoschida au film d’Hirokazu Kore-eda », Livres hebdo, 27 octobre 2015.

[9] La famille comme catégorie réalisée est un titre de Pierre Bourdieu dont plusieurs citations seront extraites. Voir Bourdieu Pierre, « A propos de la famille comme catégorie réalisée », Actes de la recherche en sciences sociales, 1993/5 (n° 100), p. 32-36, https://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-1993-5-page-32.htm, consulté le 6 avril, 2022.

[10] FLANDRIN, Jean-Louis, Familles : parenté, maison, sexualité, dans l’ancienne société, Paris, Ed. du Seuil, 1995.

[11] in, « A propos de la famille comme catégorie réalisée », op. cit., p. 32-36.

[12] in, A propos de la famille, op. cit. p. 33.

[13] in, A propos de la famille, op. cit. p. 34.

[14] Idem.

[15] Idem.

[16] Lacuve, Jean-Luc, « Notre petite sœur », Le Ciné-club de Caen, le 2 novembre 2015, https://www.cineclubdecaen.com/realisateur/koreeda/notrepetitesoeur.htm, consulté le 6 avril, 2022.

[17] in, A propos de la famille, op. cit. p. 36.

[18] Idem.

[19] in, A propos de la famille, op. cit. p. 34.

[20] GOFFMAN, Erving, Les Rites d’interaction, trad. de l’anglais par Alain Kihm, Paris, Ed. Minuit, 1974.

[21] in, Les Rites d’interaction, op. cit. , p. 9.

Entre drames, crises et rires : raconter la famille à l’écran

Introduction

Par Taïna TUHKUNEN

Université d’Angers, laboratoire 3L.AM

Depuis les tout premiers tours de manivelle, le cinéma n’a cessé de s’intéresser à la famille.

En 1895, Louis Lumière filme son frère Auguste Lumière et son épouse, Marguerite, en train de faire goûter leur fille, Andrée, dans le jardin ensoleillé de leur maison familiale. Cette « vue photographique animée » de moins d’une minute rappelle qu’avant d’être baptisées « cinéma », les images enregistrées sur une pellicule photosensible se focalisaient, déjà, sur une famille.

La première famille en images filmiques dans Le Repas de bébé de Louis Lumière (1895)[1].

S’il est possible de lire, sous cette joyeuse scène de collation chez une famille bourgeoise de la fin du XIXe siècle, un effort de promotion du Cinématographe (à la fois caméra et projecteur) perfectionné par les frères Lumière, une chose est certaine : c’est par cette courte séquence que s’introduisit à l’écran filmique, pour ne plus le quitter, le thème de la famille.

Depuis ce petit tournage d’il y a cent trente ans, de nombreux autres cinéastes – amateurs et professionnels – ont tourné leurs caméras de marques et techniques différents sur la cellule sociale appelée « famille ». Et, si bon nombre d’entre eux se sont attardés sur l’enfant, il y a longtemps que l’on ne compte plus les portraits filmiques – romantiques, mélodramatiques, tragiques, réalistes, comiques, parodiques, burlesques, etc. – qui cherchent à saisir la réalité et les rêves autour de cet ensemble d’individus non défini par la Constitution qui en dit pourtant long sur la société – jusqu’à inscrire l’humanité toute entière sous l’image d’une « grande famille humaine ».

Jamais parfaitement banal ni anodin, le portrait filmé d’une famille nous interpelle et nous interroge. Et, aussi ordinaire qu’il puisse paraître, il nous incite à cogiter sur les modalités de sa création. Car, même dans un court-métrage aussi rudimentaire que Le Repas de bébé, on retrouve les principes de la durée, du cadrage, du point de vue, du plan, du champ et du hors-champ. Sans oublier, bien sûr, les personnages (ici un père, une mère et leur enfant) qui, tout en évoluant dans un espace emblématique (ici le jardin), nous conduisent au-delà des choses vues.

Malgré l’absence du son et de la couleur, par la simple magie des images qui se mettent à é/mouvoir, l’expérience créé témoigne de l’étonnant pouvoir du cinéma à faire vibrer et multiplier gestes humains et mouvements de la nature. Bien avant les « home movies » d’aujourd’hui, cette étrange capacité du cinéma est soulignée dès le premier « film de famille », encore muet et monochrome. En attendant les techniques plus sophistiquées de sonorisation, chromatisation et visualisation à venir, la famille prend ainsi vie à l’écran, pour s’animer en même temps que les feuillages agités doucement par le vent. Et pour exercer une véritable fascination chez les premiers spectateurs, habitués jusqu’alors à l’immobilité des toiles peintes en guise d’arrière-plan.

Avant de présenter les articles constituant ce numéro de Quaïna, il nous faut clarifier le sens dans lequel nous entendons les films qui cherchent à « raconter la famille à l’écran ».

Compte tenu de la diversité des films potentiellement concernés par cette vaste catégorie filmique, précisons d’emblée qu’il ne s’agit pas de récits filmiques dont l’objectif principal serait de présenter en images filmiques sa famille dans un contexte en soi familial ; par exemple, en se concentrant sur des naissances, mariages, anniversaires, etc., dans des décors tout aussi rituels, comme la maison familiale ou les lieux de vacances dont il importerait de conserver le souvenir animé. En dépit de leur intérêt en tant qu’objets de représentation, nous avons donc écartés les films appelés, communément, « home movies »[2] ou « films de famille »[3] : pratique culturelle encouragée par les techniques d’enregistrement et de montage qui facilitent les opérations de filmage par des cinéastes amateurs ou familiaux qui souhaitent compléter, ou même remplacer, le traditionnel album de photos de famille par ce genre de films-souvenirs, généralement à usage privé.

A la place des films de famille, nous nous sommes intéressés aux films sur la famille[4] qui favorisent l’approche fictionnelle, tout en abordant la famille comme une cellule fixe et fluctuante, à la fois singulière et plurielle, plus ou moins in/stable et in/humaine. Et souvent si imprégnée de rêves et de fantasmes qu’il serait difficile de la projeter à l’écran sans la prise en compte du psychique, du fantasmatique, du mythique.

C’est ce que démontrent les articles des chercheurs en psychologie dont les regards analytiques croisent ici les lectures critiques des chercheurs linguistes, spécialistes de littérature et de civilisation. Leurs contributions respectives à ce numéro de Quaïna – où alternent analyses disciplinaires et commentaires sur l’écriture et l’esthétique filmiques – témoignent du grand potentiel des recherches croisées sur la famille et le cinéma, sous leurs divers états et formes, psychiques et cinématographiques. En s’attardant, chacun à sa manière, sur les questions relatives à l’attachement et à la filiation, nos auteurs montrent comment ces comédies et drames familiaux – même lorsque ponctués de « scènes de ménage » ou autres « scènes de famille » plus classiques –, soulèvent également la question de l’identité générique du film.

Tout aussi indéniablement, le film sur la famille continue à entretenir des rapports complexes avec la vérité ; relations d’autant plus compliquées qu’elles semblent reposer sur la conviction qu’il est difficile, voire impossible de « raconter une famille » sans accorder une place importante à l’imaginaire et aux fantasmes. En même temps, marqués par une méfiance manifeste vis-à-vis de toute modélisation (sociale, politique, artistique), ces films poursuivent leur travail, non seulement en tant que produits de divertissement, mais comme de véritables générateurs d’interrogations et de réflexions sur le fonctionnement et le renouvellement des codes, normes et formes.

Qu’il s’agisse de récits filmiques portant sur une famille fictive ou sur une famille ayant réellement existé (du type « biopic »), l’optique change, parfois radicalement, dès que l’on s’éloigne de la face solaire de la famille, pour insister moins sur l’unité ou l’intégrité des individus censés rester « soudés » par des liens familiaux. Lorsque l’écran se rend perméable aux sons et aux tons plus singuliers – plus nuancés que dans les films centrés sur les mariages, naissances, anniversaires, remises de diplôme et autres événements célébrés, forcément, en famille – il n’est pas rare que le scénario cède à des affrontements dignes d’une tragédie grecque. A l’inverse des films attachés à des instants « pré-ritualisés », « pré-scénarisés », les fictions filmiques contemporaines aiment, en effet, perturber les logiques de l’unité et de continuité, leur préférant le jeu infini, de facto transgressif, avec les codes.

Décidément, nous sommes loin de l’époque romaine ou le mot « famille » d’origine latine incorporait, dans un seul et même groupe, parents, enfants et esclaves, à condition que ceux-ci vivaient sous le même toit[5]. Difficile d’imaginer le retour de telles définitions hermétiques à notre propre époque, attirée par des pratiques inclusives d’autres genres, surtout à un moment historique où l’industrie cinématographique se montre de plus en plus sensible aux mutations socio-culturelles après l’éclatement de l’unité familiale structurée autour d’un pater familias tout-puissant. Les évolutions en cours – des deux côtés de la caméra – s’avèrent telles que, face à la prolifération des films multipliant scénarios et typologies, qu’il semble possible d’affirmer que le film sur la famille constitue désormais l’une des catégories incontournables de la culture populaire actuelle.

Surtout depuis que la « famille » n’est plus inscrite sous une structure sociale unie forcément par les liens du sang, ni sous une succession de personnes ayant nécessairement la même origine ethnique, le cinéma ne s’interdit plus l’examen des nouveaux rapports de parentalité et de filiation, notamment dans les récits sur des familles adoptives et recomposées. Et, comme le démontrent les analyses présentées ici, le cinéma aime bousculer maints schémas canoniques pour suggérer ce que pourrait être une « famille » dégagée des cadres doctrinaires.

En tenant compte des convolutions et des soubresauts sociaux, plusieurs de nos contributeurs s’intéressent à l’impact des mutations sociales sur les membres censés constituer une « famille », aussi lorsque ceux-ci ne trouvent pas leur bonheur dans les modèles familiaux proposés par la société. D’autres préfèrent se focaliser sur les stratégies filmiques particulières, susceptibles d’introduire à l’écran des « familles modernes », a priori réticentes à toute modélisation. Ensemble, ils prouvent que si le cinéma nous introduit dans l’intimité des cellules sociales qui oscillent entre familles « adoptives », « naturelles », « nucléaires », « monoparentales », « recomposées », il serait impossible d’ignorer le rôle des familles « fantasmées », « métaphoriques », « symboliques ». Tant il semble certain que les réalisateurs de nos jours finissent par déployer à l’écran une mosaïque relationnelle où le mot « famille » se dote de guillemets tacites et de contours perméables, lorsqu’il ne s’agit pas d’effets picturaux d’inspiration cubiste.

Devant ces éclatements et ruptures, mais aussi recompositions et refiliations, il était dans l’ordre des choses familiales que les textes présentés dans ce numéro de Quaïna ne se limitent ni à une seule culture, ni à un seul genre cinématographique. Les analyses de nos contributeurs consacrés aux films réalisés par des cinéastes d’origine américaine, anglaise, australienne, coréenne, danoise, française, franco-belge, japonaise, etc., soulignent, tout au contraire, comment – depuis le premier portrait filmique d’une famille, réalisé dans un jardin ensoleillé autour du repas d’un bambin – le cinéma n’a cessé de se nourrir d’apports variés lors de ses re/créations de « la » famille. En même temps, nos auteurs rappellent à quel point l’évolution des représentations reste indissociable des troubles et zizanies semés parmi les figures familières d’un groupe social que nous persistons à appeler – malgré ses métamorphoses et mutations – une « famille ».

Dans son article, Aubeline Vinay met en place les films sur la famille en abordant ce qui pourrait être considéré comme un sous-genre : le film sur l’adoption. Elle dresse un tableau des principaux concepts théoriques qui permettent de mieux comprendre les processus psychiques mis en avant dans les films qui portent sur des parents et des enfants sans liens biologiques. En traçant les contours de la rencontre, singulière et complexe, entre une famille (un couple ou un adulte seul) et un enfant venu parfois de très loin, elle s’attarde sur les représentations autour de cette union dans le cadre de « l’adoption internationale[6] ». S’il faut distinguer l’enfant idéal de l’enfant réel, on observe également un rapport différent au temps, du point de vue de l’adulte adoptant, comme de l’enfant adoptif. Face à ces problématiques, la machine à rêver et à explorer le temps qu’est le cinéma ouvre un moyen captivant vers les éclatements, discontinuités, deuils mais aussi les réaffiliations mis en évidence par ces films qui, selon Vinay, permettent « la mise en sens de l’insensé ».

Dans son article, Morgane Jourdren, spécialiste de l’œuvre de Charles Chaplin (1889-1977), s’interroge sur la « grande absente » qu’est la famille chez ce célèbre réalisateur à qui l’on doit l’un des plus mémorables portraits filmiques d’un enfant jamais créé à l’écran dans The Kid (Le Gosse, 1920). En tant qu’idéal social, la famille unie traditionnellement construite imprègne effectivement peu les films de ce cinéaste, acteur, scénariste et producteur né à Londres dans une famille pauvre d’artistes de music-hall. Pourtant, si – à l’image de sa famille d’origine, marquée par l’absence du père et la maladie de sa mère – la famille chaplinienne constitue souvent d’emblée une cellule brisée et défaillante, Chaplin montre, à travers ses pauvres orphelins et autres personnages délaissés, qu’il est possible de créer des relations, authentiques, qui ne s’accordent pas forcément avec l’image de réussite familiale proposée par la société bienpensante.

Au cinéma, la famille est souvent revisitée, et parfois même totalement réinventée, comme le montre l’article de Célia Jacquet consacré à l’adaptation filmique du récit littéraire de C. S. Lewis (1898-1963), Le Lion, la Sorcière Blanche et l’Armoire magique, transposé à l’écran par Andrew Lewis (1966- ) dans le film du même nom sorti en 2005. En se focalisant sur les enfants de la famille Pevensie, évacués loin des bombes qui tombent sur la ville de Londres pendant la Second Guerre mondiale, Jacquet montre comment le recours aux figures mythologiques, à la fantasy, et à une variété de dispositifs filmiques permet la poursuite de cet étrange récit de famille. A condition, bien sûr, d’accepter de passer par une « armoire magique » au-delà de laquelle se déploie un univers qui, à l’instar de l’écran cinématographique, réfléchit la brutale réalité historique ; ici de manière à la rendre lisible et visible aux enfants.

Dans son article sur la filiation chez le cinéaste japonais Hirokazu Kore-eda (1962- ), Emmanuel Gratton s’intéresse aux actes de « restauration » des images parentales. Ce qui retient son attention dans l’œuvre de ce réalisateur connu pour ses longs-métrages qui s’interrogent sur les liens familiaux, c’est la manière dont le cinéma de Kore-eda se libère des images de la honte infligées aux familles marginalisées, qui heurtent les apparences fixes et lisses, tout en rappelant que la précarité et la pauvreté existent, également au Japon. En s’inspirant des faits divers, de même que de sa propre enfance, Kore-da prend sa revanche, mais sans recourir à la violence. Comme en témoignent les films Tel père, tel fils (2013) et Une affaire de famille (2018), sa déconstruction, lucide et poétique, des modèles institutionnels de la famille n’entrave pas la création de nouvelles relations et interactions. Non seulement entre les membres de famille, ou des sans-famille, mais entre la photographie et le cinéma.

Raconter la famille à l’écran, c’est exprimer ses joies et ses pertes, mais aussi ses perversions. C’est ce qu’observe Taïna Tuhkunen dans son analyse du film Festen (1998) de Thomas Vinterberg (1969- ), réalisateur danois qui nous conduit dans un beau manoir où résonnent les rires festifs, avant que les joyeuses retrouvailles ne cèdent à des tonalités plus sombres. Au cœur de ce drame familial aux accents shakespeariens, non pas un père mort, mais un père vivant, même ce que l’on appelle un « bon vivant » dont les actes envers ses enfants hantent néanmoins les lieux, pour introduire dans ce « royaume du Danemark » moderne quelque chose d’aussi « pourri » que le beau-père de Hamlet. Comme dans une pièce musicale où les effets crescendo et diminuendo sont méticuleusement arrangés, la tension ne se relâche qu’après la scène cathartique autour d’une table en forme de croix ; ultime témoignage des liens intertextuels qui dynamisent ce film qui se livre à un jeu à la fois brutal et subtil avec les codes et les dogmes.

En s’intéressant aux familles, le cinéma se montre capable de jouer avec une variété de codes et de registres génériques. C’est ce que souligne l’article de Delphine Letort sur la famille Hoover, lancée dans un bus Volkswagen déglingué sur la route dans le film Little Miss Sunshine de Jonathan Dayton et Valerie Faris (2006) : un family road movie satirique qui retrace l’aventure épique d’une famille, déjantée et en mal d’unité, partie accompagner la jeune Olive qui rêve d’incarner la nouvelle Miss America. Initialement peu destinée à constituer une cellule solidaire, cette famille de sympathiques losers, finit toutefois par souder ses liens au fur et à mesure qu’elle découvre l’hypocrisie et les pratiques discriminatoires d’une Amérique profonde obsédée par les apparences.

Au cours de sa réflexion psychanalytique sur le lien entre « cinéma, adoption et processus créateur », Claudine Combier se focalise sur le film Couleur de peau : Miel (2012), l’adaptation filmique, co-réalisée avec Laurent Boileau (1968- ), basée sur le récit autobiographique en bande dessinée de Jung Sik-Jun (1964-), né en Corée du Sud, et adopté par une famille belge. Elle pointe les enjeux psychologiques de l’enracinement dans la culture européenne d’un enfant déraciné et ceux attachés à la recherche en vain de sa mère biologique. Combier s’appuie sur le concept du « holding » (soins rassurants donnés à l’enfant par la mère sur les plans physique et psychique), pour proposer une analyse éclairante sur le mode de construction hybride de ce récit filmique qui oscille entre documentaire et récit onirique. Elle développe comment, en transformant ses rêves et désirs en émotions esthétiques, le cinéaste s’engage vers la création artistique, en faisant de sa souffrance affective attachée à la perte des parents des origines, une production visuelle narrative par l’acte créateur cinématographique.

Terminons cette introduction en rappelant que les textes proposés ici sont animés par le dynamisme de l’équipe EnJeux (Enfance-Jeunesse)[7], constituée de chercheurs appartenant à plusieurs laboratoires des Universités d’Angers, du Mans et de Nantes qui travaillent ensemble sur des projets relatifs à l’enfance et à la jeunesse, sous l’impulsion d’Yves Dénechère. De cette énergie transdisciplinaire témoigne également le colloque international organisé par Claudine Combier et Emmanuel Gratton, intitulé « Famille en images : entre regards et récits » dont l’auteure de cette introduction avait le plaisir d’organiser l’atelier consacré au cinéma, où étaient présentés la plupart des textes réunis dans ce numéro de Quaïna.

[1] Pour visionner Le Repas de bébé (Louis Lumière, 1895), également appelé Le goûter du bébé, voir Le Cinema, cent ans de jeunesse, programme international d’éducation au cinéma, piloté par La Cinémathèque française, https://www.cinemacentansdejeunesse.org/videos/le-repas-de-b%C3%A9b%C3%A9.html, consulté le 17 février, 2023.

[2] Pour en savoir plus sur les « films de famille », voir Sapio, Giuseppina, « Le film de famille : Représentations collectives, mise en récit et subjectivation », in Politiques de communication 2017/1, n° 8, p. 27-48, https://doi.org/10.3917/pdc.008.0027, consulté le 17 février, 2023.

[3] Voir TOUSIGNAT, Nathalie (dir.), Le film de famille, Presses de l’Université Saint-Louis, 2004.

[4] A noter la définition des « films sur la famille » également comme des films qui, depuis une quarantaine d’années, d’abord aux Etats-Unis, sortent du cadre familial pour être présentés au public, sur des écrans de télévision ou dans des salles de cinéma, pour évoluer ainsi entre film amateur et film professionnel. Voir Piault Colette, « Films de famille et films sur la famille », in Journal des anthropologues, 94-95 | 2003, p. 285-298, http://journals.openedition.org.buadistant.univ-angers.fr/jda/1912, consulté le 17 février, 2023.

[5] Le terme « famille » provient effectivement du mot latin « familia » qui servait à désigner, dans un premier temps, l’ensemble des serviteurs attachés au service d’une maison, avant de prendre le sens de « ensemble des personnes vivant dans la même maison ».

[6] Yves Dénechère, Des enfants venus de loin: Histoire de l’adoption internationale en France, Paris, Armand Colin, 2011.

[7] Pour en savoir plus, voir le site d’EnJeux (Enfance-Jeunesse), pôle universitaire ligérien d’études sur l’enfance-jeunesse, https://enfance-jeunesse.fr/, consulté le 10 avril, 2023.

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De l’autre côté de l’armoire, ou comment reconstruire une famille fracturée par la guerre grâce à la fantasy dans Le monde de Narnia

Célia JACQUET

Université d’Angers, laboratoire 3L.AM

Introduction

Raconter l’histoire rédemptrice d’une famille brisée par la guerre, sans insister sur les détails réalistes susceptibles de traumatiser les jeunes lecteurs, voici l’objectif que semble s’être fixé l’auteur et l’universitaire britannique connu sous le nom de C. S. Lewis (1898-1963). Cela n’empêcha pas l’écrivain qui connut lui-même les horreurs de la guerre, dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, d’élaborer un univers parallèle qui reflète, de bien des façons, la rude réalité d’une famille en guerre.

Dans The Lion, The Witch and The Wardrobe – paru en français sous l’intitulé Le Lion, la Sorcière Blanche et l’Armoire magique[1] – Lewis met en scène une fratrie de quatre enfants évacués de Londres pendant l’opération « Blitz » : la « guerre éclair » lancée par Hitler contre l’Angleterre pendant la Seconde Guerre mondiale. Comme des milliers d’autres jeunes britanniques mis à l’abri au cours de cette offensive militaire qui ravagea les grandes villes anglaises, les enfants de la famille Pevensie connaitront la vie sous les bombes, et la séparation d’avec leurs parents.

L’évacuation des enfants Pevensie à la campagne au début du film (Le Lion, la Sorcière Blanche et l’Armoire magique d’Andrew Adamson, 2005).

Contrairement aux évacués réels, pour qui ce genre de déplacement fut rarement une partie de plaisir, Peter, Susan, Edmund et Lucy Pevensie poursuivront leur voyage au-delà des murs de la maison d’accueil. En passant par une étrange armoire pleine de manteaux, ils entameront un long périple dans un pays imaginaire – espace à tour de rôle féerique et cauchemardesque – avant de participer à une grande bataille contre les forces du Mal. Pour raconter cette lutte aussi héroïque que formatrice pour libérer un pays fantastique nommé Narnia, tombé sous le pouvoir d’une tyrannique Sorcière Blanche, l’histoire s’appuie sur maints échos et parallélismes à travers lesquels continuera à s’entrelire un pays réel, bombardé par un dictateur dans un monde beaucoup moins onirique.

La magie s’amorce, lorsque les quatre enfants séparés de leurs parents s’installent chez un mystérieux professeur doté d’un air de parenté avec l’auteur lui-même qui, à l’instar du professeur fictif, accueilli dans sa maison d’Oxford une dizaine d’enfants réfugiés au cours de la Seconde Guerre mondiale. A noter également qu’à la même époque, Lewis anima une série d’émissions radiophoniques où il eut pour habitude d’encourager le peuple britannique à garder l’espoir face aux bombardements et autres adversités de la guerre.

Ce même courant, optimiste et rassurant, souffle indéniablement à travers les Chroniques de Narnia (1950-1956) de C. S. Lewis : une série de récits fantastiques en sept volumes traduits en plus de quarante langues, considérés comme des classiques de la littérature jeunesse. En France, Lewis et sa fabuleuse saga dont L’Armoire magique constitue le second volet, sont restés à l’ombre de son ami et collègue, John Ronald Reuel Tolkien (1892-1973), mais cet autre écrivain incontournable de la fantasy britannique commence à être mieux connu, surtout depuis la sortie de l’adaptation filmique du Lion, la Sorcière Blanche et l’Armoire magique (Andrew Adamson, 2005) dont il sera question dans le présent article.

Lucy Pevensie (Georgie Henley) à la porte de l’armoire magique, le jour où commence un étrange jeu de cache-cache avec la réalité (Le Lion, la Sorcière Blanche et l’Armoire magique, Andrew Adamson, 2005).

Si le curieux pays dans lequel entrent les jeunes « évacués » résonne avec l’histoire et la culture britanniques, ce qui retiendra notre attention, c’est surtout la manière dont le basculement dans la fantasy ouvre la porte aux figures mythiques qui finiront par pallier l’absence des parents, sans les effacer complètement. Tout s’y passera effectivement comme si le fait de tourner le dos au monde en guerre « réelle » ouvrait la voie aux figures susceptibles de remplir, du moins provisoirement, le vide laissés par les parents. Et, malgré les bizarreries et incongruités rencontrées dans « le monde de l’autre côté de l’armoire », celui-ci fournira le topos et le langage pour dire une réalité qui, sans recours aux mythes et aux légendes, semblerait difficile, sinon impossible. L’histoire se compliquera encore, lorsqu’on découvrira une vieille prophétie selon laquelle la libération de Narnia des mains de l’autorité autocratique et abusive dépend de l’arrivée de quatre enfants d’Adam et Eve, condition pour que Narnia puisse retrouver son autonomie et sa gloire perdues.

Dans notre article, nous verrons comment la famille classique – construite autour d’un père, d’une mère et leurs enfants – cède à une configuration nouvelle, plus versatile. L’absence, en soi traumatique, des parents n’entravera effectivement pas la reconfiguration de cette unité fondamentale, grâce au concours des figures allégoriques à travers lesquelles continuera la construction identitaire. Et, après la répartition des rôles – celui du « père » étant confié au fils aîné (Peter), celui de la « mère » à la sœur ainée (Susan), les deux cadets (Edmund et Lucy) gardant leur statut « d’enfants » – le passage par « l’armoire magique » invitera la fratrie à se libérer des structures classiques.

Dans son ouvrage Les pouvoirs de l’enchantement, Anne Besson, spécialiste des genres de l’imaginaire, prête une capacité transformatrice aux fictions non-mimétiques, dotées, à ses yeux, d’un véritable « pouvoir sur le réel ». D’après Besson, « en nous tendant un miroir où l’on peut contempler nos peurs et nos espoirs », les récits issus des genres de l’imaginaire « ébranleraient quelques idées reçues, réintroduisant la possibilité de penser autrement la réalité dans laquelle nous vivons »[2].

Si, avec leurs rivalités, disputes et réconciliations, les enfants de ce récit forment une famille somme toute assez ordinaire, ils ne sont pas sans refléter bon nombre de liens de parenté culturels qui les associent au patrimoine européen. Pour mieux cerner ces divers apports à L’Armoire magique, nous commencerons par une évocation du parcours personnel de l’auteur. Nous verrons ensuite comment, en puisant dans diverses références à la mythologie, à la théologie, mais aussi à l’Histoire, l’adaptation filmique de L’Armoire magique d’Andrew Adamson finit par élargir l’idée même du concept de la « famille ».

  1. Le portrait de famille de l’auteur

Afin de mieux comprendre l’étrange famille composée de faunes, sorcières, centaures, cyclopes, géants, satyres et autres créatures imaginaires du Lion, la Sorcière Blanche et l’Armoire magique, commençons par brosser un portrait de leur créateur, fasciné par les contes que lui racontait sa nourrice irlandaise.

Né dans une famille protestante aisée d’origine galloise, à quelques kilomètres de Belfast, en Irlande, le jeune Clive Staple Lewis passait des heures à dévorer des ouvrages de la bibliothèque familiale – lieu tacitement analogue à l’espace de transformations que sera l’armoire-penderie pleine de manteaux à fourrure dans son futur récit.

Avec son frère Warren (1895-1973), il créa une histoire sur un royaume imaginaire peuplé d’animaux habillés, dotés de caractéristiques humaines, intitulée Chroniques de Boxen[3] : un récit (publié à titre posthume) dont on trouvera des échos dans l’univers découvert « à l’autre côté de l’armoire » par les enfants Pevensie.

L’enfance des deux frères fut marquée par la disparition de leur mère, morte du cancer, à l’âge de 47 ans, lorsque Clive n’avait que neuf ans. Plusieurs chercheurs ont souligné les similarités entre cette perte précoce et celle connue par son futur ami Ronald Tolkien, dont la mère mourut à 34 ans, et qui associa les royaumes du Hobbit et du Seigneur des Anneaux avec l’époque qui précéda cette disparition.

Deux semaines seulement après la mort de sa mère, le père de C. S. Lewis l’enverra poursuivre ses études dans un pensionnant en Angleterre – pays où il finira, quelques décennies plus tard, par faire carrière en tant qu’universitaire et écrivain : une suite plutôt logique pour ce passionné précoce de lecture et de création. Mais, avant ces succès académiques et littéraires, il lui fallut passer par des scolarisations plutôt traumatisantes ; expériences qu’il compara plus tard à un « camp de concentration ». Tyrannique au point de frôler le sadisme, le directeur de l’une des écoles fréquentées suscita une aversion telle, que pour la neutraliser, Lewis dressera un portrait d’un tout autre type d’enseignant, bien plus bienveillant, dans sa fiction.

L’étrange professeur Kirke (Jim Broadbent) avec ses « cheveux blancs en broussaille », qui avait plein de livres rares dans sa bibliothèque (L’Armoire magique, 2005).

Dans L’Armoire magique, lorsque Peter demande au professeur Kirke, qui les a accueillis dans son énorme manoir, s’il existait d’autres mondes que celui qui les entourait, celui-ci fournit une réponse oblique, en se demandant, à haute voix, ce que l’on enseignait aux enfants dans les écoles. Cette boutade revient à la fin du récit qui se termine par une exclamation similaire, en nous renseignant ainsi sur l’attitude de Lewis à l’égard des éducateurs peu soucieux de l’épanouissement de leurs élèves.

Ce personnage emblématique – l’un des « bons pères » de L’Armoire magique – semble lui avait été inspiré par un certain W. T. Kirkpatrick (1848-1921) : précepteur du jeune C. S. Lewis qui sauva de l’échec scolaire le futur universitaire et écrivain, tout en le préparant pour la prestigieuse université d’Oxford. Accompagné par cet ancien proviseur de collège, et ami de son père, le jeune homme découvrit la littérature classique pour laquelle il se prendra de passion. Avec l’aide de ce fervent rationaliste et athée, Lewis avancera sur le chemin des connaissances, et développera ses capacités d’expression et de raisonnement.

Au début de la Première Guerre mondiale, Lewis fut appelé sous les drapeaux, alors qu’il venait de passer ses examens d’entrée pour Oxford. Dans les tranchées françaises, il sera blessé par des éclats d’obus près d’Arras. Rapatrié et libéré des obligations militaires, en décembre 1918, il reprit ses études à Oxford où ce passionné de mythologie mènera ensuite de brillantes études de philosophie, lettres classiques et littérature médiévale, avant de devenir professeur de littérature du Moyen Age et de la Renaissance.

Son itinéraire spirituel, relaté de manière humoristique dans Le Retour du pèlerin (The Pilgrim’s Regress[4]) – une parodie allégorique du Voyage du pèlerin[5] de John Bunyan – se lit comme un parcours plutôt éclectique. Dans ses écrits, les éléments bibliques sont souvent d’autant plus complexes que l’ensemble s’imprègne d’effets d’émerveillement relativement peu soucieux des définitions théologiques. Par conséquent, ce qui mérite d’être retenu, c’est avant tout sa volonté de création d’un monde où tous les mythes – y compris ceux de la mythologie païenne et de la mythologie chrétienne – peuvent cohabiter et s’entre-nourrir.

Edmund (Skandar Keynes), piégé par son amour des loukoums, dans les bras de la sorcière « sugar mammy » (Tilda Swinton), personnification du Mal absolu, malgré sa blancheur affichée.

Dans L’Armoire magique, l’homme des contradictions qu’était Lewis privilégie un sens du mélange qui autorise la coexistence des dryades, nains, sorcières, et centaures avec le Père Noël. On frôle alors parfois le carnavalesque où l’homme – créature parmi les créatures – se fait représenter par un animal, en trouvant sa place dans l’ordre mystérieux, à la fois préchrétien et chrétien du monde.

Il serait difficile de terminer ce portrait de l’auteur sans mentionner l’ultime forme de « fratrie » ou « famille » au sein de laquelle Lewis poursuivit ses réflexions : celle des « Inklings », formée par des écrivains amoureux de contes et de mythes. En soi légendaire, le club littéraire ainsi nommé fut créé, en 1933, à Oxford, pour réunir auteurs et universitaires – tels qu’Owen Barfield, Hugo Dyson, Roger Lancelyn Green, Colin Hardie, Charles Williams, et bien sûr, J. R.R. Tolkien et C.S. Lewis – à qui l’on doit beaucoup pour leurs apports à la fantasy : genre qu’il est possible de remonter jusqu’au Moyen age, voire à l’Antiquité, mais qui s’est développé surtout à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, en Grande-Bretagne.

Au cours de leurs réunions hebdomadaires – souvent dans un pub au nom prémonitoire de The Eagle and the Child (« L’aigle et l’enfant ») – ce groupe d’hommes menait de vives discussions sur les grands thèmes de la littérature et de la mythologie, ainsi que sur les récits bibliques et les mystères de la foi. Le nom qui les désigne tire son origine de l’expression « to have an inkling of something » (« avoir une idée ou une intuition »), tout en évoquant le liquide noire nécessaire à l’écriture (« ink », encre). Cela illustre l’esprit joueur qui animait ces rencontres informelles qui constituaient autant de moments pour boire et fumer que pour discuter, échanger, et commenter, dans une ambiance sérieuse et ludique, les textes en cours d’élaboration des Inklings.

  1. Un monde brisé sans père

Lewis n’avait que seize ans, lorsqu’il imagina un faune chargé de paquets et portant un parapluie dans une posture très « British » au milieu d’une forêt enneigée – un décor enchanteur similaire à celui où la petite Lucy rencontrera un faune dans un récit écrit bien plus tard. Il fallut effectivement attendre que Lewis devienne universitaire, pour que ce signe avant-coureur – personnage aux pieds de chèvre échappé de l’antiquité – soit repris dans un contexte plus étoffé et réactualisé par une nouvelle guerre mondiale.

Quelque chose de crucial semble toutefois en place dès la première apparition de Monsieur Tumnus, la créature mi-homme mi-animal dotée d’un torse et d’un nom humains. Car même si ce personnage au corps velu, aux oreilles pointues, et aux pieds et cornes de chèvre ne sera pas inclus aux côtés du « lion » et de la « sorcière », dans le titre du second volume des Chroniques de Narnia, il n’est pas anodin que Lucy tombe précisément sur ce genre de figure hybride à sa sortie de l’armoire magique.

Voici comment le narrateur lewisien prépare ses lecteurs dans le paragraphe introductif au Lion, la Sorcière Blanche et l’Armoire magique, où le mot « guerre » sera mentionné pour la première et dernière fois dans le livre :

Il était une fois quatre enfants qui s’appelaient Peter, Susan, Edmund et Lucy. Cette histoire raconte une aventure qui leur arriva lorsqu’ils furent éloignés de Londres, pendant la guerre, à cause des raids aériens. On les envoya chez un vieux professeur qui vivait en pleine campagne, à seize kilomètres de la gare la plus proche et à trois kilomètres du bureau de poste.[6]

L’amorce fait penser au début classique d’un conte de féé, et prend soin d’atténuer l’impact de l’évocation des « raids aériens ». Aussitôt mentionnées, aussitôt effacées, les opérations éclair visant la capitale britannique cèdent la place à un univers campagnard organisé autour d’un vieux savant.

Rien de tel chez le réalisateur filmique qui opte pour une tout autre entrée dans le récit : celui du type in medias res. Contrairement au récit littéraire de Lewis, le film d’Andrew Adamson s’ouvre d’emblée sur une scène de bataille aérienne.

L’adaptation filmique d’Andrew Adamson s’ouvre sur un prélude lent et sombre, sur les plans musical et chromatique.
Puis suivent les bombardiers de la Luftwaffe dans le lugubre ciel lunaire de Londres.

Sans commentaire ni accompagnement narratif, le film donne immédiatement la parole aux images, en plaçant le spectateur au milieu de l’action. Seul élément préalable : la musique menaçante (de Harry Gregson-Williams) qui, en surgissant de l’obscurité du fond noir, anticipe sur l’arrivée vrombissante des énormes bombardiers de la Luftwaffe qui ne tarderont pas à envahir le ciel de Londres.

Avec ce puissant prélude, on se trouve, dès le début, au cœur d’une attaque aérienne sans merci, destinée à démolir le moral des civils dans un récit filmique qui ne cessera de rappeler les liens tacites qu’il entend entretenir avec le carnage que fut la Seconde Guerre mondiale.

Pour renforcer l’effet de proximité entre le fictif et le réel, entre l’histoire et l’Histoire, Adamson n’hésitera pas à ponctuer son film par des rapprochements entre Narnia, le pays imaginaire, et la Grande-Bretagne sous les bombardiers des Nazis. Et si – contrairement à une pratique cinématographique courante – il n’affiche pas les dates[7] des opérations militaires en question, cette omission délibérée accentue, sans doute plus encore, le caractère universel de l’assaut représenté.

On note, par ailleurs, à quel point la dramatisation filmique de l’opération hitlérienne – connue sous le nom de « Lion de Mer » (« Seelöwe ») – dépend de l’alternance des points de vue. Les bombardements massifs qui, on le sait, intervenaient systématiquement la nuit, par vagues de 150 à 200 appareils, sont reconstruits au moyen d’effets chromatiques sonorisés, l’incrustation des images de synthèse, mais également grâce aux transitions et alternances de plans rapides qui renforcent l’impression d’un combat réel.

Le point de vue change radicalement, lorsque la caméra quitte subitement le combat dans le ciel, pour se focaliser sur le visage d’Edmund Pevensie qui observe la bataille depuis la fenêtre d’une petite maison de la banlieue londonienne.

On entend la voix de la mère et celle du frère aîné, Peter, qui pressent Edmund de s’éloigner de la fenêtre, pour les suivre à l’abri au fond du jardin. Edmund se retourne, mais revient aussitôt sur ses pas, pour récupérer une image. Celle, photographique, du père en uniforme de la Royal Air Force (RAF) dont la paroi transparente se brisera quelques instants plus tard. Sous la même déflagration qui fera voler en éclats la fenêtre qui séparait, jusqu’alors, l’espace du foyer familial de celui, vaste et effrayant, d’une guerre « mondiale ».

Le portrait photographique du père de la famille Pevensie, avant et après l’attaque aérienne.

Du père aviateur disparu dont l’image perdurera, singulièrement, sous la surface désormais éclatée de la réalité historique, nous n’en saurons pas plus, car après le basculement dans le fantastique, le film semble se désintéresser de la guerre « réelle ».

Seulement, à y regarder de plus près, on se rendra peu à peu compte qu’à partir de cette réalité éclatée d’une vie de famille désormais brisée, s’ouvre un monde « autre » dont l’élaboration n’exclut pas la reconstruction, allégorique et symbolique, du monde détruit.

Certes, il ne serait pas difficile d’examiner Le Lion, la Sorcière Blanche et l’Armoire magique, en insistant sur les messages rédempteurs, véhiculés à travers les références au Nouveau Testament qui ponctuent le film. Mais, plutôt que l’inscrire sous un seul « grand récit » (biblique), il semble plus intéressant d’observer comment le film pousse la lecture au-delà de l’univers chrétien. Pour le dire autrement, il s’avère important de relever sa capacité d’interaction avec des figures et mythes, non seulement bibliques, notamment par rapport la présence des références à « la Passion du Christ » : récit des derniers jours de la vie de Jésus-Christ. En effet, et bien que le film et le récit littéraire présentent le lion nommé Aslan[8] comme une figure de sacrifice – qui, en offrant sa vie aux forces du mal, sauve Edmund qui, à l’instar de Judas, a trahi ses proches – il est possible d’y trouver des traces d’autres intertextes, moins souvent cartographiés.

On pense, une nouvelle fois, à la représentation de la famille, car bien que la porte de « armoire magique » sera ouverte par la benjamine de la famille Pevensie, c’est moins grâce à la petite Lucy qu’à travers le personnage d’Edmund – frère rancunier et rebelle qui, après avoir trahi sa fratrie par son désir de confiseries et d’autres plaisirs terrestres – finira par devenir un héros. C’est effectivement grâce à Edmund que l’histoire se transformera en un récit de formation, tout en se connotant de préoccupations plus contemporaines en tant que récit de reconstruction post-traumatique.

  1. La famille recomposée dans un univers allégorique

Ni Lewis ni Adamson ne nous renseigne sur le sort final du père de la famille Pevensie, pilote de la RAF blessé, tué, ou tombé prisonnier pendant l’une de ses missions contre les forces du Führer.

En revanche, au cours de l’un des mouvements typiquement « narnien » du récit de C. S. Lewis – qui privilégie du début jusqu’à la fin, le jeu de cache-cache – nous découvrons, à travers l’une des multiples parallélismes spéculaires du récit, ce qui était arrivé au père du sympathique mais tragique faune rencontré à l’autre côté de l’armoire.

En cherchant à joindre Monsieur Tumnus, les enfants découvrent le portrait du père du faune, lacéré avec un couteau. En voyant à quel point la police secrète de Narnia s’était acharnée pour saccager le foyer du faune qui avait osé fraterniser avec les êtres humains, ils parviennent au triste constat que le faune fils était, lui aussi, tombé entre les mains de la redoutable Sorcière Blanche. Cela se confirmera au cours d’un épisode ultérieur, lorsque Lucy et Susan tombent, dans la forteresse glaciale de cette autocratique reine autoproclamée, sur le corps inanimé de Monsieur Tumnus, pétrifié par son sceptre maléfique.

Si, après une séquence d’ouverture d’un réalisme impressionnant, Adamson adopte ainsi un ton plus en accord avec la fantasy lewisienne, cela ne revient pas à dire cessation de tout combat aérien. Bien qu’il ne s’agira plus de machines volantes, la bataille pour l’Angleterre sous-jacente prendra une autre tournure, par la présence d’un autre animal qui ne figure pas dans le bestiaire de Lewis : l’oiseau mythique avec le corps d’un aigle greffé sur l’arrière d’un lion qu’est le griffon.

Le griffon mythologique volant au secours des Narniens pendant la lutte finale contre l’armée de la Sorcière Blanche.

En introduisant à l’écran cet oiseau composite à plumes et à poils, Adamson enrichit la famille animalière du récit lewisien d’ambivalences nouvelles. Cinquante-cinq ans après la publication de l’ouvrage de Lewis, le cinéaste fournit ici une bonne illustration des possibilités (en soi infinies) qui s’ouvrent à partir de la réinvention des mythes et des récits existants. Car, sous la dualité de son apparence physique (à la fois une bête terrestre et céleste), le griffon n’est pas sans renvoyer à la double nature du Christ (en tant que divin et humain), mais à tout croisement fructueux, y compris lorsqu’il s’agit de croiser texte/s et image/s qui, malgré leurs spécificités, ne forment pas de « familles » hermétiques.

Et, puisque la fable filmique d’Adamson tenait à nous introduire dans l’univers fantastique en nous faisant passer, tout d’abord, par le cockpit d’un bombardier, il n’est pas interdit de penser qu’à la noblesse et à la puissance terrestres du lion, il souhaite associer l’acuité visuelle d’un aigle ; pour suggérer, à travers la créature hybride ainsi créé, le vol du père aviateur disparu des radars. Au point où l’on voit presque évoluer, au moment où le griffon du film répand le feu parmi les guerriers ennemis, Monsieur Pevensie dans un Spitfire – le célèbre chasseur « cracheur de feu » utilisé par la RAF contre Luftwaffe le jour nommé « Jour de l’Aigle » (« Adltertag »), le 13 aout 1940 qui sert d’amorce au film.

En tout cas, c’est en ayant recours à ce type de techniques et modalités de rapprochement qu’à l’esprit du spectateur, les oiseaux de proie qui larguaient des bombes au début du film, et projetant leurs ombres menaçants sur la maison des Pevensie, deviennent inséparables à la fois des griffons et du lion – symbole de la monarchie britannique – lorsqu’on voit l’oiseau mythique lâcher des pierres sur l’armée du tyran de Narnia.

Peter (William Moseley), Susan (Anna Popplewell) et Lucy Pevensie (Georgie Henley) accueillis par Monsieur et Madame Castor dans leur simple mais comfortable maison-barrage.

Parmi les autres analogies et procédés obliques qui nous incitent à aborder le récit de la famille Pevensie comme celui, plus collectif, de la « famille britannique », il ne faudra pas oublier les personnages plus « souterrains » qui représentent, à eux seuls, la résistance à tout mauvais père, ou à toute mauvaise mère despotique qui réclamerait le pouvoir.

Il s’agit naturellement de Monsieur et Madame Castor qui n’ont, à premier abord, rien à voir avec la mythologie. Surtout quand on note leur solide accent Cockney. A part la prophétie que ces rongeurs intelligents partagent avec les Narniens qui attendent l’arrivée des quatre enfants d’Adam et Eve, censés sauver le pays de la dictature du Mal, ces mammifères semi-aquatiques et leur maison-barrage font plutôt penser au confort simple d’une famille de travailleurs. En même temps, allégorie oblige, cet autre glissement dans la fantasy rappelle qu’il ne s’agit pas seulement d’un récit de guerre ou d’un conte christique, mais d’une série de commentaires humoristiques sur les stéréotypes culturels sur les Britanniques et leurs sacro-saintes traditions. – Aucun être réellement « narnien » n’y résistant à une bonne « cup of tea » !

L’attachement à la culture britannique se confirme, lorsque Edmund rejettera tout père de substitution, qu’il s’agisse de Peter, son frère aîné, du Père Noël, ou du père Castor. Peu attiré par la nourriture du type « fish and chips », mais plutôt par les loukoums – gourmandises exotiques servies par la Sorcière Blanche, la perfide « sugar mama »[9] – le frère cadet trahira sa fratrie pour des gâteries et autres propositions pernicieuses, et devra donc traverser le calvaire, avant d’être finalement sauvé par l’autosacrifice d’Aslan.

En attendant, on écoutera Monsieur Castor résumer la situation de l’Etat narnien dans sa modeste mais ingénieuse hutte du type abri anti-aérien, tout en dégustant une chope de bière, au cours d’un moment de répit qui ne tardera pas à être interrompu par les loups aux airs de Gestapo.

A mesure que l’anthropomorphisation imprègne l’esthétique même du film, le nom de famille « Pevensie » finit par rimer avec « fantasy ». Tellement intimement que, lorsque se déclenchera la bataille finale – gagnée par Aslan et les enfants qui ont maintenant appris l’utilisation des armes – on n’est plus surpris par les vocalisations des animaux et mi-humains qui parlent dans une langue « humaine ». Simplement puisque, depuis la rencontre avec M. Tumnus, faune à l’écharpe rouge dont le nom renvoie la douceur des « vergers » et des « jardins »[10], le merveilleux s’est imposé comme la nouvelle norme.

Rappelons ce qu’observe Bruno Bettelheim, dans son ouvrage Psychanalyse des contes de fées concernant le besoin de cohérence ressenti par l’enfant, pour qui la vie semble souvent déroutante dans un monde, tumultueux et complexe, qu’il est censé affronter :

Il a besoin d’idées qui lui permettent de mettre de l’ordre dans sa maison intérieure et, sur cette base, dans sa vie également. Il a besoin – et il est inutile d’insister sur ce point à l’époque actuelle de notre histoire – d’une éducation qui, subtilement, uniquement par des sous-entendus, lui fasse voir les avantages d’un comportement conforme à la morale, non par l’intermédiaire de préceptes éthiques abstraits, mais par le spectacle des aspects tangibles du bien et du mal qui prennent alors pour lui toute leur signification.[11] 

Avec leurs moyens symboliques respectifs, Lewis et Adamson créent précisément ce type de « spectacle » signifiant, la fantaisie procurant un topos provisoire pour la reconstruction de l’unité familiale. Grâce au passage par un espace imaginaire, le récit (littéraire et filmique) permet de poser un regard différent sur ce qui entoure les personnages. Non seulement par rapport à la guerre et à la violence, mais par rapport aux relations avec l’autre.

En passant de l’autre côté de « l’armoire », les emblématiques enfants de la famille Pevensie prennent ainsi symboliquement en main leur destin. En enfilant des manteaux de fourrure trouvés dans le placard d’un professeur un peu bizarre, ils changent de peau et de rôle, et contrairement au monde « réel » où ils subissaient la guerre, ils endossent des rôles plus dynamiques. Pour rendre ainsi lisible et visible leur désir d’agence, leur volonté d’agir sur le monde.

Conclusion

 A la lumière des glissements et mutations survenus au cours du Lion, la Sorcière Blanche et l’Armoire magique, il peut paraître surprenant que le récit se termine par la réinstauration d’un royaume inscrit sous l’autorité symbolique, bien connue, du lion : le roi des animaux, et figure héraldique (non seulement) britannique incarnant courage, force, noblesse et royauté.

Qu’en est-il, effectivement, de la réactivation ultime des valeurs incarnées par un animal qui en soufflant, littéralement, sur les personnages pétrifiés, leur rend la vie ? – Bête à la fois gentille et féroce grâce à laquelle les enfants Pevensie finissent Rois et Reines de Narnia, pour représenter, sur leurs trônes respectifs, un mode de gouvernance bien moins autocratique que l’ordre dictatorial incarné par la sorcière.

Edmund (Skandar Keynes) et le lion Aslan, mis en voix par l’acteur Liam Neeson, pour qui Aslan représente « Mohammad, Buddha et tous les prophètes et les leaders spirituels depuis des siècles »[12].

Nous l’avons vu, le film d’Andrew Adamson finit par fonctionner, avec sa logique propre, comme un monde parallèle, sans se rompre du monde réel. Seulement, la figure paternelle au cœur de cette saga – qui reviendra sur la famille Pevensie dans des volumes ultérieurs – refuse de proposer une résolution définitive. Comme chez Lewis, aucun des quatre enfants ne s’installera définitivement dans le pays parallèle, chacun retrouvant le monde de ce côté-ci de l’armoire à la fin du film.

Bien qu’il nous aurait été possible de poursuivre plus loin l’analyse des allégories animalières tissées dans la riche bestiaire filmique d’Adamson, revenons une dernière fois sur la mystérieuse « armoire » dont la présence aux côtés du « lion » et de la « sorcière » pose question. Moins par sa capacité à incarner des valeurs que par sa faculté de révéler le réel. Car, même si, contrairement à Lewis, Adamson ne nous fait pas entrer dans une armoire « revêtue de miroirs »[13], l’idée d’une surface réfléchissante n’est pas moins cruciale dans sa transposition cinématographique – en soi une réflexion sur le texte d’origine.

            Ce qui semble importer, c’est qu’à la fin de ce récit de réflexion et de formation, les quatre enfants accèdent métaphoriquement au statut d’adulte, capables de (se) gouverner avec sagesse. A la place de sujets qui subissent des choses, ils deviennent des acteurs ou agents qui font des choses.

Pour affirmer cette maturation, il n’est pas anodin qu’à la fin le récit fasse revenir Peter, Susan, Edmund et Lucy dans le monde du côté-ci de l’armoire en les expulsant, comme s’il s’agissait d’un véritable acte de re/naissance. Tout cela devant les yeux amusés et curieux du professeur Kirke dont la participation à cette aventure restera à élucider.

Ainsi, plus qu’un « lion » ou une « sorcière », c’est leur fonction au cours du processus de symbolisation, commandé par l’imaginaire productrice, qui importe. Plutôt que d’enfermer le lecteur-spectateur dans un « placard », le pouvoir du récit fictif nous conduit vers un espace figuratif de basculement où tout devient imaginairement possible.

C’est aussi ce que semble souligner le mot anglais « wardrobe », choisi par C. S. Lewis – mot d’origine française évoquant une collection de costumes et d’accessoires, ou bien une chambre ou cabinet où l’on conserve des vêtements – qui aurait, peut-être, mérité de figurer dans l’intitulé du Lion, la Sorcière Blanche et l’Armoire magique. Surtout, quand on se souvient comment, au début du récit, la cadette de la famille Pevensie se déplace, pendant le jeu de cache-cache par lequel tout commence, dans une maison dont « on ne parviendra à découvrir tous les recoins »[14].

Lorsque Lucy arrive, au bout d’une « enfilade de pièces, garnies de livres – la plupart très anciens, et certains plus volumineux qu’une Bible dans une église »[15], pour s’arrêter devant un meuble, on a effectivement l’impression qu’il ne s’agit pas seulement d’une « armoire », d’une « penderie », d’un « vestibule », mais aussi, et peut-être surtout, d’une « bibliothèque ». D’un objet-lieu métaphorique intarissable de récits susceptible de permettre la redéfinition de maints mots dont celui de « famille ».

Bibliographie

ADAMSON, Andrew, Le Monde de Narnia. Chapitre 1: Le Lion, La Sorcière Blanche et L’Armoire Magique, [The Chronicles of Narnia: The Lion, the Witch and the Wardrobe], produit par Mark Johnson, Walt Disney Pictures, 2005 (DVD).

BESSON, Anne, Les pouvoirs de l’enchantement. Usages politiques de la fantasy et de la science-fiction, Paris, Vendémiaire, 2021.

BETTELHEIM, Bruno, Psychanalyse des contes de fées, trad. de l’anglais par Théo Carlier, Paris, Robert Laffont, 1976.

BUNYAN, John, The Pilgrim’s Progress : From This World to That Which Is to Come, 1678.

LEWIS, Clive Staples, W. H. Lewis, Boxen: Childhood Chronicles before Narnia, London & New York, HarperCollins, 2008.

LEWIS, Clive Staples, The Lion, The Witch and The Wardrobe, London, Collins, 1980 (1950), trad. en français sous le titre Le Lion, la Sorcière Blanche et l’Armoire magique, Paris, Editions Gallimard Jeunesse, 2013 (1950).

LEWIS, Clive Staples, The Pilgrim’s Regress, London, J. M. Dent and Sons, 1933.

SERAÏDARI, Katerina, « Culture visuelle et christianisme : de l’image religieuse au cinéma », Archives de sciences sociales des religions, n° 172, 2015, p. 217-231, https://www.cairn.info/revue-archives-de-sciences-sociales-des-religions-2015-4-page-217.htm, consulté le 10 décembre, 2022.

[1] LEWIS, Clive Staples, The Lion, The Witch and The Wardrobe, London, Collins, 1980 (1950), traduit en français sous le titre Le Lion, la Sorcière Blanche et l’Armoire magique, Paris, Editions Gallimard Jeunesse, 2013 (1950).

[2] BESSON, Anne, Les pouvoirs de l’enchantement. Usages politiques de la fantasy et de la science-fiction, Paris, Vendémiaire, 2021, p. 13.

[3] LEWIS, Clive Staples, W. H. Lewis, Boxen: Childhood Chronicles before Narnia, London & New York, HarperCollins, 2008.

[4] LEWIS, Clive Staples, The Pilgrim’s Regress, London, J. M. Dent and Sons, 1933.

[5] BUNYAN, John, The Pilgrim’s Progress : From This World to That Which Is to Come, 1678. L’une des œuvres de fiction les plus lues de tous les temps, ce grand classique raconte le long voyage allégorique d’un homme nommé Chrétien depuis sa cité natale de Corruption vers la Cité Céleste, au cours duquel il doit faire face à maints obstacles, dangers et doutes avant de trouver le salut.

[6] LEWIS, Clive Staples, Le Lion, la Sorcière Blanche et l’Armoire magique, op. cit., p. 9.

[7] L’opération « Blitz », se déroula entre le 7 septembre 1940 et le 21 mai 1941, et causa plus de 43 000 morts parmi les civils britanniques.

[8] Doublé dans le film par l’acteur Liam Neeson.

[9] On entend, par « sugar daddy » ou « sugar mama » / « sugar mummy » (« maman-gâteau »), des personnes adultes, plutôt fortunées, prêtes à entretenir de pauvres jeunes gens (« sugar babies ») en échange de faveurs sexuelles.

[10] Le nom « Tumnus » provient de l’abréviation du mot « Vertumnus » : dieu des vergers et des jardins chez les Etrusques et les Romains.

[11] BETTELHEIM, Bruno, Psychanalyse des contes de fées, traduit de l’anglais (américain) par Théo Carlier, Paris, Robert Laffont, 1976, p. 18.

[12] Seraïdari, Katerina, « Culture visuelle et christianisme : de l’image religieuse au cinéma », Archives de sciences sociales des religions, n° 172, 2015, p. 8, https://www.cairn.info/revue-archives-de-sciences-sociales-des-religions-2015-4-page-217.htm, consulté le 10 décembre, 2022.

[13] LEWIS, Clive Staples, Le Lion, la Sorcière Blanche et l’Armoire magique, op. cit., p. 12.

[14] Ibid.

[15] Ibid.

5-

Festen de Thomas Vinterberg (1998), ou comment filmer la sortie du silence meurtrier de la famille Klingenfeld

Taïna TUHKUNEN

Université d’Angers, laboratoire 3LAM

Introduction

Construit autour de la divulgation d’un secret de famille, le portait filmique d’une famille bourgeoise danoise s’ouvre, tout d’abord, sur une image a priori sans trop d’histoires dans Festen (1998) de Thomas Vinterberg.

Autour de Helge, père de famille et directeur d’un beau manoir converti en hôtel familial (Henning Moritzen), nous trouvons Else, mère aimante mais discrète (Birthe Neumann) et leurs trois enfants adultes : Christian (Ulrich Thomsen), Michael (Thomas Bo Larsen) et d’Helene (Paprika Steen). Or, lorsque s’effritent et s’écroulent les belles coulisses de la fête d’anniversaire de Helge, les signes extérieurs du bonheur dévoilent un tout autre récit. Celui de l’inceste subi par Christian et Linda (Lene Laub Oksen), la sœur jumelle récemment suicidée dont les invités évitent de parler.

Pour raconter ce récit, le réalisateur, scénariste et producteur danois ne se contente pas de mots. Il élabore une stratégie filmique qui s’appuie sur le pouvoir évocateur des sons, de même que sur une série d’angles de point de vue singuliers, pour dire l’indicible, l’innommable violation qu’est l’inceste. Et, comme s’il fallait passer par la création d’un curieux concert synesthésique, inondé de signes sonores et visuels qui s’amplifient et s’estompent à mesure que progresse le drame, Vinterberg nous introduit, avec sa caméra numérique à poing, dans un univers qui résonne de violences en soi infilmables ; d’autant plus insoutenables que faites à des enfants.

Défiant le mutisme, le film émerge d’un silence rompu par la sonnerie aiguë d’un téléphone portable, avant de culminer par des effets crescendo et diminuendo grossièrement orchestrés, pour raconter la violence capable de gangréner toute une famille. Car, jusqu’au soixantième anniversaire de Helge, tout fut tu. Jusqu’à ce que Christian, le survivant de l’inceste paternel, prends la décision de rompre le silence autour du suicide de sa sœur jumelle, qui n’aurait pas trouvé d’autre issue à l’emprisonnement psychique où l’avaient enfermée ces actes de « souillure », comme le suggère l’étymologie du mot « inceste[1] ».

Cet article propose une analyse des stratégies filmiques très particulières employées dans Festen – cette étrange « fête », comme le souligne le sens littéral du mot danois « festen » – où les choses se gâtent bien avant l’arrivée sur scène du gâteau d’anniversaire. Nous verrons alors comment, en dépit du dépouillement esthétique et l’extrême sobriété formelle qui caractérisent son film – qui créa à sa sortie un véritable électrochoc, et remporta le Prix du Jury du 51e Festival de Cannes – Vinterberg donne voix, visage et image à l’innommable grâce à des procédés techniques novateurs, tout en fouillant dans les ressources artistiques bien plus anciennes.

Rassemblement familial dans la ressemblance au début de Festen (Thomas Vinterberg, 1998).
  1. Au-delà des clichés et des croix : portrait sonorisé d’une famille danoise

Tout commence à la manière d’une fête de famille classique : dans le plaisir des retrouvailles.

A l’occasion de son anniversaire, Helge Klingenfeld, homme manifestement aimé et respecté, a réuni famille et amis dans sa grande maison accueillante. Face au décor et à l’ambiance bien plantés, on s’y croirait presque, dans ce bruyant bonheur des retrouvailles, sauf que certains indices troublent, déjà, cette impression initiale. Car, alors que l’accueillant hall de la gentilhommière de la famille Klingenfeld continue à résonner de rires et de plaisanteries, l’espace festif se rend peu à peu perméable aux échos plus inquiétants.

Dans ce film étrangement poreux où la prise de la parole reste centrale, cruciale, tout semble d’abord se passer comme dans un concert insolite où, après un prélude plutôt conventionnel, on s’écarterait de la partition, avant que le tout ne vire progressivement à la cacophonie. En effet, dans ce récit cinématographique nordique – indéniablement sensible aux cris et aux chuchotements bergmaniens[2] – les « hourras » et le brouhaha autour de l’homme du jour céderont à des sonorisations plus aigües, au fur et à mesure que les vocalisations plus stridentes envahissent la gentilhommerie danoise, avant d’atteindre, dans un mouvement ultime, un calme cathartique proche des tragédies grecques.

Tout semble s’y construire sur l’opposition entre sons et silences, ou plutôt entre sons et suggestions sonores, comme le laisse entendre le patronyme d’origine allemande des Klingenfeld : mot qui renvoie à un « champ » ou à un « domaine » (« feld »), où semblerait « ré/sonner » ou « tinter » (« klingen ») tout ce qui aurait du mal à se dire dans un language plus explicitement articulé.

Au début de Festen, nous rencontrons Christian, le fils aîné, en train d’avancer d’un pied ferme vers le château hanté de son enfance. Devenu restaurateur à Paris, loin de son Danemark natal et de l’hospitalité affichée de sa famille, il longe une route de campagne bordée de champs de blé prêts à être récoltés qui appartiennent à son père.

A l’instar de Tom Joad au début du célèbre film sur la Grande Dépression, Les Raisins de la colère[3] (1940), Christian Klingenfeld est tout d’abord vu de loin, en train de marcher lentement vers la caméra. Créant un puissant écho visuel avec l’introduction à l’écran de Tom (Henry Fonda) – personnage clé de John Ford qui, contrairement aux cinéastes américains de l’époque, préféra les confrontations réalistes à l’escapisme – la figure centrale de Festen apparaît tout aussi dépourvue d’artifices, et nous invite à prendre notre temps avant de le juger, avant de trancher son sort. 

La figure isolée de Christian (Ulrich Thomsen) sur le chemin du retour à la maison familiale.
Tom Joad (Henry Fonda), un autre héros solitaire au début du célèbre film de John Ford, Les Raisins de la colère (The Grapes of Wrath, 1940).

La présence de cette référence à une création cinématographique antérieure est loin d’être anodine dans Festen. S’il s’agit d’un hommage à Ford, c’est moins pour s’inscrire dans un rapport de filiation que pour souligner – à travers ce type de croisements thématiques et esthétiques – la volonté de dialogue avec le déjà-vu cinématographique, et par extension, avec le déjà-écrit littéraire.[4] En faisant entrer son film dans un réseau intertextuel plus vaste, Vinterberg nuance, et contredit même, l’austérité de son esthétique filmique qui gagne ainsi en texture et en épaisseur.

Outre cette analogie diégétique entre Tom et Christian – hommes au passé lourd que la caméra saisit sur leur route de retour vers leurs familles respectives soumises à des tensions (de natures certes différentes) – on est frappé par le parallélisme visuel entre les premiers cadrages des deux personnages Si, chez Ford, les poteaux électriques noirs projettent des ombres en forme de croix sur le chemin (ainsi) « de croix » du héros, chez Vinterberg, la figure de la croix s’enracine dans l’histoire intime du personnage, vu qu’il porte, depuis l’enfance, ce « nom [de] chrétien » (« Christian name »), comme le veut la langue anglaise par référence au « nom de baptême ».

Nous le verrons, ces résonnances bibliques[5] prendront une autre tournure lorsque Vinterberg installera Christian devant les invités, à l’autre bout d’une longue table en forme de croix, pour lui faire prononcer un discours qui révélera les transgressions et péchés de Helge. Vinterberg continuera, en effet, à mettre en jeu ses connaissances cinématographiques, et au sens plus large « culturelles », pour opérer des détournements et réappropriations souvent surprenants. Comme John Ford, il s’intéresse à une famille marquée par le crime, la mort et la dépression, mais au lieu de lancer la famille Klingenfeld dans une odyssée à travers les grands espaces potentiellement libérateurs, Festen nous mène dans un huis clos accablant où le conflit prendra la forme d’une lutte féroce entre les mots. Vu ce changement d’angle, Festen finira par faire penser à l’enfer familial imaginé par le cinéaste et scénariste espagnol Luis Buñuel, connu pour ses films expérimentaux qui, dans L’Ange Exterminateur (1962), nous introduit dans l’intimité d’une famille qui, à l’issu d’un dîner, est empêchée par une force invisible de quitter la maison.

  1. De retour au château hanté de l’enfance

Dès les premiers plans et répliques, Vinterberg met en place un style visuel et verbal d’où tout superflu semble avoir été gommé : « Christian. Salut. Je suis là. […] Je contemple les champs. Les terres de mon père ».

On ne saura jamais à qui s’adressent, via téléphone portable, ces premières paroles, ni les mots suivants, tout aussi succincts. Mais ce qui compte, c’est l’affirmation de soi et du lieu par celui qui, dès la séquence d’ouverture, est introduit dans un espace dont le réalisme initial se teintera plus tard d’une irréalité déroutante.

Pour parvenir à cet effet, Vinterberg fabriquera un topos curieusement hybride, imprégné de sons et d’images d’autant plus inquiétantes que littéralement déstabilisantes. La caméra portée offre alors le mode opératoire le mieux à même de procurer l’impression d’une mystérieuse présence quasi-spectrale autour de Christian, ce frère jumeau destiné à porter la mémoire du calvaire de sa sœur suicidée.

Dans ce film anticonformiste à la recherche de la vérité, qui n’est pas sans faire penser à un récit d’enquête, il s’agira ainsi de faire alterner le visuel et le vocal, en même temps que différents types de plans, afin de rendre perceptible la présence de celle qui, logiquement, ne devrait plus être là.

Focalisation à travers le regard de la morte ? Helene Klingenfeld (Paprika Steen) dans la chambre de sa sœur suicidée.

Selon cette logique irrationnelle, les plans en plongée n’hésitent pas à adopter le point de vue de Linda, la sœur décédée. La caméra épouse le regard du fantôme lors de ses déplacements à travers la maison, pour observer de la sorte sa famille depuis le haut du plafond, la cage d’escalier, ou tout autre recoin du manoir.

D’autres effets de perméabilité entre le réel et le fantastique se créent grâce aux mouvements de la caméra portée. En passant d’un personnage à un autre, d’un point de vue inattendu à un autre, ces variations d’angles nous troublent, étourdissent même ; pour ne cesser que lorsque Helene, la sœur survivante, acceptera de lire le message caché de Linda qui confirmera la réalité de l’inceste.

Bien avant cette scène, une trace de nervosité inexpliquée s’introduit à l’écran, dès que Christian est dépassé par une voiture roulant à vive allure. Au volant, Michael, son frère colérique, hors de lui parce qu’il n’a pas été invité à l’anniversaire du père à cause de ses récents déboires. En voyant Christian au bord de la route, Michael fait marche arrière, sort sur le champ femme et enfants du véhicule et installe Christian à côté de lui ; ce même frère qu’il jettera dehors quelques heures plus tard, après le toast révélateur que Christian portera au père.

A la frénésie encore sans nom, renforcée par la succession des plans courts et la course vertigineuse de la voiture qui s’immobilise devant le manoir familial s’ajoute l’arrivée, presque aussi brusque, de la sœur, Helene. Une fois tout ce petit monde tendu à l’intérieur du vénérable manoir, les gestes se calment momentanément, lorsque la fratrie se met à accueillir oncles, tantes, cousins, grands-parents et amis lors d’un interlude pendant lequel les codes de politesse sauvent, tant bien que mal, la façade, déjà fragile.

Avant de poursuivre, et pour mieux comprendre la méthode de filmage peu conventionnelle de Thomas Vinterberg, rappelons son appartenance à un groupe de réalisateurs danois qui dénoncèrent, au milieu des années 1990, toute standardisation filmique. Réunis sous le nom de « Dogme95 », ces cinéastes – Lars von Trier et Thomas Vinterberg en tête – réclamèrent un renouvellement des formes et des pratiques artistiques, pour en finir avec les schémas et les produits formatés, surtout du type hollywoodien. Cela prit la forme d’une série de doctrines baptisées, de manière provocatrice, « Vœu de chasteté[6] » qui eut pour l’objectif de provoquer une réflexion de fond sur l’état du cinéma contemporain.

Devant le portrait de famille électrique proposé par Festen – réalisé dans un style brutal, nerveux mais réaliste – parmi les préceptes de Dogme95 qui méritent d’être gardés à l’esprit on trouve : l’obligation de porter la caméra à la main ou à l’épaule, l’interdiction du recours aux artifices, effets spéciaux ou sons qui proviendraient de l’extérieur. Sans trucage, éclairage ni traitement optique spécifique, le film devait être tourné en couleurs, sans inclure un seul retour en arrière du type flashback. A cela se rajoutait l’interdiction d’utilisation d’éléments qui auraient permis d’inscrire le film sous un code narratif spécifique. Et puisque ce nouveau type de « cinéma vérité » ne devait plus créditer le réalisateur, l’un des seuls moyens d’identification fut le cameo.

Déjà utilisé par Hitchcock, chez qui le caméo devint un gag attendu, d’autres réalisateurs y ont recouru pour rappeler que, bien qu’il s’agisse d’immerger le spectateur dans la fiction, il continue à être question d’un jeu avec les apparences. Ainsi, comme dans Taxi driver (1976), où un passager n’est autre que son réalisateur Martin Scorsese, Vinterberg apparaît furtivement à la place du chauffeur de taxi qui conduit sur les lieux du récit l’un des personnages secondaires, le compagnon d’Helene, Gbatokai (Gbatokail Dakinah), le seul personnage de couleur du film[7].

Si ce « dogmatisme » ironiquement revendiqué engendra, pendant la dizaine d’années de l’existence de l’expérience de Dogme95, des films qui déstabilisèrent codes et conventions, dans le cadre de Festen, il se traduit aussi par la recherche d’images filmiques capables de remettre en question les représentations traditionnelles d’une famille. Au lieu de passer « d’un assemblage hétéroclite à une assemblée familiale, d’un ‘tas’ à un tout[8] », comme le note Jean-Philippe Pierron face aux photos de famille plus classiques, ce qui compte, chez Vinterberg, c’est au contraire le retour à l’hétérogène et à la dissemblance. En s’extrayant de l’ensemble qui « gomme » ou « oublie »,  avec ses postures et ses sourires, le singulier sous la surface lisse d’une photo qui se voudrait « normale », le singulier pose problème pour « La Famille » censée s’inscrire de facto sous l’unité et la ressemblance d’un groupe.

Faire surgir la vérité, aussi brutale qu’elle puisse être, à travers les modalités mêmes du tournage, voici ce qui semble animer Festen qui n’aime ni lisser ni lustrer, et accepte l’abrasif et l’explosif.

Une scène de dispute explosive entre Michael (Bo Larsen) et son épouse Mette (Helle Dolleris).

Dans son article « Festen n’est pas un chef-d’œuvre, mais un film mal élevé qui dégraisse le cinéma[9] », Marie-Claude Martin attire notre attention sur le fait que Festen fait penser au « home video à usage interne: image un peu sale, volontairement non professionnelle pour faire vrai », avant de rajouter : « Sauf qu’il y a plus ici de violence, contenue ou explicite, que dans une production familiale courante. On sent que quelque chose dysfonctionne, que le personnage qui marche à travers champs, un portable collé à l’oreille, est déterminé à tout faire sauter[10] ».

Or, pour mieux comprendre le « dysfonctionnel », si symptomatique chez Vinterberg, ne nous faudrait-il pas revenir à l’étymologie du mot « inceste » ? – Ce mot tabou enraciné dans l’« impur » et le « non-chaste » dont on ne cesse de percevoir des indices, sonores et visuels, tout au long de cette étrange « célébration[11] » : festin filmique qui cherche à nommer le mot proscrit, souvent de manière oblique, par le biais du pseudo-amateurisme affiché, ou par l’intermédiaire des cadrages maladroits et des zoomings expressément ratés. C’est l’une des grandes questions soulevées par ce film qui insiste sur l’impur et le souillé, y compris à travers son langage filmique fait d’images « sales », puisque agitées, floues, mal cadrées – tous ces éléments disloqués et désordonnés qui permettent au film de Vinterberg de résonner avec le « non-dit », mais aussi avec le « déjà-là » artistique.

  1. Famille Klingenfeld : une autre image d’une famille nordique

Nous l’avons compris, dans Festen, il ne s’agit pas d’une famille idéale dans un pays de bien-être du type « nordique ». Inutile d’y chercher le confort d’une maison paisible et ordonnée, entourée de forêts de sapins. Oublions donc l’image de famille proposée par les catalogues IKEA, vu que le loup au visage humain se trouve déjà à l’intérieur de la maison familiale, ce qui n’est pas sans compliquer la création de sa représentation filmique.

Dans quelle mesure le portrait filmique des Klingenfeld bouscule le concept même du « modèle nordique » d’égalité et d’équilibre restera une question sans réponse, mais une chose semble certaine. Pas de trace, ici, de l’idéalisation du modèle social promu par les pays nordiques qui aiment se représenter comme les enfants les mieux réussis au sein de la famille européenne. De ce point de vue, Vinterberg semblerait plutôt d’accord avec les réalisateurs nordiques qui résistent aux courants dominants, en se focalisant sur le mineur, l’inférieur, ou le marginal qui peine à se faire entendre[12]. Cela étant dit – en dépit de certains schémas et « dogmes » que Vinterberg dénonce, mais continue parfois à pratiquer – Festen mérite d’être examiné au-delà de ses ascétismes et restrictions programmatiques. D’autant plus que, ce cinéaste du pays de Hans Christian Andersen (1805-1875) ne se prive pas d’effets de fantastique, capables de résonner avec certains textes de l’auteur américano-britannique Henry James (1843-1916).

Difficile, par exemple, de ne pas penser au Tour d’écrou[13], récit de James perçu comme scandaleux à sa publication, où l’on bute sur des secrets d’une curieuse famille, tout en rencontrant des fantômes malfaisants qui entretiennent des relations inquiétantes avec un jeune frère et sa sœur. Si James porte un regard ambigu sur les adultes qui entourent les deux enfants, Vinterberg n’hésite pas, à son tour, à créer des ambiguïtés qui frôlent le fantastique. Pour suggérer des motifs cachés, et peut-être surtout, pour exprimer le rapport singulier à la réalité de l’incesté/e.

Comme dans l’univers jamesien, le dysfonctionnel s’introduit, sans s’expliquer, dans l’espace narratif de Festen. Et quand, après l’espace pastoral des champs, le spectateur se trouve à l’intérieur de la vieille demeure transformée en maison familiale, il y détecte d’autres résonnances avec le déjà-là littéraire et théâtral ; échos qui lui serviront de repères pour tenter de faire du sens de ce curieux imbroglio familial.

Comme dans l’univers victorien, les domestiques occupent les étages inférieurs par rapport à leurs maîtres dans Festen.

Car, malgré ses airs contemporains, Festen regorge d’évocations d’un passé qui refuse de s’effacer. En témoignent les apparitions furtives de la sœur suicidée – morte mais non disparue – qui hante les lieux en refusant d’être rangée dans le révolu. Qui plus est, impulsée par les apparitions de la revenante, le film s’ouvre à une dynamique esthétique où se mêlent violations physiques et transgressions symboliques, infractions diégétiques et esthétiques. Si bien que, grâce aux franchissements répétées des frontières temporelles, spatiales et artistiques, finit par surgir un « royaume du Danemark » hybride et moderne, capable de prendre à son compte la « pourriture » soulignée par la célèbre tragédie de William Shakespeare (1564-1616)[14].

Le poids de Shakespeare est tel que la moindre référence au personnage de Hamlet pourrait écraser tout réinvestissement, même ponctuelle, de sa pièce. Pourtant, et comme le confirmera la fin de Festen, Vinterberg parvient à braver son vénérable ancêtre, sans commettre de parricide, narratif ou symbolique vis-à-vis du maître dont le drame constitue l’un des hypotextes intéressants du film.

A l’instar de Hamlet, prince du Danemark[15], Christian, le fils aîné des Klingenfeld porte un lourd secret de famille. Tellement lourd et explosif que pour le révéler, il faudra observer de près son amorçage.

Tous contre un, ou lorsque Christian confronte le mur de surdité, plus que de silence, de sa famille.

Christian commence son discours en l’honneur de son père, comme cela se doit en pareilles circonstances, par des tapotements de couteau contre un verre de cristal. S’amorcent alors les premiers mots, sensés rester anecdotiques dans leur rappel de quelques souvenirs amusants. Viennent ensuite, dans une suite logique et rituelle, les évocations des jeux enfantins auxquels Christian avait l’habitude de se livrer avec sa sœur jumelle. Tout cela dans l’insouciance et le respect apparents des codes de bienséance dont on ne saisit pas encore l’ironie acerbe :

C’est une sorte de discours-vérité. Je l’ai appelé : « Quand papa prenait son bain ». J’étais très jeune quand nous avons déménagé. Tout a changé pour nous. Nous avions de grands espaces et plein d’occasions d’y faire des bêtises […] Et bien sûr, on se faisait pincer. Mais rien ne nous arrivait.

Mais, cette fois-ci, la cerise sur le gâteau d’anniversaire sera un fruit pourri. Le discours se détourne subitement du langage et d’imagerie enfantins, pour laisser émerger la conscience de l’incesté, devenu adulte :

C’était beaucoup plus dangereux quand papa prenait son bain. Je ne sais pas si vous vous rappelez, mais papa était un maniaque de la propreté. Il emmenait Linda et moi dans son bureau. Il avait d’abord une chose à régler : il verrouillait la porte, baissait les persiennes et allumait une jolie petite lampe. Il enlevait sa chemise et son pantalon, et nous devions en faire autant. Il nous allongeait sur la banquette verte qu’on a jetée depuis, puis il nous violait. Il abusait de nous sexuellement.

Face à cette prise de paroles, scandaleuse, la mère cherchera à récupérer son masque de respectabilité en rappelant, devant tout ce beau monde, l’ami imaginaire inventé par Christian petit garçon. – Ne serait-ce pas ce « Snoot » qui lui tenait compagnie dans l’enfance, ou bien un verre de trop, qui lui joue un tour en lui donnant cette idée, absurde, d’un père violeur ?

Sous le regard réprobateur de sa mère, Christian se met à douter de la véracité de ses souvenirs. N’est-ce pas lui, le « dégénéré », comme le laisse entendre le père qui lui reproche d’avoir toujours tout démoli, y compris lors de sa fuite à Paris, sans se soucier du sort de Linda. Finalement, soutenu par les domestiques, Christian décide de retourner à la table en croix, principal lieu de dramatisation du film, pour réitérer sa vision, avant d’être exclu et attaché, tel le Christ, à un arbre.

Le rejet, symbolique et réel, de celui par qui arrive la révélation de l’abject.

Pour capter sur la pellicule ces basculements successifs entre désordre et déni, actes offensifs et efforts d’apaisement, Vinterberg continue à utiliser la caméra portée, rendant plus réalistes la tension d’une salle à manger où père, mère, frère, sœur, grands-parents et amis refuseront, dans un premier temps, d’avaler la version indigeste des faits relatés. Et lorsque plaisanteries, chansons, et autres mots et gestes dressés en bouclier contre la vérité ne suffiront plus, cette autre « familia grande[16] » se serrera les rangs pour se débarrasser de l’élément perturbateur qui ose mettre en péril l’équilibre ritualisé de la famille Klingenfeld. Si bien que Christian deviendra cet être, par définition, « ab-ject », le sale mouton noir qu’il faudra exclure – au nom de la famille – en le jetant, littéralement, dehors.

Conclusion : Parler ou ne pas parler, voici la question

C’est ainsi que Vinterberg installe, de manière palimpsestique et singulièrement spectrale, le problème de l’abjection et de la marginalisation au cœur de son récit de famille. Or, plutôt que terminer dans un bain de sang comme le fit Shakespeare, quatre siècles plus tôt, Vinterberg semble moins attiré par l’idée du parricide, et privilégie d’autres procédés de déboulonnement du père iconique installé sur un trône invisible, mais non moins perceptible. Si son portrait filmique volontairement « sale » aurait pu tourner au vinaigre, et ne proposer qu’une énième histoire de famille à couteaux tirés[17], Vinterberg le sauve finalement du sanguinaire en poussant plus loin l’idée même de l’altérité, en l’élargissant vers l’altérité artistique ; les présences intertextuelles et interfilmiques agissant fréquemment comme de véritables forces « fantomatiques » qui viennent bousculer, enrichir et dynamiser la trame narrative.

Pour clore son drame familial, Vinterberg ne poignarde pas le patriarche, mais l’inscrit sous le sourire de sa sœur fantôme, en permettant à l’héros de reprendre sa route. La boucle finit effectivement par se boucler, mais seulement après que le héros post-shakespearien ait décidé de retourner à Paris – ville emblématique de l’amour et de la liberté, moins que de l’égalité nordique – accompagnée de Pia (Trine Dyrholm), l’une des domestiques de la famille Klingenfeld. A travers cette dernière transgression aux règles du microcosme familial, qui contraste avec les sombres cogitations de Hamlet sur les grands de ce monde, le « prince » de la famille Klingenfeld poursuivra sa vie, en rejetant le modèle paternel machiste reproduit par son frère, capable de brutaliser épouse et servante.

Malgré les nombreux croisements intertextuels, rendus visibles et lisibles au cours de son film, Vinterberg finit par éloigner son héros de celui, tragique, de Shakespeare qui périt en se laissant ronger par la pourriture du Danemark fictif créé par le dramaturge du tournant du XVIe et du XVIIe siècles. Car chez le réalisateur danois contemporain, c’est le désir de faire revivre autrement qui l’emporte ; aussi pour rompre avec le non-dit qui, tel un fléau contagieux, se transmet de génération en génération.

La séquence finale reste, de ce point de vue, particulièrement éloquente. On s’y trouve, de nouveau, autour d’une table, mais cette fois-ci une table de petit déjeuner qui n’est plus organisée en croix. Et, de manière aussi parlante, c’est Michael, le fils qui aurait pu continuer la chaîne des violences qui s’élève pour demander, cette fois-ci calmement, au père Klingenfeld de quitter la table.

Chose frappante, après les fracassantes révélations qui finissent par arracher le masque de bienveillance du visage de l’homme abusif, ce n’est pas la face d’un monstre que l’on découvre, mais celle d’un époux, père et grand-père plutôt ordinaire dont la banalité même l’a aidé à avancer à pas de loup. Et puisque Vinterberg se plait à créer des personnages hybrides, tissés d’époques et de genres différents, il n’hésite pas à marquer son récit filmique d’une ultime touche biblique, lorsque le père prénommé « Helge » (dont l’étymologie renvoie au « bonheur » et au « sacré ») quitte la scène après avoir demandé pardon.

Les adieux de la sœur spectrale (Lene Laub Oksen) à son frère jumeau avant la fin de Festen.

Vu la gravité des crimes de ce père tombé du piédestal, ses aveux peuvent paraître hâtifs et faciles. Ils ne sauraient toutefois se confondre avec les notes classiques du type « happy ending » dénoncées, précisément, par Vinterberg et les autres réalisateurs de Dogme95. Comme avec le rythme haché et le montage heurté qui font télescoper les plans jusqu’au catharsis final, l’essentiel de Festen serait donc à chercher dans ce qui ne saute pas immédiatement aux yeux, car trop enfoui dans les interstices d’un récit d’une famille en lambeaux qui, pour se recomposer, requiert le contact avec d’autres textes, d’autres œuvres artistiques.

Pour comprendre, encore mieux, ces procédés de « retissages » vinterbergiens, nous aurions évidemment pu poursuivre, plus loin encore, les liens évoqués ici. Soit en revenant sur la question de l’inceste, présente également chez Shakespeare[18], ou bien, en observant de plus près les analogies entre Christian et Hamlet, ou bien entre Linda et la tragique Ophélie shakespearienne : les deux jeunes suicidées par noyade ; sans oublier le lavage compulsif des mains qui rapproche Helge Klingenfeld de Lady Macbeth qui cherche, en vain, à soulager sa conscience par ce geste répété.

Il convient avant tout de souligner la sobriété paradoxale de la dense écriture filmique de Vinterberg qui, malgré son ascétisme affiché, ne cesse de défaire, reprendre, recréer, étoffer, et élargir, afin de faire surgir un portrait de famille tout aussi composite qu’intemporel. En citant l’article « Des maux pour le taire » de Dorothée Dussy et Léonore Le Caisne, on pourrait ainsi postuler, pour terminer, que si le héros de Festen rompt avec les non-dits délétères, il n’est pas sans dénoncer : « les superpositions de rôles et de statuts dans le groupe familial : l’agresseur et le protecteur, la victime et l’enfant protégé, le transgresseur et le père légitime, le traître et le père éducateur[19] ».

Vinterberg démontre à quel point le chemin vers ce type de dénonciation et révélation peut être long et douloureux. Lorsque, après moult hésitations et tiraillements, Helene parvient enfin à lire, devant toute la famille, la lettre d’adieu de Linda, se brise – ensuite seulement – sous le coup de ce message post mortem, le solide mur de silence construit autour du père pédophile. Pour y parvenir, il fallut s’éloigner de la figure de la croix, pour envisager d’autres types de croisements permettant de capter les divers mouvements et tensions animant ce portrait de famille où Thomas Vinterberg fait résonner le discordant, le sordide, l’inhumain, et finalement le horriblement humain.

Bibliographie

CHATELET Claire, « Dogme 95 : un mouvement ambigu, entre idéalisme et pragmatisme, ironie et sérieux, engagement et opportunisme », 1895, Revue de l’Association Française de Recherche sur l’Histoire du Cinéma, 2006/1 (n° 48), p. 46-73. https://doi.org/10.4000/1895.341, consulté le 11 juin, 2022.

DUSSY, Dorothée, LE CAISNE, Léonore, « Des maux pour le taire : de l’impensé de l’inceste à sa révélation », in La morale, Terrain, 48, février 2007, http://journals.openedition.org/terrain/5000, consulté le 15 mars, 2023.

JAMES, Henry, Le Tour d’écrou, trad. par Christine Savinel, Nouvelles complètes, tome IV, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2011 (1898).

KOUCHNER, Camille, La Familia Grande, Paris, Seuil, 2021.

PIERRON, Jean-Philippe, « La photo de famille. Entre ressemblance et reconnaissance », Le Divan familial, Revue de thérapie familiale psychanalytique, vol. 24, no. 1, 2010. https://www.cairn.info/revue-le-divan-familial-2010-1-page-167.htm, consulté le 10 avril, 2022.

SHAKESPEARE, William, Hamlet, Tragédies 1, Œuvres complètes I, trad. par Jean-Michel Déprats, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2002 (1603).

VINTERBERG, Thomas, RUKOV, Mogens, Festen, trad. par Daniel Benoin, Arles, Actes Sud, coll. « Théâtre », 2003.

[1] L’« inceste », du latin incestus, signifiant « impur », « souillé ». Formé par le in privatif et cestus qui renvoie au « chaste », au « pur », incestus évoque ainsi également le « non chaste ».

[2] On pense effectivement au film d’Ingmar Bergman, Cris et chuchotements (Viskningar och rop, 1972), dont le huis clos dans un manoir familial est interrompu par des retours dans le passé dans une ambiance assez similaire ; surtout lorsque commencent à refaire surface les non-dits après la mort de l’un des protagonistes.

[3] Chez John Ford, nous suivons le trajet de Tom Joad qui regagne la ferme de ses parents après avoir purgé quelques années de prison suite au meurtre qu’il aurait commis pour se défendre. Une fois qu’il retrouve sa famille de fermiers expropriés, ils entament, dans un camion brinquebalant, un long périple vers l’Ouest où les attend une « terre promise » qui ressemble toutefois très peu à celle promue par le « rêve américain ».

[4] Rappelons que ce grand film sur une famille poussée sur la route pendant la Grande Dépression est une adaptation filmique du célèbre roman de John Steinbeck, Les Raisins de la colère (The Grapes of Wrath), publié pour la première fois en 1939.

[5] Le prénom « Christian » renvoie effectivement à « celui qui professe la religion de Jésus-Christ », Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales. https://www.cnrtl.fr/etymologie/chr%C3%A9tien, consulté le 14 juin 2022.

[6] Voir Chatelet Claire, « Dogme 95 : un mouvement ambigu, entre idéalisme et pragmatisme, ironie et sérieux, engagement et opportunisme », in 1895, Revue de l’Association Française de Recherche sur l’Histoire du Cinéma, 2006/1 (n° 48), p. 46-73. https://doi.org/10.4000/1895.341, consulté le 11 juin, 2022.

[7] En plus de Christian, Gbatokai incarne un autre « mouton noir » ou un second « autre », surtout à partir du moment où la fête de famille cède à la logique de rejet. Le choix de le faire venir sur le lieu de tournage de manière aussi personnelle (par un cameo) n’est pas anodin, d’autant plus que Gbatokai révélera une autre facette cachée de la famille Klingenfeld : le racisme.

[8] Pierron, Jean-Philippe, « La photo de famille. Entre ressemblance et reconnaissance », Le Divan familial, Revue de thérapie familiale psychanalytique, vol. 24, no. 1, 2010, p. 167-181. https://www.cairn.info/revue-le-divan-familial-2010-1-page-167.htm, consulté le 10 avril, 2022.

[9] Martin, Marie-Claude, « Festen n’est pas un chef-d’œuvre, mais un film mal élevé qui dégraisse le cinéma », Le Temps du 30 décembre 1998, https://www.letemps.ch/culture/festen-nest-un-chefdoeuvre-un-film-mal-eleve-degraisse-cinema, consulté le 14 juin 2022.

[10] Ibid.

[11] Traduction du film Festen en anglais (The Celebration).

[12] En témoignent, par exemple, les titres mêmes des films du réalisateur finlandais Aki Kaurismäki : Ombres au paradis (1986), La Fille aux allumettes (1990), et L’Autre Côté de l’espoir (2017).

[13] Le récit de Henry JAMES, The Turn of the Screw, paru d’abord en feuilleton dans le magazine Collier’s Weekly, en 1898, est une histoire de fantômes, mais aussi de fantasmes qui fait osciller le lecteur entre une explication rationnelle et une interprétation surnaturelle des faits. V. JAMES, Henry, Le Tour d’écrou, traduit par Christine Savinel, dans Nouvelles complètes, tome IV, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2011 (1898).

[14] Référence à la fameuse phrase entendue en ouverture de Hamlet, lorsque le jeune prince découvre la trahison et la corruption derrière les apparences de l’ordre à la cour du Danemark : « Il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark » (« Something is rotten in the state of Denmark », SHAKESPEARE, William, Hamlet, I, 4, Marcellus).

[15] Après l’assassinat de son père par son oncle Claudius, celui-ci a accédé au trône et épousé sa mère, Gertrude. Malgré les incitations du père défunt – qui continue à revenir vers son fils en fantôme – Hamlet refuse de tuer, à son tour, cet oncle corrompu et corrupteur. Il préfère endosser le manteau de la folie, mais pousse au suicide sa fiancée, Ophélie.

[16] L’intitulé du récit d’une femme qui, après avoir longtemps tu l’inceste subi par son frère, et le silence et la culpabilité auxquels elle était réduite, ose enfin raconter ce qui avait longtemps fait taire sa « grande famille », KOUCHNER, Camille, La Familia Grande, Paris, Seuil, 2021.

[17] Parmi les exemples récents de ce type de sous-genre de « films de famille », citons A couteaux tirés (Knives Out, 2019) de Rian Johnson sur une famille dysfonctionnelle dans un récit filmique organisé autour du meurtre d’un grand-père le lendemain de sa fête d’anniversaire.

[18] Rappelons, par exemple, qu’à l’époque où Shakespeare créa Hamlet, le rapport entre Gertrude, veuve du roi défunt, et Claudio, le frère de celui-ci, était considéré comme incestueux.

[19] Dussy, Dorothée, Le Caisne, Léonore, « Des maux pour le taire : de l’impensé de l’inceste à sa révélation », in La morale, Terrain, 48, février 2007, http://journals.openedition.org/terrain/5000, consulté le 15 mars 2023.

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Sur la route de Little Miss Sunshine : Du film de famille au road movie

Delphine Letort

Université du Mans, laboratoire 3LAM

Première réalisation de Jonathan Dayton et Valerie Faris, qui travaillent eux-mêmes en famille puisqu’ils sont mari et femme, Little Miss Sunshine (2006) s’adresse à un public familial et l’institution de la famille est au cœur du récit. Little Miss Sunshine est un film singulier dans le paysage cinématographique des années 2000, où les spectacles proposés aux familles sont majoritairement des blockbusters et des franchises, visant le divertissement par la sensation et l’émotion. Le public est prêt à payer pour ce type de spectacle qui fascine, choque, titille, dont les intrigues tissées de suspense suscitent la curiosité et réveillent l’émotion des larmes ou des rires. Noel Brown appelle ce type de film les « kidult-oriented Hollywood Blockbuster » (que l’on pourrait traduire par « Blockbuster pour public adulescent ») afin de désigner les réactions provoquées et attendues lors de ce type de spectacle qui, tels des montagnes russes, sollicitent les sens en offrant des expériences de plus en plus immersives[1]. Ce sont des films d’aventure (Indiana Jones, Harry Potter, Pirates des Caraïbes…) dominés par l’action, ou des films de fantasy (The Lord of the Rings), parfois utilisés comme véhicule idéologique (par exemple Les Chroniques de Narnia, franchise développée par Walden Media, une compagnie financée par le millionnaire évangéliste Philip Anschutz[2]).

Little Miss Sunshine ravive peut-être une tradition plus classique du film de famille, à laquelle le nom de la famille Hoover fait référence. Le film de famille émerge comme un genre dans les années 1930 ; ce sont des spectacles centrés sur des figures d’enfants stars, notamment Shirley Temple qui bénéficie d’une popularité sans précédent. L’image de Shirley Temple symbolise, à elle seule, le divertissement familial des années trente que les studios mirent au goût du jour en multipliant les contrats avec des enfants stars (Jackie Cooper, Judy Garland, Mickey Rooney pour MGM ; Shirley Temple et Jane Withers pour 20th Century Fox). L’attrait transgénérationnel des enfants stars est lié au fait que les films dans lesquels ils apparaissent traitent de thématiques qui intéressent le public adulte, notamment les difficultés économiques et les espoirs de reprise. Figure de l’optimisme, Shirley Temple transforme la vie de ceux qui l’entourent par sa bonté et introduit le merveilleux dans le récit. Le biographe Norman J. Zierold fait remarquer que la petite fille incarne une joyeuse innocence dans des films qui sont souvent une source de réconfort pour un public plongé dans l’incertitude de la Grande Dépression : son sourire éclatant, ses cheveux clairs, son talent sont perçus comme la promesse de jours meilleurs[3]. Olivier Filhol explique que les écrits, et nous sommes tentés d’ajouter les films, sur les familles convoquent inéluctablement le trajet personnel des lecteurs et des spectateurs – une « cohorte de conflits, d’espoirs, de ruptures, de souffrances, de fantasmes[4] ». Le discours sur la famille a des résonances personnelles, mais il participe aussi d’une dynamique sociale dont le cinéma se fait le relais.

Ainsi, Shirley Temple correspond-elle à une conception idéalisée de l’enfance dont l’innocence est préservée malgré les rôles qui lui sont confiés. Certains films érotisent l’enfant explique Kristen Hatch en citant War Babies (Raoul Walsh, 1926), dans lequel Temple joue le rôle d’une serveuse française qui danse en couche culotte et porte un haut qui montre ses épaules de façon provocante[5]. L’interprétation faite aujourd’hui de ces images traduit un regard critique des performances de genre, représentation de la féminité interrogée de manière réflexive à travers l’enfant star dans Little Miss Sunshine. Alors que les images de la famille se fragmentent sous l’effet de la multiplication des selfies, Little Miss Sunshine tente de reconstruire l’image d’une famille dont l’unité est menacée par les difficultés économiques et l’individuation des personnages. Little Miss Sunshine est aussi un road movie pour Anne Paupe, « puisqu’il est essentiellement consacré au périple entrepris par ses protagonistes afin d’emmener, envers et contre tout, la petite Olive au concours de beauté qui l’attend en Californie[6] », ou un film de voyage (sous-catégorie du film de famille pour Roger Odin[7]). Little Miss Sunshine utilise donc le motif du voyage pour évoquer l’unité familiale comme un espace où la cohésion n’est pas innée mais se construit au fil des difficultés affrontées ensemble. Le film attire l’attention sur les singularités individuelles que l’institution familiale ne contrôle pas, malgré la pression des normes sociales et genrées sur les comportements. Les codes sociaux et culturels des différentes générations s’affrontent, au sein même de la famille, alors que les parents voient leurs convictions et leurs idiosyncrasies être remises en question par les plus jeunes. Ceux-ci obéissent à de nouveaux codes sociaux, relayés par des agents extrafamiliaux (école, télévision, fréquentations, professions) dont l’influence est perceptible au sein même du noyau familial. Au-delà des tensions créées par ces réseaux multiples aux modèles parfois contradictoires, la famille de Little Miss Sunshine est aussi un espace où se nouent des solidarités transgénérationnelles. Le vieux minibus dans lequel les Hoover entreprennent le voyage vers la Californie symbolise la famille comme un cocon où se réfugier contre les agressions du monde extérieur.

Little Miss Sunshine est un film centré sur une famille où le sens du collectif est mis à l’épreuve des individualités de chacun. Le voyage du road movie permet néanmoins à la famille Hoover, perçue comme dysfonctionnelle au début de film, de retrouver une cohésion face à l’adversité. Olive, la jeune candidate au concours de beauté dont elle expose les codes normatifs par ses différences, est le noyau de cette structure familiale. Elle incarne l’innocence d’une enfance sacrifiée sur la scène du postféminisme que représente le concours de beauté.

  1. Famille et road movie : individualité et collectivité

La famille Hoover se caractérise par l’éclectisme de ses membres ; Anne Paupe décrit une « galerie d’excentriques qui s’entasse dans le minibus Volkswagen en partance pour Redondo Beach[8] ». Tous se désolidarisent de l’unité familiale que la figure patriarcale ne parvient pas à rassembler. L’autorité du père est sans cesse mise à mal au sein de cette famille dans laquelle chacun défend son éthique propre : le fils Dwayne, adepte du nihilisme nietzschéen, rêve de devenir pilote de ligne avant qu’il ne se découvre daltonien ; le beau-frère Frank, spécialiste de Proust dont le travail n’a pas été couronné par le prix espéré, a tenté de se suicider après un échec amoureux ; le grand-père Edwin est héroïnomane et peine à cacher son addiction ; Olive, spectatrice de l’élection de Miss America sur l’écran de télévision, répète les gestes d’une victoire qu’elle imagine être la sienne. L’insistance sur les individualités qui composent la famille Hoover traduit l’influence d’une société où les solidarités ont laissé la place aux valeurs de compétitivité portées par la logique néolibérale. Le plan en neuf points que présente Richard Hoover comme une méthodologie à suivre pour « réussir » illustre la rationalité idéologique d’une société qui valorise la performance personnelle, opposant de manière simpliste les gagnants et les perdants, en soulignant la responsabilité individuelle de chacun selon une perspective conservatrice que le film déconstruit en montrant que les luttes de classe perdurent. Le nom de famille des Hoover évoque, avec ironie, l’échec économique d’un président élu en temps de crise ; Herbert Hoover (1928-1933) ne parvint pas à sortir le pays de la Grande Dépression en adoptant des mesures libérales qui font écho au projet conservateur de la figure du père dans le film. Les Hoover appartiennent à une classe ouvrière dont le film décrit les difficultés matérielles, symbolisées par le vieux minibus Volkswagen dans lequel la famille s’entasse pour accompagner Olive à Redondo Beach en Californie.

Les yeux d’Olive sont filmés en gros plan de manière à souligner le reflet de l’écran télévisé dans le verre de ses lunettes et la fascination de la fillette pour Miss America.

Le film démontre que cet environnement néolibéral est néfaste pour l’individu comme pour la famille, dont chaque membre est désolidarisé de l’ensemble, seul face à ses fragilités. Little Miss Sunshine s’attache à souligner l’écart entre l’idéologie dominante, le mythe du rêve américain, la survalorisation de l’individu dans le monde néolibéral et la classe moyenne inférieure à laquelle le quotidien identifie la famille Hoover. Les critiques retiennent que la famille Hoover est « dysfonctionnelle » pour souligner le manque d’harmonie entre les personnages, tous motivés par leurs intérêts personnels plutôt que collectifs, avant que le road movie ne révèle les liens invisibles au sein de l’unité familiale[9].

Le concours de beauté (« Little Miss Sunshine ») auquel participe Olive permet de rassembler la famille le temps d’un voyage en minibus ; le road movie va permettre de confronter les idéaux des uns et des autres à une réalité sociale. Semé d’embûches qu’il faut surmonter, notamment le coût d’un voyage qui pèse sur les finances fragiles de la famille, le voyage permet au clan de se ressouder en redécouvrant les valeurs de la solidarité : tous doivent pousser le minibus pour qu’il démarre et s’entraider pour monter alors qu’il roule ; tous font bloc autour d’Olive et tiennent tête au père qui la réprimande lorsqu’elle commande une glace au petit déjeuner… Le voyage souligne à nouveau la diversité au sein de la famille, mais il fait ressortir l’ultime unité au sein du clan Hoover. Conformément au genre du road movie, dans lequel le voyage est le récit d’une quête qui implique des transformations au sein de l’identité des protagonistes[10], les Hoover apprennent à mieux se connaître au fil de l’aventure. Dwayne prend conscience qu’il est daltonien et qu’il ne voit pas les couleurs de la vie comme les autres. Cette révélation anéantit ses rêves de devenir pilote, mais elle lui ouvre de nouvelles perspectives.

Si les grands espaces symbolisent une liberté conquise par le déplacement à travers l’espace, le minibus de la famille Hoover montre, par métaphore, une mobilité sociale plus difficile.

Timothy Corrigan soutient que le genre relie la technologie des moyens de locomotion à l’expression d’une subjectivité masculine[11]. Si la moto que chevauchent les hors-la-loi dans Easy Rider est le symbole d’une liberté conquise par le déplacement à travers l’espace du grand Ouest américain, le minibus de la famille Hoover montre, par métaphore, une mobilité sociale plus difficile qui menace l’autorité de l’homme dans la société patriarcale. Little Miss Sunshine s’attache à décrire une masculinité fragilisée à travers les hommes de la famille Hoover, tous confrontés à l’échec professionnel : le livre de Richard ne se vend pas ; l’oncle Frank a été contraint de démissionner ; le grand-père décède durant le voyage en laissant derrière lui des revues pornographiques compromettantes. Les conflits émaillent le voyage opposant les générations, conflits qui se soldent néanmoins par la victoire de la famille en tant que clan.

  1. Olive et les normes du genre

Olive est une petite fille de sept ans dont les rêves sont nourris par les images télévisuelles d’une culture genrée sexiste qui célèbre les femmes objets. La pression sociale qui marginalise la famille Hoover s’exerce aussi sur Olive, dont les rondeurs semblent accuser une gourmandise qui ne sied pas aux normes de la féminité. Et pourtant Olive incarne une certaine naïveté à l’égard de ces normes sociales dont elle n’a pas conscience. Sa spontanéité, notamment lorsqu’elle demande sans tabou à son oncle les raisons de sa tentative de suicide, montre l’innocence de l’enfant qui n’a pas encore complètement intériorisé les règles sociales.

Le film montre la violence des préjugés visant les filles à travers le personnage d’Olive. Olive s’entraîne à jouer le rôle de Miss America face à l’écran de télévision, mais la caméra la saisit de profil de manière à souligner son ventre et ses vêtements de couleurs vives. L’image de Miss America se reflète dans les verres de ses lunettes, suggérant l’illusion qu’elle représente en tant que femme dont la perfection plastique semble être l’unique atout.

Judith Butler explique que le genre est une construction identitaire qui s’acquiert par le biais de la répétition de gestes :

Il ne faudrait pas concevoir le genre comme une identité stable ou lieu de la capacité d’agir à l’origine des différents actes ; le genre consiste davantage en une identité tissée avec le temps par des fils ténus, posée dans un espace extérieur par une répétition stylisée d’actes. L’effet du genre est produit par la stylisation du corps et doit donc être compris comme la façon banale dont toutes sortes de gestes, de mouvements et de styles corporels donnent l’illusion d’un soi genré durable[12].

Le genre est donc associé à un ensemble de normes régulatrices, relayées par des figures comme Miss America. Olive pratique l’imitation face à l’écran et sa spontanéité d’enfant montre qu’elle n’a pas encore intériorisé toutes les attentes sociales exprimées à l’égard des femmes. Ses gestes un peu maladroits font voir qu’ils n’ont pas de valeur performative dans le sens où l’entend Butler :

Si les attributs et les actes du genre, les différentes manières dont un corps montre ou produit sa signification culturelle sont performatifs, alors il n’y a pas d’identité préexistante à l’aune de laquelle jauger un acte ou un attribut ; tout acte du genre ne serait ni vrai ni faux, réel ou déformé, et le présupposé selon lequel il y aurait une vraie identité de genre se révélerait être une fiction régulatrice. Si la réalité du genre est créée par des performances sociales ininterrompues, cela veut dire que l’idée même d’un sexe essentiel, de masculinité ou de féminité – vraie ou éternelle –, relève de la même stratégie de dissimulation du caractère performatif du genre[13].

Le film ne cesse de souligner le non-conformisme d’Olive dont le comportement parfois excessif, par exemple lorsqu’elle crie sa joie d’être sélectionnée pour le concours de Little Miss Sunshine, suggère qu’elle n’a pas intériorisé tous les critères de féminité. Les femmes qui gagnent Miss America expriment leur joie dans les larmes et non dans les cris. Butler insiste sur la fonction régulatrice de normes orientées « téléologiquement vers un idéal de genre, le masculin ou le féminin[14] ». Cet idéal est incarné par Miss America aux yeux d’Olive, mais c’est son père qui la sensibilise aux contraintes de la féminité en lui suggérant de surveiller sa ligne. La scène du restaurant où Frank lui explique la valeur calorique d’une glace pour l’encourager à maîtriser son corps et ses envies montre toute la violence des normes qui pèsent sur le corps des femmes.

Olive ne correspond pas aux normes attendues dans le concours de beauté de Little Miss Sunshine comme l’explique son frère Dwayne. « She is not a beauty queen, she is just not », confie-t-il à sa mère, conscient de la différence entre Olive et les autres filles du concours et motivé par le désir de lui épargner l’humiliation d’un concours basé sur des critères de beauté extrêmement normés. Ce concours participe à l’économie de la visibilité que Sarah Banet-Weiser définit comme autant de règles et de normes imposées sur le corps des filles. « Bodies of women and girls are understood as potentialities, in need of regulation and evaluation[15] », écrit-elle en suggérant l’auto-surveillance que ce système implique. La scène où Olive observe son corps dans le reflet du miroir et constate qu’il ne ressemble pas à celui des autres filles à cause de ses rondeurs illustre le pouvoir aliénant du regard de l’Autre. « Let Olive be Olive », rétorque sa mère en opposant les mots d’un féminisme libérant les corps à l’oppression postféministe renforçant les normes.

  1. Le concours de beauté et le postféminisme

Le concours de beauté « Little Miss Sunshine », parodie du concours Miss America dont les images défilent en replay sur la télévision au début du film, illustrent à la fois la prégnance du mythe de la princesse dont la couronne viendra consacrer la beauté et la séduction marchande représentée par une féminité commodifiée. Le concours est encore une version abâtardie de la concurrence au sein d’une société néolibérale dont Marly Harris souligne la cruauté : « The massive restructuring of the economy creates a winner-take-all society in which parents believe that if kids don’t end up as one of the few winners they will join the ranks of the many losers[16]. » Le concours efface donc les frontières entre les adultes et les enfants ; les fillettes adoptent des poses suggestives qui montrent qu’elles ont appris les codes visuels d’une féminité définie comme « sexy », censée satisfaire le plaisir et le désir du spectateur dans une société d’adultes. Quel que soit leur âge, les fillettes adoptent des poses « sexy » qui traduisent une attitude postféministe selon Rosalind Gill en référence à ces femmes décrites comme « des sujets sexuels, désirants et actifs qui font le choix de se présenter objectifiés parce que cela sied leurs intérêts libérés[17]». Le corps des enfants est objectifié à travers l’adoption de normes stéréotypées, provoquant un embarras visible sur le visage des parents d’Olive qui commencent à craindre l’effet dévastateur de ce concours sur leur progéniture.

La rhétorique néolibérale qui sous-tend ce type de discours est mise à l’épreuve de la performance décalée présentée par Olive en hommage à son grand-père qui lui a appris tous les pas. La chorégraphie sexualisée interprétée innocemment par Olive choque le public et le jury, dont les réactions hostiles montrent la gêne occasionnée par les codes pornographiques d’une danse aux allures de strip-tease. La performance tigrée de la fillette suscite le scandale, gestes obscènes qui dramatisent la relation entre le voyeur et le corps féminin sexualisé. La séquence dévoile sur le mode vulgaire la relation instituée par le concours, mise en concurrence des corps féminins de fillettes qui, à l’instar de Shirley Temple, parodient les « grandes » dans une mise en scène de la beauté féminine. Leurs tenues et leur démarche traduisent une internalisation des stéréotypes féminins, des codes qui définissent la beauté féminine à travers paillettes et blush rosés empruntés aux adultes. La féminité apparaît ainsi comme une performance sexualisée dont Olive ne connaît, à l’évidence, pas les connotations érotiques ; la gêne provoquée par sa performance rend visible les codes pornographiques d’un concours basé sur l’exhibition du corps féminin pour le regard concupiscent du spectateur. Non seulement les enfants s’exposent au regard, mais la séquence où Olive rentre son ventre face à trois miroirs suggère le pouvoir du regard panoptique qui emprisonne les filles dans une forme de régulation et de contrôle qu’elles imposent à leur propre corps[18].

Le concours efface les frontières entre les fillettes dont les poses suggestives montrent qu’elles ont appris les codes visuels d’une féminité définie comme sexy, censée satisfaire le plaisir et le désir du spectateur dans une société d’adultes.

Le film associe, en outre, cette féminité exacerbée à la notion de classe sociale ; la vulgarité des poses prises par Olive indique l’influence d’une éducation populaire (celle de son grand-père) tandis que les boucles d’or et les robes de satin arborées par les autres filles connotent la classe sociale supérieure, affichant son pouvoir d’achat par le vêtement clinquant. Le désordre créé par la performance d’Olive, notamment l’irruption de sa famille sur scène qui bouleverse les codes du spectacle, s’oppose au sens du contrôle dont font preuve les autres candidates parfaitement à l’aise dans l’exercice demandé. Griselda Pollock associe le prolétariat à un corps « sexuel, immoral, bestial, malade, désordonné, sale, corrompu » – autant de qualificatifs pour décrire les membres de la famille Hoover.

On note, également, que les couleurs criardes utilisées pour filmer le concours contrastent, de manière frappante, avec les pastels de la maison Hoover ; la queue de cheval portée par Olive détonne avec les cheveux parfaitement coiffés des petites filles ; son costume noir et blanc au début de sa danse contraste avec les tenues extravagantes de ses concurrentes. Little Miss Sunshine exploite le kitsch du concours, de son décor aux couleurs criardes, des costumes des filles exhibées comme des poupées Barbie, pour souligner la marginalité et l’ordinaire des Hoover. L’atmosphère carnavalesque du concours rompt avec la simplicité des Hoover, qui sortent vainqueurs d’un concours dont ils ont ébranlé les conventions.

Conclusion : réinventer la famille

La danse qui clôt le concours Little Miss Sunshine pour la famille Hoover permet de réaffirmer les solidarités familiales dans un spectacle qui réinterprète la lutte des classes à la lumière des théories néolibérales et postféministes. Little Miss Sunshine utilise le road movie pour reconstruire le lien affectif au sein d’une famille éclatée sous le poids des contingences socio-économiques et d’une idéologie individualiste qui fragilise l’entité même de la famille. Adoptant le point de vue des Hoover, le film s’attache néanmoins à montrer que la famille dysfonctionnelle n’est pas celle de la marge mais celle qui se soumet aux injonctions néolibérales réifiant le corps des filles. La marginalité des Hoover préserve des valeurs que chaque membre réaffirme individuellement :

Each one of the clan portrays authenticity, albeit eccentric. Olive displays wisdom, courage, love, justice, temperance, and perhaps even spirituality. Even the Hoovers’ vehicle (which serves as the backdrop for most of the movie) can be viewed as a metaphor for triumph in the face of adversity and dysfunction. It displays perseverance and tenacity in its struggle to keep its engine running, relying as much on industry and fortitude as gasoline[19].

Le road movie incite à réinventer la famille en faisant d’Olive la grande star d’un film sans prétention. L’authenticité de sa performance est celle d’une innocence préservée par la marginalité, conçue comme résistance à l’ordre patriarcal dans une société néolibérale.

Bibliographie

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[1] Brown, Noel, The Hollywood Family Film: A History, from Shirley Temple to Harry Potter, London, I. B. Tauris, 2012.

[2] Dupont, Nathalie, Between Hollywood and Godlywood: The Case of Walden Media, Bern, Peter Lang, 2015.

[3] Zierold, Norman J., The Child Stars, New York, Coward-McCann, 1965, 69.

[4] Filhol, Olivier, « La famille dans tous ses états », Empan, vol. no 47, no. 3, 2002, p. 121-129.

[5] Hatch, Kristen, Shirley Temple and the Performance of Girlhood, New Brunswick, New Jersey, Rutgers University Press, 2015, p. 109-115.

[6] Paupe, Anne, “Little Miss Sunshine et le road movie”, Transatlantica, 2, 2006. https://doi.org/10.4000/transatlantica.1187 , consulté le 22 mars 2022.

[7] Odin, Roger (dir.), Le Film de famille. Usage privé, usage public, Paris, Méridiens Klincksieck, 1995.

[8] Ibid.

[9] Finamore, Dora, “Little Miss Sunshine and Positive Psychology as a Vehicle for Change in Adolescent Depression”, in Lawrence C. RUBIN (ed.), Popular Culture in Counseling, Psychotherapy, and Play-Based Interventions, New York, Springer, 2008, p. 129.

[10] Mazieraska, Ewa, Rascaroli, Laura, Crossing New Europe: Postmodern Travel and the European Road Movie, London/New York, Wallflower Press, 2006, p. 9.

[11] Corrigan, Timothy, A Cinema Without Walls: Movies and Culture after Vietnam, New Brunswick, NJ, Rutgers University Press, 1991, p. 145-146.

[12] Butler, Judith, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, trad. de l’anglais par C. Kraus, Paris, Éditions La Découverte, 1990], 2005 (1990), p. 265.

[13] In, Trouble dans le genre, op. cit., p. 266.

[14] Baril, Audrey, « De la construction du genre à la construction du ‘sexe’ : les thèses féministes postmodernes dans l’œuvre de Judith Butler », Recherches féministes, vol. 20, n° 2, 2007, p. 61–90. https://doi.org/10.7202/017606ar, consulté le 22 mars 2022.

[15] Banet-Weiser, Sarah, “Keynote Address: Media, Markets, Gender: Economies of Visibility in a Neoliberal Moment”, The Communication Review, 18:1, 56. Doi:10.1080/10714421.2015.996398, consulté le 22 mars 2022.

[16] Harris, Marly, “Trophy Kids”, Money Magazine, March 1997, p. 102.

[17] “Women are not straight-forwardly objectified but are portrayed as active, desiring sexual subjects who choose to present themselves in a seemingly objectified manner because it suits their liberated interests to do so.” Rosalind Gill, “Postfeminist media culture: Elements of a sensibility”, European Journal of Cultural Studies. 2007, 10(2): 147-166, 157. doi:10.1177/1367549407075898, consulté le 30 mars 2022.

[18] “Girls exist in a perpetual panopticon where they are observed, if not by others, then by themselves as a form of self-regulation and control they can feel like a self-imposed prison.” Shauna Pomerantz, “Style and Girl Culture”, in Claudia A. Mitchell et Jacqueline Reid-Walsh (eds.), Girl Culture, An Encyclopedia, vol. 1, Westport, Connecticut, Greenwood Press, 2007, p. 68.

[19] In “Little Miss Sunshine and Positive Psychology”, op. cit., p. 129.

7-

Quand l’enfant adopté devient cinéaste : holding onirique et processus créateur dans Couleur de peau : Miel (Laurent Boileau, Jung Sik-Jun, 2012)

Claudine VEUILLET-COMBIER

Université d’Angers, laboratoire CLiPsy

Introduction

Le cinéma entretient depuis toujours des liens avec la famille, qu’il s’agisse de la filmer en la fictionnalisant, ou bien en la ciblant comme public spécifique. Au dire d’Anne Loncan[1], le cinéma serait donc d’emblée « une affaire de famille », aussi dans le sens où nous devons son invention aux Frères Lumières. Par conséquent, il paraît pertinent de s’intéresser aux diverses facettes et modalités – à la fois artistiques et psychologiques – qu’adopte la famille lorsqu’elle « fait son cinéma ».

Dans cet article, nous nous pencherons sur les liens, souvent complexes, qui semblent se tisser entre cinéma, en tant que processus créateur, et une famille adoptive dans le film de Jung Sik-Jun et de Laurent Boileau intitulé Couleur de peau : Miel, sorti sur les écrans en 2012. Il s’agira d’explorer, à travers cette œuvre cinématographique hybride, au-delà de son contenu thématique, les enjeux intrapsychiques et intersubjectifs à la source de l’inspiration artistique ayant conduit à sa production. Dans cet objectif, nous chercherons à identifier, par le prisme de ce film, les processus psychiques qui conduisent Jung Sik-Jun de la place d’enfant adopté à celle d’adulte cinéaste. En nous appuyant sur Couleur de peau : Miel, nous verrons alors comment l’expression cinématographique peut offrir une fonction de holding[2] onirique. Nous chercherons ainsi à démontrer comment le geste artistique se montre capable de soutenir l’affirmation subjective, tout en contribuant à la transformation de l’expérience traumatique liée au parcours de vie.

  1. Repères conceptuels : création/créativité et le principe de holding

Avant d’aborder les éléments plus cliniques de notre analyse, il est nécessaire de préciser les fondements conceptuels qui nourriront notre réflexion.

Dans le champ psychanalytique, il existe tout un courant réflexif qui s’interroge sur la création artistique. Impulsé par Sigmund Freud, il s’intéresse – comme en témoigne son texte Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci[3] – au parcours qui conduit à la création d’une œuvre, tout en s’interrogeant sur les fantasmes inconscients inhérents aux désirs infantiles refoulés qui seraient à l’origine d’un tel processus créateur. Freud met en avant le mécanisme psychique de la sublimation comme moteur de l’engagement artistique. Pour lui, le processus créateur « s’inspire du sexuel infantile sublimé »[4]. La pulsion est dite « sublimée » « […] dans la mesure où elle est dérivée vers un nouveau but non sexuel et où elle vise des objets socialement valorisés »[5]. La théorie freudienne soutient ainsi l’idée que si l’artiste est, à l’instar du névrosé, déçu par la réalité, il parvient à transformer ses rêves et ses désirs non satisfaits en des créations esthétiques.

Les travaux post-freudiens ont poursuivi cette réflexion en soulignant, notamment avec le psychanalyste et professeur de psychologie René Roussillon[6], que « la satisfaction hallucinatoire du désir qui préside au processus créateur ne peut se maintenir que par sa rencontre avec une réalité susceptible d’être créée, dans la mesure où cette dernière confirme le processus lui-même »[7]. Mais ce sont surtout les apports du pédiatre et psychanalyste britannique Donald Winnicott[8] qui se trouvent à la source de la réflexion psychanalytique contemporaine sur la créativité et la création.

En s’intéressant aux premiers liens mère-enfant, Winnicott démontre comment le bébé, encore très immature, reste dépendant, pour satisfaire ses besoins, du soutien et des réponses de son environnement, c’est-à-dire d’une mère « suffisamment bonne »[9]. Cette dernière devra être en capacité de développer une fonction de « holding », pour donner des soins adaptés à son enfant, et assurer son maintien à la fois physique et psychique (par exemple, en portant l’enfant en le berçant, pour apaiser ses pleurs et angoisses). Si l’enfant rencontre un environnement qui s’ajuste à ses premiers besoins, il va dans un premier temps être pris par l’illusion omnipotente d’être son propre pourvoyeur de satisfaction du fait de l’indistinction Moi/non-Moi effective à cette période. En effet, le mouvement de séparation/individuation n’intervient que secondairement, par l’expérience de la frustration et par la confrontation à l’absence de l’objet maternel. La mère n’est pas toujours disponible pour répondre aux demandes de l’enfant, qui apprendra ainsi à différer la satisfaction de ses désirs. C’est ainsi qu’il découvre que le monde extérieur existe, que l’autre (l’objet) existe et qu’il en est dépendant, mais dans le même temps, c’est aussi ce qui lui permet de trouver et de créer l’objet. Autrement dit, « paradoxalement le bébé crée un objet qu’il trouve dans la réalité et l’objet n’est trouvé que parce qu’il est créé »[10]. C’est ce que Winnicott appelle la rencontre avec l’objet trouvé-créé. Cependant, pour que le sujet puisse faire cette différence entre mondes interne et monde externe, Winnicott insiste sur l’idée qu’un espace intermédiaire, un entre-deux, une aire de nature transitionnelle, qui unit et sépare le bébé et la mère, doit se mettre en place pour ouvrir un espace de « jeu », source de créativité.

Pour autant la créativité qui se manifestera dans cet espace n’est pas à confondre avec la création. Cette dernière suppose, chez l’artiste, un talent particulier. Il faut que la production génère un choc esthétique auprès du public, pour acquérir le statut d’œuvre d’art. On comprend donc que si « le potentiel créatif d’un sujet est lié à la première relation du bébé à son environnement, à la réponse de ses objets premiers, « en revanche la création authentique n’est l’apanage que de quelques artistes[11] ». Les travaux de Winnicott permettent ainsi de saisir « ce qu’il en est des conditions de la créativité potentielle et de sa transformation en création[12] ». Il énonce aussi l’idée que l’angoisse peut être à la source du travail artistique de création.

Didier Anzieu prolongera cette réflexion, en identifiant les différentes étapes nécessaires pour conduire l’artiste vers l’acte de création. Il repère comme première étape, ce qu’il appelle « le saisissement créateur[13] » qui émane d’une situation de crise intérieure. Cette dernière pousserait vers une urgence à créer, tout en sachant que, comme le rappellent Brun et Talbin[14], l’œuvre crée à la fois, son créateur et son récepteur. Le processus de création naîtrait donc d’une expérience de crise interne et s’enracinerait dans une souffrance psychique qui cherche à être symbolisée et mise en forme.

La littérature psychanalytique souligne ainsi qu’il existe des liens entre l’urgence et la contrainte à créer et l’expérience traumatique qui laisse des restes à symboliser. A la lumière de ces notions, face au film Couleur de peau : Miel, nous avancerons l’idée que la création peut générer un effet de « holding onirique » pour assurer une fonction de contenance et de transformation des vécus non-métabolisés par le geste de rêverie artistique, susceptible d’inspirer et générer une œuvre.

  1. Un film autobiographique

Couleur de peau : Miel est un film franco-belge à caractère documentaire et autobiographique, sorti en 2012, qui a remporté le prix du public au Festival International du Film d’Animation d’Annecy et le Prix Unicef pour les droits de l’enfance.

Il raconte l’histoire autobiographique d’un enfant prénommé Jung, né en Corée du Sud en 1965, et adopté à l’âge de cinq ans par une famille belge. Couleur de peau : Miel rend compte des nombreuses questions qui préoccupaient Jung Sik-Jun à des époques différentes de sa vie : au cours son enfance, pendant son adolescence, puis à l’âge adulte. A noter également qu’avant d’être adapté à l’écran, ce récit de vie fut raconté, sous forme d’un roman graphique[15]. En effet, avant de devenir narrateur et coréalisateur – avec le cinéaste français Laurent Boileau – de son parcours de vie dans le film, Jung Sik-Jun (également connu sous son nom d’adoption Jung Henin) mit sa vie en images et en récit dans le roman graphique qui, à l’instar du film, aborde maintes questions identitaires concernant ses origines et sa double appartenance culturelle.

Il est également important de rappeler que l’adoption de Jung, originaire de Séoul, eut lieu douze ans après la fin de la guerre de Corée (1950-1953) suite à laquelle plus de 200 000 enfants coréens étaient proposés à l’adoption internationale à travers le monde.

Voici comment Jung résume le contexte de son adoption dans le film où ses croquis n’épargnent pas ses parents adoptifs :

Une dizaine d’autres Coréens étaient arrivés en même temps que moi dans le village. Pour certaines familles adoptives, c’était chic d’avoir son petit Coréen, c’était comme avoir une voiture neuve, sauf que ça demandait un peu plus d’entretien. Mais, mes parents, ils s’en foutaient des voitures neuves. Je me suis toujours demandé pourquoi ils m’avaient adopté alors qu’ils avaient déjà quatre enfants ?

Couleur de peau : Miel se focalise sur le retour de Jung, déjà adulte, à son pays d’origine, tout en s’attardant sur des moments clés de sa vie en tant qu’enfant et adolescent. On le voit enfant, abandonné sans parent protecteur, en train d’errer dans les rues de Séoul, puis repéré et récupéré par un policier. Le film raconte ensuite son passage par un orphelinat américain, avant de remettre en scène son arrivée en Belgique où il fut accueilli, à l’aéroport, par sa famille adoptive qui avait déjà quatre enfants (trois filles et un garçon).

 Le film aborde le processus d’apprivoisement mutuel, en installant Jung dans une vie quotidienne où il aura tout à apprendre de sa famille et de son pays adoptifs. Si, dès le début, la mère adoptive apparaît comme une personne intransigeante et plutôt froide, la grand-mère maternelle est encore plus désagréable, alors que le père est montré sous des airs plus sympathiques. En même temps, la famille est perçue comme un groupe fraternel, potentiellement secourable, et capable d’entretenir des liens d’attachement particuliers, comme ceux qui se nouent rapidement entre Jung et sa sœur Coralie, élèves dans la même classe.

 Plus tard, on assistera à l’arrivée de Valérie, une nouvelle petite sœur âgée seulement de onze mois. Comme Jung, Valérie est coréenne, ce qui ne tarde pas à engendrer une rivalité fraternelle que Jung exprime avec les paroles suivantes : « Mais, c’est moi l’Asiatique de la famille ! Non mais, c’est vrai quoi ! ».

Parmi des autres scènes clés du film, citons celle où l’on découvre que Jung a volé des tickets de cantine à un camarade de classe. Le langage visuel de la scène en dit long sur les difficultés intra-familiales, lorsque la mère adoptive lance, en regardant Jung dans le rétroviseur : « Tu n’es qu’un voleur et un menteur, tu es une pomme pourrie Jung, une pomme pourrie dans un seau de pommes mûres fait pourrir toutes les autres ! Je veux que tu reste loin de MES ENFANTS . »

Si le film revisite ensuite les années au cours desquelles Jung a évolué vers l’âge adulte, les interrogations concernant ses origines et son adoption deviennent de plus en plus pressantes et envahissantes. Pour tenter d’y répondre, Jung décide de retrouver la ville où on l’avait trouvé, dans une ruelle, plus de quarante ans plus tôt.

La photo d’identité de Jung, trouvé seul dans la rue de Séoul.
Jung Sik-Jun à quarante-quatre ans, de retour à Séoul.

Témoin de ce voyage – dans l’espace et dans le temps – la caméra sauvegarde les moments des retrouvailles de Jung avec sa terre natale, lorsqu’il cherche à retrouver ne serait-ce que quelques traces de sa vie – histoire personnelle dont il ne connaît que ce que son maigre dossier d’adoption veut lui dire, en indiquant qu’il est de « père et mère inconnus ». En même temps, la réalisation du film fournit à Jung l’occasion de reprendre son travail de dessinateur, pour faire vivre, à sa façon graphique, son récit de vie.

Sur le plan structurel, tout se passe comme s’il s’agissait de faire face à la « maigreur » même du récit initial, en l’étoffant, en le complétant ; ce qui explique sans doute le choix du mode d’alternance entre vignettes et passages filmés pour refléter les diverses oscillations qui marquent la vie et l’identité de Jung.

Le film traite donc de la question des origines, de l’abandon, de l’adolescence et ses tourments, de la rivalité et du soutien fraternel, de la quête identitaire, de la difficulté à « faire famille », mais aussi des échecs de l’adoption, du déracinement et des enjeux identitaires d’un point de vue affectif et culturel.

 A l’adolescence, Jung découvre, grâce à son amie Kim, pour la première fois, ce qu’il appelle : « des vrais Coréens ». Mais, à dix-sept ans, tourmenté par des préoccupations intérieures, il quitte le domicile familial et trouve refuge chez un abbé où il se nourrit exclusivement de riz pimenté au tabasco, ce qui finit par lui causer des problèmes de santé et rendre nécessaire son hospitalisation.

 Son comportement de repli témoigne d’une tristesse dépressive qui conduit Jung à évoquer les suicides d’autres enfants coréens adoptés dans son village, notamment, lorsqu’il perd sa sœur Valérie, qui meurt dans un curieux accident de voiture, jamais explicité. En revenant sur cette disparition, le narrateur du film prononce les paroles troublantes : « Elle s’appelait Lee Sung-Sook à sa naissance et elle est morte en s’appelant Valérie. Elle avait vingt-cinq ans. L’adoption était un sujet tabou entre nous. Pourtant, nous aurions pu faire ce voyage ensemble ».

3. Regard et parole de l’enfant sur l’adoption   

Ce qui retient l’attention, ce sont les divers éléments d’originalité qui émergent au cours du film Couleur de peau : Miel qui pourraient être abordés comme autant d’axes cliniques de lecture. Pour rester suffisamment synthétique, nous en avons retenu quatre.

Le film aborde la question de l’adoption du côté de l’enfant, pour témoigner de ses interrogations, peurs, angoisses, et au sens plus large, de sa quête identitaire. Par ailleurs, la stratégique filmique, très inhabituelle et originale, rend audible la voix de l’enfant déraciné et adopté. S’il s’agit d’une voix incarnée par un personnage animé, représentant Jung enfant (mis en voix par le jeune Arthur Dubois), la stratégie vocale du film permet également à l’enfant devenu adulte de s’exprimer par le procédé de la voix off. Notamment, lorsque Jung – désormais adulte – est filmé sur un mode reportage, en s’adressant, lors des séquences en prises de vues réelles, aux spectateurs du film, pour partager avec eux son vécu et ses commentaires de ce vécu.[16]

Voici les paroles prononcées en début de film :

Je m’appelle Jung, je suis né ici, quelque part en Corée, j’ai quitté ce pays lorsque j’avais cinq ans. Aujourd’hui j’en ai presque quarante-quatre et c’est la première fois que je reviens, alors voilà, ceci est mon histoire, l’histoire d’un enfant qui quitte son pays natal parce qu’un jour au bas d’un papier quelqu’un a écrit : « Recommandé pour l’adoption, couleur de peau : miel ».

En tant que narrateur du récit, Jung prend régulièrement la parole, au point où celle-ci nous plonge, par le ton de la confidence, dans un bain sonore intime. En employant le pronom « je », comme il le ferait en écrivant un journal personnel, le narrateur-cinéaste nous ouvre les pages de son journal intime cinématographique, pour nous inviter à devenir témoins de son histoire. Lorsqu’il nous convie à découvrir son récit, auditivement et visuellement, on se retrouve à la place privilégiée d’un confident. De ce fait, le procédé parvient à établir une proximité affective qui ne peut que toucher le spectateur, mobiliser son empathie et encourager les processus d’identification. Finalement, adopté ou pas, chacun d’entre nous porte en soi des souvenirs enfouis d’enfance blessée, car il n’est pas d’histoire de vie sans trébuchements.

4. L’auto-narration cinématographique   

Grâce à ce film, Jung Sik-Jun prend donc à la fois la place du narrateur et du co-créateur du film. En employant le « je », l’auteur de sa propre histoire dont il fabrique et organise le récit. On pourrait ainsi dire qu’il s’installe dans un « travail d’auto-narration cinématographique », et développe une capacité onirique qui donne au récit filmique son allure poétique, imaginaire et mythique.

L’acte de création aura des effets de holding, surtout dans la mesure où il viendra soutenir les assises identitaires de Jung en lui permettant de se ressaisir subjectivement de son histoire. Si Jung avait certes déjà commencé ce travail en tant que dessinateur, le cinéma lui procure d’autres outils et dispositifs de création, notamment grâce à la possibilité de mêler le son à l’image. L’histoire se fait plus fluide, en s’affranchissant du cadre des vignettes graphiques, le tout dans une nouvelle liberté expressive. Et, une fois sur la scène du cinéma, Jung cumule les positions, à la fois comme narrateur, acteur (en jouant son propre rôle) et co-réalisateur.

Si on ne peut pas changer son passé, si on ne peut pas changer son enfance, si on ne peut pas changer les événements de souffrance qui marquent son histoire, alors que peut-on changer ? Finalement ce que l’on peut changer, c’est le regard que l’on porte sur cette vie passée, sur soi, sur les blessures d’enfance, pour éviter les effets de répétitions et l’envahissement traumatique du passé dans le présent et l’avenir.

C’est sans doute ce que tente de faire Jung Sik-Jun, en élaborant une nouvelle mise en sens de son parcours de vie, en profitant du décalage offert par la création cinématographique. Le fait même de réaliser le film avec quelqu’un souligne cet effet de décalage, vu la prise d’écart rendue possible par la collaboration avec son ami et co-réalisateur Laurent Boileau. La présence de celui-ci et de toute une équipe de tournage dans le cadre d’un travail collectif, facilite indubitablement la transformation de l’expérience de vie privée, à caractère traumatique, sous une forme symbolique et culturelle, perceptible, visualisable, comme un acte de création. Tout en sachant que « le symbolique suppose une tension entre le même et le différent[17]», ainsi que le rappelle Jean Foucart.

5. Une démarche rétrospective sur le divan du cinéma

Jung Sik-Jun s’engage donc dans un récit qui le conduit vers le passé. On ne peut alors manquer de remarquer qu’il procède comme le ferait un patient en analyse. L’auteur s’installe, en quelque sorte, sur le « divan du cinéma », pour nous inviter à plonger dans ses souvenirs d’enfance, dont il fait le récit après coup, dans le cadre d’un travail de reconstruction. En témoigne la manière dont le récit s’organise sous forme d’un défilé d’images et de paroles portées par une musique qui assure, soutient la continuité de l’histoire. Celle-ci lie le récit, fait trait d’union, à l’instar de la voix off, ou bien encore comme le font les traits de crayon de Jung que l’on voit en train de dessiner devant la caméra.

Notons également que le mode oscillatoire de Couleur de peau : Miel permet l’organisation du scénario dont le fil est associatif, plutôt que chronologique, selon un principe qui recouvre celui de l’association libre cher à la pratique psychanalytique. On glisse d’une représentation à une autre, d’une image à une autre, du passé au présent, et du présent au passé – selon une logique subjective organisée par le narrateur. Par conséquent, si le récit est certes rétrospectif, il est en même temps reconstruit et réorganisé, et vient faire enveloppe de sens .

Tout au long du film, Jung apporte – sur « le divan du cinéma » – ses rêves et ses cauchemars, riches de sens, d’effets de déplacement, de condensation dont la symbolique figurative est transparente. Par le recours aux logiciels, des décors imaginaires peuvent être créés en défiant les contraintes du réel, contribuant ainsi au travail métaphorique. L’exemple le plus saisissant, repris à plusieurs fois, est celui d’un un arbre aux racines immenses et enchevêtrées dans lesquelles se perdent une femme enceinte et un fœtus.

On est tout aussi frappé par la manière dont le film entrelace le présent et le passé au cours de la ré-écriture cinématographique d’un récit de vie – qui est très souvent également un récit de famille. Un récit non seulement d’une famille adoptive réelle, mais d’une famille biologique irréelle, rendue réelle par la création filmique. Car, si Jung nous plonge dans l’univers de son passé, ce passé ne s’avère jamais totalement révolu, comme les soulignent les images (photographies, dessins, croquis, etc.) rapportées de son premier voyage retour en Corée.

Pour ranimer le passé, le film d’animation de Laurent Boileau et de Jung Sik-Jun rejette le pathos et privilégie souvent l’humour, tout en multipliant les allers et retours entre hier et aujourd’hui, l’Europe et l’Asie, le pays d’adoption (la Belgique) et la terre natale (la Corée). Ils font alors un usage récurrent de la technique du flash-back, voire du flash-back dans le flash-back. Au lieu de créer un effet d’éclatement, ces retours dans le à priori « révolu » soutiennent un mode de création qui engage non seulement différents niveaux temporels, différentes strates de remémoration, mais différentes modalités narratives. Même la colorimétrie se met au service de la narration : le noir et le blanc, le gris, surgissent pour évoquer les souvenirs traumatiques ; la couleur ocre, et celle du « miel » emblématique étant réservés aux flash-back qui renvoient aux moments plus joyeux dans la famille adoptive, mais aussi à la rencontre onirique avec la mère biologique.

En même temps, l’aspect sans aucun doute le plus fascinant de Couleur de peau : Miel est de suivre comment l’enfant adopté, devenu adulte, se fait cinéaste en revisitant son histoire. Car c’est à travers ce processus créateur que Jung parvient à réapproprier son histoire, à la lire de façon nouvelle, à la réécrire en liant présent et passé par le travail de narration cinématographique. En effet, le fait de témoigner ainsi de son histoire, en la portant à l’écran pour la partager avec le publique, en public, lui permet paradoxalement de se l’approprier sur le plan privé, sur le plan interne, via le travail psychique d’historisation.

6. Hybridité et roman familial cinématographique

Couleur de peau : Miel nous propose un kaléidoscope d’images très variées.

Outre les images de l’univers des bandes dessinées et du cinéma d’animation, on y trouve des images du type documentaire – images d’archives, télévisuelles de la Corée, associées à des cartes (qui feront se rencontrer petite et grande histoire), mais aussi des images filmées au cours du retour de Jung à Séoul. Tout aussi important : la présence d’extraits des films de famille en Super 8, sortis des archives familiales de la famille Henin, et celle des vraies photos – à commencer par la photo d’identité collée sur le dossier d’adoption de Jung, avant son entrée dans les films et photos de famille de sa famille adoptive.

A partir de ces éléments d’apparence disparate et hétérogène, les deux coréalisateurs tissent une fresque à la fois réaliste et onirique, en faisant coexister fiction et faits réels, pour rassembler les différents morceaux constitutifs de l’histoire de Jung. Or, comme le montre si bien Couleur de peau : Miel, il manquera toujours des morceaux à cet ouvrage cinématographique. Malgré cela, sa texture trouée constituera un miroir dans lequel Jung pourra se re/connaître. En témoigne la présence récurrente du miroir, notamment lorsque le jeune Jung, déguisé en Samouraï, s’initie aux gestes du combattant japonais traditionnel devant la glace de la chambre maternelle ; ou encore quand il s’observe à Séoul, dans le reflet de la vitre du train, avec le paysage qui défile en floutant son image.

Ainsi, c’est grâce à l’hybridité générique de leur film que Boileau et Jung Sik-Jun parviennent à mettre en place un étrange espace transitionnel où se développe une rêverie capable d’engager à la fois le personnage principal (Jung), et nous, les spectateurs.

En faisant rencontrer, ou bien heurter, images « extérieures » (documentaires, documents réels) avec images « intérieures » (oniriques, poétiques), en croisant le passé et le présent, l’enfance et l’âge adulte, terre natale et terre adoptive, mère adoptive et mère « biologique », le réel et l’imaginaire, dessins et photos, images fixes et images animées, figuration et parole, hier et aujourd’hui, ici et là-bas, etc., Couleur de peau : Miel réussit non seulement le pari (en soi « fou » ou « insensé ») d’un projet artistique à facettes multiples.

Ainsi, en mettant en jeu tous ces éléments, en mettant en évidence la réalité, historique et intime, des milliers d’enfants coréens adoptés, tout en convoquant le rêve et le mythique, l’ouvrage filmique de Laurent Boileau et de Jung Sik-Jun finit par se présenter comme un roman familial cinématographique aux effets de holding onirique. Car si Jung nous invite à participer à son retour dans son pays d’origine, il s’agit d’un voyage intérieur, d’un difficile et fabuleux voyage au cœur de soi-même qui, pour se réaliser, doit se révéler face à un public, pour être ainsi – comme toute création artistique – complétée et « soutenue » par la perception de chaque spectateur qui lui confère un sens, par définition variable, toujours à redécouvrir.

L’hybridité esthétique ainsi constatée et observée résonne donc, indéniablement, avec ce que l’on pourrait appeler « l’hybridité identitaire » de Jung, personnage issu de mixité. Avec Couleur de peau : Miel, le dessinateur, narrateur et coréalisateur du film cherche à organiser les retrouvailles avec lui-même, ce qui l’amène à tenter de réconcilier les différents temps de son histoire, pour les inscrire dans une continuité. Lorsqu’il est ainsi conduit à revisiter son roman familial, tout l’enjeu est de savoir comment faire avec sa différence, comment traiter et représenter la question de sa double appartenance familiale et sa double appartenance socio-culturelle.

Au-delà de ce film particulier, c’est tout l’enjeu du roman ou récit familial. On voit Jung dépeindre, pour commencer, une mère froide, capable lui administrer des punitions corporelles. Alors que cette mère ne semble pas répondre à ses attentes affectives, on voit Jung sombrer dans une tendance au repli, et s’accrocher dans ces moments-là, au fantasme d’une mère biologique bienveillante secourable, avec qui il organise des rencontres rêveuses, dans des lieux de refuge imaginaires. Ne connaissant pas cette dernière, il a tout le loisir de l’inventer, de la rêver au service de son désir et de ses besoins de réparation narcissique. Il nous invite d’ailleurs au cœur de son mouvement onirique, en partageant avec nous ses dialogues imaginaires avec elle.

En voici un exemple particulièrement parlant :

Tu devais probablement être une mère célibataire, tu as dû m’aimer de toutes tes forces… jusqu’à ce que tu ne puisses plus t’occuper de moi. Si tu m’as abandonné, je ne t’en ai jamais voulu… A chaque fois, que je pensais à toi… j’avais l’impression que tu étais à mes côtés. Tu me semblais si proche… et en même temps si lointaine …

Le scénario répond donc, dans un premier temps, au principe du clivage qui, sur le plan psychique, organise le roman familial : d’un côté une mère bonne et bienveillante, la mère des origines, et de l’autre, la mauvaise mère, la mère adoptive, peu empathique et mal-aimante. (En sachant que par ailleurs, le père est montré comme peinant à prendre sa place face à sa femme très autoritaire.)

Mais progressivement le récit évolue et révèle les marques d’amour et de tendresse de la mère adoptive, comme si Jung apprenait progressivement à reconnaître les expressions affectives maternelles bien souvent silencieuses. La fin du film présente la réconciliation nécessaire des deux figures maternelles.

Conclusion : La réconciliation des imagos maternelles et le secret de famille

Si, tout au long du film, Jung cherche désespérément à rattraper le fantôme maternel incarné par sa mère de naissance, la fin de Couleur de peau : Miel se laissera imprégner par une toute autre impression.

On y voit Jung la suivre de dos, et alors qu’elle s’éloigne – avec sa grande robe et sa belle ombrelle – il semble avoir opéré son deuil, et pouvoir enfin lâcher ce scénario imaginaire. Car il a trouvé, soudain, auprès de sa mère adoptive, une parole lui exprimant la place affective qu’elle lui accorde. C’est d’ailleurs à ce moment-là, pour la première fois dans le film, que Jung s’adresse en voix off directement à sa mère adoptive :

Alors maman quand quelqu’un te demandera d’où je viens : tu lui diras que je viens d’ici mais aussi d’ailleurs, j’ai une partie occidentale et l’autre orientale, je suis européen mais aussi asiatique, je ne suis ni blanc, ni noir, la couleur de ma peau est miel.

Autrement dit, il ne suffit pas que les parents adoptent l’enfant, mais il faut aussi que l’enfant adopte ses parents. Cette constatation ouvre la question de l’adoptabilité de l’enfant qui ne doit pas être traitée uniquement sous un angle juridico-administratif, mais également sous un angle psychologique.

La très belle scène finale du film est d’autant plus cruciale, que c’est à cet instant-là que la mère adoptive révèle un douloureux secret de famille : celui de l’enfant qu’elle avait perdu avant l’adoption de Jung. La levée du non-dit, par la parole maternelle, donne brusquement un tout autre sens aux modalités relationnelles qu’elle avait établies avec lui.

A partir de cette soudaine révélation s’ouvre une toute autre lecture possible du film, surtout si l’on tient compte des théories sur la question de la transmission psychique inconsciente inter- et transgénérationnelle. La levée du secret de famille informe sur les motivations inconscientes de la démarche d’adoption, où Jung fait figure d’enfant de remplacement, d’enfant-consolateur dans l’imaginaire maternel. Car tant que la mère n’a pas fait le deuil, le danger est pour Jung de rester enfermé dans la prison du secret de famille avec le fantôme de l’enfant mort. Qu’une parole puisse être tenue par cette dernière à ce propos permet à Jung de retrouver du sens dans les conduites, finalement paradoxales, de celle-ci, la mère souhaitant sans doute, inconsciemment, la venue de cet enfant adopté pour combler l’absence de l’enfant perdu, tout en lui reprochant, sur le plan inconscient, d’être vivant alors que l’autre n’est plus.

La lecture clinique proposée ici dans le cadre de l’exploration des enjeux psychologiques à la source du geste cinématographique dans Couleur de peau : Miel nous a permis de mettre en évidence qu’au-delà du visible opère le travail invisible de l’inconscient. C’est Walter Benjamin qui parle de « l’inconscient optique », pour souligner qu’il « est possible de voir apparaître ce qui se dérobe au regard naturel et ordinaire »[18] dans les œuvres visuelles. La création artistique, le recours à l’art comme issue cathartique, comme voie de sublimation, comme moyen d’expression et de symbolisation existe depuis bien longtemps, mais l’exploration artistique de Jung nous rappelle que l’acte créateur permet, également, au sujet de se réinventer par le recours au travail d’esthétisation et le jeu délibéré avec les frontières et figures génériques.

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WINNICOTT, Donald Woods, « Vivre Créativement », in Conversations ordinaires, Paris, Gallimard, 1988, p. 43-59.

[1] Loncan, Anne, « Introduction », Le Divan familial 2012/1, n° 28, p. 7, https://www.cairn.info/revue-le-divan-familial-2012-1-page-7.htm, consulté le 10 avril, 2023.

[2] Le concept psychanalytique de holding (dérivé du verbe anglais « to hold », porter, sou/tenir) renvoie à l’idée du « portage », du « maintien ». Il désigne l’ensemble des soins donnés à l’enfant par la mère, et la capacité de celle-ci à contenir les angoisses de l’enfant sur le plan physique et psychique.

[3] FREUD, Sigmund, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, trad. de l’allemand et annoté par Marie Bonaparte, Paris, Gallimard, 1927 (1910).

[4] BRUN, Anne, Aux origines du processus créateur, Paris, Erès, 2018, p. 11-12.

[5] LAPLANCHE, Jean, PONTALIS, Jean-Bertrand, Le vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Presses Universitaires de France, 1967, p. 465.

[6] ROUSSILLON, René, Le transitionnel, le sexuel et la réflexivité, Paris, Dunod, 2009, https://www.cairn.info/le-transitionnel-le-sexuel-et-la-reflexivite–9782100523085.htm, consulté le 10 avril, 2023.

[7] Ibid., p. 160.

[8] WINNICOTT, Donald Woods, Jeu et réalité. L’espace potentiel, trad. par Claude Monod et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, 1975 (1971).

[9] WINNICOTT, Donald Woods, La mère suffisamment bonne, trad. de l’anglais par Jeanine Kalmanovitch, Paris, Payot, 2006 (1953).

[10] Brun, Anne, « Interaction entre art et clinique : créativité et création », in Anne BRUN et Bernard CHOUVIER, Manuel des médiations thérapeutiques, Paris, Dunod, 2013, p. 226, https://www.cairn.info/manuel-des-mediations-therapeutiques–9782100570225-page-203.htm, consulté le 10 avril 2023.

[11] Ibid.

[12] Roussillon, René, « Le besoin de créer et la pensée de D.W. Winnicott », in Le carnet PSY, 3, 2011, p. 44, https://www.cairn.info/revue-le-carnet-psy-2011-3-page-40.htm, consulté le 10 avril, 2023.

[13] ANZIEU, Didier, Le corps de l’œuvre : essais psychanalytiques sur le travail créateur, Paris, Gallimard, 1981, p. 95.

[14] BRUN, Anne, TALPIN, Jean-Marc, Cliniques de la création, Bruxelles, De Boeck, 2007.

[15] Le film est tiré du roman graphie éponyme (publié en quatre tomes dont deux après la sortie du film). Voir Jung, Couleur de peau : Miel (4 tomes), Soleil, coll. Quadrants, 2007 à 2016.

[16] Notons toutefois que l’impression d’un contact vocal direct avec le personnage autobiographique est quelque peu troublée par la découverte que la voix entendue, censée émanée de Jung lui-même, est en réalité celle de William Coryn, acteur qui a doublé bon nombre d’autres personnages connus au cinéma.

[17] Foucart Jean, « Formes symboliques, aisthésis et lien social », in Pensée plurielle, 2002/1, n° 4, p. 136, https://www.cairn.info/revue-pensee-plurielle-2002-1-page-121.htm, consulté le 10 avril, 2023.

[18] ANGELUCCI, Daniela, « L’inconscient optique comme ‘cinépotentialité’ : contingence et animisme du cinéma, Chimères 2016/2, n° 89, p. 37. https://www.cairn.info/revue-chimeres-2016-2-page-36.htm, consulté le 10 avril, 2023.

2-

Absence et présence de la famille dans l’œuvre cinématographique de Charlie Chaplin

Morgane JOURDREN

Université d’Angers, laboratoire CIRPaLL

Introduction

Aux yeux de ce pays puritain et conservateur que sont les Etats-Unis de la fin du XIXe et du début du XXe siècles, la famille, au sens traditionnel du terme, incarne en grande partie le bonheur à l’américaine auquel chaque citoyen peut légitimement prétendre. Si l’on en juge par les images et les commentaires diffusés à l’époque par la presse écrite et notamment par les magazines, la famille constitue à la fois un gage d’américanité et le lieu privilégié où l’individu, homme ou femme, est censé s’épanouir. Seules quelques voix, dont celle de l’anarchiste et féministe Emma Goldman (1869-1940), s’élèvent en ce début du XXe siècle, pour dénoncer ce qui ne serait, dans l’esprit des contestataires de l’idéologie dominante, qu’une tromperie montée par les autorités politiques et religieuses pour mieux asservir les individus.

Si la famille se trouve au cœur de la représentation traditionnelle de l’américanité, cette institution sociale fait singulièrement figure de grande absente dans l’œuvre de Charles Chaplin, cinéaste, acteur, scénariste et producteur, qui monte sur scène, pour la première fois, à l’âge de cinq ans.

L’absence de représentation de la cellule familiale dans l’œuvre du cinéaste s’explique, du moins en partie, par le traumatisme d’une enfance marquée par une extrême misère, tant matérielle qu’affective, au sein d’une famille de pauvres « saltimbanques » dans un quartier crasseux de Londres. Le père, en proie à l’alcoolisme, abandonne le domicile conjugal et ses trois enfants, dont le petit Charles Spencer Chaplin, alors âgé de trois ans, et meurt prématurément à l’âge de trente-sept ans. La mère, chanteuse et actrice de music-hall qui guide les premiers pas de son fils vers son futur métier d’artiste, est internée dans un hôpital psychiatrique alors que Charles n’a que quatorze ans.

Le fait que les films de Chaplin ne comportent pas vraiment de scènes de bonheur conjugal reste également intimement lié à une vision plus générale du monde qui se dégage de l’œuvre du cinéaste. Celle d’un monde éclaté, souvent proche de l’absurde, où l’individu est constamment tiraillé entre le besoin d’enracinement et le besoin de fuir pour se jouer – comme le personnage emblématique de Charlot (« The Little Tramp ») – des multiples leurres de la société moderne et des diverses formes d’aliénation que celle-ci engendre.

  1. Images de vie familiale dans l’œuvre de Chaplin

Dans l’œuvre de Chaplin, on trouve certes, çà et là, des scènes de vie familiale, mais à visée essentiellement burlesque et sans véritable portée sociologique.

C’est le cas dans Une journée de plaisir (A Day’s Pleasure, 1919), où un homme à la stature imposante provoque en duel un Charlot qui, en proie au mal de mer, a malencontreusement posé sa tête sur les genoux de son épouse. Dans Charlot et Mabel en ménage (Mabel’s Married Life, 1914), c’est, à l’inverse, un petit bout de femme, outrée de voir son époux flirter avec la femme de Charlot, qui tente d’étrangler sa rivale, avant de saisir son mari par le bras et de l’emmener sans ménagement.

Charlot papa (His Trysting Place,1914).

Parmi ces scènes classiques du répertoire burlesque des débuts du cinéma muet, on retiendra aussi, dans la même veine, l’image d’un Charlot père de famille dans Charlot papa (His Trysting Place, 1914). Chargé par Mabel, son épouse (Mabel Normand), de s’occuper de leur petit dernier, Charlot non seulement promène l’enfant en le tenant par le haut de sa barbotteuse, mais le laisse aussi jouer avec un revolver et le place sans sourciller près d’un poêle brûlant. Là encore, il s’agit, surtout et avant tout, de camper un personnage burlesque, en décalage évident par rapport aux valeurs de la société dominante.

Dès les premiers films de Chaplin apparait ainsi toute une série d’images furtives, d’esquisses rapides qui jettent les bases d’une fresque filmique sur la société américaine.

Dans Une journée de plaisir (A Day’s Pleasure, 1919), l’on trouve, cette fois, le petit homme dans le rôle, en soi inhabituel, d’un père de famille qui souhaite goûter aux plaisirs d’une journée de repos auprès de son épouse et de ses enfants. Nous découvrons alors un Charlot endimanché, accompagné de son élégante épouse et de leurs deux fils, habillés en petits Charlots, qui s’installent dans une Ford modèle T pour passer une journée d’excursion à la mer.

Le périple sera toutefois jalonné d’incidents, qui viennent gâcher la promesse d’une belle journée. Du transat récalcitrant à bord du bateau aux soubresauts du moteur de la célèbre Ford T[1], les objets et la mécanique n’en font qu’à leur tête et prennent le dessus sur la volonté humaine. Les déboires que connait cette petite famille américaine, en butte, de surcroît, à une circulation perturbée sur le chemin du retour, appartiennent certes au répertoire burlesque, mais montrent également à quel point la machine fait désormais partie de la vie familiale, pour le meilleur et pour le pire.

Une journée de plaisir (A Day’s Pleasure, 1919).

L’on peut souligner également la façon dont Une journée de plaisir (A Day’s Pleasure 1919) s’organise autour d’un couple familier – un bon père de famille et une mère au foyer – tel qu’il est célébré par la presse, la publicité et les magazines de l’époque dans une Amérique du début du XXe siècle pétrie de puritanisme et/ou de valeurs victoriennes. La famille est présentée comme l’unité ou rouage fondamental de la société capitaliste, garant de l’ordre social, mais aussi comme le lieu où sont censées être canalisées les velléités de révolte ou la sexualité débridée susceptibles de déstabiliser l’équilibre de toute une société.

Ce portrait à visée à la fois comique et satirique d’une famille censée profiter pleinement des bienfaits de la « nouvelle société industrielle » est d’autant plus frappant qu’il est rare chez Chaplin. Le cinéaste, en effet, s’intéresse peu à la famille traditionnelle, préférant se focaliser sur le sort des êtres plus fragiles, comme les femmes seules en difficulté, les orphelins ou les enfants abandonnés et livrés à eux-mêmes.

On pense naturellement au premier long métrage de Chaplin, Le Gosse (The Kid, 1921), qui montre à l’écran un nourrisson abandonné par une mère, seule et sans ressources. Trouvé à côté d’une poubelle, dans une ruelle sordide, par un pauvre vitrier – qui ne tardera pas à devenir, le temps d’un film, son père adoptif ou de substitution – ce Gosse constituera avec Charlot une famille singulière. Ensemble, ils formeront une équipe redoutablement efficace, le Gosse étant chargé de casser les vitres que le père viendra ensuite remplacer. Un partage ingénieux des tâches qui leur permettra de subvenir tant bien que mal à leurs besoins.

Réalisé à l’époque où les Etats-Unis connaissent une forte croissance économique qui ne saurait faire oublier des inégalités sociales grandissantes entre la majorité des citoyens et les « happy few », Le Gosse (1921) nous renvoie à l’enfance de Chaplin. Les décors du film ne sont d’ailleurs pas sans rappeler les quartiers et logements délabrés du Londres victorien de la fin du XIXe, où a vécu le cinéaste.

Le Gosse (The Kid, 1921)

Outre ce film où le Gosse plein de malice interprété par Jackie Coogan (1914-1984) incarne l’alter ego du jeune Chaplin, il y a, bien sûr, également la Gamine des Temps modernes (Modern Times, 1936), jouée par l’actrice Paulette Goddard (1910-1990). Son personnage féminin, au mémorable regard de pirate, couteau entre les dents, qui incarne une forme de fraternité avec les exclus, n’hésite pas à voler un régime de bananes pour les enfants des rues et ses petites sœurs affamées. Dans une autre scène, tiraillée par la faim, l’intrépide jeune fille fixe les pâtisseries dans la vitrine d’une boulangerie avant de voler un pain. En fuyant la police, la Gamine croise le chemin de Charlot et entame avec lui une histoire pleine de rebondissements dans un monde hostile où les personnages chapliniens en sont réduits à user d’expédients pour survivre.

Comme l’a suggéré José-Augusto Franca, l’imaginaire de Chaplin reste profondément marqué par la mémoire d’innombrables enfants victimes de différentes formes d’esclavage[2]. L’Amérique présentée à l’écran par Chaplin a ainsi indéniablement un air de famille avec l’Angleterre de Charles Dickens (1812-1870), auteur de mémorables portraits littéraires de jeunes enfants issus de l’univers victorien. Outre le roman de formation partiellement autobiographique de David Copperfield[3], Chaplin a d’ailleurs lu, bon nombre de fois, Oliver Twist[4], le récit d’un orphelin de mère, abandonné par son père, dont l’expérience douloureuse du monde a été plusieurs fois adaptée au grand écran. Oliver Twist comme Charlot sont deux laissés-pour-compte confrontés à un monde régi par la loi du plus fort où, pour survivre, la débrouillardise est de mise.

  1. Du mythe de l’amour au désenchantement du mariage

Le monde à la fois chaotique et ordonné de Chaplin laisse entrevoir des espaces de rêve et de liberté dans lesquels naissent parfois des amours a priori impossibles entre des êtres issus de milieux différents.

C’est le cas, par exemple, dans Charlot veut se marier (A Jitney Elopement, 1915), un court métrage sur la relation entre un vagabond et une jeune fille de bonne famille. Séquestrée par son père qui veut marier cette dernière à un aristocrate, le Comte Chloride de Lime (Leo White), Edna (Edna Purviance) refuse de se soumettre aux injonctions paternelles et finit par s’enfuir avec Charlot pour échapper à ce mariage forcé.

Rares sont cependant les épisodes, chez Chaplin, où les aspirations de l’individu prennent le pas sur la loi imposée par la société. Généralement, c’est la société qui a le dernier mot et qui, d’une manière ou d’une autre, rattrape et contraint celui qui marche à contre-sens ou en dehors des clous.

Un roi à New York (A King in New York, 1957) est, à cet égard, des plus explicites. S’adressant à sa femme (Maxine Audley) qui demande le divorce, le Roi Shahdov (Charles Chaplin) résume leur mariage arrangé en ces termes : « Irène, nous avons toujours été bons amis, mais hélas, guère davantage. Comme vous le savez, notre mariage fut une affaire d’Etat. Vous n’avez pas été heureuse, et moi non plus ».

Le même constat amer est dressé par Ogden (Marlon Brando) et Martha Mears (Tippi Hedren) sur leur mariage raté dans La Comtesse de Hong Kong (A Countess from Hong Kong, 1967) : « Nous nous sommes laissés berner par notre désir de bonheur. J’allais dire d’amour, mais je ne crois pas que ni l’un ni l’autre sachons ce que ce mot veut dire », admet Martha. Son constat, sans appel, souligne le profond sentiment de vide et de lassitude né d’une union imposée par une société engoncée dans ses principes mortifères.

Le projet de mariage et de création d’une famille qui, selon le discours dominant et l’imaginaire populaire, étaient censés couronner l’amour entre deux êtres, apparait ainsi comme un véritable piège tendu à l’individu par la société pour mieux le tenir sous sa coupe. C’est d’ailleurs ce que dénonce Emma Goldman, pour qui le mariage et l’amour sont loin d’aller de pair. Loin de répondre aux mêmes besoins de l’individu, le mariage ne serait ainsi qu’un marché de dupes auquel sont contraints les époux par la société et par l’Eglise qui voient en l’institution un rempart contre toute velléité de désordre.[5]

En gardant à l’esprit ces idées de l’anarchiste la plus redoutée d’Amérique, le mariage ne serait-il pas un contrat financier plus ou moins contraignant ? Telle est la question que semble poser, en filigrane, Chaplin, lorsqu’il filme, par exemple dans Le Gosse (The Kid, 1921), le mariage d’une jeune fille convolant « en justes noces » avec un homme bien plus âgé qu’elle. Le gros plan sur les pétales qui se détachent du bouquet de roses de la mariée, piétinées par celui qui vient de devenir son époux, anticipe sur la nature réelle d’une relation qui semble relever davantage d’un arrangement financier que d’une relation amoureuse.

Le regard de la jeune épouse fait penser à celui, tout aussi perdu, de la jeune mère célibataire qui, après avoir abandonné son nouveau-né, envisage de mettre fin à ses jours. Aussi différentes que soient leurs trajectoires, les deux femmes ont des destins identiques, victimes de la même morale puritaine qui entend contrôler la sexualité des individus par le biais de l’institution du mariage.

Chaplin égratigne encore un peu plus l’institution matrimoniale dans L’Opinion publique (A Woman of Paris, 1923). Ainsi, lorsque Pierre Revel (Adolphe Menjou), rentier fortuné et séducteur invétéré, tente de rassurer sa maîtresse Marie Saint-Clair (Edna Purviance) sur l’avenir du couple qu’ils forment, il affirme que son prochain mariage avec une riche héritière ne changera rien et que tout continuera comme avant – comme si le mariage n’avait, en fin de compte, aucune importance. Au spectateur de se faire alors sa propre idée sur l’objet de ce contrat et de se demander s’il ne s’agit pas d’un simple arrangement financier entre « deux grandes fortunes », ainsi que le laisse entendre la formulation convenue du faire-part rédigé pour l’occasion. Et lorsque Revel se moque de la jeune femme qui rêve de mariage et d’enfants, celle-ci rétorque : « Je veux un vrai foyer, des enfants et un homme qui me respecte ». Le dialogue s’interrompt lorsqu’ils aperçoivent par la fenêtre un père de famille, les bras encombrés de multiples bagages, en train de traverser la rue devant sa femme et ses enfants. Deux gamins se querellent au beau milieu de la rue, alors que la mère agacée, un nourrisson dans les bras, les exhorte à avancer.

Devant cette scène d’une vie ordinaire, Pierre lance à Marie, non sans ironie : « Est-ce cela que vous voulez ? ».

L’Opinion publique (A Woman of Paris, 1923).

Le mariage et la famille apparaissent ainsi, dans plusieurs films de Chaplin, à la fois comme un fardeau et un instrument d’oppression au service d’un système inique qui dénie à l’individu toute liberté. Sous couvert de protection de l’individu et de son droit au bonheur conjugal, le mariage est présenté comme un contrat dont les parties signataires sont créancières l’une de l’autre.

On retrouve cette même vision dans Monsieur Verdoux[6], un film parlant sorti en 1947, plus proche du drame que de la comédie, dans lequel un bon père de famille et employé de banque (Charles Chaplin) perd son travail suite au Krach de 1929 et choisit un bien étrange moyen pour régler ses problèmes financiers. Il n’hésitera pas à courtiser, séduire et épouser de riches veuves, avant de les assassiner en usant de multiples stratagèmes.

Ce virage professionnel macabre n’occultera pas la facette solaire de ce personnage clivé, soulignée d’ailleurs par le code hollywoodien qui montre l’être aimé dans un plan large baigné de lumière. Le retour à la maison familiale de Monsieur Verdoux s’accompagne ainsi des cris de joie de son fils Peter (Allison Roddan) et du sourire de son épouse handicapée Mona (Mady Correll). C’est toutefois la mort dans l’âme qu’il s’assoit auprès de son épouse, en fauteuil roulant, pour célébrer leur dixième anniversaire de mariage. Dès le lendemain, il repart s’occuper de ses affaires. Après tout, « Business is business », comme le répète cet acharné de « travail », polygame cynique – mais aussi époux modèle et bon père de famille – qui s’approprie, de bien curieuse manière, le mythe du self-made man dans ce film des plus sombres.

Monsieur Verdoux (1947).

Dans son article sur le couple chez Chaplin, Francis Bordat note que presque tous les couples chapliniens « sont entachés, au mieux, d’un pessimisme discret, au pire, d’une dérision affichée – qui se transforme parfois en la plus féroce des satires. Faire des enfants prête aussi à rire : la fécondité des comparses de Charlot fait régulièrement l’objet de moqueries appuyées[7] ».

Pour illustrer ces propos, rappelons la séquence dans Charlot policeman (Easy Street, 1917) où Edna (Edna Purviance), jeune missionnaire qui a remis Charlot dans le droit chemin, et le petit homme, devenu policier, rendent visite aux familles dans le besoin dans un quartier mal famé de la ville. A la vue d’une famille qui ne compte pas moins de dix enfants, le jeune policier salue le père, un homme chétif et souffreteux, et le congratule chaleureusement pour avoir fait montre d’une telle vitalité. Quelques instants plus tard, voilà Charlot qui lance à la volée des poignées de grain en direction de l’impressionnante progéniture, comme s’il était entouré de poussins dans une basse-cour.

On trouve dans d’autres films de Chaplin ce même type de vision imprégnée d’humour, de critique sociale et de compassion vis-à-vis de ces familles nombreuses que la presse de l’époque cite en exemple. C’est le cas dans Charlot artiste peintre (The Face on the Bar Room Floor, 1914)[8] où Charlot, cette fois-ci artiste peintre, voit un bourgeois prospère dont il est en train de tirer le portrait lui ravir son modèle et amour, Madeleine (Cecile Arnold). Plusieurs années après cette douloureuse rupture, le peintre aperçoit, dans un parc, celle qu’il a toujours aimée, entourée de sa famille. Bien qu’étant tombé dans la déchéance après ses déboires sentimentaux, Charlot laisse échapper un soupir de soulagement en regardant le mari pousser un landau, suivi de quatre autres enfants et de Madeleine, devenue une véritable mégère.

  1. L’impossible réconciliation des contraires

Compte tenu de la défiance que nourrit le cinéaste à l’égard de « l’institution familiale », il devient difficile de prendre au pied de la lettre toutes les fins heureuses qui clôturent les films tels que Le Gosse (The Kid, 1921), L’Emigrant (The Immigrant, 1917) ou Une vie de Chien (A Dog’s Life, 1918).

L’on peut, en effet, se demander si Charlot finit réellement par quitter les bas-fonds et s’installer dans une magnifique villa avec le Gosse et sa mère, devenue une grande cantatrice, pour former une « nouvelle famille ». De même, l’on ne peut que légitimement s’interroger sur le happy ending qui nous est proposé à la fin de L’Emigrant, lorsque Charlot conduit sa nouvelle conquête jusqu’au bureau des licences de mariage et à l’église, suggérant de la sorte qu’ils « seront unis pour la vie et auront beaucoup d’enfants », comme le voudrait la formule consacrée.

Derrière cette histoire qui tient du conte de fée pointe assurément le sourire amusé du cinéaste. La fin d’Une vie de Chien, ce court métrage dans lequel Charlot et sa bien-aimée portent un regard attendri sur Scraps (Mutt[9]) en train d’allaiter ses chiots, est de même facture.

Une nouvelle fois, Chaplin donne libre cours à la subtile ironie dont il est capable à l’égard des conventions, notamment lorsqu’il joue avec les codes utilisés par l’industrie cinématographique.

Le rêve d’une vie à deux d’abord, puis celui d’une nombreuse descendance, est également au cœur du film Les Oisifs (The Idle Class, 1921). Charlot se laisse aller  une nouvelle fois à la rêverie, cette fois-ci à la vue d’une belle cavalière qui manifestement n’appartient pas au même monde que lui. S’ensuivent des enchaînements rapides (avec fermeture et ouverture en fondu). Charlot s’imagine en train de lui porter secours dans un geste on ne peut plus chevaleresque par lequel il est censé gagner l’amour de la dame. Mais l’image finale du petit homme mis à l’écart du monde auquel appartient la belle cavalière ramène le spectateur à la réalité et suggère qu’il ne faut pas accorder du crédit à ce type de contes de fée auxquels le cinéma et la presse nous ont habitués, pas plus qu’il ne faut prendre au pied de la lettre ce cliché très hollywoodien d’une famille comblée assise sur les marches d’une maison – Charlot tient un bébé sur ses genoux, son épouse pose délicatement sa tête sur son épaule.

Les Oisifs (The Idle Class, 1921).

Cette image par trop idyllique d’un couple qui nage en plein bonheur se décline sous une autre forme dans Les Temps modernes.

Ainsi, lors de leurs déambulations, Charlot et la Gamine assis dans l’herbe, assistent à une scène quasi-cinématographique dans laquelle une femme au foyer étreint tendrement son époux au moment où celui-ci s’apprête à quitter leur coquet pavillon pour se rendre au travail. Sous le charme de ce spectacle, Charlot se prend aussitôt à rêver de créer un foyer avec la Gamine : « Tu nous imagines dans une petite maison comme celle-là ? ». Après s’être laissé aller à la rêverie[10], il s’exclame avec enthousiasme : « J’y arriverai ! Nous aurons une maison, même si je dois travailler pour cela », mais leur rêve est interrompu par l’arrivée d’un policier, prêt à chasser les deux vagabonds de ce « beau quartier ».

Ce n’est donc pas dans une maison douillette mais sur la route que les deux comparses se retrouvent, main dans la main, à la fin du film. Seuls, mais ensemble, tournant le dos à une société qui les rejette et libres d’imaginer qu’au-delà de l’horizon les attend un avenir meilleur.

Les Temps modernes (Modern Times, 1936).

A l’heure où la société dominante fait miroiter la promesse d’un bien-être pour tous, c’est bel et bien un vent de liberté, plus puissant que tout, qui souffle à travers les films de Chaplin.

C’est sans aucun doute la fin du Cirque (The Circus, 1928) qui témoigne le mieux de l’impossible réconciliation des contraires dans l’univers chaplinien. Alors que Merna (Merna Kennedy), la jeune et belle écuyère ne supporte plus d’être martyrisée par son père, le directeur du cirque, Charlot refusera, afin de la protéger, de s’enfuir avec elle. Il s’emploiera même à convaincre Rex (Harry Crocker), le funambule, son rival en amour, de demander Merna en mariage, sacrifiant ainsi son propre bonheur. Le burlesque tombe alors momentanément dans le tragi-comique, lorsque Charlot mime le désir de la jeune écuyère de fonder une famille : un projet peu compatible avec celui d’un vagabond décidé à poursuivre sa route, plutôt que de continuer à faire rire sur commande.

Comme l’a observé Francis Bordat : « Notre héros s’associe peu, par crainte de s’enchaîner[11] ». Film après film, le petit homme se montre prêt à payer le prix qu’il faut pour rester libre, jusqu’à emmener les deux tourtereaux se marier à l’église, et à leur jeter une pluie de confettis dans un rituel censé leur apporter prospérité et fertilité. A travers toutes ces images faussement mélodramatiques et non dépourvues d’une certaine ironie, le cinéaste donne ainsi habilement des gages de conformité idéologique aux institutions religieuses et politiques qui surveillent ce que les réalisateurs sont censés, ou non, montrer à l’écran[12].

Si le cirque symbolise ici la société, avec tout ce que cet espace de spectacle représente de partages et divertissements, de plaisirs familiaux et esthétiques, le héros chaplinien préfère finalement quitter ce lieu, réel et métaphorique, où se déroulent des performances toujours calibrées.

Comme le poète transcendentaliste américain, Ralph Waldo Emerson (1803-1882) à qui on doit le concept de self-reliance[13], le personnage, à la fois burlesque et poétique de Charlot, semble nous exhorter à nous fier à notre intuition et à notre bon sens, et non pas à l’avis de la majorité : « Celui qui veut accéder au statut d’être à part entière doit sortir des sentiers battus[14] ».  Dans un esprit analogue, le vagabond chaplinien trace sa route, hors du cercle du cirque, hors des sentiers battus, avec ses petits haussements d’épaules et ses coups de pied en arrière. Peu importe le prix à payer en termes de solitude pourvu que l’on puisse jouir de quelques instants de pure poésie et d’ataraxie.

Le Cirque (The Circus, 1928).

Conclusion

Ainsi donc, la grande absente de l’œuvre de Charlie Chaplin n’est autre que la famille, au sens traditionnel du terme, que le cinéma, outre-Atlantique, et toute une presse d’une bonne partie du XXe siècle s’évertuent à représenter comme la clé de voûte du bonheur à l’américaine.

A l’inverse des productions hollywoodiennes et des magazines américains qui paraissent à l’époque, le monde de Chaplin, en effet, ne laisse guère de place aux images de couples heureux entourés d’enfants. L’univers chaplinien, bien au contraire, est peuplé d’orphelins, de femmes seules, d’êtres déracinés et en rupture de ban avec le reste de la société.

Les rares images de félicité conjugale qui apparaissent dans les films de Chaplin ne sont ainsi pas à prendre au pied de la lettre et cachent sous l’apparence d’une adhésion du cinéaste aux valeurs de la société dominante, censure oblige, une profonde ironie vis-à-vis des clichés hollywoodiens et des représentations journalistiques. L’imaginaire populaire autour de la famille n’a pas sa place dans la vision d’un monde aux confins de l’absurde qui se dégage de l’ensemble de l’œuvre de Chaplin.

Pour autant, que ce soit à travers le personnage de Charlot ou d’autres personnages comme Calvero et Ogden, s’exprime un réel besoin de tendresse, de complicité, de protection mutuelle entre êtres humains, en fin de compte, un besoin de famille en quelque sorte, que les protagonistes du théâtre chaplinien comblent à leur façon. Mais là où la société dominante ne peut envisager l’institution du couple, du mariage et de la famille que sous l’angle de la permanence, les liens entre deux êtres tels que le conçoit le père de Charlot ne peuvent être qu’éphémères, peut-être pour mieux en préserver la beauté et l’authenticité en évitant l’usure du temps et l’écueil de la routine. Si cette relation est née sous le signe de l’amour, elle n’est point le gage d’une vie familiale à venir, tant s’en faut. Le regard quelque peu désabusé que porte Charlie Chaplin sur les contes de fée dont raffolent la presse et le public n’empêche pas, cependant, le cinéaste de croire aux élans de désir et de tendresse entre deux individus et ce,  jusque dans la séquence finale de son dernier film, La Comtesse de Hong Kong (A Countess from Hong Kong, 1967) qui voit Ogden, le diplomate déchu, et Natacha, l’ancienne prostituée, disparaître « vers une fin dangereusement ouverte[15] au milieu des couples qui dansent sur la piste[16] ».

Ainsi donc, d’un film à l’autre, le héros chaplinien, jaloux de sa liberté, évolue dans un univers, certes chaotique et aux confins de l’absurde, mais où pointe toujours au hasard des rencontres la promesse d’une union, au sens platonicien du terme, si fugace et incertaine soit-elle, entre deux êtres ou plutôt entre deux âmes, à l’écart du tumulte du monde et en dehors des normes érigées par la société.

Bibliographie

BAZIN, André et ROHMER, Eric, (préface François Truffaut), Charlie Chaplin, Paris, Editions du Cerf, 1972.

BORDAT, Francis, « Le couple chez Chaplin » in CinéCouple n° 1, automne 2016/automne 2020, https://cinecouple.hypotheses.org, consulté le 5 avril, 2023.

CHAPLIN, Charles, My Autobiography, New York, Penguin Books, 1987.

EMERSON, Ralph Waldo, Essays and Lectures, New York, The Library of America, 1983 (1832-1860).

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THOREAU, Henry David, Walden and Other Writings, New York, The Modern Library, 1950.

[1] La Ford T, symbole de « l’American Way of life », est conçue et fabriquée par l’ingénieur et industriel américain Henry Ford (1863-1947). Le discours publicitaire qui accompagne la sortie des chaines de la première automobile américaine produite en série à partir de 1908 et qui célèbre sans retenue « les vertus » du taylorisme et du fordisme, inspire à Chaplin l’un de ses chefs-d’œuvre, Les Temps modernes (1936). Le cinéaste y dépeint, en effet, avec beaucoup d’humour et de justesse, l’envers du décor à travers les mésaventures de Charlot et pointe du doigt l’inhumanité des nouveaux modes de production.

[2] FRANCA, José-Augusto, Charles Chaplin, le « Self-Made Myth », trad. du portugais par V. de Villeneuve de Mons et l’auteur, Lisbonne, Inquérito, 1954.

[3] DICKENS, Charles, David Copperfield, publié pour la première fois, entre 1849 et 1850. Voir DICKENS Charles, La vie et les aventures personnelles de David Copperfield le jeune, trad. de l’anglais par Sylvère Monod, Paris, Flammarion, 1978.

[4] DICKENS, Charles, Oliver Twist, publié pour la première fois en épisodes mensuels dans le magazine Bentley’s Miscellany, entre 1837 et 1839. Voir DICKENS Charles, Les aventures d’Oliver Twist, trad. de l’anglais par Sylvère Monod Paris : Hachette, 1971.

[5] goldman, Emma, « Marriage and Love », in Anarchism and Other Essays, second Revised Edition, New York-London: Mother Earth Publishing Association, 1911.

[6] Inspiré du tueur en série français Henri Landru (1869-1922), père de famille et célèbre homme d’affaires qui pratiqua plusieurs métiers et vécut dans le mensonge toute sa vie, avant d’être décapité pour le meurtre de onze femmes, le film de Chaplin installe le personnage de Verdoux dans le contexte post-Krach boursier des années 1920.

[7] Bordat, Francis, « Le couple chez Chaplin », in CinéCouple n° 1, automne 2016/automne 2020, p. 6,  https://cinecouple.hypotheses.org, consulté le 5 avril, 2023.

[8] Film inspiré du poème « The Face upon the Floor » de Hugh Antoine d’Arcy (18431-1925), écrivain d’origine française connu pour ce texte poétique sur un peintre qui se met à boire après avoir été quitté par la femme qu’il aimait, séduite par l’homme dont il avait peint le portrait.

[9] Le nom du chien qui « interpréta » Scraps, le personnage canin d’Une vie de Chien, court-métrage dans lequel la lutte de l’animal pour la survie est à mettre en parallèle avec « la vie de chien » de Charlot dans une société qui lui est hostile. Cet alter ego dans le monde animal, ce chien errant qui l’aide à triompher des voleurs, lui rapporte un portefeuille bien rempli qui permettra à Charlot et à sa bien-aimée de commencer une nouvelle « vie de famille » à la campagne.

[10] Dans ce havre de paix, il suffit à Charlot de tendre le bras par la fenêtre pour cueillir sur l’arbre un fruit qu’il croque à pleines dents, de tendre la main pour manger du raisin, et il n’a qu’à héler la vache pour qu’elle remplisse à la demande et de son jet puissant le pot de lait qu’il tend sous l’animal. La séquence rêvée s’arrête sur l’image des deux comparses en train de partager un déjeuner préparé par la Gamine, dans le rôle caricatural de la parfaite femme au foyer.

[11] « Le couple chez Chaplin », op. cit., p. 9.

[12] Rappelons brièvement qu’au début des années 1950, Chaplin fut « blacklisted », autrement dit inscrit sur la « liste noire » des intellectuels accusés de communisme aux Etats-Unis, ce qui constitua l’une des causes principales de son exil en Suisse, en 1952. Son film Un roi à New York, réalisé en 1957, qui tourne en dérision l’hystérie anticommuniste qui submerge le pays à l’époque du maccarthysme, fut projeté aux Etats-Unis seize ans plus tard, en 1973.

[13] « Self-reliance » : capacité à agir en être libre et à se débrouiller par soi-même.

[14] « Whoso would be a man must be a nonconformist », Emerson, Ralph Waldo, « Self-Reliance », in Essays and Lectures, New York, The Library of America, 1983 (1841), p. 261.

[15] « C’est bien sûr un tango, une danse qui, depuis 1914 (Tango Tangles), est toujours associée chez Chaplin au désir et au risque amoureux », in « Le couple chez Chaplin », op. cit., p. 11.

[16] Ibid.