Joanna CONINGS
Université de Pittsburgh
Introduction
Quand on imagine la femme puritaine vivant en Amérique au XVIIe siècle, on pense peut-être à une femme effacée de l’espace public et confinée à l’espace féminin, c’est-à-dire à son foyer et à sa famille. Sortir de cet espace serait problématique, voire dangereux. Cependant, certaines femmes ont réussi à se libérer de cette prison domestique et à faire entendre leur voix dans un monde littéraire qui leur semblait pourtant absolument fermé ; Anne Bradstreet était l’une d’entre elles. Cet article propose une étude biographique et historique des stratégies qu’elle a employé pour se construire une place dans un monde majoritairement masculin ; un acte qui relève de l’exploit pour une femme élevée dans une religion glorifiant la modestie avant tout. Anne n’a jamais caché sa féminité, son écriture est définitivement ancrée dans son expérience de femme et de mère. Le fait d’être une femme ne l’a jamais freinée dans son entreprise littéraire mais est au contraire devenu sa force. C’est parce que ses textes étaient écrits par une femme vivant dans le « nouveau monde » que son œuvre a fasciné l’Europe moderne. Le public anglais la voyait comme une merveille exotique. La question du rôle qu’elle a eu dans la circulation de son œuvre est encore débattue de nos jours. L’histoire qui a pendant longtemps été véhiculée, notamment grâce à Bradstreet elle-même, est que ses textes ont été publiés sans son consentement et qu’elle n’a jamais voulu faire circuler ses écrits publiquement. Cependant, dans son nouveau livre Mistress Bradstreet, Charlotte Gordon offre une nouvelle version des faits et nous présente une Anne Bradstreet plus active dans le processus de publication. Le présent article propose une double lecture des œuvres de Bradstreet et de la biographie de cette dernière écrite par Gordon. Nous retraçons la vie de Bradstreet et analysons l’influence du climat social, politique et religieux de l’époque sur la vie et l’œuvre de Bradstreet. Pour ce faire, nous commençons par une discussion de son enfance dorée en Angleterre et de sa relation privilégiée avec son père, Thomas Dudley, un homme puissant et respecté dans la communauté puritaine. Ensuite, nous explorons la possibilité d’une nouvelle théorie sur le rôle qu’a joué Anne dans la publication de son live The Tenth Muse. Nous poursuivons avec une discussion de l’influence que les femmes dans l’entourage d’Anne ont eu sur sa vie, suivi d’une analyse de la subversivité du prologue dans son livre. Enfin, nous finissons par une exploration du rôle qu’ont joué les hommes dans l’entourage d’Anne afin de voir en quoi leur soutient ont protégé Anne de toutes critiques éventuelles sur son caractère. Ces contextes historiques, littéraires et sociaux vont nous permettre d’offrir une vision plus complexe, et plus subversive, d’une auteure qui a marqué l’Europe entière au XVIIe siècle.
1. Enfance d’Anne Bradstreet
Pour bien comprendre Anne Bradstreet, il est primordial de parler de la relation privilégiée qu’elle entretenait avec son père, le député gouverneur des colonies de la Baie du Massachussetts, Thomas Dudley. Anne vénérait son père qui, selon Gordon, était arrogant et socialement ambitieux. Il appréciait beaucoup la compagnie de l’aristocratie et des gens de Lettres avec qui il aimait converser sur des sujets essentiellement littéraires et philosophiques. C’était un père aimant mais aussi rigide et autoritaire. Il portait une grande attention à l’éducation de ses enfants et s’intéressait tout particulièrement à celle d’Anne en qui il reconnaissait une capacité intellectuelle hors du commun qui pourrait même un jour rivaliser avec la sienne. Dudley a encouragé sa fille à mettre son inclination littéraire au service de la religion puritaine. Selon lui, le puritanisme était le seul salut de l’Angleterre.
Anne learned that she must be prepared to defend the cause of Reform with her life and that all around her, the international community of “true believers” was in crisis and might be obliterated by their enemies if Puritans were not fiercely prepared to do battle. Given the martial righteousness of this theological point of view, it was almost impossible not to envision yourself as a soldier, even if you were a female.[1]
Anne a donc été élevée avec la certitude qu’il était de son devoir de protéger sa religion. En tant que gardienne du puritanisme, il est possible qu’elle ait développé l’ambition d’écrire des textes prosélytistes, une ambition largement partagée, et dans une certaine mesure insufflée, par son père.
À l’âge de huit ans, Anne a rencontré la comtesse Elizabeth grâce à Dudley qui venait de décrocher un poste d’intendant pour le comte de Lincoln. L’épouse de ce dernier, la comtesse de Sempringham, était une femme de pouvoir qui défendait publiquement l’idée que les femmes pouvaient en réalité nourrir des ambitions que la société ne voulait pas reconnaitre. En 1622, cette dernière a même écrit un traité sur les bienfaits de l’allaitement[2], une idée nouvelle pour les femmes nobles que la société avait persuadées de leur fragilité et de la nécessité de recourir à des nourrices. La comtesse pensait qu’il était vital que ses filles apprennent l’histoire et la littérature classique et engagea donc un tuteur hors pair pour ses enfants. Compte-tenu de son dévouement à la cause de l’éducation des jeunes filles, il est fort probable que la comtesse ait permis à Anne de recevoir la même éducation. Selon Elizabeth Ferszt[3], Bradstreet partageait la passion de la comtesse de Sempringham pour l’éducation des jeunes filles et elle aurait même ouvert une petite école chez elle où elle utilisait ses propres textes comme matériel pédagogique. Selon Ferszt, il est possible que Bradstreet ait écrit ses poèmes dans l’optique de les faire circuler dans la colonie afin que les élèves aient des textes pédagogiques à utiliser dans leur apprentissage. Cette théorie est crédible étant donné qu’en 1942, date de la parution du premier manuscrit de ses quaternions, l’éducation élémentaire des enfants est devenue une responsabilité parentale par décret de la colonie de la baie du Massachusetts. Si Anne a vraiment écrit ses premiers poèmes dans l’optique de créer du matériel didactique, il s’agirait d’un bel exemple où la piété et la maternité de Bradstreet ont nourri ses ambitions littéraires en la poussant à écrire et à faire circuler publiquement ses textes pour le bien des enfants de la colonie. Ce faisant, elle commençait déjà à entrer dans la sphère masculine mais avec la bénédiction du patriarcat car elle le faisait pour le bien de la colonie et non pas pour assouvir une ambition personnelle.
2. Une nouvelle histoire de la publication des œuvres de Bradstreet
En 1650, les œuvres de Bradstreet sont publiées en Angleterre sous le nom The Tenth Muse Lately Sprung Up in America. Son ouvrage a immédiatement été très bien reçu par le public anglais qui était très friand de tout ce qui venait du « nouveau monde ». Mais comment le manuscrit d’Anne Bradstreet est-il arrivé en Angleterre ? Il existe deux versions de l’histoire. Selon la première version, corroborée par Bradstreet elle-même, son beau-frère, John Woodbridge, aurait emmené le manuscrit d’Anne en Angleterre sans sa permission lorsqu’il y fut envoyé pour mener les négociations entre le roi Charles Ier et Cromwell. Woodbridge aurait retrouvé Ward en Angleterre et les deux amis de Bradstreet auraient « conspiré » pour publier son livre. Selon Gordon, Ward a présenté le manuscrit à son propre éditeur, Stephen Bowtell, qui décida de le publier sur-le-champ: « Nothing, he suspected, would sell better during these turbulent times, with the Puritans controlling the country, than the verse of a pious Puritan woman from New England, if only because of the curiosity factor.[4] » Bowtell avait raison, le livre s’est extrêmement bien vendu. Bradstreet confirme cette version du manuscrit dérobé dans son poème « The Author To Her Book ». Elle compare son manuscrit à un bébé malformé qui lui a été enlevé à la naissance : « Til snatcht from thence by friends, less wise than true// Who thee abroad expos’d to publick view.[5] » Cette version de l’histoire a longtemps été acceptée et véhiculée sans jamais avoir été remise en question. Cependant, Charlotte Gordon propose une nouvelle version de l’histoire de la publication du manuscrit. Selon elle, Bradstreet savait parfaitement que son manuscrit allait être publié et elle aurait même été directement impliquée dans le processus de publication.
Une des preuves avancées par Gordon pour corroborer cette version des faits se trouve dans un des poèmes les moins étudiés de Bradstreet « David’s Lamentation for Saul and Jonathan II Sam. 1:19 ». La critique s’accorde à dire que, sous une façade biblique, ce poème traite de l’exécution du roi Charles Ier. Il commence par: « Alas, slain is the head of Israel. » On retrouve ici l’idée d’un roi vaincu et d’une tête coupée. Pour le lecteur de l’époque, cette métaphore aurait tout de suite fait penser à la récente exécution du roi. Si l’on accepte l’idée que ce poème parle bien de l’exécution de Charles Ier en 1649, alors il nous faut remettre en question la version officielle. En effet, si Woodbridge était parti pour empêcher cette exécution, comment aurait-il pu avoir en sa possession un poème qui parle de cette même exécution ? Il est donc logique de conclure qu’Anne, ou un autre membre de sa famille, a envoyé ce poème en Angleterre pour le faire parvenir à Woodbridge avant la première publication du recueil. Même si Anne elle-même n’a pas envoyé le poème, il semble peu probable qu’elle n’ait pas été au courant de sa publication vu les démarches administratives et le coût important d’envoyer un poème en Angleterre à l’époque. Le fait qu’Anne ait pris part au processus de publication est d’une importance primordiale étant donné que cela indique qu’elle voulait que ses œuvres soient lues et qu’elle désirait prendre part au débat concernant la politique de l’Angleterre et de l’Amérique. Si sa famille l’a aidée, comme semble l’indiquer Gordon, cela prouve également qu’elle la soutenait dans ses ambitions littéraires. Mais si Anne savait que son œuvre allait être publiée et qu’elle avait le soutien de sa famille proche et du réseau d’amis intellectuels formé en Amérique, pourquoi passer par un tel subterfuge ?
3. L’influence d’Anne Hutchinson sur Bradstreet et sa famille
Pour comprendre pourquoi Bradstreet a dû se cacher derrière cette façade de publication « involontaire », il faut d’abord parler de l’histoire d’une de ses contemporaines : Anne Hutchinson. Dans son enfance, Bradstreet fréquentait la même église que Hutchinson qui était aussi une des fidèles de John Cotton. Hutchinson était reconnue pour sa vertu et très respectée pour sa piété dans la communauté puritaine de Lincolnshire. Selon Gordon, il est probable que la petite Anne Bradstreet ait été impressionnée par Anne Hutchinson qui représentait une nouvelle façon d’être une femme puritaine :
Anne could also observe the other women, and there was one in particular whom she could not help but admire. Her name was Anne Hutchinson, and at age thirty-two, she was already a legend. Hutchinson was notable for her “nimble wit” and “active spirit,” as well as for being warm and outgoing, with “a very voluble tongue.[6]
Hutchinson est arrivée en Amérique avec ses dix enfants quatre ans après les Bradstreet, en 1634. Tandis que son mari a été accueilli les bras ouverts, Hutchinson, quant à elle, a été soumise à un interrogatoire. En effet, après avoir entendu les serments de Hutchinson pendant leur voyage vers l’Amérique, le révérend Zechariah Symmes avait prévenu Dudley qu’elle pourrait représenter une menace pour la communauté. Hutchinson a donc été interrogée avant d’être complètement acceptée comme membre de la communauté. Fille de pasteur, elle organisait chez elle des groupes d’étude religieuse durant lesquels elle prêchait la bonne parole. Contrairement à Anne Bradstreet, Hutchinson n’est passée par aucun stratagème pour entrer dans l’espace public et elle n’a fait preuve d’aucune fausse humilité quant à son statut, ce qui lui a attiré les foudres des dirigeants de la communauté. Ces derniers n’appréciaient guère son incursion dans le domaine masculin, ni son esprit indomptable et son franc-parler. Après tout, la Bible commandait aux femmes d’être silencieuses et surtout de ne pas parler en public (Corinthiens 14 :34-35). Le mouvement de Hutchinson a vite gagné en popularité et commençait à menacer l’ordre établi. Dudley et Winthrop ont donc décidé d’intenter un procès contre elle. Malgré une défense spectaculaire, Hutchinson a fini par perdre son procès en prétendant pouvoir communiquer directement avec Dieu ; un blasphème pour les puritains qui croyaient que l’âge des révélations était passé et donc que les voix que Hutchinson entendait ne pouvaient provenir que du diable. Elle a été condamnée avec toute sa famille à l’excommunication et a péri en exil.
Sachant que Dudley et Simon faisaient tous deux partis du jury lors du procès d’Anne Hutchinson, et que sa sœur Sarah ainsi que son frère Simon avaient tous deux été des disciples de Hutchinson, il est fort probable que Bradstreet ait suivi son procès de près. Sarah avait d’ailleurs beaucoup en commun avec Hutchinson, dont son franc parler, son esprit rebelle et un penchant prononcé pour le prosélytisme. Lorsque Sarah a commencé à remettre en question l’autorité de certains révérends, son mari a décidé de retourner en Angleterre avec elle. En 1646, Sarah est revenue en Amérique sans lui. Dudley a obtenu un divorce pour sa fille après que son mari l’ait accusée de différents manques à la morale[7]. Mais, malgré toute l’influence de ce dernier, Sarah fini par être excommuniée à son tour en 1647.
Les biographes de Bradstreet représentent Sarah de manière bien différente ; certains la voit comme une rebelle pleine d’esprit tandis que d’autre la voit comme une enfant à problème. Selon Elizabeth White: « [Sarah] undoubtedly lacked both intelligence and stability of character.[8] » Gordon, quant à elle, n’est pas d’accord et trouve des ressemblances entre Anne et Sarah, ainsi qu’une preuve d’amour dans le fait qu’Anne ait nommé sa petite fille Sarah. Elle écrit: « Of the sisters, Sarah was most like Anne — brilliant, emotional, restless, and an original thinker. In fact, Anne had named her new little girl after her middle sister, skipping over Patience, the next oldest, who should have followed, in the family-naming tradition.[9] » Rosenmeier rejoint Gordon et ajoute que Sarah avait aussi nommé sa seule et unique fille après sa sœur Anne. Elle ajoute qu’il est possible qu’Anne ait vu un peu d’elle-même dans l’enthousiasme de Sarah.
4. Les opinions proto-féministes de Bradstreet
Comme Sarah, Anne avait aussi beaucoup d’opinions qu’elle voulait partager avec le monde. Certaines de ces opinions pourraient même être vues comme proto-féministe. Par exemple, dans son élégie à la reine Elizabeth I intitulée « In Honor of the High and Mighty Princess, Queen Elizabeth, Of Happy Memory », elle utilise un exemple historique pour rendre hommage au pouvoir féminin qui n’est ni régulé ni contrôlé par les hommes. Elle rappelle à ses lecteurs un temps où une femme régnait en maitre sur tous les hommes du pays :
Nay Masculines, you have thus taxt us long, But she, though dead, will vindicate our wrong. Let such as say our Sex is void of Reason, Know tis a Slander now, but once was Treason.[10]
Il est rare qu’Anne s’exprime aussi clairement en faveur des femmes dans ses poèmes. Dans ce cas-ci, elle commence en interpellant directement les hommes. Elle voit en la reine Elizabeth un exemple de pouvoir féminin qui va faire valoir les torts faits à son sexe. Elle rappelle aussi aux lecteurs qui accuseraient les femmes de manquer de raison, que bien qu’aujourd’hui il ne s’agisse que de calomnies, il fut un temps où cela aurait été considéré comme une trahison. Wendy Martin écrit que l’élégie de Bradstreet en l’honneur de la reine Elizabeth est subversive, particulièrement dans une culture qui utilise l’Histoire comme moyen d’enseigner et de comprendre l’ordre divin des choses.
On retrouve à nouveau cette étincelle féministe dans les « Quaternions » de Bradstreet qui, selon Harvey, sont une mise-en-scène de la querelle des femmes remettant en question la croyance aristotélienne selon laquelle les femmes seraient plus « froides » que les hommes et donc, par ce fait, inférieures. Le dialogue entre Choler et Flegme semble représenter le débat qui existe entre les sexes. Choler pense que sa masculinité et sa noble lignée lui donne le droit de régner sur les autres humeurs :
Though under fire, we comprehend all heat, Yet man for Choler, is the proper seat. I in his heart erect my regal throne, Where Monarch-like I play, and sway alone.[11]
Selon Choler, il est naturel qu’elle ait le droit de régner sur les autres. Elle continue en prouvant sa supériorité dans les domaines de la guerre et de l’intelligence, des qualités qui devraient lui valoir une prééminence. Cependant, Flegme va renverser cette hiérarchie en s’opposant diamétralement à Choler et en prêchant un système plus unitaire qui ne reposerait pas sur une hiérarchie mais sur une union du tout. On retrouve dans ce texte des techniques familières à la querelle des femmes telles que l’utilisation d’exemples historiques quand Flegme parle d’Hélène de Troie ou le retournement de l’argument masculin quand elle subvertit les arguments de Choler. Par la mise-en-scène de ce dialogue entre les quatre humeurs, Bradstreet combine une théorie médicale de l’époque avec le genre du débat développé dans la querelle des femmes pour promouvoir un ordre où l’unité l’emporterait sur un ordre hiérarchique basé sur l’idée que les hommes sont naturellement supérieurs. Bradstreet remet ainsi en question l’ordre aristotélien des choses et donc l’ordre naturel prôné par le patriarcat et par la société puritaine.
5. Un prologue subversif
Anne connaissait bien la misogynie du monde puritain et les dangers qu’encourait une femme en s’y opposant publiquement. Il est donc possible qu’elle ait décidé d’agir à travers les hommes pour faire publier son manuscrit afin de se protéger de la persécution et de garder sa réputation de femme vertueuse intacte :
Hutchinson had demonstrated the trouble women could get into if they trespassed into male territory, and so, whether or not Anne made a conscious decision to distance herself from Hutchinson’s boldness, she took an entirely different approach from the older woman ; she masked her ambition behind twenty-two lines of apparent self-denunciation.[12]
Les vingt-deux lignes auxquelles Gordon fait ici référence se trouvent dans « The Prologue », un texte qui apparaît au tout début du livre de Bradstreet. Dans ce dernier, elle s’excuse de la médiocrité de son œuvre[13] et elle répond aux critiques qu’elle anticipe lui seront faites après la publication :
I am obnoxious to each carping tongue, Who says my hand a needle better fits, A poet’s pen all scorn I should thus wrong. For such despite they cast on female wits: If what I do prove well, it won’t advance, They’ll say it’s stol’n, or else it was by chance.[14]
On peut déjà observer ici un petit côté subversif et une étincelle d’argument féministe. Elle expose et conteste l’idée reçue selon laquelle une femme ne peut être douée d’esprit ni d’intelligence. Selon elle, si les hommes trouvaient un bon texte écrit par une femme, ils accuseraient l’autrice de plagiat ou ils attribueraient cette étrangeté à un coup de chance.
Mais là ne sont pas les seules lignes où la subversivité de Bradstreet apparait. Il semble que l’on peut déjà voir un semblant d’ironie dans les premières lignes de son poème :
To sing of Wars, of Captains, and of Kings, Of Cities founded, Commonwealths begun, For my mean Pen are too superior things; Or how they all, or each their dates have run, Let Poets and Historians set these forth. My obscure lines shall not so dim their worth.[15]
Ici, elle explique qu’elle ne va écrire ni sur la monarchie ni sur la guerre car ce sont là des sujets trop nobles pour sa « modeste » plume. Pourtant, dans le même ouvrage, The Tenth Muse, elle entreprend d’écrire sur des sujets politiques, sur l’exécution du roi et sur la guerre civile qui fait rage en Angleterre. Le reste de son œuvre contredit donc les premières lignes de son prologue. Dans ce même texte, elle flatte les hommes en leur assurant qu’ils sont supérieurs tout en réclamant plus de reconnaissance pour les femmes : « Men can do best, and women know it well // Yet grant some small acknowledegement of ours.[16] » Ces contradictions entre humilité et critiques sociales sont omniprésentes dans l’œuvre de Bradstreet.
Le contenu de ce prologue pose aussi une autre question : Si Bradstreet ne savait pas que son manuscrit allait être publié, pourquoi écrire une préface servant à contredire les éventuelles critiques ? Un manuscrit qui ne verrait jamais le jour ne pourrait pas être critiqué. Donc, Anne, au moins dans son for intérieur, semble avoir prévu la publication éventuelle de son ouvrage.
6. Une femme protégée par les hommes
Anne a très vite compris l’importance d’avoir une bonne réputation parmi les hommes: « A good name is as a precious ointment, and it is a great favour to have a good repute among good men.[17] » Elle évoluait d’ailleurs déjà au centre des plus hautes sphères sociales de la colonie du Massachussetts de par sa relation avec Simon, son mari, et Dudley. Cette position lui permettait d’avoir accès à des informations privilégiées sachant que, comme l’écrit Gordon, Dudley et Simon discutaient probablement de la politique de la colonie chez elle. Elle va aussi développer des relations amicales avec d’autres hommes éminents de l’époque comme Nathaniel Ward et John Woodbridge. Ward était un prêtre misogyne mais il a tout de suite reconnu en Bradstreet un esprit hors du commun. Il possédait une immense bibliothèque et Anne désirait ardemment y avoir accès ; elle a donc approché Ward comme une élève approcherait son professeur, avec docilité, modestie et déférence. Son amitié est devenue un atout lors de la publication de son livre et lui a aussi permis d’exercer une réelle influence sur la politique de la colonie. En effet, après s’être rapproché d’Anne, Ward a commencé à écrire en faveur de l’éducation des femmes bien qu’il soit resté assez misogyne dans ses autres écrits: « Anne’s intelligence astounded Ward, and he was beginning to see that the education of women was so urgent an aspect of life in the New World that he would allude to this idea in his drafts of the laws for New England and in his sermons.[18] » Ainsi, consciemment ou pas, Anne a utilisé l’affection que lui portaient les hommes dans sa vie afin de changer les choses et de protéger sa réputation après la publication de son livre.
Comme Ward, Woodbridge a aussi écrit des textes pour protéger Anne lors de la publication de son livre. Dans ses écrits, il assure le lecteur de la vertu, de la piété et de la modestie d’Anne :
It is the work of a woman, honoured, and esteemed where she lives, for her gracious demeanour, her eminent parts, her pious conversation, her courteous disposition, her exact diligence in her place, and discrete managing of her family occasions, and more than so, these poems are the poems but of some few hours, curtailed from her sleep.[19]
Ici, il insiste sur la féminité de l’autrice sans tenter de la cacher. Il souligne également sa vertu ; Oui, il s’agit d’une femme qui écrit, mais cette activité ne supplante pas la vertu qui l’anime. Le fait de faire appel à ses relations pour publier et protéger son manuscrit est un moyen pour Anne Bradstreet de conserver sa vertu et de se couvrir contre toutes accusations. En effet, Anne se trouve ainsi triplement protégée par sa propre modestie dans le prologue, par les textes écrits par ses amis masculins et par son ignorance feinte de la publication du manuscrit. Elle devient une femme publique mais, prétendument, sans le vouloir. C’est cela qui permet à ses ambitions de restées cachées.
Au contraire de sa sœur et de Hutchinson, elle ne travaille pas contre le patriarcat mais à travers lui ; Elle manipule le système patriarcal afin d’obtenir ce qu’elle veut. Non seulement elle ne sera pas persécutée pour ses écrits, mais elle sera même louée pour ceux-ci, notamment par son père qu’elle a toujours idolâtré et dont elle a toujours cherché l’approbation :
Anne had achieved even more than her bold father had dreamed of when he had devoted himself to her early education. Dudley could only rejoice. New England and Anne were his two largest sources of pride, and now they had merged in a breathtaking climax. His intelligent eldest daughter had become the spokesperson for the American Puritan way.[20]
Anne Bradstreet devient ainsi une poétesse à succès et une représentante de l’ordre du nouveau monde avec l’approbation du gouvernement de sa colonie et, en apparence, sans l’avoir voulu. Sa réputation et sa vertu sont sauves, ses ambitions sont assouvies.
Cette nouvelle hypothèse d’une Bradstreet moins passive et intimement impliquée dans le processus de publication de son livre nous offre une image d’elle plus complexe et plus nuancée que celle véhiculée jusqu’à présent selon laquelle elle était une femme docile, soumise à son mari et qui voulait garder ses écrits dans l’ombre de son foyer.
Conclusion
En lisant les œuvres de Bradstreet en relation avec sa biographie, la possibilité d’une Bradstreet plus subversive et politiquement engagée apparaît. Dans un entretien avec Ferszt et Schweitzer, Gordon explique que Bradstreet avait plus d’influence et de pouvoir que ce qu’on pourrait croire. Cela remet en question les idées reçues sur le puritanisme et sur la place de la femme dans la colonie du Massachussetts. Selon Charlotte Gordon, c’est la tension entre la modestie et l’ambition de Bradstreet qui font d’elle une autrice si complexe et intéressante[21]. Anne voulait participer à la vie politique de la colonie et contribuer au débat sur l’identité du nouveau monde. Elle ne voyait pas son rôle de femme puritaine comme un obstacle à son ambition. Au contraire, son rôle de mère puritaine la poussait à vouloir participer à la conversation et à publier ses poèmes afin de prendre activement part à la formation du « nouveau monde » ; Un monde qu’elle souhaitait meilleur pour ses enfants et ses petits-enfants.
Bibliographie
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[1] Charlotte GORDON, Mistress Bradstreet, Little, Brown and Company. Édition du Kindle, 2005, chap. 5.
[2] Elizabeth CLINTON, The Countess of Lincoln’s Nursurie, 1622.
Lien pour accéder au texte entier en ligne : https://digital.library.upenn.edu/women/clinton/nurserie/nurserie.html.
[3] Elizabeth FERSZT, « Transatlantic Dame School: The Early Poems of Anne Bradstreet as Pedagogy», in Women’s Studies, 2014, 43:3, 305-317, DOI: 10.1080/00497878.2014.884903.
[4] GORDON, Op. Cit., chap. 14.
[5] Anne BRADSTREET, The Tenth Muse Lately Sprung up in America. or Severall Poems, Compiled with Great Variety of Vvit and Learning, Full of Delight. Wherein Especially Is Contained a Compleat Discourse and Description of the Four Elements, Constitutions, Ages of Man, Seasons of the Year. Together with an Exact Epitomie of the Four Monarchies, Viz. the Assyrian, Persian, Grecian, Roman. Also a Dialogue between Old England and New, Concerning the Late Troubles. with Divers Other Pleasant and Serious Poems, Popes Head-Alley, 1659, XXXIII.
[6] GORDON, Op. Cit., chap. 2.
[7] Ce dernier écrira des lettres à Thomas Dudley et à d’autres dirigeants de la colonie dans lesquelles il accuse Sarah de prédication, de ne pas suivre ses instructions, de ne pas assez aller à l’église, et d’avoir la syphilis.
[8] Elizabeth Wade WHITE, Anne Bradstreet, “The Tenth Muse.”. Oxford University Press, 1971, p. 177.
[9] GORDON, Op. Cit., chap. 14.
[10] Anne Dudley BRADSTREET and Joseph R. MCELRATH, The Complete Works of Anne Bradstreet, Twayne Publishers, 1981, p. 157.
[11] Ibid., p. 21.
[12] GORDON, Op. Cit., chap. 14.
[13] La citation entière est: « My foolish broken Muse so sings//Cause nature made it so irreparable. » Anne BRADSTREET and Joseph R. MCELRATH, The Complete Works of Anne Bradstreet, Twayne Publishers, 1981, p. 15-20.
[14] Ibid., p. 7.
[15] Ibid., p. 6.
[16] Ibid., p. 7.
[17] Anne BRADSTREET, The Tenth Muse Lately Sprung up in America. or Severall Poems, Compiled with Great Variety of Vvit and Learning, Full of Delight. Wherein Especially Is Contained a Compleat Discourse and Description of the Four Elements, Constitutions, Ages of Man, Seasons of the Year. Together with an Exact Epitomie of the Four Monarchies, Viz. the Assyrian, Persian, Grecian, Roman. Also a Dialogue between Old England and New, Concerning the Late Troubles. with Divers Other Pleasant and Serious Poems, Popes Head-Alley, 1659, Meditation 73.
[18] GORDON, Op. Cit., chap. 13.
[19] Anne BRADSTREET, The Tenth Muse Lately Sprung up in America. or Severall Poems, Compiled with Great Variety of Vvit and Learning, Full of Delight. Wherein Especially Is Contained a Compleat Discourse and Description of the Four Elements, Constitutions, Ages of Man, Seasons of the Year. Together with an Exact Epitomie of the Four Monarchies, Viz. the Assyrian, Persian, Grecian, Roman. Also a Dialogue between Old England and New, Concerning the Late Troubles. with Divers Other Pleasant and Serious Poems, Popes Head-Alley, 1659, préface.
[20] GORDON, Op. Cit., chap. 17.
[21] Elizabeth FERSZT and Ivy SCHWEITZER, “A Different, More Complicated Bradstreet: Interview with Charlotte Gordon”, in Women’s Studies, vol. 43, no. 3, 2014, pp. 372–378. (https://doi.org/10.1080/00497878.2014.885242)