Savoirs de femmes dans l’Europe Moderne : entre méfiance et fascination

Introduction

par Sophie SOCCARD

Université du Mans, laboratoire 3L.AM

Tandis qu’elle explore les rayons de sa bibliothèque, Virginia Woolf feuillète désespérément quelques volumes poussiéreux et puis soupire : « on ne sait rien qui concerne les femmes avant le XVIIIe siècle ». On ne sait rien en effet, ou si peu, et sûrement pas assez. La participation des femmes au corpus canonique a longtemps été niée et la littérature féminine des siècles anciens reste encore assez largement ignorée des manuels scolaires. Les productions féminines sont restées des objets d’étude trop souvent invisibilisés et les savoirs universels et spécifiques que les femmes ont développés ne s’inscrivent encore que difficilement dans l’arbre des connaissances.

Dans la lignée d’une histoire paritaire des femmes, ce numéro de Quaïna a l’ambition d’apporter sa pierre à l’édifice d’un mouvement historiographique désormais établi. La réévaluation permanente de l’histoire qui se trouve au cœur de nos activités de chercheuses et de chercheurs commence à se doubler d’une posture ouverte au décentrement, favorable à la considération des actions, des paroles, des écrits de femmes minorés sinon oubliés. Cette occultation est fondée en partie sur l’image publique des femmes, durablement fragilisée par la croyance en la différence des sexes, postulat à la source d’inégalités que génère la porosité entre le biologique et le social.

Sortir les invisibles de l’ombre, les affranchir de stéréotypes genrés, c’est aussi se préoccuper d’identifier les assignations des femmes à des domaines spécifiques, ou encore d’exhumer les interdictions à publier qui leur ont été faites, sous prétexte de les préserver de l’indécence. Ainsi, explorer le savoir des femmes dans l’Europe dite Moderne, c’est à la fois vouloir briser la circularité accablante de découverte et puis d’oubli, mais c’est aussi s’efforcer de décoder ce qui se joue aujourd’hui dans notre manière de construire et de représenter les savoirs.

Parfois dés-attribuées par la voie de l’anonymat, ou hélas tournées en ridicule, les contributions des femmes savantes restent mal connues. Cependant, l’observation des contraintes qui leur furent imposées révèle aussi les stratégies ingénieuses qu’elles ont développées dans la transmission des savoirs. Car, bien que réduites à l’expression d’une sensibilité réputée ne pouvoir rimer avec rationalité, les femmes ont tenté d’échapper aux injonctions identificatoires, dans un jeu de forces qui a stimulé leur créativité, invitant le contournement ou le détournement à ne jamais correspondre au renoncement.

Les contributions qui constituent ce numéro portent sur des textes d’autrices dont le discours a joué un rôle déterminant dans la réflexion littéraire, pédagogique ou religieuse. De l’Angleterre à la Nouvelle-Angleterre en passant par la France Renaissante et celle du « grand siècle », ce numéro se lit comme un voyage virtuel, destiné à nourrir notre représentation du paysage intellectuel européen et à dégager l’opacité qui masque les savoirs des femmes dans l’Europe Moderne.

Pour comprendre la manière dont s’est construite l’interdiction du savoir opposée aux femmes, deux contributrices ouvrent ce numéro en présentant une analyse des lieux du savoir. Car comme le pressentait Virginia Woolf, la femme n’a pu changer de statut social et, dans un même processus, d’état psychique, qu’à la faveur d’outils d’émancipation déterminants : une « chambre à soi » qui doit conduire à l’indépendance financière et – défi à la nature et à la société patriarcale – un corps à soi. C’est ce qu’observe Hélène MAUREL dans son article intitulé Le bureau, « une pièce à elle », ou la métamorphose du féminin. Son analyse du bureau, qu’il soit meuble ou espace de travail isolé de la maisonnée et de ses contraintes, représente pour la femme un objet de conquête, aussi bien dans son environnement privé que professionnel.

Caroline TROTOT aussi se focalise sur les lieux du savoir qu’elle nomme pareillement une « chambre à soi ». Dans son étude intitulée Marguerite de Valois et les lieux de savoirs : de l’Académie du palais à la chambre des Mémoires, elle analyse comment la reine de Navarre a pu donner une représentation personnelle des lieux de savoirs réels dans le lieu littéraire des Mémoires grâce à l’emploi de topiques intertextuelles. Car dans ses Mémoires, Marguerite de Valois n’évoque pas les séances de l’Académie du palais créées par Henri III et auxquelles elle a pu participer, mais elle situe le moment décisif de son apprentissage intellectuel lors de sa captivité au Louvre, contemporaine de ces premières séances de l’Académie. Son récit propose ainsi une représentation d’un apprentissage personnel et solitaire dans une chambre à soi et place dans les cabinets du roi et de la reine mère des scènes politiques.

Une autre stratégie particulièrement utilisée cette fois par les anglaises du XVIIe siècle a consisté à recueillir l’appui des cercles masculins pour faire avancer la cause féminine. Dans son article sur L’accès à la connaissance des jeunes femmes dans l’Angleterre caroléenne (1640-1680), Sophie SOCCARD souligne la complexité de prescrire des apprentissages intellectuellement valorisants pour les filles. Le recours à des tactiques subtiles par deux femmes intellectuellement engagées a permis de commencer à modifier les programmes éducatifs destinés aux jeunes filles. Cet article met en lumière l’engagement audacieux de Dorothy Moore et Katherine Ranelagh-Jones qui, dans l’Angleterre caroléenne, ont promu une éducation fondée sur la raison et la morale. La correspondance qu’elles ont toutes deux entretenue révèle une lutte déterminée contre les normes de genre et plaide pour l’inclusion des femmes dans les cercles intellectuels, tels le célèbre cercle Hartlib qui les a généreusement accueillies.

C’est également le soutien masculin aux femmes que souligne Joanna CONINGS dans son article consacré à Anne Bradstreet. Femme puritaine soumise à l’ordre patriarcal d’une communauté rigide, Anne Bradstreet fit usage de procédés littéraires savamment pensés qui ont permis à cette anglaise émigrée en Nouvelle-Angleterre de faire entendre sa voix tout en conservant sa vertu et son honneur. Nourrissant d’évidentes ambitions littéraires, elle fut impliquée dans le processus de publication de textes qui ont propagé quelques théories tenues pour subversives. Contrairement à Anne Hutchinson qui vivait dans la même colonie, Anne Bradstreet a pu diffuser ses poèmes très personnels et d’une incontestable beauté grâce à l’approbation d’un réseau d’hommes influents. Son expérience de femme et de mère devint source d’inspiration d’idées qui ont gagné la reconnaissance de la critique.

Bénédicte de MAUMIGNY-GARBAN analyse elle aussi le rapport entre religion et écriture féminine dans son article Savoir féminin et expérience mystique au XVIIe siècle : une figure exceptionnelle et controversée, Jeanne-Marie Bouvier de la Motte Guyon (1648-1717). À travers l’itinéraire de Jeanne Guyon, mystique laïque, « toute en capacité de Dieu », Bénédicte de MAUMIGNY-GARBAN démontre comment l’autrice d’une nouvelle doctrine a réussi à s’imposer par-delà les règles de la société. Le XVIIe siècle, qui est celui de la Contre-Réforme et de l’invasion mystique, a promu la dévotion à l’enfant Jésus qui favorisait les petits, les humbles, les ignorants, autant de caractéristiques que l’on associait à la nature féminine mais qui paradoxalement firent des femmes les élues de Dieu et les premières dépositaires de son message. Pour autant, comment qualifier ce savoir qu’elles détenaient et qui dépassait toute science et tout discours ? Quel pouvoir leur a-t-il donné ? Comment a-t-il modifié leur place et le regard porté sur elles ? Quelles stratégies ont-elles utilisées pour faire partager leurs convictions et comment agissaient-elles ?

Nous le voyons, la diffusion des savoirs féminins dans l’Europe Moderne a pris des formes variées, qu’elles soient littéraires, épistolaires, poétiques ou encore mystiques. Mais dans la France du « Grand siècle » où le paraître est devenu une valeur cruciale, les grandes maisons de l’aristocratie se sont mises à cultiver cet idéal en signe de distinction. C’est pourquoi les performances orales ou musicales plaçant le cursus de l’élégance à son zénith révélaient la connaissance parfaite des codes de cette société. Les salons sont alors devenus d’authentiques foyers intellectuels prisés par les femmes qui y furent autorisées, voire encouragées, à pratiquer la conversation et la musique. Clarisse Martineau dans son article La musique en langue étrangère et les limites de l’éducation des filles présente l’épineuse question de l’éducation des jeunes filles au XVIIIe siècle à travers le cas particulier de l’apprentissage de la musique. Elle se penche tout particulièrement sur les moyens mis en place par Jean-Baptiste Christophe Ballard dans ses Meslanges de musique latine, françoise et italienne entre 1725 et 1732 pour rendre les pièces en langues étrangères accessibles à son public et démontre la qualité émancipatrice de la pratique de la musique.

Hina GHULAM observe elle aussi ce qui est à l’œuvre dans les salons et souligne la place inédite des femmes dans la pratique galante du dialogue antique. Dans son article intitulé Les Conversations de Madeleine de Scudéry : un détournement de la conversation galante au profit de la diffusion d’un ou de savoir(s) féminin(s) ? elle identifie quelques problématiques fondamentales : comment le texte audacieux de Mlle de Scudéry Les Conversations a-t-il conduit à réviser le modèle galant, comment ces Conversations ont-elles contribué à octroyer un rôle nouveau aux femmes dans la diffusion du savoir et à redéfinir le statut éthique des personnages féminins ? Madeleine de Scudéry, qui avait pour règle de toujours effacer son nom des premières pages de titre, y soutient que la pratique conversationnelle était propre à rendre un échange bien plus savant qu’il n’y paraissait. Elle y présenta les avantages du modèle du dialogue platonicien qui permettait au « beau sexe » de prendre part à la diffusion du savoir en jouant de leur modestie naturelle mais aussi et surtout de leur sagesse.

Sagesse sublimée par l’ambition chez Louise de Savoie ! Dans son article intitulé Louise de Savoie, 1505 : se définir en mère éducatrice… et potentielle régente ? Patricia EICHEL-LOJKINE analyse en effet la question de la légitimité d’un pouvoir féminin par substitution. Au cours de sa réflexion esthétique, Patricia Eichel-Lojkine pointe l’apparition d’enjeux politiques générés par la tâche d’éducatrice de Louise de Savoie auprès de son fils. C’est en effet le court manuscrit enluminé du Dialogue sur le jeu de François Demoulins (1505) qui renseigne sur le projet d’inculquer à un adolescent de l’élite (François d’Angoulême) les valeurs issues de la philosophie classique et de la théologie chrétienne, sous le regard de sa mère Louise de Savoie. Mais incarner la vertu suprême de prudence et la transmettre à ses enfants, c’est déjà ce que prétend cette femme de pouvoir au mitan de sa vie, nourrissant les ambitions les plus hautes pour son fils et se projetant elle-même comme sage négociatrice dans des tractations diplomatiques et matrimoniales à venir.

Aujourd’hui encore, la pleine reconnaissance de la légitimité des femmes dans la création des savoirs nouveaux n’est pas toujours acquise. Après des siècles d’interdiction qui ont modelé les imaginaires, qu’ils soient masculins et féminins, la dissymétrie dans la transmission des savoirs (les femmes ne choisissent pas souvent les champs dits scientifiques) favorise encore des stéréotypes sociaux qui justifient les hiérarchies entre les sexes. Avec cette publication, notre postulat est de contribuer à faire entendre des voix minorées à leur époque et de participer à la circulation de leurs idées et de leurs savoirs en dépit de la marginalisation qu’il leur fut assignée.

8- Louise de Savoie, 1505 : se définir en mère éducatrice … et potentielle régente ?

Patricia Eichel-Lojkine

Le Mans Université, 3L.AM

Bien qu’elle ait vu le jour dans des États indépendants situés aux frontières du royaume[1], Louise de Savoie (1476-1531) a été élevée au cœur du pouvoir royal : elle reçoit une éducation soignée mêlant culture profane et instruction religieuse auprès de la régente Anne de France, sa parente[2]. Aussi a-t-elle été préparée dès l’enfance à jouer un rôle au service de la Couronne[3]. Mécène active, placée, comme sa contemporaine et rivale la reine Anne de Bretagne, « au cœur d’un cercle littéraire, dédicataire ou commanditaire de multiples œuvres[4] », elle fait bénéficier de sa protection des poètes de talent (Octavien de Saint-Gelais), des musiciens, des brodeurs, des tapissiers, des artisans du livre (l’enlumineur Robinet Testard, l’imprimeur Antoine Vérard, des copistes)[5]… Pour autant, elle n’est pas femme à se contenter d’être une incitatrice culturelle en marge de la sphère politique. À l’instar de la dame de Beaujeu, son parcours témoigne de son refus de s’en tenir à une fonction symbolique de « reine des cérémonies[6] ». Savoir et pouvoir, culture et autorité sont dans son esprit indissociables.

  1. La dame au compas

Mariée à 12 ans, en février 1488, à un prince du sang de 28 ans (Charles de Valois-Angoulême, descendant de Charles V) qui la laisse veuve en 1496, elle se bat pour obtenir la tutelle des petits orphelins de père nés respectivement en 1492 et 1494 : Marguerite de Valois-Angoulême (qui deviendra duchesse d’Alençon, puis reine de Navarre) et François, créé duc de Valois en 1499. Entre 1503 et 1505, Louis XII tombe gravement malade à plusieurs reprises, ce qui l’amène à rapprocher le petit Angoulême du trône en l’unissant sur le papier à sa fille Claude de France[7]. La modification de son testament (31 mai 1505) prévoit aussi une gestion originale de la minorité royale : la régence du royaume serait confiée à la reine Anne, récemment couronnée pour la seconde fois (6 novembre 1504), tutrice de la petite Claude, mais la souveraine devrait composer avec un conseil de régence comprenant principalement Louise de Savoie et le premier conseiller royal, le cardinal Georges d’Amboise[8].

La mère de l’héritier présomptif à la couronne (et futur époux de la fille aînée du couple royal), une fois installée avec les enfants au domaine royal d’Amboise par la volonté de Louis XII, s’impose de plus en plus dans une cour en train de se féminiser[9]. Suivant une habitude prise à la modeste cour de Cognac dont elle n’a eu de cesse d’enrichir la bibliothèque familiale, la « noble dame et maistresse[10] » continue en Val de Loire à commander régulièrement des manuscrits somptueusement enluminés dont les dédicaces flatteuses lui attribuent des capacités politiques alors même que se précisent les prétentions dynastiques de son prometteur « César ».

Si François de Valois, encore mineur, devait être intronisé, alors elle serait la première mater regis de l’histoire de France à assurer la fonction de régente jusqu’aux 14 ans du roi, sans être elle-même reine-mère. Veillant tout naturellement aux intérêts de son fils, elle aurait toutes les chances d’apparaître comme aussi légitime qu’Anne de Bretagne pour remplir cette mission[11]. Cela dit, même avec l’autorité d’un testament, cette demande ne relève pas d’une dévolution institutionnelle statutaire dans l’organisation monarchique[12]. Dans le cas plus courant où une reine-mère (voire une sœur aînée, comme Anne de France[13]) revendique prioritairement l’intérim jusqu’à la majorité du dauphin, une démarche est nécessaire. Dans les faits, cela lui est très généralement accordé car le risque d’une usurpation du pouvoir et d’une installation féminine durable sur le trône est nul en vertu de la loi salique[14]. En somme, si l’opération ne va jamais de soi, on peut parler de coup de force à propos de la configuration exceptionnelle d’une comtesse placée sur les rangs comme régente en puissance. La manœuvre exige qu’elle soit lucide sur ses faiblesses – son lignage, l’hostilité de la reine-duchesse et du maréchal Pierre de Rohan-Gié) – comme sur ses atouts : la force de la filiation et le sang partagé avec le « dauphin », sa réputation d’éducatrice, sa proximité avec le chef du Conseil Georges d’Amboise et, enfin, ses propres capacités politiques.

En ces temps de potentielle fin de règne[15], comme pour préparer les esprits, le célèbre Compas du dauphin (1506) fait de Madame « le compas et mesure du dauphin[16] ». Elle est représentée, dès la première enluminure, tenant un immense compas bleu, cet instrument capable de tracer un cercle parfait, c’est-à-dire divin.

Fig. 1 : (Anonyme), Compas du dauphin (Maître de Philippe de Gueldre enlumineur), 1506, Paris, BnF/Gallica, Ms. Français 2285 : f. 5r

La comtesse chercherait-elle, par petites touches successives, à se faire reconnaître comme légitime dans la fonction convoitée de régente ? Bien que ce ne soit pas le propos premier de l’ouvrage, le Dialogue sur le jeu, composé à Amboise en 1505 par le prélat érasmien François Demoulins de Rochefort (aumônier de Louise et précepteur de François d’Angoulême[17]), mérite aussi d’être convoqué dans ce débat.

  1. La folie du jeu et la cour de Dame Prudence : un double titre révélateur

Ce traité éducatif est rarement étudié malgré l’intérêt de sa forme dialogique (sur le modèle d’une conversation entre un jeune pénitent et son confesseur) et de son sujet conduisant l’auteur à aborder les rapports entre jeu et éducation dans le sillage de Pétrarque, référence à la fois littéraire et morale pour les Médiévaux. Son titre complet – Dialogue sur la folie du jeu et la cour de Dame[18] – annonce un double objectif : valoriser une femme de savoir et de pouvoir en l’associant à la vertu politique de Prudence[19] ; répondre à un vœu parental plus immédiat et concret : détourner le juvénile François (11 ans) d’une passion mauvaise particulièrement inquiétante pour un « dauphin ». La mère comme le « maître d’école » savent que l’enfant approche de l’âge où il sera admis à communier (vers 12 ans) et à contracter mariage (14 ans pour les garçons, 12 pour les filles)[20]. Or des dangers guettent l’adolescent : les jeux incriminés par les moralistes sont alors en plein essor[21], notamment le flux, le glic, le maucontent et la triomphe, qui reposent, à des degrés variables, sur la chance ou sur l’habileté[22]. Les condamnations de l’Église semblent bien vaines face au phénomène de société que représente cet engouement.

Sur un plan culturel, le thème s’inscrit dans une tradition morale continue. Après Thomas d’Aquin mettant en garde contre un vice capable de concurrencer l’amour de Dieu dans l’âme du pêcheur[23], Pétrarque, synthétisant les apports des cultures théologique et patristique et le savoir antique, produit un dialogue fort prisé de la haute aristocratie médiévale et bien connu de frère Demoulins, le De Remediis dont Louise de Savoie a fait réaliser une nouvelle traduction et dont elle possède un magnifique manuscrit rouennais (1503)[24]. Sans surprise, le moraliste toscan sensibilisait aux conséquences dramatiques des jeux de hasard, et même de stratégie comme les échecs. Il mettait en scène un échange polémique entre Joie affirmant effrontément « le jeu de dés me plaît » et Raison lui objectant que « c’est un grand gouffre qui ne se peut emplir, auquel soudainement et à grande tristesse on perd son patrimoine[25] ». De cette méfiance envers les jeux de dés ou de cartes, on trouve encore mention dans un autre livre, plus tardif, dédié à la comtesse d’Angoulême, le Régime et doctrinal du jeune prince (1515)[26] du médecin lyonnais Symphorien Champier consacré principalement aux soins du corps du nourrisson, mais abordant, à mesure que l’enfant grandit, la question des mauvaises fréquentations, des exercices déshonnêtes et des loisirs à bannir : « Et doit éviter le jeune prince jeux défendus et tous sorts comme des cartes et semblables[27] ».

Dans ce contexte, le Dialogue sur le jeu nous renseigne sur la manière d’articuler « prudence » et « autorité » – deux mots souvent conjoints dans les premiers traités politiques comme ceux de Claude de Seyssel – en s’adressant, en fait, moins au tout jeune prince qu’à sa mère, femme savante et puissante qui n’a l’intention de renoncer ni à son statut maternel, ni à ses prérogatives de souveraine de plusieurs terres[28], ni à son implication dans l’arène publique. Car si la participation aux affaires d’épouses, de mères, de veuves était dominante dans l’espace domestique sous l’Ancien Régime, elle ne s’y restreignait pas, mais s’étendait à certaines activités dites publiques[29]. Toutefois, , l’influence grandissante des « progressistes » que sont les humanistes pédagogues (Érasme, Vivès, Mathurin Cordier) commence dès lors à jouer un rôle ambigu : leur insistance sur l’importance du lien mère-enfant et sur l’investissement maternel à destination du tout-petit fait passer au second plan ce phénomène avéré, quoique minoritaire et élitaire, de l’exercice de l’autorité féminine dans la sphère politique[30].

Sous l’aspect en apparence anecdotique du thème abordé par le prélat Demoulins (le goût d’un jeune prince, peut-être futur roi, pour les jeux de hasard), l’ouvrage en question définit donc le rôle d’un clerc pédagogue (subordonné masculin) œuvrant sous la surveillance d’une éducatrice en chef (commanditaire féminin) à qui l’on tend le miroir de Dame Prudence. Il reflète la situation sociale de dépendance d’un serviteur osant « bailler [s]on œuvre mal ornée » à une « magnifique princesse[31] » et renvoie parallèlement à la tradition culturelle « des femmes fortes et prudentes[32] ». À une date où Louise de Savoie n’a pas encore eu l’occasion de s’illustrer dans la diplomatie et dans le gouvernement, mais apparaît avant tout comme tutrice de l’héritier présomptif et mécène en matière de lettres et d’art, la seconde partie du titre (« la cour de dame Prudence ») a tout pour agréer une protectrice nourrissant des arrière-pensées politiques.

  1. La construction d’une prééminence symbolique

À la différence d’Anne de France composant elle-même, dans les mêmes dates (1503-1505), ses Enseignements en signe de « la parfaite amour » qu’elle a pour sa fille Suzanne de Bourbon (née en 1491)[33], Louise de Savoie ne s’adresse pas directement à sa chère progéniture, mais commande des livres à des plumes choisies, ou s’attend à recevoir des ouvrages de la part de son entourage lettré sans sollicitation directe[34]. Les textes et les miniatures peuvent donc – et même doivent – faire référence à sa personne. Dans le cas présent, les apports visuels vont plus loin que la traditionnelle représentation des armes rendant compte de la dignité d’une lignée, ou que les habituelles scènes de présentation du livre chargées de faire écho à la rhétorique encomiastique des dédicaces liminaires[35]. De fait, dans les images agrémentant le court manuscrit de Demoulins, la comtesse d’Angoulême se voit magnifiée trois fois, sous des formes et dans des incarnations différentes :

  • En dédicataire de l’ouvrage, selon un modèle attendu :
Fig. 2 : François DEMOULINS, Dialogue sur la folie du jeu et la cour de Dame Prudence, 1505, Paris, BnF/Gallica, Ms. Français 1863 : f. 14v

Dans un médaillon cerné de noir (placé en marge d’une ballade composée par Demoulins), figure une scène d’offrande du livre par le pensionné mettant un genou au sol. La commanditaire reçoit le don, assise sur un fauteuil en bois ; elle est coiffée d’un rigide attifet de veuve et d’un serre-tête blanc couvrant entièrement le front ; les manches en cornet de son somptueux manteau noir sont fourrées de martre[36].

  • En Euphrosina (Dial., f. 13v), une des trois Grâces avec Thalia et Aglayé (Thalie et Aglaé) :
Fig. 3 : François DEMOULINS, Dialogue sur la folie du jeu et la cour de Dame Prudence, 1505, Paris, BnF/Gallica, Ms. Français 1863 : f. 13v

Reconnaissable à son attifet noir de veuve sur son bandeau blanc, ainsi qu’à sa luxueuse robe de brocart jaune doublée d’hermine, Louise/Euphrosine porte un plateau de pommes en direction de l’auteur, qui reçoit ainsi récompense pour son effort, de même qu’Hercule vainqueur du lion de Némée (figuré sur une montagne surplombant la scène) reçoit le bénéfice de l’immortalité des dieux de l’Olympe au terme de ses travaux. Sous ce voile mythologique, la mécène et protectrice est subtilement invitée à reconnaître le labeur d’artisans du verbe et d’« ymagiers » assurant la transmission de sa réputation et d’une vision positive de son éminente position à la cour.

  • En allégorie de Prudence :
Fig. 4 : François DEMOULINS, Dialogue sur la folie du jeu et la cour de Dame Prudence, 1505, Paris, BnF/Gallica, Ms. Français 1863 : f. 2v

Incarnant une vertu cardinale, Louise/Prudence porte un manteau bleu, une couleur qui fait penser aux représentations traditionnelles de la Madone. Pur hasard ? Pour S. Ambroise déjà, la volonté de rester fidèle au disparu rend la veuve comparable à la Vierge : parce qu’elle conserve sa chasteté, le royaume des cieux se trouve à sa portée[37].

Fig. 5 : François DEMOULINS, Dialogue sur la folie du jeu et la cour de Dame Prudence, 1505, Paris, BnF/Gallica, Ms. Français 1863 : f. 2v (détail)

Le manteau de Prudence est parsemé de chiffres L dorés, où sont incrustés de petits F rouges et M blancs en référence aux prénoms François et Marguerite. Dame Prudence est représentée couronnée et trônant sous un dais royal, tenant un miroir pour signifier sa double aptitude à se souvenir du passé et à prévoir l’avenir ou bien, dans une perspective religieuse, sa piété et sa lucidité sur ses péchés : elle se voit sans fard, se repend et s’ouvre ainsi la possibilité du Salut[38]. Conformément à l’imagerie morale médiévale, la figure symbolique est entourée, sur son flanc droit, par les trois autres vertus cardinales qui la complètent : la justice (ici Justicia à l’épée et à la balance), la force de cœur ou fermeté (Fortitudo à la cuirasse, au casque ailé, à la tour et au cœur) et la mesure permettant la maîtrise des excès et des passions (Temperantia, la médiévale « attrempance » munie de lunettes).

Pour les Pères de l’Église, Prudentia, dissociée de son premier ancrage politique et civique[39], devient indissociable de la foi, de la reconnaissance de Dieu par sa créature[40]. Aussi les trois vertus théologales (Foi, Espérance, Charité ou Amour), véritables dons de Dieu au fondement de l’existence du chrétien pour saint Paul[41], priment-elles sur le premier ensemble des vertus « humaines » acquises par la bonne éducation[42]. Rien d’étonnant, donc, à ce que la Prudence du Dialogue sur le jeu (f. 2v) soit flanquée des vertus cardinales, mais ait le corps et le regard tournés vers les notions théologiques, placées sur sa gauche. Celles-ci rendent possible la vie contemplative, conçue comme supérieure à la vie active. Le pur Amour de Dieu (Amor), assis à terre et tout juste couvert d’un pagne, semble inséparable de l’amour du prochain, car de son flanc sort la Charité (Caritas) ; tout aussi dénudée, celle-ci porte dans ses bras la Pauvreté en haillons (Pauperpas). Quant à la Foi (Fides), vertu infuse et don gratuit de Dieu, elle apparaît dignement couverte et portant haut la coupe sacrée, assistée de deux dames d’honneur en retrait chargées de porter sa traîne (Veritas et Constantia), sur le modèle des vertus secondaires dans le classement de Thomas d’Aquin. Enfin l’Espérance, avec son navire à la main, donne la force d’affronter toutes les vicissitudes et de supporter les épreuves (Spes).

C’est sans doute ce qu’explique, sur la même page peinte, le confesseur au jeune étourdi, figurés légèrement à l’écart de cette Sainte Conversation laïque entourant une miséricordieuse Prudence. Ils forment un duo masculin séparé du groupe féminin par la ligne verticale d’un tronc d’arbre. Sous de vertes frondaisons, l’échange entre le confesseur et le pénitent se poursuit, avec l’espoir que ce dernier fasse amende honorable, pivote sur lui-même, se retourne et demande « merci » à la Vertu trônant sous son dais : par le geste de sa main gauche et la position de son corps, Prudence semble n’attendre que cela de son fils.

  1. Une femme savante en l’art de (se) gouverner

Une série de livres réalisés à la demande de Louise de Savoie à partir de 1503 témoignent de l’investissement d’une mère d’à peine 30 ans pour la formation morale, politique et culturelle de sa progéniture, des Remèdes de l’une et l’autre fortune au Chapelet de vertus[43]. Ces ouvrages révèlent le pouvoir conféré, non aux vertueuses exhortations et aux bonnes paroles, mais à un corps de doctrine et de savoirs patiemment élaboré et transmis dans l’entourage des grands d’une génération à l’autre, indépendamment des sexes[44].

Ce savoir éthique et politique s’est sédimenté au cours des siècles, avec quelques étapes clés. La vertu de prudence a migré vers le monde chrétien au Ve siècle avec S. Ambroise qui relit le De Officiis de Cicéron à la lumière de la Révélation, et avec le poète Prudence dont la Psychomachie scénarise l’affrontement des vertus et des vices. D’un point de vue genré, une rupture majeure se produit avec la réappropriation médiévale de la théorie morale grecque : « Chez Oresme et Thomas, la prudence n’est ni masculine ni féminine, alors qu’Aristote explique que normalement les femmes ne la possèdent pas[45] ». Louise de Savoie aura surtout rencontré le terme sous la plume de Christine de Pizan[46] : la notion, féminisée, est devenue la mère de toutes les vertus dans La Cité des dames, L’Épître Othea[47] et le Livre de Prudence[48]. Prudence continue sa carrière comme personnage allégorique chez les grands rhétoriqueurs (XVe siècle), qui l’associent au sens de l’ordre et de la mesure, à la sobriété et à la modération (Tempérance)[49].

Dans une perspective civique, cette qualité « mondaine », différente de la sapientia divine, agit sur le terrain des contingences humaines. Incitant à la vigilance pour l’avenir à partir d’une mémoire du passé, elle concerne le « bien vivre » et apparaît même comme la qualité par excellence des hommes et des femmes d’État. Nul traité de gouvernement de soi et des hommes ne peut l’ignorer[50]. Car la prudence tempérée met en jeu l’empire qu’on a sur soi-même, condition pour une domination légitime des autres et garde-fou contre tout abus de pouvoir[51]. Le De Remediis ne disait pas autre chose : « La véritable puissance, et la mieux assurée est fondée sur la vertu », affirmait Raison, précisant encore : « si tu en ôtes les fondations, plus le bâtiment est grand, plus il est dangereux[52] ». Gouverner et se gouverner sont une affaire de politique, mais surtout d’éthique et de religion pour le Toscan et ses lecteurs.

C’est dans ce contexte intellectuel et culturel que, cinq ans après le Dialogue sur le jeu, Demoulins assimile de nouveau sa maîtresse à Prudence dans le Traité sur les vertus cardinales, écrit à sa demande vers 1510. Il y insiste sur la portée pratique de Justice, Force et Tempérance, « qui sont principalement pour des personnes politiques, comme sont princes et princesses[53] », tout en rappelant la dimension religieuse de la sagesse. Comme dans l’ancien Chapelet des vertus, Prudence est présentée ici en mère de toutes les vertus, alors que Folie règne sur l’ensemble des vices. En accompagnement du discours, une belle miniature du lyonnais Guillaume II Leroy figure Louise la main droite posée sur un gigantesque compas, instrument qui s’est imposé comme emblématique de cette vertu depuis le Compas du dauphin de 1506. Sous l’inscription « Prudence », la digne comtesse se dresse sur un chemin caillouteux. Elle fait face à un cerf surmonté d’une Croix et tient un écu portant la balance de la justice (f. 4r)[54].

Fig. 6 : François DEMOULINS, Traité sur les vertus cardinales, Guillaume II Leroy enlumineur, Paris, BnF/Gallica, Ms. Français 12247, f. 4

L’aumônier poitevin Jean Thenaud emboîte le pas à son maître Demoulins lorsqu’il reçoit à son tour commande de Louise pour un Triomphe des vertus inspiré des Triunfi de Pétrarque[55]. Cet ouvrage en quatre traités s’inscrit dans une entreprise pédagogique commencée en 1508 pour le jeune Valois-Angoulême et achevée bien plus tard (1517) [56]. Dans le Triomphe de Prudence (Ier livre), une diatribe contre la folie des alchimistes se prolonge en direction des « joueurs [qui] prennent si très grande volupté à tables, dés et cartes que, quand ils oient parler de jouer, le cœur leur réjouit et sautelle, et ceux-ci sont souvent deux jours et autant de nuits sans faire autre métier[57] » (chap. 9). En faisant mine de féliciter ces insensés dans une « superbe louange et collation que Folie fait de soi-même », l’auteur s’approprie la satire récente d’Érasme (1511)[58]. Deux chapitres plus loin, le moine-courtisan ne met plus uniquement en valeur Madame, mais Marguerite d’Angoulême, « la fille de Prudence », présentée dans le texte comme l’exact portrait de sa mère : même visage, même contenance, mêmes « cheveux dorés sur le front bien divisés et justement séparés », mêmes « arcs de sourcils faits comme au compas » et surtout « pareil vouloir et beauté », indépendamment de la « disparité d’années[59] ».

Alors que son frère s’adonnait aux divertissements futiles ou dangereux, voilà sa sœur Marguerite chargée tout bonnement de chasser du monde ce personnage maléfique de Folie. Le « miroir céleste » de la « dive Prudence » est prêté par Madame à « sa fille unique » dans le chapitre final (chap. 11) : il possède « le pouvoir de châtier et détruire Folie avec toute sa puissance » sur la terre entière. Aussi Marguerite pourra-t-elle être ovationnée, comme dans les antiques triomphes romains au Capitole. À la vérité, cette victoire revient à son éducatrice, comme le reconnaît volontiers la jeune fille rendant hommage à la « déesse Prudence » : « Je suis venue vers vous après victoire conquise contre Folie par votre éducation et discipline, afin que vous plaise me faire citoyenne perpétuelle de cette vôtre céleste Région[60] ».

Fig. 7 : Jean THENAUD, Le Triomphe des vertus, dédié à Louise de Savoie (Triomphe de Prudence) s.d., Paris, BnF/Gallica, Ms. Arsenal 3358 : f. 147r

(extrait : « Je suys venue vers vous apres victoire conquise contre folie par votre education et discipline. Afin que vous plaise me faire citoyenne perpetuelle de ceste vostre celeste Region »)

Le royaume de Féminye serait-il antinomique de celui de Folie ? Au rebours d’une tradition misogyne fortement ancrée en milieu clérical, la vertu de Prudence devient, à l’aube du XVIe siècle, inséparable du nom de Louise sous l’impulsion de clercs œuvrant en propagandistes dévoués[61].

Alors qu’aucune place protocolaire codifiée n’était prévue pour le cas hors norme de la comtesse douairière, tout a été préparé dans les discours pour que sa persona d’éducatrice, magnifiée et sublimée, désignée comme « une autre Pallas et très sage Minerve[62] », impose comme naturellement le respect. Les textes et l’iconographie produits sous son contrôle la montrent destinée à administrer le royaume en cas de minorité royale, avec des qualités équivalentes à celles du « père de peuple » qu’est Louis XII, un roi sans autre fils que le peuple, selon le discours repris à l’envi par les publicistes[63]. L’identification flatteuse à Prudence transforme ainsi une veuve issue d’une digne lignée – mais non fille de France – en une potentielle gouvernante capable non seulement de sagacité, de discernement et de prévoyance, mais aussi de hauteur de vue et de droiture morale en accord avec la théologie thomiste. Depuis que la mère des vertus est devenue féminine sous l’influence de Christine de Pizan, se faire représenter comme mère et comme vertu incarnée va presque de soi.

En l’occurrence, cela permet à la comtesse de faire d’une pierre deux coups : renforcer son autorité naturelle sur le « dauphin » et poser les bases de futures responsabilités à la tête d’un royaume où elle n’est pas née. Une pierre d’attente, donc, qui pourrait se révéler bien utile pour une femme instruite au caractère trempé, devenue une pièce incontournable sur l’échiquier politique dès 1505. Car Louise de Savoie n’ignore rien des débats idéologiques contemporains. Ceux-ci portent avant tout sur le modèle de « bon gouvernement » aux accents paternalistes incarné par Louis XII[64], mais aussi sur la légitimité d’un pouvoir féminin par substitution. En ces années où la santé détériorée du roi annonce des désordres au sommet de l’État et où l’on s’interroge sur les termes adéquats pour désigner un exercice transitoire du pouvoir au féminin – « gouvernante », « mère du roi », « mère du pays », « régente » ? – la construction d’une symbolique positive autour de sa personne est essentielle. De fait, elle ne portera le titre officiel de régente et ne sera appelée « mère royale » que bien plus tard, dans des circonstances tout autres[65]. Mais incarner la vertu suprême de prudence et la transmettre à ses enfants, c’est déjà ce que prétend cette femme de pouvoir au mitan de sa vie, nourrissant les ambitions les plus hautes pour son fils et se projetant elle-même comme sage négociatrice dans des tractations diplomatiques et matrimoniales à venir.

 

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[1] Elle est la fille aînée de Marguerite de Bourbon (ou de Bourgogne) et d’un adroit politique, le comte Philippe de Bresse, cadet de Savoie parvenu tardivement au titre de duc.

[2] Anne de France et Louise de Savoie sont cousines germaines, étant respectivement fille et nièce de Charlotte de Savoie (elle-même épouse de Louis XI et sœur de Philippe de Bresse).

[3] Voir notamment Tracy ADAMS, « La Prudence et la formation des femmes diplomates vers 1500 », in Pierre Brioist et al. (dir.), Louise de Savoie (1476-1531), Tours, PUFR, 2015, p. 29-37 ; Robert J. KNECHT, « Louise de Savoie (1476-1531) », in Cédric Michon (dir.), Les Conseillers de François Ier, Rennes, PUR, 2011, p. 173-186 ; Aubrée DAVID-CHAPY, Anne de France, Louise de Savoie, inventions d’un pouvoir au féminin, Paris, Classiques Garnier, 2016 et Louise de Savoie. Régente et mère du roi, Paris, Passés Composés, 2023.

[4] Murielle GAUDE-FERRAGU, La Reine au Moyen Âge. Le pouvoir au féminin XIVe-XVe siècle, Paris, Taillandier, 2014, rééd. Texto, 2022, p. 261 ; voir aussi Cynthia J. BROWN, « Dédicaces à Anne de Bretagne : éloges d’une reine », Études françaises, 47 (3), 2011, p. 29-54.

[5] Voir Muriel BARBIER, « La comtesse d’Angoulême (1488-1504) », in Thierry Crépin-Leblond (dir.), Une reine sans couronne ? Louise de Savoie, mère de François Ier, Paris, RMN, 2015, p. 40-57.

[6] Murielle GAUDE-FERRAGU, op. cit., p. 175 (c’est le titre du chap. VI).

[7] Sur l’important arrière-plan politique (règnes de Charles VIII et de Louis XII), voir Philippe HAMON, 1453-1559 Les Renaissances, Paris, 2009, rééd. Gallimard/Folio, 2021, p. 28-34.

[8] Plusieurs conseillers plus secondaires y siégeraient aussi (Engilbert de Clèves, Louis de La Trémoille, Florimond Robertet). Voir Didier LE FUR, François Ier, Paris, Perrin, 2015, p. 40-41 ; Fanny COSANDEY, « Puissance maternelle et pouvoir politique. La régence des reines mères », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés [En ligne], 21, 2005, §8.

[9] Voir Aubrée DAVID-CHAPY, « Louise de Savoie, régente et mère du roi : l’investissement symbolique de l’espace curial », Réforme, Humanisme, Renaissance, n° 79, 2014, p. 65-84.

[10] Compas du Dauphin (Maître de Philippe de Gueldre enlumineur), 1506, Paris, BnF/Gallica, Ms. Français 2285, f. 7r. Pour le confort de la lecture, nous modernisons la graphie et la ponctuation dans les citations de textes du XVIe siècle.

[11] Voir Fanny COSANDEY, « Puissance maternelle et pouvoir politique… », art. cit., §23.

[12] Ibid., art. cit., §1-2.

[13] Anne de France (ou de Beaujeu) a été régente de facto durant la minorité de Charles VIII (1483-1491) et duchesse du Bourbonnais (1488). Voir Aubrée DAVID-CHAPY, « Une femme à la tête du royaume. Anne de France et la pratique du pouvoir », in Thierry Crépin-Leblond et Monique Chatenet (dir.), Anne de France : art et pouvoir en 1500, Paris, Picard, 2014, p. 27-36 et Anne de France. Gouverner au féminin à la Renaissance, Paris, Passés Composés, 2022, en part. p. 157-159.  

[14] « L’installation des femmes dans la régence est en fait, aussi paradoxal que cela puisse paraître, une conséquence directe de leur exclusion du trône » (Fanny COSANDEY, « Puissance maternelle et pouvoir politique… », art. cit., §8).

[15] L’état désespéré de la santé de Louis XII en 1505 n’a finalement rien de définitif (il meurt en 1515).

[16] Ms. Français 2285, f. 5r. Voir Karen GREEN, « Phronesis feminised », in Jacqueline Broad et Karen Green (dir.), Virtue, Liberty and Toleration, Political Ideas of European Women, 1400-1800, Dordrecht, Springer, 2007, p. 23-38 (en part. p. 29).

[17] Chanoine de Poitiers (officiant à la cathédrale Saint-Pierre et à l’église Sainte-Radegonde), Demoulins a été recruté par un fidèle serviteur des Angoulême, Octavien de Saint-Gelais. Issu d’une famille originaire de Blois fortement liée au pouvoir royal, le clerc s’inscrit dans le courant de l’humanisme chrétien, très critique envers les ecclésiastiques dévoyés – tout en gardant ses distances avec les idées luthériennes. Voir François PAROT et Thibaud FOURRIER, « François de Moulins de Rochefort, Maître d’école de François Ier », Mémoires de la société des sciences et lettres du Loir-et-Cher, 2012, p. 39-56 [En ligne] <hal-01194182> ; Charlotte BONNET, « Louise de Savoie et François Demoulins de Rochefort », in Pierre Brioist et al. (dir.), Louise de Savoie, op. cit., p. 253-262 ; René de MAULDE LA CLAVIERE, Louise de Savoie et François Ier. Trente ans de jeunesse (1485-1515), Paris, Perrin et Cie, 1895, p. 234.

[18] Dialogue sur la folie du jeu et la cour de Dame Prudence (désormais Dial.), Paris, BnF/Gallica, Ms. Français 1863, 15 f., enlumineur anonyme, un seul manuscrit connu : ark:/12148/btv1b85710951 ; http://jonas.irht.cnrs.fr/manuscrit/81707

[19] Voir Tracy ADAMS, « La Prudence et la formation des femmes diplomates… », art. cit., p. 30 : « […] la mère de François Ier est associée à la prudence dans plusieurs des manuscrits qu’elle a commandés ou elle apparaît de la sorte dans quelques-uns qui lui ont été dédiés, aussi bien dans les textes que dans les enluminures […]. » Voir aussi Anne-Marie LECOQ, François Ier imaginaire. Symbolique et politique à l’aube de la Renaissance française, Paris, Macula, 1987.

[20] Voir François LEBRUN et al., Histoire de l’enseignement et de l’éducation (II. 1480-1780), Paris, 1981, rééd. Perrin/Tempus, 2003, p. 131.

[21] Il s’agit de jeux d’origine italo-espagnole, importés du Moyen Orient. Voir Élisabeth BELMAS, Jouer autrefois : essai sur le jeu dans la France moderne (XVIe-XVIIIe siècle), Seyssel, Champ Vallon, 2006, en part. p. 109 et p. 140 ; Jean-Michel MEHL, « Les jeux de l’enfance au Moyen Âge », in Robert Fossier (dir.), La petite enfance dans l’Europe médiévale et moderne, Toulouse, Presses universitaires du midi, 1997, p. 39-60 et Les jeux au royaume de France du XIIIe au début du XVIe siècle, Paris, Fayard, 1990 ; Jean-Marie LHÔTE, Histoire des jeux de société : géométries du désir, Paris, Flammarion, 1994, p. 203 sq.

[22] « Le flux se joue sur une combinaison de trois cartes ; dans le glic, après la donne, on étale et on compte les points sans pouvoir échanger les cartes ; le maucontent fait circuler une carte dont les joueurs cherchent à se débarrasser, tandis que la triomphe est un jeu de levées avec atout sans échange de points. » (Élisabeth BELMAS, Jouer autrefois, op. cit., p. 141).

[23] Dans la Somme théologique (1266), « l’eutrapélie » chère à Aristote et à Cicéron est admise car elle fait partie de la vie sociale : ce goût des amusements et de la plaisanterie sans mauvaise intention permet aux esprits de se délasser, une fois les occupations sérieuses achevées. Mais cela ne concerne pas la violente passion des dés ou des cartes. L’obstination « dans l’excès du jeu où il y a une joie déréglée » s’assimile à un péché mortel dès lors que « l’attachement que l’on a pour le jeu » atteint un tel degré « que l’on consente à offenser Dieu plutôt que de s’en priver » (S. Thomas d’AQUIN, Somme théologique, Seconda Secondæ, q.168 « De modestia… », art.2 « Utrum in ludis possit esse aliqua virtus » et art.3 « Utrum in superfluitate ludi possit esse peccatum »).

[24] Remèdes de l’une et l’autre fortune, Paris, BnF/Gallica, Ms. Français 224. Cet ouvrage, copié à Rouen pour Louis XII, enluminé par l’atelier de Jean Pichore, est remis entre les mains de Louise de Savoie en mai 1503 par Georges d’Amboise de la part du roi. Avant cette commande, la traduction (imparfaite) réalisée en 1366, sous Charles V, par l’obscur théologien Jean Daudin (mais attribuée au prestigieux Nicole Oresme), était choisie comme base pour la réalisation des manuscrits du XVe et des imprimés du XVIe siècle. Voir aussi l’édition moderne de PETRARQUE, De Remediis Utriusque Fortunæ / Les Remèdes des deux fortunes (1354-1366), CARRAUD Christophe (trad., éd.), éd. bilingue latin-français, Grenoble, J. Millon, 2002, vol. 2, p. 44 (désormais : trad. CARRAUD).

[25] PETRARQUE, Remèdes de l’une et l’autre fortune, Paris, BnF/Gallica, Ms. Français 224, dial. 37, f. 35; PETRARQUE, trad. CARRAUD, vol. 1, I, 26 (« De ludo alee et calculorum » / « Les dés et les échecs »), p. 132-134 et I, 27 (« De ludo taxillorum prospero » / « La chance au jeu »), p. 134-141.

[26] Symphorien CHAMPIER, Régime et Doctrinal d’un jeune prince, 1515, Paris, BnF/Gallica, Ms. Français 1959 ; http://jonas.irht.cnrs.fr/manuscrit/82579

[27] Ms. Français 1959, f. 13r.

[28] Duché de Valois, duché d’Orléans, comté de Blois, comté d’Angoulême. Selon les Enseignements d’Anne de France, c’est le devoir d’une veuve de gérer ses possessions : voir Aubrée DAVID-CHAPY, Anne de France, op. cit., p. 165.

[29] Voir Fanny COSANDEY, « Puissance maternelle et pouvoir politique… », art. cit. ; Georges DUBY et Michelle PERROT, Histoire des femmes en Occident (II. Le Moyen Âge), Rome, 1990, Paris, 1991, rééd. Perrin/Tempus, 2002, p. 167 sq.

[30] Brigitte E. H. NIESTROJ, « Une contribution à l’histoire de la psychologie du développement et de la socialisation première », in Robert Fossier (dir.), La petite enfance…, op. cit., p. 133-162. Voir aussi notre exposition virtuelle sur le site <enfanceshumanistes.fr>

[31] Dial., f. 14v, ballade.

[32] Tracy ADAMS, « La Prudence et la formation des femmes diplomates… », art. cit., p. 36.

[33] Anne de FRANCE, Enseignements à sa fille : manuscrit d’apparat disparu, recopié intégralement par A.-M. CHAZAUD, 1878.

[34] Pour un parallèle avec Anne de Bretagne, voir Cynthia J. BROWN, « Dédicaces à Anne de Bretagne … », art. cit., p. 35.

[35] Ibid., art. cit., p. 36-37.

[36] Sur ce code vestimentaire (avec serre-tête adopté par Louise vers 1505), voir Alexandra ZVEREVA, « L’éloquence du deuil : portraits de Louise de Savoie », in Pierre Brioist et al. (dir.), Louise de Savoie, op. cit., p. 19-26 (en part. p. 21).

[37] « Or qu’y a-t-il d’aussi beau moralement que la virginité ? […] Qu’y a-t-il encore d’aussi convenable que la volonté, pour une épouse veuve, de conserver la fidélité à son conjoint défunt ? Qu’y a-t-il de plus utile que ceci par quoi on obtient le royaume des cieux ? » (« Quid autem tam honestum quam integritas ? […] Quid etiam tam decorum quam ut vidua uxor defuncto conjugi fidem servet ? Quid etiam hoc utilius quo regnum caeleste acquiritur ? ») : S. AMBROISE, Les Devoirs (De Officiis ministerium), Maurice TESTARD (trad.), Paris, Les Belles Lettres, 1992, II, 6, 27.

[38] Bernard COSNET, Sous le regard des vertus, Tours, PUFR, 2015 [En ligne] : chap. 1 (Les principes figuratifs des vertus), p. 21-80 (en part. §77). Pour l’iconographie de Prudence au miroir, voir Giotto di Bondone, Prudence (1303-1305), Padoue, chapelle Scrovegni.

[39] Héritée de la philosophie grecque (Platon, Aristote, les stoïciens), la phronèsis (jugement politique, discernement, prudence) a été absorbée par le monde romain, puis intégrée dans la tradition patristique aux IVe et Ve siècles avec S. Ambroise et Grégoire le grand – deux des quatre « Docteurs » de l’Église latine – avant d’être l’objet d’une classification au temps de Thomas d’Aquin. Prudence passe ainsi d’une signification spécifique, relative à la connaissance pratique, à un sens synthétique (la sagesse dans l’ensemble de ses dimensions, intégrant toutes les vertus cardinales).

[40] S. AMBROISE, Les Devoirs, op. cit., I, 26, 122.

[41] I Cor 13 :13 : « Maintenant donc demeurent la foi, l’espérance, l’amour, ces trois-là ; mais le plus grand de ces trois, c’est l’amour ».

[42] Bernard COSNET, Sous le regard des vertus, op. cit., chap. 1 (en part. §1-27). Sur la Prudence et sa division en parties, voir S. Thomas d’AQUIN, Somme théologique, Seconda Secondæ, q.47 (« De prudentia secundum se ») et q.48 (« De partibus prudentiæ ») ; sur la Tempérance, les vices qui lui sont opposés et ses parties, ibid., q.141-143.

[43] Il s’agit d’un livre de morale anonyme de la fin du XVe siècle (1480), largement diffusé dans les cercles aristocratiques. Louise en détenait un manuscrit sans apprêt en écriture cursive (Le Chapelet de vertus ou le Roman de Prudence, Paris, BnF/Gallica, Ms. Français 1892 ; http://jonas.irht.cnrs.fr/manuscrit/74390). Au fil des 58 chapitres, une qualité est exposée (patience, constance et fermeté, bonne gloire, justice, vérité, miséricorde, largesse, humilité…), illustrée à chaque fois par un exemple et opposée à son contraire.

[44] Voir Tracy ADAMS, « La Prudence et la formation des femmes diplomates… », art. cit., p. 34.

[45] Tracy ADAMS, « La Prudence et la formation des femmes diplomates… », art. cit., p. 31.

[46] Les ouvrages de Christine figuraient dans la bibliothèque d’Anne de France, de sorte que « Louise de Savoie […] vécut toute sa vie entourée des livres de Christine de Pizan quand bien même sa bibliothèque personnelle n’en posséda aucun » (Olga VASSILIEVA-CODOGNET, « Quelques échos des miniatures du Livre de la mutacion de Fortune dans l’entourage de Louise de Savoie », Le Moyen Français, vol. 78-79, 2016, p. 255-273, ici p. 256).

[47] Sans Prudence et Sagesse, les autres vertus ne pourraient être bien gouvernées selon l’Épître Othea (Gabrielle PARUSSA (éd.), Genève, Droz, 1999, p. 201). Voir aussi Tracy ADAMS, « Louise de Savoie, la prudence et la formation des femmes diplomates…», art. cit.

[48] Ce bref traité sur les quatre vertus cardinales (écrit avant 1407) glose pour l’essentiel un livre de Martin de Braga (De quattuor virtutibus ou Formula honestæ vitæ) connu dans sa version commentée par le théologien Jean Courtecuisse (1404). Voir Liliane DULAC et Christine RENO, « Rhétorique, critique et politique dans le Livre de Prudence de Christine de Pizan. Quelques aperçus », in Évelyne Berriot-Salvadore et al. (dir.), La Vertu de prudence entre Moyen Âge et âge classique, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 193-222.

[49] Voir Philippe MAUPEU, « Les aventures de Prudence, personnage allégorique », in Évelyne Berriot-Salvadore et al. (dir.), La Vertu de prudence, op. cit., p. 33-54.

[50] « Et pource que [les princes] doivent être mieux morigénés que autre gent en fait, en coutumes et en paroles ; et est grand méchef [malheur] et préjudice à eux et à plusieurs quand il est autrement. »  (Christine de PIZAN, Livre de Prudence, Ms. Harley 4431, British Library, f. 272d ; cité par Liliane DULAC et Christine RENO, « Rhétorique, critique et politique… », art. cit., p. 216)

[51] Voir Pierre CAYE, « La question de la prudence à la Renaissance », in Évelyne Berriot-Salvadore et al. (dir.), La Vertu de prudence, op. cit., p. 259-277, en part. p. 274.

[52] PETRARQUE, trad. CARRAUD, vol. 1, I, 91 (« De potentia » / « Le pouvoir »), p. 396-397 (« Vera et firma potentia in virtute fundata est. Fundamentum si detraxeris, quo maior, eo periculosior structura »).

[53] François DEMOULINS, Traité sur les vertus cardinales, Guillaume II Leroy enlumineur, Paris, BnF/Gallica, Ms. Français 12247, f. 16v.

[54] Voir Thierry CRÉPIN-LEBLOND, « La mère de l’héritier du trône de France (1504-1514) », in Une reine sans couronne ?, op. cit., p. 58-73 (ici p. 68).

[55] Jean THENAUD, Le Triomphe des vertus (dédié à Louise de Savoie), livre 1 (Triomphe de Prudence), Paris, BnF/Gallica, Ms. Arsenal 3358 et Ms. Français 443 (copie de l’exemplaire de dédicace à Louise de Savoie [1517] conservé à Saint-Pétersbourg BNR, Ms. Fr. v. XV, 1). Sur l’auteur et ses Triomphes, voir Olga VASSILIEVA-CODOGNET, « Quelques échos des miniatures du Livre de la mutacion de Fortune… », art. cit., p. 264 ainsi que le collectif réuni par Isabelle FABRE et Gilles POLIZZI (dir.), Jean Thenaud voyageur, poète et cabaliste, Genève, Droz, 2020.

[56] L’interruption tient au pèlerinage du Franciscain en Terre Sainte dans les années 1510. Ce voyage entrepris à la demande de Louise de Savoie comprenait aussi un volet diplomatique défini par Louis XII.

[57] Jean THENAUD, Triomphe de Prudence (Le Triumphe des vertuz), Titia J. SCHUURS-JANSSEN (éd.), Genève, Droz, 2007, chap. 9, p. 224.

[58] Cette imitation de l’Éloge de la Folie au chap. 9 du Triomphe de Prudence a particulièrement retenu la critique depuis les années 1950, de Marie HOLBAN à Victoria KAHN et à Jean-François VALLÉE (voir Bibliographie).

[59] Jean THENAUD, Triomphe de Prudence, SCHUURS-JANSSEN, Titia J. (éd.), op. cit., chap. 11, p. 273-275 ; Ms. Arsenal 3358, f. 146r.

[60] Jean THENAUD, Triomphe de Prudence, SCHUURS-JANSSEN, Titia J. (éd.), op. cit., chap. 11, p. 275 ; Ms. Arsenal 3358, f. 147r.  

[61] Voir Aubrée DAVID-CHAPY, « Louise de Savoie, régente et mère du roi… », art. cit., p. 65 : « […] François Demoulins et Jean Thenaud travaillent au service de la duchesse d’Angoulême afin de créer ce personnage tout à fait hors du commun qui investit l’espace curial par sa puissance politique et son autorité symbolique. »

[62] Symphorien CHAMPIER, Régime et Doctrinal d’un jeune prince, 1515, Paris, BnF/Gallica, Ms. Français 1959, f. 2r.

[63] Voir Patricia EICHEL-LOJKINE et Laurent VISSIÈRE (éd.), introduction à Claude de SEYSSEL, Les Louenges du roy Loys XII, Genève, Droz, 2009, p. 58.

[64] Ces réflexions conduisent à proposer un idéal de gouvernement alternatif à celui de Louis XI, « tellement craint et redouté que personne dans son royaume, même les princes du sang, n’était en sécurité », selon le chroniqueur Jean de ROYE : Chronique scandaleuse. Journal d’un Parisien au temps de Louis XI, Joël BLANCHARD (éd., trad.), Paris, Pocket, 2015, p. 358.

[65] Lors des expéditions militaires italiennes menées par François Ier, en 1515 (régence restreinte), puis en 1524-1526 (absence du roi prolongée par sa capture à Pavie par les Impériaux).

7- Les Conversations de Madeleine de Scudéry : un détournement de la conversation galante au profit de la diffusion d’un ou de savoir(s) féminin(s) ?

Hina GHULAM

Université de Lille, ALITHILA (ULR 1061)

Madeleine de Scudéry avait pour règle de toujours effacer son nom des premières pages de titre ; d’abord avec son frère Georges qui était officiellement l’unique auteur des romans Ibrahim (1641-1644), Artamène (1649-1653) et Clélie (1654-1661), puis avec les Conversations (1680-1692). L’autrice manifeste une discrétion presque excessive qui l’éloigne du devant de la scène littéraire. Plus encore, elle refuse d’afficher auprès de ses contemporains un quelconque savoir. Elle fait même de la modestie une vertu nécessaire chez de nombreux personnages féminins ; sauf exception. Pourtant avec les Conversations il y a une évolution de la pratique conversationnelle de l’autrice qui tend à rendre sa conversation bien plus savante qu’il n’y paraît. On pourrait se demander si dans ce texte plus audacieux que Mlle de Scudéry ne le montre pour elle-même, les femmes n’accèdent pas à une place inédite. Plusieurs questions ne manquent pas de se poser à cet égard ? Les Conversations amènent-elles à réviser le modèle galant, contribuent-elles à donner un rôle nouveau aux femmes dans la diffusion du savoir, et redéfinissent-elles le statut éthique des personnages féminins ?

1. Une pratique galante du dialogue antique

Madeleine de Scudéry avec ses recueils[1] aurait pu faire un énième traité sur la conversation avec ce que cela induit : c’est-à-dire une liste de recommandations donnée aux lecteurs afin qu’ils puissent s’assurer la maîtrise d’un art du bien-dire en société. Cependant, l’autrice fait le choix de suivre la tradition du dialogue platonicien. Son héritage se manifeste par son propos introductif plutôt original. En effet, Madeleine de Scudéry n’a pas écrit les habituelles épîtres ou dédicaces en prose. Elle a fait le choix d’introduire les Conversations par un Dialogue (1680, f. XVI ro), dans lequel deux personnages masculins conversent tout en se promenant dans le jardin des Tuileries. Cléonte dit à Théandre qu’il est venu « hier » avec un ami commun. C’est alors qu’à la demande de Théandre, Cléonte rapporte la conversation qu’il a eue la veille avec le fameux Philidas. Platon dans son Banquet met en scène deux personnages masculins Glaucon et Apollodore. Durant leur promenade, le premier réclame au second un résumé des échanges qui se sont tenus lors du banquet avec Socrate.

Glaucon : Apollodore, dit-il, justement je cherchais à te rencontrer, pour connaître tous les détails concernant l’événement qui réunit Agathon, Socrate, Alcibiade et les autres qui avec eux prirent alors part au banquet, et quels discours ils tinrent sur le thème de l’amour[2].

Par cette épître liminaire, l’autrice indique au lecteur que les Conversations sont les héritières du dialogue antique.

Si les Conversations ont pour prétention d’être les légataires de Platon et d’Aristote, il est tout à fait légitime de se demander si celles-ci sont uniquement des calques conformes aux prédécesseurs ou si au contraire elles font l’objet d’une réécriture de la part de l’autrice.

L’objectif commun du dialogue platonicien comme scudérien est d’instruire le lecteur. Chez Platon, les convives d’Agathon débattent de l’Amour tandis que chez Mlle de Scudéry le dialogue a pour fonction de transmettre des codes galants. Cependant, l’ensemble des Conversations ne se rapportent pas exclusivement à cette culture mondaine. Madeleine de Scudéry examine les passions violentes que sont « la Colère » et « la Haine », elle plaide « Contre ceux qui parlent peu respectueusement de la Religion », elle observe des « Caméléons » et s’interroge sur « la manière d’inventer une fable ». Les sujets débattus dans les recueils sont bien plus proches des auteurs antiques grecs et romains (Platon, Aristote, Sénèque, Plutarque) que des sujets attendus dans une conversation idéale. Les thèmes abordés coïncident avec des questions de société, souvent éloignées de ce que l’on attend d’un traité de civilité.

Les Conversations suivent toutes un même modèle[3] : une « compagnie » de personnes choisies se réunit dans un cadre éloigné de la ville, un élément déclencheur introduit le sujet, chacun des personnages masculins ou féminins donne son opinion divergente ou parfois convergente sur le thème désigné et la conversation se termine par une approbation collective. Le consensus peut se faire à travers l’éloge (soit d’un personnage, soit de Louis XIV) ou sur la validation collective d’un argument. La structure narrative des conversations est presque identique à celle du dialogue platonicien[4].

Madeleine de Scudéry ne se contente pas de copier ses prédécesseurs, elle s’approprie le genre du dialogue en y introduisant son esprit galant. Dans « de la Conversation », les personnages cherchent à définir un modèle idéal du dialogue. Pour cela, plusieurs critères reviennent régulièrement dans leurs remarques : le choix de la « compagnie », celui du sujet, les qualités nécessaires pour avoir une bonne conversation et ce qu’il faut à tout prix éviter[5]. En ce qui concerne le premier point Mlle de Scudéry confie à l’un de ses personnages le soin de définir en quoi consiste une bonne « compagnie » :

[…] je dis, à la honte de nôtre sexe, que les Hommes ont un grand avantage sur nous pour la Conversation : & pour le prouver, je n’ay qu’à dire à la « compagnie », qu’étant allée chez Lysidice, je la trouvay dans la chambre de sa mere, où il y avoit une grande quantité de Femmes, qu’à peine y pûs-je trouver place ; mais il n’y avoit pas un seul Homme. Je ne sçaurois vous dire de quelle maniere toutes ces Dames avoient l’esprit tourné ce jour-là, quoy qu’il y en eût de fort spirituelles. Mais je suis contrainte d’avoüer, que la Conversation ne fut pas fort divertissante. Car enfin on ne parla presque que de bagatelles ennuïeuses : & je puis dire, que de ma vie je n’ay tant entendu parler, pour dire si peu de chose. […] il arriva un de ses parens [l’un des parents de Lysidice]. Mais ce qu’il y eut de remarquable fut, qu’encore que cet Homme n’ait pas un de ces esprits élevez qu’on trouve si rarement, & qu’il ne soit que du rang des honnestes Gens ordinaires, la Conversation changea tout d’un coup, & devint plus réglée, plus spirituelle, & plus agréable, quoy qu’il n’y eust nul changement à la « compagnie », sinon qu’il était arrivé un Homme qui ne parla pas mesme beaucoup. Mais enfin, sans que je vous en puisse dire la veritable raison, on parla d’autre chose ; on en parla mieux : & les mesmes Personnes qui m’ennuïoient, aussi bien que Lysidice, me divertirent extremement. (1680, I., « De la Conversation », p. 12-15)

Ainsi, il est nécessaire qu’au moins un homme soit présent dans les « compagnies » exclusivement féminines pour que les sujets deviennent divertissants. Mais, l’inverse est également vrai :

Car lorsque les Hommes ne parlent precisément que pour la necessité de leurs affaires, cela ne peut pas s’appeler ainsi. […]. Tous ces gens-là [Plaideur, Marchand, Général, Roi] peuvent bien parler de leurs interest & de leurs affaires ; & n’avoir pas cet agreable talent de la Conversation, qui est le plus doux charme de la vie, & qui est peut-estre plus rare qu’on ne le croit. (Ibid., p. 2-3)

La conversation ne doit pas être composée que d’hommes puisqu’à leur tour ils ne feraient que parler de choses trop sérieuses.

Il existe une complémentarité entre les deux sexes ; le « beau sexe » apporte le naturel et l’enjouement qui sont nécessaires à la conversation alors que le « sexe fort » donne du piquant ou au moins du divertissement aux sujets.

L’autrice attribue aux femmes une nouvelle place au sein de la conversation, ce qui n’a pas toujours était le cas dans ses imitations du dialogue antique. Ainsi, dans Artamène ou le Grand Cyrus (1649-1653), Madeleine de Scudéry introduit l’« Histoire du Banquet des Sept sages »[6]. Au début du récit, l’un des sages, Chilon, est prêt à refuser de participer à un banquet parce que des femmes y seront présentes. Mais il finit par accepter l’invitation qui lui est faite en constatant que ces femmes sont des « Femmes ou [des] Filles de Sages comme luy »[7]. Il s’agit en effet de la femme de Périandre, Mélisse ; de sa fille Cléobuline et de la Princesse des Lindes, Eumetis. Progressivement, deux banquets se forment, le premier avec les sept sages et le second avec les trois dames mentionnées, Ésope, le narrateur et d’autres personnages masculins. Les femmes sont donc exclues du banquet des Sept sages parce qu’elles n’ont pas le même statut que les hommes. Plus encore, elles sont littéralement écartées de celui-ci. D’une part se forme une « compagnie » mixte et de l’autre une « compagnie » exclusivement masculine. Le personnage d’Ésope joue le médiateur entre les deux mondes. En effet, par la suite, lorsqu’Eumetis propose une énigme à sa « compagnie » et que celle-ci souhaite la montrer aux sages, ce ne sont pas les femmes qui font les messagères entre les deux groupes, mais Ésope ; celui qui appartient au cercle des Sages. Aucun des convives du banquet des Dames ne trouve la réponse. Du côté des sages, Solon réussit à répondre à l’énigme, mais par civilité, « il ne voulut pas faire connoistre qu’il la devinoit : afin de donner la joye à la Princesse des Lindes que son Enigme n’eust pas esté devinée »[8]. Les femmes sont certes décrites comme pleines d’esprit : elles semblent malgré tout rester inférieures aux sages ou du moins être ostracisées.

C’est à ce titre que les personnages féminins des Conversations se distinguent puisqu’elles sont tout autant détentrices de savoirs moraux, philosophiques, scientifiques, galants que les personnages masculins. Qui plus est, elles seront souvent considérées comme des enseignantes auprès des personnages masculins.

Ainsi, dans sa dernière œuvre Madeleine de Scudéry conçoit un genre littéraire hybride entre le dialogue antique, sérieux et savant et la conversation galante, plaisante et ludique. Elle crée un espace dans lequel il est possible pour l’ensemble des personnages d’échanger sur la morale, la philosophie et la science. Cette ouverture du dialogue aux femmes a été sans nul doute favorisée par l’émergence de la mode galante dont les salons mondains ont été les meilleurs médiateurs[9]. Une autre hypothèse est également possible, l’autrice semble être retournée à une forme d’humanisme cultivé par certaines, comme l’ont connu les femmes au XVIe siècle ainsi qu’au début du XVIIe siècle[10]. Pour éviter tout pédantisme, elle aurait fait en sorte d’insuffler dans celui-ci son esprit galant ; pour éviter de devenir l’une des Femmes savantes de Molière.

2. Les personnages féminins et leur relation au savoir dans les Conversations

La place des femmes dans le dialogue galant est une question centrale dans la relation au savoir qu’entretiennent les personnages féminins dans les Conversations. Comme dit précédemment, les « Dames » entretiennent un autre rapport à la connaissance. Pour mieux comprendre leur rôle, il faut observer en détail les interactions entre les membres de la « compagnie ». Delphine Denis dans La Muse galante, poétique de la conversation dans l’œuvre de Madeleine de Scudéry (1997) en propose une typologie : il y a le Régisseur, le Plaideur, l’Arbitre, le Contradicteur, le Curieux et l’Expert[11]. Qu’en est-il du « Sage » ? Peut-il être incarné par une figure féminine ? À chaque début de conversation, l’autrice/narratrice prête des qualités aux personnages qui composeront la « compagnie ». On peut voir chez les femmes le charme, la beauté, l’esprit, l’enjouement et le mérite et chez les hommes l’esprit, le mérite, l’honnêteté et la galanterie. On peut compléter utilement cette approche en observant que parfois Mlle de Scudéry attribue aux femmes un rôle de sage ou de détentrice d’un savoir. Trois cas de figure sont possibles : dans le premier, seul le personnage féminin est considéré comme « sage »[12] ; dans le deuxième, c’est un personnage masculin qui possède cette qualité et dans le dernier, la sagesse est à la fois tenue par un personnage féminin et un personnage masculin[13]. Cette répartition des rôles se retrouve dans de nombreuses conversations, mais pour des raisons de clarté, on se limitera ici à un seul exemple.

La compagnie de la conversation qui examine « la Colère »[14] se compose de quatre dames (Pasithée, Arpalice, Clariste et Lysimene) et de quatre hommes (Poliandre, Philiste, Timante et Hermogene). D’après les portraits donnés des personnages, Pasithée, Timante et Hermogene jouent manifestement les rôles de « sage » dans cette conversation. Les mentions permettant de les qualifier ainsi sont certes brèves, mais significatives. Pasithée est la seule parmi les personnages féminins à être qualifiée de « sage ». En effet, il apparaît qu’elle joue un rôle différent au sein de la compagnie, c’est elle qui décide d’organiser la conversation selon un jeu rhétorique à la manière des académies :

[…] repliqua Pasithée, mais je seray bien aise que Lisimene nous aprenne ce qu’elle avoit commencé de dire, & puis nous examinerons cette passion en elle-même, car la compagnie me paroist fort propre à cela. Poliandre & Philiste soûtiendront volontiers le party de la colere, Timante qui sçait toutes choses aidera à Lisimene, à Arpalice & à moy, à défendre la bonne cause, & Hermongene tiendra le milieu entre ces deux sentimens ; car il est sensible & sage. (1686, I., « de la Colère », p. 313)

Et ses remarques sont toutes considérées comme pertinentes pour son entourage. Qui plus est, aucun personnage ne s’oppose à ce qu’elle dit. Le rôle attribué n’est pas si original. Dans la conversation, Pasithée tient son rôle de femme mondaine cultivée ; elle « se distingue surtout par son écoute intelligente, par son désir de faire briller les autres, par son aptitude à relancer la conversation par une question à propos. C’était aussi le rôle des femmes dans les salons, particulièrement des maîtresses de maison : animer, diriger, entretenir la conversation »[15].

Du côté des personnages masculins, deux figures de sagesse sont représentées. Il y a Hermogene l’honnête homme et surtout Timante « le sage » (Ibid., p. 325). La locution n’est pas anodine puisque l’ensemble des références savantes historiques et philosophiques sera en grande majorité prononcée par ce personnage.

La sagesse se manifeste différemment selon les personnages. Il y a la sagesse féminine qui permet de préserver l’harmonie du groupe ainsi que la cohérence du dialogue ; la sagesse de l’honnête homme cultivé et celle du savant. Pour le dernier type de sagesse, le personnage n’est pas dans une représentation excessive du savoir, la démonstration de la science reste modérée et surtout pertinente, dans le cas contraire une « dame » restreint le personnage masculin. Par exemple, dans l’« Histoire de la morale », l’une des femmes dit : « Croyez-moy, Méliton, ajoûta-t-elle, ce temps-là est trop éloigné & trop différent du nostre pour s’y arrester […][16] »

Cependant, les personnages féminins ne sont pas seulement relégués dans des rôles de médiatrice et de régisseuse. Elles ont leur place dans l’argumentation, au même titre que leurs homologues masculins. Par exemple, lorsqu’Arpalice n’est pas de l’avis de Poliandre, celle-ci lui répond :

Mais contez-vous cela pour rien, dit Arpalice, pour moy je ne suis pas de vostre avis, & ce qui me rend les passions plus redoutables, c’est que je connois bien qu’elles trompent ceux qui en sont possedez : Et ce qui me fait encore haïr la colere, c’est que les gens défians & soupçonneux y sont plus sujets que les autres ; car enfin il faut que la colere ait quelque raison fausse ou veritable qui la fasse naistre, & que le mal est que quand la volonté la laisse croistre elleva toujours plus loin que la raison ne veut. (1686, I., « de la Colère », p. 325)

Ou lorsqu’il est question de l’expression de la colère chez les femmes, les personnages masculins ne prennent pas part au débat[17]. Dans bien d’autres conversations, les personnages féminins contredisent les hommes ou d’autres « dames ». Leur rôle n’est pas réduit à un type d’intervention.

L’étude onomastique n’a donné aucun résultat sur l’attribution de la sagesse parmi les « compagnies » ; mis à part pour deux cas particuliers.  Dans « l’Histoire de la morale » (1688, I., p. 32-191), l’un des personnages masculins se prénomme Méliton, ce qui renvoie explicitement au théologien Méliton de Sardes et tout au long de la conversation celui-ci sera considéré comme la référence savante à la fois philosophique et religieuse de la « compagnie ». Pour ce qui est du second exemple, le personnage de Timante est qualifié de « sage » dans deux conversations, mais rien ne semblerait indiquer un quelconque rapport avec la signification de son prénom (timaô < estimer et anthos < fleur), à moins que Mlle de Scudéry ne considère l’étymologie du prénom comme une extension de la notion de florilège. Ainsi, Timante serait savant parce qu’il détiendrait un savoir lettré varié.

Dans les Conversations, les savoirs détenus par les personnages masculins ne sont pas supérieurs aux connaissances détenues par les personnages féminins. C’est ce qui fait la force et l’originalité des recueils. Les femmes ont autant de jugement que les hommes ; les hommes au même titre que les femmes doivent faire preuve de modestie. Ce sont les manifestations et l’expression de ces qualités qui distinguent les deux sexes. Sa position philogyne certes mesurée transparaît dans la complémentarité entre les femmes et les hommes. Chacun des sexes apporte les compétences nécessaires à la construction d’un modèle de société savante idéale.

3. Sur le statut éthique des personnages féminins dans la conversation « De la Colère »

Avant Madeleine de Scudéry ce sont Plutarque et Sénèque qui ont écrit un traité capable d’aider les lecteurs à « réprimer » leur colère. Tous deux sans exception ont choisi la forme du dialogue pour transmettre leurs opinions à l’encontre de cette passion. Cependant, l’autrice se distingue de ses modèles sur de nombreux points.

« De la Colère » est un dialogue polyphonique, dans lequel les personnages féminins ne sont plus totalement exclus des échanges comme chez les deux auteurs antiques[18]. En effet, les « dames » témoignent non seulement de leur capacité à exprimer leur opinion, mais aussi dans certains cas de leur colère au même titre que les hommes. Les « dames » discutent à deux reprises de la nature de la colère chez les femmes et de la manière de la réprimer[19].

Dans un premier temps, Clariste, Lisimene et Pasithée définissent cette nature. Elles disent de la colère féminine qu’elle ne peut être aussi excessive que celle des hommes ; qu’elle n’est pas aussi violente, mais bien plus ridicule dans les actions ; qu’elle est encline aux « colere[s] d’habitude », c’est-à-dire qu’elles s’expriment « en tout temps, en tous lieux, devant toutes sortes de personnes, & pour toutes sortes de choses » (Ibid., p. 310) et enfin qu’elle est capable de défigurer la beauté des femmes. Peut-être qu’aux yeux de la moraliste les femmes ne peuvent être soumises violemment à cette passion puisque la colère est une émotion bestiale, à la fois animale et violente[20]. Justement, la sage Pasithée oppose à la colère la patience. À ses yeux, c’est une :

des vertus qui sied le mieux à une Dame, elle ne gaste point la beauté, elle s’accommode sans peine avec la modestie de son sexe, elle conserve toute la liberté de la raison, elle n’agrandit pas les sujets de plainte qu’on peut avoir & sert plutost à appaiser le cœur qu’à l’irriter. (Ibid., p. 309.)

Si Pasithée prescrit cette vertu en particulier c’est parce qu’elle permet d’aller à l’encontre de la nature de la colère féminine décrite juste avant. Effectivement, la patience apaiserait l’âme des femmes offensées et par conséquent préserverait la beauté du visage féminin qui ne serait plus déformé[21]. La modestie et la patience sont les deux qualités que Madeleine de Scudéry prête surtout aux femmes. Les deux vertus se rapportent à la notion de constance dans l’humeur et de retenue. Serait-il possible de voir une certaine supériorité des femmes dans l’expression des passions ? Elles n’auraient pas d’expression héroïque comme chez les hommes, c’est-à-dire qu’elle permettrait d’exprimer du courage, mais elles seraient bien plus raisonnées. Il apparaît que dans l’ensemble des conversations, les hommes expriment aussi de la modestie et de la patience sous des formes différentes. Ils ne doivent pas se montrer trop savants et ils doivent faire preuve de tempérance.

Dans le second passage, Clariste se demande si la colère doit être soustraite chez les femmes. Si tel est le cas comment les femmes peuvent-elles se faire craindre et respecter de certaines personnes ? La colère est pour elle un moyen de se défendre. C’est alors que Lisimene propose une alternative, celle du mépris qui s’exprimera par la « noble indignation » et la fierté. Lisimene continue sa description par des détails physiologiques : sous son effet, le visage rougirait comme sous l’effet de la colère, mais elle ne ferait que l’« embelir »[22]. Aux yeux de Lisimene, il s’agirait là d’une rougeur plus efficace que celle de la colère pour éloigner les importuns. Lisimene termine son intervention en demandant à Timante de « prescrire des regles » pour que les hommes puissent réprimer à leur tour la colère. Le sage Timante lui assure qu’il n’y a plus rien à ajouter à la suite de leurs échanges[23] et que s’il devait ajouter quelque chose il dirait que l’« honneste homme ne doit jamais oublier que la colere excessive est le défaut ordinaire des gens faibles […][24] »

Les colères féminines sont donc moins violentes que les masculines, mais les femmes n’en seraient pas dépourvues et pourraient en faire usage selon les circonstances et dans une moindre mesure.

Les femmes sont donc susceptibles d’être en colère comme les hommes, mais elles devraient en faire des usages plus modérés accordés aux circonstances. Les femmes ne se montrent pas catégoriques dans leurs propos, au contraire elles affirment leurs opinions avec beaucoup de conviction. Elles laissent le choix aux autres membres de la compagnie et aux lecteurs d’acquiescer ou non à leur point de vue[25].

Le traité sur la colère de Mlle de Scudéry se rapproche bien plus de celui de Plutarque, Sur les moyens de réprimer la colère que de celui de Sénèque, De la Colère. Comme le philosophe sa réflexion se nourrit de nombreux exemples. La notion d’expérience est au centre de la conversation. Il faut expérimenter et reconnaître la colère pour pouvoir la corriger. Cependant, chez l’autrice les femmes peuvent être tout autant éprises de colère à l’instar de leurs homologues masculins et ce ne sont que les expressions et les alternatives qui diffèrent selon les deux textes[26].

Cette volonté d’enseignement et de diffusion d’un savoir éclectique se retrouve dans l’ensemble des recueils. Madeleine de Scudéry construit une nouvelle image de la « femme humaniste » savante et cultivée, décriée aux siècles précédents et durant son siècle. Même s’il faut admettre qu’elle ne cultive pas la polémique dans sa redistribution des valeurs morales comme, par exemple, chez Marie de Gournay, celle-ci montre aux lecteurs que le savoir moral ou philosophique n’est pas exclusivement masculin ou féminin, mais qu’il existe des expressions différentes et une complémentarité entre les deux sexes. Les Conversations développent et diffusent la vision du monde et de la société de son autrice par l’intermédiaire de différentes thématiques : les passions, les émotions, les Lettres, la société des Hommes et la Morale. Les recueils deviennent un espace de réflexion et de méditation pour le lecteur tout en diffusant des valeurs propres à la culture sociale et intellectuelle du temps et de l’autrice. Au-delà de la question du savoir, Mlle de Scudéry redéfinit les lignes de partage séparant les deux sexes quand il est question de leurs relations aux passions, ainsi que le met en évidence la conversation « De la Colère ». Cette redéfinition des rôles prêtés aux femmes et aux hommes se poursuit à travers ses conversations à propos de questions aussi diverses que les Lettres, la Morale ou la condition sociale.

 

Bibliographie

FURETIÈRE Antoine, Dictionnaire universel contenant generalement tous les mots françois, tant vieux que modernes, & les termes de toutes les sciences et des arts, Abbé de Chalivoy, de l’Académie Française, 1690 [1re éd.].

HEPP N., « De Plutarque à Madeleine de Scudéry. Le Banquet des sept sages », dans FOYARD, Jean et TAVERDET, Gérard (éd.), Hommages à Pierre Collinet, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 1992, p. 163-171.

LETTERI, Paule, BEUGNOT, Bernard, Édition critique de Conversations sur divers sujets (1680) de Madeleine de Scudéry, Université de Montréal, 1993.

MÉRÉ (chevalier de), Antoine Gombaud, Discours de l’esprit, de la conversation, des agrémens, de la justesse, ou Critique de Voiture ; avec les Conversations du même chevalier & du maréchal de Clérambau, À Amsterdam, Librairie sur le Vygendam, à la Ville de Paris, chez Pierre Mortier, 1687 [1re éd.].

PLATON, Le Banquet, Luc Brisson (traduction et présentation), Paris, Garnier Flammarion, 2016.

PLUTARQUE, Sur les moyens de réprimer la colère, Éditions manucius, Paris, 2008.

(de) SCUDÉRY Madeleine, Conversations sur divers sujets, À Paris – Au palais, sur le Perron de la Sainte Chapelle, Claude Barbin, Avec privilège du Roy, 1680 [1er éd.], 2 vol., et frontispice de Sébastien Leclerc au Tome Ier.

(de) SCUDÉRY Madeleine, Conversations nouvelles sur divers sujets dédiées au Roy, À Paris –  Au palais, sur le Perron de la Sainte Chapelle, Claude Barbin, Avec privilège du Roy, 1684 [1er éd.], 2 vol., et frontispice de Sébastien Leclerc au Tome Ier.

(de) SCUDÉRY Madeleine, Conversations morales, À Paris – Sur le Quay des Augustins, à la descente du Pont-neuf, à l’Image Saint Louis, Thomas Guillain, Avec privilège du Roy, 1686 [1ère éd.], 2 vol., dont un titre alternatif : « La morale du monde ou Conversations par M. de S. D. ».

(de) SCUDÉRY Madeleine, Nouvelles conversations de morale, À Paris – Rüe Saint-Jacques, aux Cigognes, Chez la Veuve de Sebastien Mabre-Cramoisy, Imprimeur du Roy, Avec privilège de sa Majesté, 1688 [1er éd.], 2 vol., dont un frontispice de Sébastien Leclerc au Tome Ier.

(de) SCUDÉRY Madeleine, Entretiens de morale dédiées au Roy, À Paris – Rüe S. Jacques à la Fleur de Lis de Florence, Jean Anisson, Directeur de l’Imprimerie Royale, Avec privilège du Roy, 1692 [1re éd.], 2 vol., frontispice de Jean Mariette au Tome Ier.

(de) SCUDÉRY Madeleine et (de) Scudéry Georges, Artamène ou Le grand Cyrus, dédié à Madame la Duchesse de Longueville, Imprimé à Leyden, et se vend à Paris, chez Augustin Courbé, dans la petite Salle du Palais, à la Palme, Avec privilège du Roy, 1656 [réédition] [1re éd. : 1649-1653], 10 vol.

SÉNÈQUE, Œuvres complètes, J. Baillard (traduction), Tome II, Paris, Hachette, 1861.

TIMMERMANS, Linda, L’accès des femmes à la culture sous l’Ancien Régime (1598-1715). Un débat d’idées de Saint François de Sales à la Marquise de Lambert, Paris, Champion, 1993.

 

[1] Nous avons décidé de citer les recueils dans le corps du texte, sous la forme suivante : Date de publication, Tome, pages. Pour les références complètes, voir la bibliographie.

[2] Platon, Le Banquet, Luc Brisson (éd. et trad.), Paris, GF, 2016, p. 85.

[3] Quelques exceptions sont à relever : dans Conversations sur divers sujets (1680) : « De la Conversation », « Les Bains de Thermophiles » ; dans Conversations nouvelles sur divers sujets (1684), « De la Magnificence et de la Magnanimité », « De la Politesse », « De l’Absence », « De la Douceur », « De la Fierté », « L’ennui sans sujet » ; dans Conversations morales (1686), « De la Tyrannie de l’usage », « De la Colère » ; dans Nouvelles conversations de Morale (1688), « De Saint-Cyr », dans Entretiens de Morale (1692), « Quelles sont les plus grandes Douceurs, de la Gloire ou celles de l’Amour ? », « Des fausses consolations ». Certaines exceptions, notamment celles de 1680 peuvent s’expliquer puisque Mlle de Scudéry a repris des conversations présentes dans ses romans et notamment Clélie, Histoire romaine (1654-1661), comme l’a très bien démontré Paule Letteri dans son Édition critique de Conversations sur divers sujets (1680) de Madeleine de Scudéry, thèse dirigée par Bernard Beugnot et soutenue en 1993 à Université de Montréal. Pour ce qui est des autres, le choix du sujet se prêtait peut-être mieux à un autre type de narration.

[4] Rappelons que dans le Banquet de Platon juste après la scène d’Apollodore et de Glaucon, le dialogue débute. Agathon convie certaines personnes à son banquet (Socrate, Phèdre, Pausanias, Éryximaque, Aristophane et Alcibiade), après le repas les convives acceptent de faire l’éloge de l’amour, c’est alors que commence le débat sur l’Amour et le dialogue se termine par une narration.

[5] Il ne s’agit pas d’une analyse linéaire de la conversation. Notre approche de la conversation idéale a été élaborée à partir des passages suivants tous extraits de l’édition de 1680 de « De la Conversation » : I. La conversation masculine et la conversation féminine et quelques généralités sur la conversation (sur le choix de la « compagnie », sur l’ennui, sur le choix du sujet) [p. 2-23] ; II. Le « rire éternel », les larmoyants et les « réciteurs éternels » dans les conversations [p. 24-27] ; III. La conversation importune [p. 28-36] ; IV. Qu’est-ce que la « bonne conversation » ? [p. 36-45] ; V. La définition de la conversation [p. 38-45] ; VI. Excipit [p. 45]. Comme nous avons pu le dire, il s’agit d’une reprise modifiée de la conversation présente dans Clélie, Histoire romaine (1654-1661).

[6] Mlle de Scudéry, Artamène ou le Grand Cyrus, Paris, Augustin Courbé, 1656, partie IX, livre II, p. 358-382.

[7] Ibid., p. 360.

[8] Ibid., p. 365. On retrouve ici, le motif de l’honnête homme qui est certes cultivé et savant, mais qui n’est pas exempt de civilité.

[9] Madeleine de Scudéry a fréquenté les salons les plus à la mode durant son siècle, l’Hôtel Clermont, la chambre bleue des Rambouillet et le salon de Mme des Loges. Elle a été à l’origine de son propre salon qui a donné lieu à une publication en collaboration avec Paul Pellison, Les Chroniques des Samedis (1653-1654). Il existe une réédition d’Alain Niderst, Madeleine de Scudéry, Paul Pellison et leur monde, Paris, PUF, 1976.

[10] On pensera, aux plus célèbres, la maréchale de Rezt, à Marguerite de Valois, Cf. Linda Timmermans, L’accès des femmes à la culture de l’Ancien régime, Paris, Honoré Champion, 1993, « Première partie », chap. 1, p. 63-132 et chap. 6, p. 319-386.

[11] Cf. Delphine Denis, La muse galante : Poétique de la conversation dans l’œuvre de Madeleine de Scudéry, Paris, Honoré Champion, 1997, p. 71, 83, 85, 185 et 215.

[12] « Des Plaisirs » (1680, I., p. 46-82),« Du Discernement » (1688, I., p. 354-412) « De la Confiance » (1688, II., p. 630-754), « Histoire de la Coquetterie » (Ibid., p. 755-844), « De la Diversité des Amitiés » (1692, I., p. 38-118),  « De l’Expérience » (Ibid., p. 216-264).

[13] « De la Colère » (1686, I., p. 289-364), « De l’Incertitude » (Ibid., p. 365-496), « Histoire et conversation d’Amitié » (1686, II., p. 871-1026), « Histoire de la morale » (1688, I., p. 33-246).

[14] Il fallait une conversation dans laquelle il n’y avait pas de complexité narrative (enchâssement), qui se rapprochait le plus possible du dialogue antique par la thématique et qui permettait de faire une comparaison plus minutieuse sur les interactions qu’entretenaient les deux « Sages » (masculin et féminin) avec le savoir diffusé.

[15] Cf. Linda Timmermans, op. cit., p. 350.

[16] Cf.  1688, I., « Histoire de la Morale », p. 61.

[17] Il y a deux passages en particulier qui s’intéressent à la colère chez les femmes aux p. 308-312 et p. 314-323 de la conversation « De la Colère ».

[18] Chez Sénèque et Plutarque, la colère des femmes n’existe pas. Il n’y a aucun exemple ou aucune mention qui peut être relevée.

[19] Cf. 1686, I., « de la Colère », p. 308-323 et p. 355-361.

[20] Le Dictionnaire de Furetière (1690) dit de la « Colere » qu’elle « fait agir [les animaux] & s’emporter contre ce qui les offence. »

[21] La gravure de Charles Le Brun qui représente un visage d’homme en colère est tout à fait frappante. Nous pouvons observer que les rides du visage sont creusées et que l’ensemble du visage est disgracieux.

[22] 1686, I., « de la Colère », p. 358.

[23] Ibid., p. 358-359.

[24] Ibid., p. 359.

[25] Bien évidemment, nous ne pouvions analyser l’ensemble des thématiques abordées autour de la colère. C’est la raison pour laquelle, nous avons fait un relevé : Le récit d’Angenor (p. 290-308) ; La colère chez les dames (p. 308-312) ; La colère et les vertus (p. 312-314) ; Le récit d’une colère féminine par Lisimene (p. 314-323) ; Les réactions des devisants (p. 323-332) ; Colère et volonté (p. 332-334) ; Colère et médisance (p. 334-336) : La colère chez les animaux (p. 336-337) ; Le colère chez les orateurs (p. 337-341) ; Colère et Haine (p. 341-343) ; Que faut-il faire pour la retenir ? (p. 343-346) ; Exemples de colères bizarres (p. 346-348) ; La colère contre soi est-elle permise ? (p. 348-349) ; Des cas particuliers de colère (p. 349-353) ; Les personnages exemplaires de la compagnie (p. 353-355) ; La colère chez les dames (p. 355-361) ; La colère du Roi (p. 361-363).

[26] Chez Sénèque, les analyses semblent disparates et surtout prescriptives, tandis que chez Plutarque, on décèle une certaine ouverture d’esprit. Il ne prétend pas guérir la colère et il cherche, avant tout, à aider les lecteurs à la contrôler par la description détaillée des symptômes et les exemples (voire les contre-exemples).

6- Les Meslanges de musique (1725-1732), témoignages de l’apprentissage des langues grâce à la musique

Clarisse Martineau

Université de Poitiers, CRIHAM

« La musique est devenue la maladie de la nation ; tout le monde l’apprend, et on l’enseigne aux enfants en même temps qu’à lire ». Choix de la correspondance inédite de Pierre Bayle, 1670-1706, ed. Gigas, Copenhague, G.E.C. Gad, 1890, Lettre du 19 novembre 1696, p. 285.

La question de l’éducation musicale, notamment celle des jeunes filles n’a que peu été traitée dans les travaux musicologiques. En effet, la publication de musique est, en France, protégée par un privilège. Les conséquences de ce privilège sont importantes sur l’édition musicale. En effet, les Ballard sont les « seul[s] imprimeur[s] de la musique pour le roy » depuis qu’Adrien Le Roy et Robert Ballard inventent et obtiennent un privilège sur l’édition musicale en caractère mobile en 1551[1]. À la suite du décès de Le Roy, sans descendance, et depuis, le privilège est transmis de génération en génération, jusqu’à Jean-Baptiste Christophe Ballard qui l’obtient en 1715, à la suite du décès de Christophe Ballard, son père. Cependant, au début du XVIIIe siècle, la famille doit faire face à une nouvelle concurrence : l’impression par gravure. Les Ballard ne parviennent pas à obtenir un élargissement de leur privilège mais continuent cependant de bénéficier d’un accès privilégié aux institutions royales telles que l’Académie de musique ou la Chapelle Royale. Leur place dans l’industrie de l’édition musicale est centrale, comme en témoigne la collection qui précède les Meslanges de musique latine, françoise et italienne, et à laquelle Jean-Baptiste Christophe Ballard met fin en 1724, les Recueils d’airs sérieux et à boire, qui sont publiés pendant près de trente années. Ces collections, de façon générale, et dans le cadre de ce travail, les Meslanges, sont des témoignages des pratiques musicales, mais également des évolutions sociales et éducatives au travers de la musique.

En effet, au tournant du XVIIIe siècle, de nombreux bouleversements viennent modifier la pratique musicale. Depuis quelques décennies, l’enseignement de la musique se développe et s’étend à tous, et ce dès le plus jeune âge. La pratique d’un instrument de musique devient un élément important d’une bonne éducation au même titre que la lecture. Le développement du goût musical, en particulier pour la musique italienne, va mettre au jour des lacunes dans les éducations, et le corpus proposé par Ballard dans ses Meslanges de musique latine, françoise et italienne semble tout particulièrement destinées à ses dernières. Il est alors possible d’envisager les Meslanges comme un témoignage de l’éducation des garçons et des filles, de la musique et de la lecture, de l’apprentissage des langues étrangères, ou encore de la destination des publications musicales et de la compréhension de la musique et du texte.

Les normes sociales évoluent et il devient de bon goût de savoir se montrer en société. Or depuis le décès de la reine, Marie-Thérèse d’Autriche, le roi se rapproche de Madame de Maintenon. La vieillesse et les idées de cette dernière encouragent le roi à diminuer les divertissements, notamment les divertissements versaillais où la musique trouve une place centrale. Les conséquences de la diminution de ces festivités furent importantes pour la musique : la vie culturelle musicale se déplace alors de Versailles vers Paris et de la Cour vers les salons privés. Lorsque le roi décède en 1715, la Régence commence, les difficultés financières dans lesquelles le royaume se trouve vont conduire le régent à maintenir un régime d’austérité. En 1725, les premiers concerts payants voient le jour avec la création du Concert Spirituel[2]. Ils sont proposés au public de façon régulière par des musiciens pour la plupart issus des institutions royales. La même année, Jean-Baptiste Christophe Ballard met fin aux Airs sérieux et à boire[3], qu’il publie pendant trente années, pour créer les Meslanges de musique latine, françoise et italienne[4].

Les Meslanges de musique latine, françoise et italienne sont des ouvrages composites, publiés par saison que l’éditeur Ballard propose ensuite de réunir en un ouvrage annuel[5]. Il s’agit d’ouvrages au format in-quatro et chacune des saisons comprend une soixantaine de pages. Ces dernières sont caractérisées par leur grande régularité. Chacune de ces saisons est elle-même subdivisée en trois sections. Tout d’abord une première partie centrée sur la « musique latine », qui propose un ou deux motets, composés sur des textes liturgiques ou paraliturgiques. Puis, la section la plus importante : la musique française, avec des pièces profanes de caractères, styles et formes différentes qui témoignent de la pratique musicale héritée des siècles précédents. Enfin, chacune des saisons se conclut par une ou deux pièces de « musique italienne ».

Le corpus des Meslanges est composé de six cent soixante et une pièces parmi lesquelles trente et une en langue latine, et trente-quatre en italien. Une grande majorité des pièces sont composée pour voix de femmes, mais il n’est pas possible de questionner tout le corpus. Cependant, il est possible de se concentrer sur les musiques italiennes et latines, puisque ce corpus, plus restreint, est également essentiellement destiné aux femmes. Aussi, en se focalisant tout particulièrement sur le corpus en langues étrangères, les Meslanges apportent-ils des informations sur la pratique musicale des femmes, ainsi que sur leur éducation ? De plus, seule une femme, Anne Guedon de Presles, publie des motets avant la Révolution. Ses pièces se trouvent dans les Meslanges, il convient de questionner sa place, tant pour les femmes destinataires que pour la place qui lui est conférée dans ses recueils.

Les trente et une pièces de musique latine et les trente-quatre pièces de musique italienne, sont, nous l’avons déjà évoqué, essentiellement composées pour des voix de femmes. En effet, seules quelques pièces sont écrites pour un effectif qui convoque également une ou des voix d’hommes : Regina caeli[6], le Mementote peccatores de Marc-Antoine Charpentier[7], le In convertendo dominus de François Bouvard[8], le Domine non sum dignus[9], le Domine miserere mei[10], le O salutaris hostia[11]et l’Exaudi Domine[12]de Bouvard sont les seules pièces avec des voix d’hommes. Une grande majorité de ce corpus est par conséquent destinée à des interprètes féminines, qui sont alors confrontées à la compréhension de textes en langues étrangères.

S’il existe peu de travaux sur l’éducation des filles dans les domiciles particuliers, l’apprentissage de la musique dans les institutions religieuses à bénéficier de travaux. En effet, les filles apprennent à lire, écrire et compter et les parents les plus aisés leur font également bénéficier d’une éducation religieuse et de l’apprentissage des travaux d’aiguilles. Dans les classes sociales les moins aisées, les filles ne bénéficient d’un enseignement pendant deux ou trois ans avant d’aider dans les entreprises familiales. Cependant, dans les classes bourgeoises et de la noblesse, se développent depuis quelques années la tenue de salons[13], ainsi que la présence aux concerts publics[14]. Aussi, comme l’estime Martine Sonnet, « les leçons de musique vocale et instrumentale font nécessairement partie de la formation des jeunes filles de la grande bourgeoisie et de la noblesse[15]».

En effet, si l’éducation musique fait partie intégrante de l’éducation des jeunes gens, Fénelon rapporte cependant que celle des jeunes filles est moins exigeante :

Apprenez à une fille à lire et à écrire correctement. Il est honteux, mais ordinaire, de voir des femmes qui ont de l’esprit et de la politesse, ne savoir pas bien prononcer ce qu’elles lisent : ou elles hésitent, ou elles chantent en lisant ; au lieu qu’il faut prononcer d’un ton simple et naturel, mais ferme et uni. Elles manquent encore plus grossièrement pour l’orthographe, ou pour la manière de former ou de lier les lettres en écrivant : au moins accoutumez-les à faire leurs lignes droites, à rendre leurs caractères nets et lisibles. Il faudrait aussi qu’une fille sût la grammaire : pour sa langue naturelle, il n’est pas question de la lui apprendre par règle, comme les écoliers apprennent le latin en classe ; accoutumez-les seulement sans affectation à ne prendre point un temps pour un autre, à se servir des termes propres, à expliquer nettement leurs pensées avec ordre, et d’une manière courte et précise : vous les mettrez en état d’apprendre un jour à leurs enfants à bien parler sans aucune étude[16] .

Cette citation souligne que si les jeunes filles apprennent à lire, écrire et compter, les parents les plus aisés leur fournissent également une instruction religieuse et des travaux manuels.

Les demoiselles bénéficient de cette éducation musicale dans deux cadres : la présence d’un précepteur de musique ou dans les institutions religieuses. Nathalie Berton-Blivet a relevé, au cours de son travail sur le motet[17], qu’il existe plusieurs destinataires pour les motets : « quand ils sont mentionnés dans les titres ou les préfaces, sont les musiciens des milieux capitulaires, puis ceux du Concert Spirituel, les particuliers, dont les « demoiselles qui sont dans le monde », mais le plus souvent les communautés religieuses féminines[18]». Une porosité apparaît entre les institutions religieuses et les concerts[19]. Les institutions religieuses s’adressent à des compositeurs, en remplacement des pièces de plain-chant[20]. Les pièces deviennent également des outils pédagogiques. Les enfants qui sont formés au sein des psalettes[21] ou dans les institutions jésuites[22] peuvent également profiter de ces pièces.

La question de l’apprentissage des langues apparaît, mais Fénelon estime que ce n’est pas nécessaire pour une jeune fille :

On croit d’ordinaire qu’il faut qu’une fille de qualité qu’on veut bien élever apprenne l’italien et l’espagnol ; mais je ne vois rien de moins utile que cette étude, à moins qu’une fille ne se trouvât attachée auprès de quelque princesse espagnole ou italienne, comme nos reines d’Autriche et de Médicis. D’ailleurs ces deux langues ne servent guère qu’à lire des livres dangereux, et capable d’augmenter les défauts des femmes ; il y a beaucoup plus à perdre qu’à gagner dans cette étude[23] .

Pire encore, l’apprentissage de ces littératures étrangères serait néfaste pour les jeunes filles. Cependant, le précepteur du roi relativise à propos du latin :

[L’étude] du latin serait bien plus raisonnable, car c’est la langue de l’Église : il y a un fruit et une consolation inestimable à entendre le sens des paroles de l’office divin, où l’on assiste si souvent [24].

Ce sont donc pour les répertoires étrangers que se pose alors la question de la compréhension de la musique, mais également du texte. En effet, la musique italienne dans les Meslanges se caractérise par l’utilisation de l’italien dans le texte, et pour la musique latine, de textes en langue latine. Par conséquent, l’étude du latin est encouragée pour la compréhension des offices, mais l’étude des langues étrangères est déconseillée. Sébastien de Brossard est l’un des premiers à proposer et encourager des traductions afin de palier à cette difficulté, et divers ouvrages de compositeurs sont précédemment publiés par Ballard, avec des traductions[25].

Jean-Baptiste Christophe Ballard semble se confronter au problème de la compréhension des textes afin de permettre une bonne exécution de la musique. Cela pourrait expliquer cette note de l’éditeur à la fin de la première année :

Ce Livre accomplit la première Année. […] Comme on a remarqué que les Traductions des Paroles Latines & Italiennes feroient plaisir aux Dames. Elles en trouveront dans ce Livre ; Si cette attention leur plaît, on ne la négligera en aucune occasion [26].

Ce texte de l’éditeur parisien est important : il permet de comprendre que l’éditeur est confronté à l’absence d’éducation pour les femmes auxquelles il destine les Meslanges. Ces traductions semblent destinées à ce public. Il semble que les traductions et imitations proposées dans les recueils soient proposés afin que les femmes puissent comprendre et interpréter les pièce le mieux possible.

Cependant, si l’intention de proposer des traductions et imitations de la part de l’éditeur apparaît dès la première année[27], ce dernier se détache rapidement de ses engagements. Aucune des années des Meslanges ne propose ainsi des traductions pour toutes les pièces en langue étrangères. L’éditeur fait également une différence entre les traductions qui se veulent littéraires et les imitations qui cherchent à imiter de façon assez littérale les textes et abandonnent par conséquent le respect des vers, rimes et autres éléments poétiques.

La question de la connaissance préalable du texte se pose alors, et il semble que ce soit particulièrement le cas pour la musique latine. En effet, un certain nombre de textes sont connus des croyants, tandis que d’autres sont conditionnés à des événements. C’est le cas des deux pièces Jam satis luctus[28]et Psalite domino[29]de François Bouvard, publiées respectivement en 1727 et 1729. Pour ces dernières, Ballard propose des traductions qui peuvent s’expliquer par le contexte de leurs publications : les naissances des jumelles royales en 1727 et du dauphin en 1729. À l’inverse, aucune pièce italienne ne peut être rattachée à un événement important, et justifier les choix de Ballard.

L’engagement de Ballard, envers ses lecteurs et tout particulièrement ses lectrices, de proposer des traductions relève donc d’une utopie puisque l’éditeur lui-même s’en détache. Il est impossible de déterminer si cela est dû à une demande du public, à un manque de place dans les recueils ou simplement à un manque de main-d’œuvre pour proposer une traduction pour chacune des pièces concernées. En effet, seule quelques pièces sont traduites ou imitées, avant que cette idée soit complètement abandonnée par l’éditeur dès 1727.

Du statut d’amatrices de musique à compositrices : des changements d’éducation et de sociabilité

Si la musique apparaît au tourant du siècle, comme un signe de bonne éducation notamment pour les filles des classes les plus aisées ; il est possible de constater que dans les Meslanges de musique latine, françoise et italienne, se trouvent les seuls motets composés et publiés par une femme avant la Révolution française. C’est Anne Guedon de Presles. Peu d’informations la concernant nous sont parvenus : elle est certainement la fille ou la sœur d’Honoré Guedon de Presles, lui-même chanteur. Elle est considérée comme la première femme qui publie de la musique, dans les Meslanges, elle propose de la musique latine, française et italienne.

En effet, le développement de la pratique musicale va modifier la place de la femme dans les productions musicales. Plusieurs d’entre elles exercent une activité musicale dans les institutions parisiennes ou royales, ou enseignent notamment à des enfants issus de familles aisées. Il est également possible de constater qu’elles publient de plus en plus leur musique. En effet, si elles sont des interprètes reconnues, tant sur les scènes de théâtre, d’opéra, ou pour des représentations instrumentales, elles prennent de plus en plus le devant de la scène, avec leurs identifications dans les publications. Il est possible de souligner que Ballard apporte un soin particulier à l’identification des compositeurs dans les Meslanges.

Anne Guedon de Presles[30] à une place particulière dans ses Meslanges, puisqu’il s’agit de la seule femme ayant publié des motets[31] entre 1647 et 1789[32]. En effet, ses pièces de musique religieuses étaient souvent écrites par des maîtres de chapelle ou des musiciens exerçant dans des institutions prestigieuses. Ses mêmes institutions sont le plus souvent en charge des éditions musicales religieuses, et privilégient par conséquent les musiciens rattachés à leur service dans les recueils qu’elles proposent. Anne Guedon de Presles suit une carrière de chanteuse et de compositrice, puisque plusieurs de ses compositions sont publiées dans le Mercure entre 1742 et 1747, et elle est mentionné dans plusieurs tragédies lyriques jouées à Versailles.

Trois motets de sa plume se trouvent dans les les Meslanges : le Veni Sancte Spiritus[33] (MI. recueil.81-b ; printemps 1731) ; l’Ave Regina[34] (MI.recueil.81-c ; été 1731 ) ; et l’Angelus domini apparuit Joseph dicens[35] (MI.recueil.82-b). Il convient également de souligner que deux de ses pièces italiennes sont également éditées dans les Meslanges. Anne Guedon de Presles publie aussi de nombreuses pièces françaises.

Si les femmes qui obtiennent des places de musiciennes sont le plus souvent issues de familles de musiciens, elles ont également pu bénéficier d’un enseignement dans le cadre familial dès leur plus jeune âge. Les Meslanges de musique latine, françoise et italienne sont le témoignage de pratiques sociales et des évolutions de la société. Les pièces sont destinées à des femmes qui ne devraient pas avoir accès à la compréhension des textes puisqu’il ne leur est pas conseillé d’apprendre les langues, or Ballard cherche justement à fidéliser ce public féminin à l’aide des traductions et imitations. Il publie également des pièces tant en langue latine qu’italienne d’Anne Guedon de Presles qui demeurent aujourd’hui les seules pièces (latines) éditées composées par une femme avant la Révolution française.

En conclusion, alors qu’à la fin du XVIIe siècle Jean-Baptiste Christophe Ballard est confronté à une nouvelle concurrence dans le monde de l’édition[36] avec le développement de la gravure, il cherche à fidéliser ses clients. Il est possible d’envisager également que l’éditeur parisien souhaite, et cherche à renouveler son public, et toucher une nouvelle part de la population.  Ce public, essentiellement féminin, est amateur de musiques variées. Cependant, la faiblesse de leur éducation, tout particulièrement des langues étrangères, ne leur permet pas de comprendre et de profiter pleinement de ce répertoire musical, qui rencontre de plus en plus de succès, avec le développement des concerts payants, mais également de la cohabitation des goûts musicaux, et de l’intérêt qui est donné à la musique italienne. Aussi, pour pallier les lacunes de ces femmes, dont l’éducation exclut l’étude des langues, l’éditeur propose des traductions. Le commentaire de Ballard à se propos semble témoigner d’un succès et d’une bonne réception de cette décision. Ballard est par ailleurs coutumier des traductions que l’on trouve dans de nombreuses de ses publications, tout particulièrement celles qui contiennent des pièces de musique religieuse. Aussi, les Meslanges de musique latine, françoise et italienne apparaissent comme un témoignage de la pratique musicale au sein des foyers aisés, puisque l’apprentissage de la musique, mais également la possession d’un ou plusieurs instruments est apparaissent comme souhaitée. On joue pour soi mais également pour paraître, autant des pièces de détente que de piété. Les filles sont particulièrement encouragées à pratiquer cet art et à en diffuser les préceptes. Cependant, il faut relativiser l’engagement de Ballard, puisque ce dernier se détourne rapidement de sa décision, et ne propose plus de traductions ou d’imitation à partir de 1728.

Comme en témoignent les Meslanges de musique latine, françoise et italienne, il apparaît au début du XVIIIe siècle un changement important. Les jeunes filles deviennent, par leur éducation musicale, porteuses d’un idéal éducatif, tout particulièrement encouragé par les institutions religieuses, mais également stimulé par un monde où la place dans la société et le rayonnement d’une maison passe par le paraître et la tenue de salons qui deviendront au cours du siècle des centres intellectuels prisés.

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ANNEXE : Tableau des pièces italiennes et latines contenues dans les Meslanges de musique latine, françoise et italienne (1725-1732).

1725 :

Recueil Titres Compositeurs Effectifs musicaux Pages
MI.recueil.75-a Adoro te, mea spes  Daniel Danielis (1635-1696) 2 voix (sol2, sol2) +

BC (fa4)

2-9
Volate momenti Agostino Steffani (1654-1728) 2 voix (ut1, ut1) + BC (fa4) 41-45
Impara a non dar fede Giovanni Battista Bononcini (1670-1747) 1 voix (ut1) + BC (fa4) 46-54
Nel’ anime amanti Agostino Steffani (1654-1728) 2 voix (ut1, ut1) + BC (fa4) 55-58
Son come farfaletta [Ziani, Marc’Antonio (1653-1715)] 1 voix (ut1) + BC (fa4) 59-62
MI.recueil.75-b Regina caeli  Rosso ò Pettrucci (?) 2 voix (ut1, fa3) + BC (fa 4), violons (sol1, sol1) 64-83
Al certo se non moro Agostino Steffani (1654-1728) 1 voix (ut3) / BC (fa4) 122-124
MI.recueil.75-c Mementote peccatores Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) 3 voix (fa3, sol2, sol2) + BC (fa4) 126-139
Cor progioniero Carlo Zuccari (1704-1792) 1 voix (ut1)+ BC (fa4) 180-186
MI.recueil.75-d Beati qui habitant in domo tua  Rosso ò Pettrucci (?) 2 voix (ut1, ut1) + BC (fa4) 188-193
Hacerte gratie in vito Francesco Mancini (1672-1737) 1 voix (ut1)= BC (ut4) 243-245

1726 :

MI.recueil.76-a Qui sitit veniat Daniel Danielis (1635-1696) 2 voix (ut1, ut1)  +BC (fa4) 2-10
Quanti cori stan languendo* [Non identifié] 2 voix (ut1, ut1)+ BC(fa4) 50-54
Spera e teme* [Non identifié] 1 voix (ut1) + BC (fa4), violoncelle (ut4) 55-62
MI.recueil.76-b Regina caeli [non identifié] 2 voix (ut1, ut1) + BC (fa4) 64-68
Venite exultemus  Daniel Danielis (1635-1696) [att. douteuse], François Couperin (1668-1733) [att. probable][37] 2 voix (ut1, sol2) + BC (fa4) 69-76
Sconsolato rossignolo Domenico Scarlatti (1685-1757) 1 voix (ut1) + BC (fa4) + Flûte (ut3)+ Unisso (sol2) 111-124
MI.recueil.76-c Adorate eum omnes Henry Desmarest (1661-1741) 2 voix (sol2, sol2) + BC (ut1/fa4), violon (sol1), flûtes (sol1) 126-140
In mano al moi sposo Ziani Pietro Andrea (1616-1684) 1 voix (ut1) + BC (fa4) 185-186
MI.recueil.76-d O Maria, ô cara ; Daniel Danielis (1635-1696) 2 voix (ut1, ut1) + BC (fa4) 188-194
Vanne e godi cor infido Carlo Francesco Pollarolo (1653 ? – 1723) [attr. probable] 1 voix (ut1) + BC (fa4) 243-245

1727 :

MI.recueil.77-a O dulcissime Jesu Daniel Danielis (1635-1696) 2 voix (ut1, ut1) +BC (fa4) 2-10
Prendi Georg Friedrich Haëndel (1685-1759) 2 voix (ut1, ut1)+ BC (fa4) 59-62
MI.recueil.77-b Paratum cor meum deus [non identifié] 1 voix (sol2/ut1) +BC (fa4) 64-71
Per sentier François Bouvard (1683 ? – 1760) 1 voix (ut 1)+ BC(ut3) 119-124
MI.recueil.77-c Il convertendo dominus François Bouvard (1683 ? – 1760) 1 voix (fa4) + BC  (fa4),violon ou flûte (sol1). 126-137
Longi da noi François Bouvard (1683 ? – 1760) 1 voix (ut1) + BC (fa4) [182]-186
MI.recueil.77-d Jam satis luctus François Bouvard (1683 ? – 1760) 1 voix (ut1) + BC (fa4) 188-192
Del destino e della forte François Bouvard (1683 ? – 1760) 1 voix (sol2) + BC (fa4) 241-245

1728 :

MI.recueil.78-a Veni Jesu Battista Bononcini (1670-1747) 1 voix (ut1) + Violons (sol1), BC (fa3/4) 2-16
Per derlitto di dona inconstante Georg Friedrich Haendel (1685-1759) (Endel) 1 voix (ut1)+ BC (fa4) 61-62
MI.recueil.78-b Domine non sum dignus François Bouvard (1683 ? – 1760) 1 voix (fa4) + flûtes (sol1, sol1) + BC (fa4) 64-67
Si t’amo caro Georg Friedrich Haendel (1685-1759) 1 voix (ut1) + BC (fa 4), violon (sol1) 116-124
MI.recueil.78-c Laetare Anna Mater François Bouvard (1683 ? – 1760) 2 voix (ut1, ut1) +BC (fa4) 126-133
Provalo un giorno François Bouvard (1683 ? – 1760) 1 voix (ut1) + Bc (fa4) 183-186
MI.recueil.78-d Domine miserere mei François Bouvard (1683 ? – 1760) 1 voix (fa4) + BC (fa4), violon (sol1), flûtes (sol1) 188-194
Senza te François Bouvard (1683 ? – 1760) 1 voix (ut1) + BC (fa4) 243-245

1729 :

MI.recueil.79-a Flores o Gallia Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) 2 voix (sol2, ut1) + 1er et 2ème dessus de violons (sol1, sol2), BC (fa4) 2-9
Ho nel voltro una gratia Giovanni Maria Bononcini (1670-1747) 1 voix (ut3) + BC (fa4), altra viola (ut3), 1er et 2ème violons (sol1, sol1) 54-62
MI.recueil.79-b O Salutaris Hostia François Bouvard (1683 ? – 1760) 2 voix (fa4, sol1) + BC (fa4),  flute allemande / Hautbois / violons (sol1, sol1) 64-72
Nel bel viso [François Bouvard (1683 ? – 1760)] 1 voix (ut1) + BC (Fa4) 122-124
MI.recueil.79-c Panis angelicus François Bouvard (1683 ? – 1760) 1 voix (ut1) + BC (fa4), flûte allemande (sol1) 126-128
Guerregiante triofante François Bouvard (1683 ? – 1760) 1 voix (ut1) + BC (fa4), violino (sol1) 182-186
MI.recueil.79-d Psallite Domino François Bouvard (1683 ? – 1760) 1 voix (ut1) + BC (fa4), violons (sol1) 188-198
Se vedi il mar Giovanni Maria Bononcini (1670-1747) 1 voix (ut1)+ BC (fa4/ut4) 243-245

1730 :

MI.recueil.80-a Domine salvum fac Regem Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) 2 voix (ut1, sol2) + BC (fa4) 2-3
Un tuono, un lampo, un filmine Alessandro Scarlatti (1660-1725) 1 voix (ut1) + BC (fa4) 60-62
MI.recueil.80-b Cantemus Domino Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) 2 voix (sol2, ut1) + BC (fa4) 66-72
Senza speme Giovanni Maria Bononcini (1670 -1747) 2 voix (ut1, ut1)+ BC (fa4) 124-126
MI.recueil.80-c Regina caeli Francesco Gasparini (1661-1727) 1 voix (ut1) + BC (ut4) 126-132
Mi lusingo Giovanni Maria Bononcini (1670 -1747) 1 voix (ut1) + BC(fa4), violino (sol2) 182-186
MI.recueil.80-d Exaudi domine* François Bouvard (1683 ? – 1760) 1 voix (fa4) + BC(fa4),violons (sol1, sol1) 188-189
Ho l’alma fra catene Giovanni Maria Bononcini (1670 -1747) 1 voix (ut1) + BC (fa4) 244-245

1731 :

MI.recueil.81-a Veni creator Marc-Antoine Charpentier (1643 -1704) 1 voix (sol2) + BC (fa4) 2
Tu lo sai Alessandro Scarlatti (1660 -1725) 1 voix (ut1)/ BC (fa4) 62
MI.recueil.81-b Veni sancte spiritus Anne Guedon de Presle (1687 -17 ?) 1 voix (ut1) + BC (fa4) 64-65
Ah ! caro Giovanni Maria Bononcini (1670 -1747) 1 voix (ut1) + BC (fa4) 123-124
MI.recueil.81-c Ave Regina Anne Guedon de Presle (1687 -17 ?) 1 voix (sol2) + BC (fa4) 126-131
Occhi amati, io partiro Anne Guedon de Presle (1687 -17 ?) 1 voix (ut1) + BC (fa4) 184
MI.recueil.81-c Deus tuorum militum Jacques Cochereau (1680 ? -1734) 1 voix (sol2) + BC (fa4/ut3) 188-195
Stelle rigide placate vi [non identifié] 1 voix (ut1) + BC (fa4)

1732 :

MI.recueil.82-a Beata dei genitrix François Bouvard (1683 ? – 1760) 1 voix (ut1) + BC (fa4) 2-7
Lumi cai del moi bel sole Francesco Mancini (1672-1737) 1 voix (sol1) / BC (ut3/fa4) 60-62
MI.recueil.82-b Angelus domni apparuit Joseph dicens Anne Guedon de Presle (1687-1754) 1 voix (ut1) + BC (fa4) 64-65
Ri del prato, e scherzo il mare Anne Guedon de Presle (1787-1754) 1 voix (sol2) + Bc (fa4) 121-124

 

[1] Laurent Guillo, Pierre I Ballard et Robert III Ballard : imprimeurs du roy pour la musique (1599-1673), Centre de musique baroque de Versailles., Sprimont, Mardaga, 2003, 2 vol.

[2] Pierre Constant, Histoire du Concert Spirituel (1725-1790), Paris, Société française de musicologie, 1975.

[3] Ces recueils ont fait l’objet de travaux, tout particulièrement un ouvrage d’Anne Madeleine Goulet, qui évoque la question de la réception de la sociabilité de la musique. Anne-Madeleine Goulet, Poésie, musique et sociabilité au XVIIème siècle, Les Livres d’airs de différents auteurs publiés chez Ballard de 1658 à 1694, Paris, 2004.

[4] Le nom complet des Meslanges est : Meslanges de Musique Latine, Françoise et Italienne, divisez par Saisons, servant de suite au Recueils d’Airs imprimez de Mois en Mois, pendant trente Années, consécutives.

[5] Ballard évoque cette proposition dans sa note : « Suivant l’ordre pratiqué depuis trente Années, on a ajouté à la fin de ce Livre une Table générale qui rendra / les Tables particulières inutiles, lorsqu’on reliera les quatre Parties en un même Volume. », Meslanges de musique Latine, Françoise et Italienne, 1725, p.187.

[6] Meslanges de musique…, 1725, p. 64-83.

[7] Meslanges de musique…, 1725, p. 126-139.

[8] Meslanges de musique…, 1727, p. 126-137.

[9] Meslanges de musique…, 1728, p. 64-67.

[10] Meslanges de musique…, 1728, p. 188-194.

[11] Meslanges de musique…, 1729, p. 64-72.

[12] Meslanges de musique…, 1730, p. 188-189.

[13] Marie-Thérèse De Truchis et Diane Baude, « Les salons au XVIIIe siècle : les salons musicaux, le salon de musique » dans Musique et musiciens au Faubourg Saint-Germain, Délégation à l’Action artistique de la Ville de Paris, Paris, Paris et son patrimoine, 1996, p. 2834.

[14] Georges Escoffier, « De la tentation à la civilisation : la place des femmes aux concerts en France au

XVIIIe siècle », dans Les sociétés de musique en Europe 1700-1920, Structures, pratiques musicales, sociabilités, Hans Erich BÖDEKER, Berlin, BWV, Berliner Wissenschafts-Verlag, 2007, p. 101-128.

[15] Martine Sonnet, « Quelques échos des pratiques musicales dans l’éducation des filles au XVIIIe siècle », Catherine Deutsch, Caroline Giron-Panel, Pratiques musicales féminines : discours, normes, représentations, Symétrie, 2016, Symétrie Recherche série Histoire du concert. f, hal-01427362f, p. 1.

[16] François de Fenelon, De l’éducation des filles texte collationné sur l’édition de 1687, avec une introduction et des notes pédagogiques et explicatives, à l’usage des institutrices et des instituteurs, par Charles Defodon, Dixième édition Paris, Hachette, 1909, chapitre XII Suite des devoirs des femmes, p. 117.

[17] Nathalie Berton-blivet Catalogue du motet imprimé en France (1647-1789), Société Française de Musicologie, Paris, 2011.

[18] Cécile Davy-Rigaux et Nathalie Berton-blivet, « Les religieuses, des destinataires privilégiées dans la

France de l’Ancien Régime », 2013.

[19] Anne Piéjus, « Musique, plaisir et récréation enfantine », Le plaisir musical en France au XVIIe siècle, Thierry Favier, Manuel Couvreur (dir.), Mardaga, Sprimont, 2006, p. 107113.

[20] Voir : Cécile Davy-Rigaux « Plaisir musical et élévation de l’âme dans les nouveaux chants ecclésiastiques », idem …, p. 191-208 ; voir également Dinko Fabris, « Le chant de trois notes, une tradition musicale du XVIIe siècle chez les sœurs de l’ordre de la Visitation de Marie », Plain-chant et liturgie en France au XVIIe siècle, Jean DURON (dir.), Centre de Musique Baroque de Versailles, Klincksieck, Fondation Royaumont, 1997, p. 265-283.

[21] Voir tout particulièrement : Bernard Dompnier (dir.), Maîtrises & chapelles au XVIIe & XVIIIe siècles, Des institutions musicales au service de Dieu, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2003.

[22] Voir tout particulièrement les travaux portant sur le travail de Marc-Antoine Charpentier tels que : Catherine Cessac, Marc-Antoine Charpentier, un musicien retrouvé, Sprimont, Mardaga, 2005 ou Les Histoires sacrées de Marc-Antoine Charpentier. Origines, contextes, langage, interprétation, Brepols, 2016.

Marie Demeilliez a abordé à plusieurs reprises les productions musicales dans les institutions jésuites, voir tout particulièrement : Marie Demeillez, Estelle Doudet, Mathieu Ferrand et Eric Syssau, Le Théâtre au collège, Paris, Classique, Garnier, 2018.

[23] François de Fenelon, op. cit., p.121-122.

[24] Idem, p. 122.

[25] Nous pouvons en citer quelques-uns : Lochon, Campra ou encore Brossard.

[26] Meslanges de musique …, 1725, p. 187.

[27] Voir l’annexe qui présente les pièces et leurs compositeurs. Les pièces en grisées sont traduites ou imités.

[28] Meslanges de musique…, 1727, p. 188-192.

[29] Meslanges de musique …, 1729, p.188-198.

[30] Bertil Van Boer, « Anne Guedon de Presles » dans Historical Dictionary of Music of the Classical Period, Lanham, Toronto, Plymouth, Scarecrow Press, 2012. Et Julie Anne Sadie et Samuel Rhian (eds.), « Anne Guedon de Presles » dans The Norton/Grove Dictionary of Women Composers, New York, Londres, W. W. Norton & compagny, 1994.

[31] Nous ne prenons pas en compte le motet Magnificat anima mea de Marie-Elisabeth Jourland. Il semble en effet, que c’est l’arrangement de cette pièce par Jean-Baptiste Morin qui expliquerait sa publication dans le Processionnal de Chelles.

Nathalie Berton-Blivet, op.cit., Magnificat anima mea, Marie-Elisabeth Jourland, MI.536, p. 525.

Marie-Elisabeth Jourland, Pour les petits solennels. Cantiques en C Sol ut, mineur, dans Processionnal de Chelles, seconde partie, Paris, L. Hue, 1726, p. 261-264.

[32] Dans les Meslanges, « Mademoiselle Lolotte » (certainement Charlotte Desmarest) a également publié de la musique française.

[33] Meslanges de musique …, 1731, p.64.

[34] Meslanges de musique …, 1731, p.126-131.

[35] Meslanges de musique …, 1732, p.64-65.

[36] La famille Ballard possède un privilège sur l’édition en caractères mobiles qui exclut par conséquent les éditions gravées. Les concurrents principaux de Ballard utilisent ce procédé nouveau qui se développe à cette période.

[37] Toutes les informations sur les différentes sources sont disponibles sur la base Philidor : Berton-Blivet Nathalie, Catalogue du petit motet imprimé en France (1647-1789), [En ligne], mis en ligne en décembre 2005. Cessac Catherine, Daniel Danielis, « Présentation », [en ligne], https://philidor.cmbv.fr/Publications/Catalogues-d-auteur/Catalogue-de-l-aeuvre-de-Daniel-Danielis-1635-1696-edition-revue-et-augmentee/Presentation

Catherine Cessac et Nathalie Berton-Blivet pensent que ce motet est une pièce de François Couperin. Voir tout particulièrement : Corp Edward, « The Musical Manuscripts of « Copiste Z » : David Nairne, François Couperin, and the Stuart Court at Saint-Germain-en-Laye », Revue de Musicologie, T. 84, n°1, 1998, p. 37-62. Voir également les travaux menés par AteCop.

5- Savoir féminin et expérience mystique au XVIIe siècle : une figure exceptionnelle et controversée, Jeanne-Marie Bouvier de la Motte Guyon (1648-1717)

Bénédicte de Maumigny-Garban

Université d’Angers, CIRPaLL

Le XVIIe siècle est celui de la Contre-Réforme catholique. Il est synonyme d’effervescence et de renouveau spirituel et s’accompagne d’un grand courant de mysticisme qui atteint son apogée durant la première moitié du siècle. Les femmes tiennent une place prépondérante dans cette spiritualité et déploient une intense activité : réforme des anciens ordres, création de nouveaux ordres féminins contemplatifs ou actifs, nouvelles congrégations enseignantes ou hospitalières, apostolat d’éducation ou de charité. Religieuses, laïques, nobles, elles sont au cœur du renouvellement chrétien. Saint François de Sales, à travers son Introduction à la vie dévote, contribue à ce que le féminisme religieux s’enracine dans le renouveau catholique et impose l’idée de l’éminente dignité du sexe contre l’avis de la majorité des gens d’Église. Il considère qu’il faut s’appuyer sur les femmes, précieuses auxiliatrices et médiatrices, indispensables à l’œuvre de conversion. Certaines figurent émergent, à la recherche d’une pratique religieuse plus active et plus exaltante : Marie de l’Incarnation, Madame Acarie, Jeanne Chézard du Matel et Jeanne Guyon. Premières dépositaires du message divin, elles se trouvent en possession d’une expérience particulière.

Pour autant comment qualifier cette spiritualité qui dépasse toute science et tout discours ? C’est ce que nous allons tenter d’analyser à travers l’itinéraire de Jeanne Guyon, mystique laïque « toute en capacité de Dieu », auteur de nombreux écrits et d’une nouvelle doctrine qui réussit à s’imposer pardelà les règles de la société, audelà des normes et contraintes.

1. Un savoir discerner l’appel de Dieu et le sens de sa vocation mystique

« Accoutumez-vous à chercher Dieu dans votre cœur et vous l’y trouverez[1]». C’est ainsi qu’un religieux franciscain, Archange Enguerrand, ouvre les portes de l’aventure intérieure à Jeanne-Marie Bouvier de la Motte Guyon. Tout se trouve fondamentalement en soi. Il n’est nul besoin d’aller chercher au dehors ce qui se trouve au-dedans. Une nouvelle période de vie peut alors commencer pour celle qui vit depuis plusieurs années dans un état de grande frustration affective et intellectuelle, auprès d’un époux âgé de plus de vingt ans qu’elle et d’une belle-mère acariâtre et possessive. Cette parole bouleverse Jeanne Guyon et débouche sur une renaissance spirituelle. Elle peut s’adonner à l’oraison, se répandre en louanges tout à la joie d’avoir retrouvé Dieu. Son état de recueillement est tel qu’elle parvient à une habituelle présence du divin sans que ses occupations ne l’interrompent. Aussi, lorsqu’elle se retrouve veuve à vingt-huit ans avec trois enfants, elle décide d’accorder la première place à Dieu et refuse un remariage. Ses forces et son esprit ont un but, vivre de Dieu. Jeanne  Guyon a la conviction que sa destinée se trouve là. Cette intuition l’habite au plus profond d’elle-même. Dieu l’appelle, l’a choisie. Bien que les chemins de cette vocation s’avèrent encore obscurs, elle n’hésite pas à se lancer dans cette aventure inouïe. « Je résolus d’aller comme une folle, sans pouvoir dire, ni motifs ni raisons de mon entreprise[2]». Elle se remet totalement entre les mains de Dieu. Elle se trouve confortée dans sa décision en ouvrant la Bible et en tombant sur cette phrase d’Isaïe : « C’est moi qui vous conduirait, ne craignez rien car vous êtes à moi[3]». Elle confie ses fils à sa famille, renonce à sa fortune et part avec sa dernière fille pour Gex, à l’Institut des nouvelles catholiques qu’on lui demande de soutenir. Cependant, elle sent rapidement que sa place n’est pas là, que Dieu attend d’elle autre chose. Elle ne désire pas devenir supérieure fondatrice d’ordre. Elle se veut libre de ses actes et mouvements pour être au plus près des autres. « Notre Seigneur me fit connaître en songe qu’il m’appelait pour aider au prochain[4]». Elle veut aimer les âmes, les écouter. L’état laïc est celui qui convient le mieux à sa mission même s’il avère mal vu par le monde et les autorités ecclésiastiques. Elle reste inébranlable car elle est certaine que son choix est le bon. Après deux années à Thonon chez les Ursulines, un passage à Turin, Jeanne Guyon se rend à Grenoble. Elle attire les pénitents, réconforte ceux qui l’approchent. « Il venait du monde de tous côtés, […] des religieux, des prêtres, des hommes du monde, des filles, des femmes, des veuves, […] et Dieu me donnait de quoi les contenter tous d’une manière admirable, sans que j’y pensasse ni que j’y fisse aucune attention[5]». Se laissant toujours conduire par la Providence, elle poursuit ensuite son apostolat à Marseille avant de gagner Paris où elle séduit pour un temps les cercles dévots de la Cour, Madame de Maintenon et Saint Cyr.

Durant ces années, elle n’a cessé d’approfondir sa pensée, cherchant à discerner le sens de sa vocation mystique. Jeanne Guyon cherche une voie nouvelle. Sa spiritualité se veut empreinte de sa féminité. Dieu ne choisit-il pas de préférence les petits, les humbles, plus encore les femmes. Jeanne Guyon assume l’ignorance, le manque d’instruction que l’on reproche au sexe infirme et faible. Qu’importe ce que pensent les hommes puisque cet état ne constitue aucunement une infériorité devant Dieu. Saint François de Sales ne considère t-il pas que « Dieu a pris playsir de faire reluire excellemment le sexe féminin en dévotion et sainteté[6]». Jeanne Guyon fait de cette faiblesse féminine un atout. Etant dépouillée de tout, elle se trouve apte à recevoir la parole divine. Elle n’est qu’un simple instrument entre les mains du Divin qui se sert d’elle comme réceptacle. Elle est prête à tout accueillir, dans une nudité extrême. Telle est la forme de sa vocation mystique faite de confiance et d’abandon. Intuition, contemplation, retour aux sources de la créature vers son créateur, sa foi se nourrit de tout cela. Elle se retrouve entièrement dans cette dévotion à l’enfant-Jésus, promue par le cardinal Bérulle qui écrit : « Je veux que Jésus daigne entrer en possession de mon esprit, de mon état, de ma vie ; et que je ne sois plus qu’une nue capacitée et un pur vide en moi-même[7]». L’enfance spirituelle est dépendance absolue à Dieu du chrétien, qui a conscience de sa petitesse et impuissance. Elle a pour corolaire, les notions d’humilité, de faiblesse, de dépouillement, d’abandon, d’anéantissement et de dépendance. « […] à partir du XVIIe siècle […], les saints et les mystiques vont reprendre le thème de l’enfance spirituelle […]. Chacun va redire avec ses mots et sa sensibilité propre, la nécessité de l’humilité, de la simplicité qui font prendre conscience à l’homme de son néant et l’amènent à se dépouiller de tout pour se laisser guider par Dieu seul[8]».

Jeanne Guyon nourrit une véritable dévotion pour l’Enfant-Jésus avec qui elle a contracté un mariage mystique le 16 juillet 1699. Elle  se trouve d’ailleurs  atteinte par une étrange maladie de langueur  qui dure neuf mois  et la maintient dans une dépendance totale vis-à-vis de Jésus-Christ Enfant. Comme tous  les mystiques touchés par l’enfance elle vit une transformation. « On ne saurait croire la peine que j’ai eue à me laisser dans cet état d’enfance car ma raison s’y perdait et, il me semblait que c’était moi qui me donnais cet état[9]». Jeanne Guyon a dû discipliner sa nature rebelle, vaincre son tempérament ardent, dompter son corps, ses désirs, afin de pouvoir laisser toute la place à Dieu. La dépossession de soi est condition de la possession divine. « Il me semblait que plus j’étais peu de chose, plus j’étais propre à ses desseins[10]». Le sens de sa vocation mystique s’impose clairement à Jeanne Guyon : porter à la connaissance de tous, la voie du total abandon et de la foi instinctive. Elle a pris conscience de son pouvoir sur ses interlocuteurs, de sa propension à apporter la paix, la joie. Elle aspire à conduire toute âme vers Dieu et se revendique comme mère des âmes. Dieu l’a élue pour cette mission particulière.

 2. Un savoir en doctrine et direction spirituelle

Jeanne Guyon se veut l’apôtre du pur amour. Elle cherche à parvenir à un authentique mode de connaissance de Dieu. Elle introduit une nouvelle vision de la religion : un amour qui survit à la destruction et demeure au-delà de la crainte et de la rétribution. «  […] le pur amour délie non seulement Dieu de l’homme mais l’homme de lui-même, c’est-à-dire des ressorts de l’amour propre qui le tiennent captifs de la crainte et de la récompense, de la promesse et de la sanction, du ciel et de l’enfer[11]». Elle minimise la place de la souffrance et du salut. Elle prône une pénitence bien plus par amour et par des exercices de la vie intérieure que par des macérations du corps, considérant que l’amour de Dieu doit rester premier. Sa méthode consiste à chercher Dieu au fond de l’âme, car « il est plus en nous que nous-mêmes, et a plus le désir de se donner à nous que de nous posséder[12] ». Elle appelle ainsi tout un chacun, sans distinction, à vivre une expérience intérieure, instituant une sorte d’avènement du sujet. Elle établit la rencontre comme face à face entre le fidèle et Dieu, sans médiation de clercs, en dehors du cadre de l’Église.

Jeanne Guyon offre une conception positive et idéaliste de la vie chrétienne. Chaque âme doit vivre dans l’émerveillement de se sentir aimée par Dieu. Il suffit de parler avec simplicité et conviction aux hommes d’une dévotion d’amour pour qu’ils puissent s’en convaincre. Il lui revient de faire découvrir cette joie à toutes les âmes. L’état passif qui accompagne le pur amour et l’abandon correspond à un dépouillement total de soi, une dépossession. Le sujet est réinstauré comme sujet autre, renouvelé par l’union à Dieu. L’acteur n’est plus l’être humain mais Dieu. Jeanne Guyon dévoile le passage des actes propres de l’humain à l’action faite dans l’être humain par Dieu. La voie de la foi et la réunion de l’âme avec Dieu font passer de l’action par soi à l’action par dépendance divine. « L’âme demeure inébranlable, immobile, […]  sans action pour simple qu’elle soit[13] ». Jeanne Guyon se situe du côté de la foi instinctive, de la mystique affective. Elle a acquis l’intelligence des choses, l’intuition du sacré, le sens de la communication intérieure. Son savoir est le fruit d’une quête intérieure. Ayant eu le privilège de recevoir la Révélation, elle peut et doit la révéler à son tour.

C’est ainsi qu’elle se trouve en capacité de fonder la Confrérie du Pur Amour ou Ordre des Associés de l’Enfance de Jésus. Elle donne le nom de Michelins à ses membres. Elle leur apprend à se muer en enfant et leur enseigne comment se départir de leurs pensée afin que l’Enfant-Jésus, érigé en Petit Maître devienne leur lumière et raison. Elle compose d’ailleurs un catéchisme sous forme de questions réponses où elle consigne les principes de la foi qu’elle promeut et fixe les bases de sa doctrine. Elle initie ses disciples à l’intériorité. A Saint Cyr, où elle se trouve introduite par Madame de Maintenon, elle tente de porter à Dieu les jeunes filles de bonne famille à travers son oraison de quiétude et diffuse l’esprit de total abandon, introduisant un vent de liberté qui trouble l’ordre de la maison. Jeanne Guyon  possède l’autorité de celle qui a bénéficié des paroles divines. Elle dispose des connaissances nécessaires pour pouvoir instruire et accompagner chacun dans son cheminement vers Dieu. Elle exerce une réelle emprise sur ceux qu’elle rencontre. Elle est prédisposée à pouvoir diriger un groupe de fidèles à exercer le rôle de leader spirituel. Elle sait former es âmes et mettre en œuvre la pédagogie nécessaire pour ouvrir les cœurs. Son influence et sa force de persuasion sont telles qu’elle ne s’arrête pas aux seuls civils mais en vient à séduire les prélats les plus lettrés. Elle sensibilise Fénelon à la dévotion de l’enfance. Sa parole, son mode de pensée exercent un véritable attrait sur le cardinal. Celui-ci ne peut accéder à l’expérience étant savant. Pénétrée des mystères divins, elle s’impose à lui comme une mère et va jusqu’à diriger l’éminent théologien. Elle renverse l’ordre établi en fonction du précepte qui veut que le sexe infirme soit soumis et conduit. « Ainsi, c’est auprès de nos femmes-enfants » parce qu’elles sont l’incarnation de l’innocence même que les docteurs viennent s’abreuver[14]». Fénelon est sensible à cette expérience spontanée, à cette pratique des voies intérieures qu’il ne peut atteindre. Il suit Jeanne Guyon sur les voies de Dieu, se met à l’école d’une femme et se dépouille de son savoir théologique. « Madame Guyon est pour lui, celle qui sait d’expérience. Elle est emplie de Dieu et peut à ce titre, légitimement guider les autres dans la voie de la divinité[15]».

Jeanne Guyon s’affirme comme une médiatrice privilégiée entre le divin enfant et les hommes. Elle s’impose naturellement comme conseillère spirituelle, directrice de conscience. Elle instruit, édifie, guide les âmes. Elle est consciente de sa position hors norme mais considère cet apostolat féminin comme logique pour une femme gratifiée de Dieu. « Il n’y a qu’à ouvrir des histoires de tous les temps pour faire voir que Dieu s’est servi des laïques et des femmes sans science, pour instruire, édifier, construire et faire arriver les femmes à la très haute perfection[16]». Son action apostolique n’est que la conséquence de la faveur divine. « O mon Seigneur, si pour faire vos ouvrages, vous preniez une personne de grande vertu et enrichie de talent, on pourrait lui en attribuer quelque chose mais si vous me prenez, on verra bien que vous êtes seul auteur de ce que vous ferez[17] ». Dans tous ses actes Jeanne Guyon est missionnée par Dieu. Elle ne cesse d’ailleurs de souligner son incapacité naturelle. Elle est traversée par le Verbe et support d’un énoncé qui lui échappe. Elle s’affranchit des règles mais elle est irresponsable puisque c’est la volonté de Dieu. « On aurait eu raison de me combattre si je me fusse ingérée de moi-même : mais je ne pouvais faire que ce que notre Seigneur me disait de faire[18]». Elle considère qu’elle ne se situe pas dans une relation de direction mais  « d’aide » vis-à-vis du cardinal Fénelon  comme de son confesseur le Père La Combe : «  […] j’ai tâché autant que j’ai pu, de les aider dans ces détroits de la vie spirituelle, où faute d’un guide qui y ait passé, les âmes sont souvent arrêtées […][19]».  Elle est la première sur le chemin afin de pouvoir entraîner les autres.

Les femmes frappées du don de connaissance divine, échappent au précepte paulinien et peuvent exceptionnellement enseigner. Elles n’ont pas le droit de garder pour elles ce qui leur a été transmis. Cette prise de position permet à Jeanne Guyon de minimiser ses actes. Son enseignement sert à édifier et ne relève pas d’un enseignement d’autorité. L’action est toujours insufflée par Dieu et non par volonté propre de l’être. Elle agit par dépendance de l’esprit de grâce. « Je vous prie Messeigneurs de faire attention que je suis une femme ignorante ; que j’ai décrit mes expériences de toute la bonne foi qu’on peut avoir et que, si je me suis mal expliquée, c’est un effet de mon ignorance[20] ». L’ignorance revêt  ici une double fonction comme autorisation et stratégie défensive. Jeanne Guyon construit et organise son discours. Elle se soumet sans plier. Elle cesse de mettre en avant des valeurs féminines pour être acceptée mais cette revendication de sa féminité correspond aussi à un refus des valeurs dominantes de la société.

3. Un savoir en écriture et science mystique

Jeanne Guyon se mêle d’écriture, elle rédige près d’une quarantaine d’ouvrages, ce qui reste exceptionnel pour une femme, parmi lesquels : le Moyen court et très facile de faire oraison qui remporte un très grand succès, les Torrents spirituels, Sa vie et sa Correspondance avec Fénelon. Bien qu’autodidacte, elle a manifestement lu la Bible. Elle pratique une écriture quasi automatique, sans se relire. L’esprit est vide, la réflexion absente, seule demeure la lumière divine. Elle précise  d’ailleurs : « En prenant la plume, je ne savais pas le premier mot de ce que je voulais  écrire […]. Ce qui me surprenait le plus était que cela coulait du fond et ne passait point par ma tête[21]». Elle écrit par illumination. « J’éprouvais, ce me semblait quelque chose de l’état où les Apôtres se trouvèrent après avoir reçu le saint Esprit ;  je savais, je comprenais, j’entendais, je pouvais tout, et je ne savais où j’avais pris cet esprit et ce savoir, cette intelligence, cette force, cette facilité, ni d’où elle m’était venue[22]». L’entendement est insufflé par Dieu. Une présence, une parole occupent le cœur et créent une urgence d’expression de telle façon qu’il s’avère impossible de s’y opposer et « d’y résister[23]».

Jeanne Guyon assure la transmission entre l’intuition d’une vérité dénudée et son expression écrite. Même si elle ne se veut que support d’un écrit, réduisant son rôle à celui de scripteur, il n’en n’est pas moins vrai qu’elle démontre un réel savoir en écriture et une maîtrise de la langue. Elle  trouve l’expression adéquate pour traduire l’expérience hors norme d’une réalité qui l’habite. Son style est vif, éloquent, abondant, direct. Son texte occupe tout l’espace comme s’il ne devait pas y avoir de limites. Jeanne Guyon parle par images. Son écriture ardente et fluide est imprégnée de sa féminité. Elle n’est pas seulement compte-rendu d’expérience mais aussi moyen de constitution. Elle institue une expérience mystique et fait partie du cheminement spirituel de Jeanne Guyon. Elle ouvre le temps d’un rapport à soi, à Dieu et aux autres. Jeanne Guyon entraine le lecteur dans une aventure infinie et offre des pages brulantes d’amour de Dieu où le tourment, l’inquiétude et la nostalgie se manifestent tour à tour. Elle authentifie son message en en livrant une trace écrite, atteste qu’il puise à une source profonde.

La mystique rend Jeanne Guyon écrivain. Elle pousse à dire, à tenter d’exprimer ce secret de Dieu. Cependant, Jeanne ne saurait entrer dans le terrain des doctes. Elle bénéficie du don de science infuse, grâce à l’Esprit saint, tout en demeurant ignorante dans l’ordre du monde. « Les savants du monde ont « la science », humaine et acquise ; les « Saintes admirablement savantes en leur ignorance» ont le « don de science »,  divine et infuse : «  la présence du Saint Esprit les rendait savantes[24] ».

Jeanne Guyon se situe dans une «  savante ignorance ». Ses connaissances relèvent de la science mystique ou science des saints. Elle précise d’ailleurs. « Ô science mystique et divine, vous êtes si grande si nécessaire. […] Hélas pour en avoir voulu faire une école d’étude on a tout gâté. On a voulu donner des règles et des mesures à l’Esprit de Dieu qui est sans mesure[25]».  La science n’est pas nécessaire pour aimer Dieu. L’oraison et l’amour mènent vers Dieu. « Les personnes les plus grossières et les plus stupides  sont capables [d’oraison][26]». Si les doctes ont le don du langage, les petits sont aptes à recevoir le don de ce qui s’éprouve sans mots. Ils ne raisonnent pas, ils sont sans science et sans suffisance ; cet état leur permet de se laisser toucher par l’esprit de Dieu.

Jeanne Guyon s’oppose à une religion de rites, pratiques et œuvres et prône une religion du cœur. Elle fait preuve d’indépendance d’esprit, apporte quelque chose de révolutionnaire et se livre à des audaces incompatibles avec le dogme. « […] L’amour insouciant n’est pas concevable à la fin d’un  XVIIe siècle imprégné de logique sacrificielle et de spiritualité victimale[27]». Elle attire les âmes dans l’intérieur, propage l’esprit de l’intérieur dans l’Église. « Il [Notre Seigneur] me fit comprendre qu’il ne m’appelait point […] à une propagation de l’extérieur de l’Église […]  mais à la propagation de son esprit, qui n’est autre que l’esprit intérieur […] [28]». Elle empiète sur la fonction sacerdotale. Pour toutes ces raisons, elle est jugée comme dangereuse par les autorités ecclésiastiques, tout particulièrement par Bossuet, évêque de Meaux et représentant de Louis XIV. Elle est prise à parti parce qu’elle ne se conforme pas au rôle imposé aux femmes et parce qu’elle enseigne une doctrine mystique jugée subversive. On l’accuse de répandre le quiétisme et d’être une hérétique[29]. Ses écrits sont condamnés. Elle se retrouve emprisonnée pendant dix ans sans jugement, ni procès. De son côté, Fénelon qui l’a assuré d’un soutien indéfectible, se voit retirer la charge de précepteur du dauphin et se trouve condamné par le pape.

La science des saints fait exception à toute science. Elle réside dans le secret de Dieu, elle est don de Dieu. Elle relève d’un sentir fondamental, d’une relation à l’absolu, d’un abandon à la volonté divine comme le découvre Jeanne Guyon. Celle-ci incarne à travers son parcours cette science non acquise par l’étude et la lecture mais par la pratique et l’expérience, science qui ne ressemble à aucune autre, transforme les êtres et donne à goûter l’ignoré. Elle en expérimente l’état le plus haut sous la forme d’une certitude dans le repos divin. Elle accède à l’espace de l’impossible qui est aussi celui de l’indicible. Par l’étendue et la profondeur de sa pratique spirituelle, elle dépasse les doctes et s’avère supérieure à eux. Elle se voit reconnue et joue un véritable rôle dans la vie intellectuelle et les débats religieux de son époque. A défaut des sciences et de la théologie, elle dispose des connaissances de l’au-delà et détient le savoir surnaturel. Elle montre la voie de l’abandon aveugle, met chacun en position d’accéder à la spiritualité extraordinaire qui fut la sienne. La science mystique consacre ainsi l’émergence d’un nouveau savoir et pouvoir au féminin. Elle représente l’une des rares voies alors ouverte aux femmes. Elle sublime leur condition et constitue un moyen d’émancipation. Jeanne Guyon illustre de façon exceptionnelle à travers son cheminement cette « […] science du particulier ou plutôt du singulier[30]», consumée par le désir de se perdre dans l’autre divin et détentrice d’un art élaboré dans la conduite des âmes. Le sort qui lui est réservé atteste bien de l’étendue de son savoir divin et de sa place prépondérante dans l’invasion mystique du XVIIe siècle.

 Bibliographie :

BEAUDE, Joseph, Madame Guyon, Grenoble, J. Millon, 1997.

—, La Mystique, Paris, Cerf, 1997.

BERGAMO, Mino, La Science des saints, le discours mystique en France au XVIIe siècle, Grenoble, J. Millon, 1992.

BERULLE, Pierre de, Œuvres complètes, publiées par l’abbé Migne, Paris, Migne, 1856.

BREMOND, Henri, Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis la fin des guerres de religion jusqu’à nos jours, Paris, Bloud et Gay, 1916…, 12 volumes

GONDAL, Marie-Louise, Madame Guyon. 1648-1717, un nouveau visage, Paris, Beauchesne, 1989.

GUYON, Jeanne-Marie Bouvier de la Motte, Le Moyen court et autres récits, Grenoble, J. Millon, 1995.

—, Les Torrents et Commentaire au Cantique des cantiques de Salomon, texte établi par Claude Morali, Grenoble, J. Millon, 1992.

—, La Vie de Madame Guyon écrite par elle-même, Paris, Dervy, 1983.

La ROCCA, Sandra, « L’Enfant Jésus et les femmes au XVIIe siècle : une dévotion émancipatrice ? », Clio, Histoire, Femmes et Sociétés, 2002, 15, pp 17-36.

—, L’Enfant-Jésus. Histoire et anthropologie d’une dévotion dans l’Occident chrétien, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2007.

TIMMERMANS, Linda, L’Accès des femmes à la culture, Paris, Champion, 2005.

WALCH, Agnès, « Les Femmes et la vie religieuse dans le royaume de France au Grand siècle », in : Etre une femme sous Louis XIV, du mythe à la réalité, dirigé par  G. Chopin, Paris Liénart, 2015.

ZIMRA, Georges, Les Pouvoirs de l’excès, Paris, Berg international, 2016.

 

[1] Françoise MALLET-JORIS, Jeanne Guyon, Paris, Flammarion, 1978, p. 117.

[2] Ibid.,  p. 132.

[3] Ibid., p. 138.

[4] Jeanne-Marie Bouvier de la Motte GUYON, Le Moyen court et autres récits, Grenoble, J. Millon, 1995, p. 36.

[5] Jeanne-Marie Bouvier de la Motte GUYON, La Vie de Madame Guyon écrite par elle-même, édition préparée par Benjamin Sahler, Paris, Dervy, 1983, p. 374.

[6] François De SALES, Projet de préface aux constitutions primitives, Œuvres complètes, t. XXV, p. 293, cité par Linda TIMMERMANS, l’Accès des femmes à la culture sous l’Ancien Régime, Paris, Champion, 2005, p. 503.

[7] Pierre de BERULLE, Œuvres complètes, Paris, Migne, 1856, colonne 181, cité par Sandra LA ROCCA, L’Enfant Jésus : histoire et anthropologie d’une dévotion dans l’Occident chrétien, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2007, p. 139.

[8] L’Enfant Jésus, op. cit., p. 130.

[9] Ibid., p. 434.

[10] Ibid., p. 218.

[11] Georges ZIMRA, Les Pouvoirs de l’excès : éloge de l’infini, Paris, Berg international, 2016, p. 20.

[12] Moyen Court, op. cit, p. 12.

[13] Ibid., p. 57.

[14] Sandra LA ROCCA, « L’Enfant Jésus et les femmes au XVIIe siècle », CLIO. Histoire, Femmes et sociétés, 2002, n° 15, p. 26.

[15] L’Enfant Jésus : histoire et anthropologie,  op. cit.,  p. 167.

[16] La Vie de Madame Guyon, op. cit.,  p. 562.

[17] Id.

[18] Ibid., p. 561.

[19] Ibid., p. 552.

[20] Ibid., p. 583, Lettre à Messeigneurs les évêques de Meaux et de Chalons et à Mr Tronson.

[21] Ibid., p. 323.

[22] Ibid., p. 251.

[23] Ibid., p. 322.

[24] François De SALES, Sermon pour la fête de la Pentecôte, cité par L. Timmermans, op. cit.,  p. 515.

[25] Jeanne-Marie Bouvier de la Motte GUYON, Les Torrents et Commentaire au Cantique des cantiques de Salomon, texte établi par Claude Morali, Grenoble, J. Millon, 1992, p. 78.

[26] Ibid., p. 79.

[27] L’Enfant Jésus, op. cit. , p. 156.

[28] Ibid., p. 521.

[29] Dans son guide spirituel Molinos, prêtre espagnol développe une doctrine mystique connue sous le nom de quiétisme, suivant laquelle la perfection chrétienne réside dans la quiétude, c’est-à-dire l’amour et la contemplation de Dieu en l’absence de toute activité de l’âme. Celle-ci est condamnée en 1687 par le pape Innocent XI et déclarée comme hérétique.

[30] BEAUDE, Joseph, La Mystique, Paris, Cerf, 1990, p. 11

4- Anne Bradstreet : Une femme déterminée à faire entendre sa voix. Une redécouverte du proto-féminisme et de la subversivité d’Anne Bradstreet à travers le livre de Charlotte Gordon : Mistress Bradstreet

Joanna CONINGS

Université de Pittsburgh

Introduction

Quand on imagine la femme puritaine vivant en Amérique au XVIIe siècle, on pense peut-être à une femme effacée de l’espace public et confinée à l’espace féminin, c’est-à-dire à son foyer et à sa famille. Sortir de cet espace serait problématique, voire dangereux. Cependant, certaines femmes ont réussi à se libérer de cette prison domestique et à faire entendre leur voix dans un monde littéraire qui leur semblait pourtant absolument fermé ; Anne Bradstreet était l’une d’entre elles. Cet article propose une étude biographique et historique des stratégies qu’elle a employé pour se construire une place dans un monde majoritairement masculin ; un acte qui relève de l’exploit pour une femme élevée dans une religion glorifiant la modestie avant tout. Anne n’a jamais caché sa féminité, son écriture est définitivement ancrée dans son expérience de femme et de mère. Le fait d’être une femme ne l’a jamais freinée dans son entreprise littéraire mais est au contraire devenu sa force. C’est parce que ses textes étaient écrits par une femme vivant dans le « nouveau monde » que son œuvre a fasciné l’Europe moderne. Le public anglais la voyait comme une merveille exotique. La question du rôle qu’elle a eu dans la circulation de son œuvre est encore débattue de nos jours. L’histoire qui a pendant longtemps été véhiculée, notamment grâce à Bradstreet elle-même, est que ses textes ont été publiés sans son consentement et qu’elle n’a jamais voulu faire circuler ses écrits publiquement. Cependant, dans son nouveau livre Mistress Bradstreet, Charlotte Gordon offre une nouvelle version des faits et nous présente une Anne Bradstreet plus active dans le processus de publication. Le présent article propose une double lecture des œuvres de Bradstreet et de la biographie de cette dernière écrite par Gordon. Nous retraçons la vie de Bradstreet et analysons l’influence du climat social, politique et religieux de l’époque sur la vie et l’œuvre de Bradstreet.  Pour ce faire, nous commençons par une discussion de son enfance dorée en Angleterre et de sa relation privilégiée avec son père, Thomas Dudley, un homme puissant et respecté dans la communauté puritaine. Ensuite, nous explorons la possibilité d’une nouvelle théorie sur le rôle qu’a joué Anne dans la publication de son live The Tenth Muse. Nous poursuivons avec une discussion de l’influence que les femmes dans l’entourage d’Anne ont eu sur sa vie, suivi d’une analyse de la subversivité du prologue dans son livre. Enfin, nous finissons par une exploration du rôle qu’ont joué les hommes dans l’entourage d’Anne afin de voir en quoi leur soutient ont protégé Anne de toutes critiques éventuelles sur son caractère. Ces contextes historiques, littéraires et sociaux vont nous permettre d’offrir une vision plus complexe, et plus subversive, d’une auteure qui a marqué l’Europe entière au XVIIe siècle.

 1. Enfance d’Anne Bradstreet

Pour bien comprendre Anne Bradstreet, il est primordial de parler de la relation privilégiée qu’elle entretenait avec son père, le député gouverneur des colonies de la Baie du Massachussetts, Thomas Dudley. Anne vénérait son père qui, selon Gordon, était arrogant et socialement ambitieux. Il appréciait beaucoup la compagnie de l’aristocratie et des gens de Lettres avec qui il aimait converser sur des sujets essentiellement littéraires et philosophiques. C’était un père aimant mais aussi rigide et autoritaire. Il portait une grande attention à l’éducation de ses enfants et s’intéressait tout particulièrement à celle d’Anne en qui il reconnaissait une capacité intellectuelle hors du commun qui pourrait même un jour rivaliser avec la sienne. Dudley a encouragé sa fille à mettre son inclination littéraire au service de la religion puritaine. Selon lui, le puritanisme était le seul salut de l’Angleterre.

Anne learned that she must be prepared to defend the cause of Reform with her life and that all around her, the international community of “true believers” was in crisis and might be obliterated by their enemies if Puritans were not fiercely prepared to do battle. Given the martial righteousness of this theological point of view, it was almost impossible not to envision yourself as a soldier, even if you were a female.[1]

Anne a donc été élevée avec la certitude qu’il était de son devoir de protéger sa religion. En tant que gardienne du puritanisme, il est possible qu’elle ait développé l’ambition d’écrire des textes prosélytistes, une ambition largement partagée, et dans une certaine mesure insufflée, par son père.

À l’âge de huit ans, Anne a rencontré la comtesse Elizabeth grâce à Dudley qui venait de décrocher un poste d’intendant pour le comte de Lincoln. L’épouse de ce dernier, la comtesse de Sempringham, était une femme de pouvoir qui défendait publiquement l’idée que les femmes pouvaient en réalité nourrir des ambitions que la société ne voulait pas reconnaitre. En 1622, cette dernière a même écrit un traité sur les bienfaits de l’allaitement[2], une idée nouvelle pour les femmes nobles que la société avait persuadées de leur fragilité et de la nécessité de recourir à des nourrices. La comtesse pensait qu’il était vital que ses filles apprennent l’histoire et la littérature classique et engagea donc un tuteur hors pair pour ses enfants. Compte-tenu de son dévouement à la cause de l’éducation des jeunes filles, il est fort probable que la comtesse ait permis à Anne de recevoir la même éducation. Selon Elizabeth Ferszt[3], Bradstreet partageait la passion de la comtesse de Sempringham pour l’éducation des jeunes filles et elle aurait même ouvert une petite école chez elle où elle utilisait ses propres textes comme matériel pédagogique. Selon Ferszt, il est possible que Bradstreet ait écrit ses poèmes dans l’optique de les faire circuler dans la colonie afin que les élèves aient des textes pédagogiques à utiliser dans leur apprentissage. Cette théorie est crédible étant donné qu’en 1942, date de la parution du premier manuscrit de ses quaternions, l’éducation élémentaire des enfants est devenue une responsabilité parentale par décret de la colonie de la baie du Massachusetts. Si Anne a vraiment écrit ses premiers poèmes dans l’optique de créer du matériel didactique, il s’agirait d’un bel exemple où la piété et la maternité de Bradstreet ont nourri ses ambitions littéraires en la poussant à écrire et à faire circuler publiquement ses textes pour le bien des enfants de la colonie. Ce faisant, elle commençait déjà à entrer dans la sphère masculine mais avec la bénédiction du patriarcat car elle le faisait pour le bien de la colonie et non pas pour assouvir une ambition personnelle.

2. Une nouvelle histoire de la publication des œuvres de Bradstreet

En 1650, les œuvres de Bradstreet sont publiées en Angleterre sous le nom The Tenth Muse Lately Sprung Up in America. Son ouvrage a immédiatement été très bien reçu par le public anglais qui était très friand de tout ce qui venait du « nouveau monde ». Mais comment le manuscrit d’Anne Bradstreet est-il arrivé en Angleterre ? Il existe deux versions de l’histoire. Selon la première version, corroborée par Bradstreet elle-même, son beau-frère, John Woodbridge, aurait emmené le manuscrit d’Anne en Angleterre sans sa permission lorsqu’il y fut envoyé pour mener les négociations entre le roi Charles Ier et Cromwell. Woodbridge aurait retrouvé Ward en Angleterre et les deux amis de Bradstreet auraient « conspiré » pour publier son livre. Selon Gordon, Ward a présenté le manuscrit à son propre éditeur, Stephen Bowtell, qui décida de le publier sur-le-champ: « Nothing, he suspected, would sell better during these turbulent times, with the Puritans controlling the country, than the verse of a pious Puritan woman from New England, if only because of the curiosity factor.[4] » Bowtell avait raison, le livre s’est extrêmement bien vendu. Bradstreet confirme cette version du manuscrit dérobé dans son poème « The Author To Her Book ». Elle compare son manuscrit à un bébé malformé qui lui a été enlevé à la naissance : « Til snatcht from thence by friends, less wise than true// Who thee abroad expos’d to publick view.[5] » Cette version de l’histoire a longtemps été acceptée et véhiculée sans jamais avoir été remise en question. Cependant, Charlotte Gordon propose une nouvelle version de l’histoire de la publication du manuscrit. Selon elle, Bradstreet savait parfaitement que son manuscrit allait être publié et elle aurait même été directement impliquée dans le processus de publication.

Une des preuves avancées par Gordon pour corroborer cette version des faits se trouve dans un des poèmes les moins étudiés de Bradstreet « David’s Lamentation for Saul and Jonathan II Sam. 1:19 ». La critique s’accorde à dire que, sous une façade biblique, ce poème traite de l’exécution du roi Charles Ier. Il commence par: « Alas, slain is the head of Israel. » On retrouve ici l’idée d’un roi vaincu et d’une tête coupée. Pour le lecteur de l’époque, cette métaphore aurait tout de suite fait penser à la récente exécution du roi. Si l’on accepte l’idée que ce poème parle bien de l’exécution de Charles Ier en 1649, alors il nous faut remettre en question la version officielle. En effet, si Woodbridge était parti pour empêcher cette exécution, comment aurait-il pu avoir en sa possession un poème qui parle de cette même exécution ? Il est donc logique de conclure qu’Anne, ou un autre membre de sa famille, a envoyé ce poème en Angleterre pour le faire parvenir à Woodbridge avant la première publication du recueil. Même si Anne elle-même n’a pas envoyé le poème, il semble peu probable qu’elle n’ait pas été au courant de sa publication vu les démarches administratives et le coût important d’envoyer un poème en Angleterre à l’époque. Le fait qu’Anne ait pris part au processus de publication est d’une importance primordiale étant donné que cela indique qu’elle voulait que ses œuvres soient lues et qu’elle désirait prendre part au débat concernant la politique de l’Angleterre et de l’Amérique. Si sa famille l’a aidée, comme semble l’indiquer Gordon, cela prouve également qu’elle la soutenait dans ses ambitions littéraires. Mais si Anne savait que son œuvre allait être publiée et qu’elle avait le soutien de sa famille proche et du réseau d’amis intellectuels formé en Amérique, pourquoi passer par un tel subterfuge ?

3. L’influence d’Anne Hutchinson sur Bradstreet et sa famille

Pour comprendre pourquoi Bradstreet a dû se cacher derrière cette façade de publication « involontaire », il faut d’abord parler de l’histoire d’une de ses contemporaines : Anne Hutchinson. Dans son enfance, Bradstreet fréquentait la même église que Hutchinson qui était aussi une des fidèles de John Cotton. Hutchinson était reconnue pour sa vertu et très respectée pour sa piété dans la communauté puritaine de Lincolnshire. Selon Gordon, il est probable que la petite Anne Bradstreet ait été impressionnée par Anne Hutchinson qui représentait une nouvelle façon d’être une femme puritaine :

Anne could also observe the other women, and there was one in particular whom she could not help but admire. Her name was Anne Hutchinson, and at age thirty-two, she was already a legend. Hutchinson was notable for her “nimble wit” and “active spirit,” as well as for being warm and outgoing, with “a very voluble tongue.[6]

Hutchinson est arrivée en Amérique avec ses dix enfants quatre ans après les Bradstreet, en 1634. Tandis que son mari a été accueilli les bras ouverts, Hutchinson, quant à elle, a été soumise à un interrogatoire. En effet, après avoir entendu les serments de Hutchinson pendant leur voyage vers l’Amérique, le révérend Zechariah Symmes avait prévenu Dudley qu’elle pourrait représenter une menace pour la communauté. Hutchinson a donc été interrogée avant d’être complètement acceptée comme membre de la communauté. Fille de pasteur, elle organisait chez elle des groupes d’étude religieuse durant lesquels elle prêchait la bonne parole. Contrairement à Anne Bradstreet, Hutchinson n’est passée par aucun stratagème pour entrer dans l’espace public et elle n’a fait preuve d’aucune fausse humilité quant à son statut, ce qui lui a attiré les foudres des dirigeants de la communauté. Ces derniers n’appréciaient guère son incursion dans le domaine masculin, ni son esprit indomptable et son franc-parler. Après tout, la Bible commandait aux femmes d’être silencieuses et surtout de ne pas parler en public (Corinthiens 14 :34-35). Le mouvement de Hutchinson a vite gagné en popularité et commençait à menacer l’ordre établi. Dudley et Winthrop ont donc décidé d’intenter un procès contre elle. Malgré une défense spectaculaire, Hutchinson a fini par perdre son procès en prétendant pouvoir communiquer directement avec Dieu ; un blasphème pour les puritains qui croyaient que l’âge des révélations était passé et donc que les voix que Hutchinson entendait ne pouvaient provenir que du diable. Elle a été condamnée avec toute sa famille à l’excommunication et a péri en exil.

Sachant que Dudley et Simon faisaient tous deux partis du jury lors du procès d’Anne Hutchinson, et que sa sœur Sarah ainsi que son frère Simon avaient tous deux été des disciples de Hutchinson, il est fort probable que Bradstreet ait suivi son procès de près. Sarah avait d’ailleurs beaucoup en commun avec Hutchinson, dont son franc parler, son esprit rebelle et un penchant prononcé pour le prosélytisme. Lorsque Sarah a commencé à remettre en question l’autorité de certains révérends, son mari a décidé de retourner en Angleterre avec elle. En 1646, Sarah est revenue en Amérique sans lui. Dudley a obtenu un divorce pour sa fille après que son mari l’ait accusée de différents manques à la morale[7]. Mais, malgré toute l’influence de ce dernier, Sarah fini par être excommuniée à son tour en 1647.

Les biographes de Bradstreet représentent Sarah de manière bien différente ; certains la voit comme une rebelle pleine d’esprit tandis que d’autre la voit comme une enfant à problème. Selon Elizabeth White: « [Sarah] undoubtedly lacked both intelligence and stability of character.[8] » Gordon, quant à elle, n’est pas d’accord et trouve des ressemblances entre Anne et Sarah, ainsi qu’une preuve d’amour dans le fait qu’Anne ait nommé sa petite fille Sarah. Elle écrit: « Of the sisters, Sarah was most like Anne — brilliant, emotional, restless, and an original thinker. In fact, Anne had named her new little girl after her middle sister, skipping over Patience, the next oldest, who should have followed, in the family-naming tradition.[9] » Rosenmeier rejoint Gordon et ajoute que Sarah avait aussi nommé sa seule et unique fille après sa sœur Anne. Elle ajoute qu’il est possible qu’Anne ait vu un peu d’elle-même dans l’enthousiasme de Sarah.

4. Les opinions proto-féministes de Bradstreet

Comme Sarah, Anne avait aussi beaucoup d’opinions qu’elle voulait partager avec le monde. Certaines de ces opinions pourraient même être vues comme proto-féministe. Par exemple, dans son élégie à la reine Elizabeth I intitulée « In Honor of the High and Mighty Princess, Queen Elizabeth, Of Happy Memory », elle utilise un exemple historique pour rendre hommage au pouvoir féminin qui n’est ni régulé ni contrôlé par les hommes. Elle rappelle à ses lecteurs un temps où une femme régnait en maitre sur tous les hommes du pays :

Nay Masculines, you have thus taxt us long,                                                                                              But she, though dead, will vindicate our wrong.                                                                                             Let such as say our Sex is void of Reason,                                                                                                Know tis a Slander now, but once was Treason.[10]

Il est rare qu’Anne s’exprime aussi clairement en faveur des femmes dans ses poèmes. Dans ce cas-ci, elle commence en interpellant directement les hommes. Elle voit en la reine Elizabeth un exemple de pouvoir féminin qui va faire valoir les torts faits à son sexe. Elle rappelle aussi aux lecteurs qui accuseraient les femmes de manquer de raison, que bien qu’aujourd’hui il ne s’agisse que de calomnies, il fut un temps où cela aurait été considéré comme une trahison. Wendy Martin écrit que l’élégie de Bradstreet en l’honneur de la reine Elizabeth est subversive, particulièrement dans une culture qui utilise l’Histoire comme moyen d’enseigner et de comprendre l’ordre divin des choses.

On retrouve à nouveau cette étincelle féministe dans les « Quaternions » de Bradstreet qui, selon Harvey, sont une mise-en-scène de la querelle des femmes remettant en question la croyance aristotélienne selon laquelle les femmes seraient plus « froides » que les hommes et donc, par ce fait, inférieures. Le dialogue entre Choler et Flegme semble représenter le débat qui existe entre les sexes. Choler pense que sa masculinité et sa noble lignée lui donne le droit de régner sur les autres humeurs :

Though under fire, we comprehend all heat,                                                                                                Yet man for Choler, is the proper seat.                                                                                                                I in his heart erect my regal throne,                                                                                                                 Where Monarch-like I play, and sway alone.[11]

Selon Choler, il est naturel qu’elle ait le droit de régner sur les autres. Elle continue en prouvant sa supériorité dans les domaines de la guerre et de l’intelligence, des qualités qui devraient lui valoir une prééminence. Cependant, Flegme va renverser cette hiérarchie en s’opposant diamétralement à Choler et en prêchant un système plus unitaire qui ne reposerait pas sur une hiérarchie mais sur une union du tout. On retrouve dans ce texte des techniques familières à la querelle des femmes telles que l’utilisation d’exemples historiques quand Flegme parle d’Hélène de Troie ou le retournement de l’argument masculin quand elle subvertit les arguments de Choler. Par la mise-en-scène de ce dialogue entre les quatre humeurs, Bradstreet combine une théorie médicale de l’époque avec le genre du débat développé dans la querelle des femmes pour promouvoir un ordre où l’unité l’emporterait sur un ordre hiérarchique basé sur l’idée que les hommes sont naturellement supérieurs. Bradstreet remet ainsi en question l’ordre aristotélien des choses et donc l’ordre naturel prôné par le patriarcat et par la société puritaine.

5. Un prologue subversif

Anne connaissait bien la misogynie du monde puritain et les dangers qu’encourait une femme en s’y opposant publiquement. Il est donc possible qu’elle ait décidé d’agir à travers les hommes pour faire publier son manuscrit afin de se protéger de la persécution et de garder sa réputation de femme vertueuse intacte :

Hutchinson had demonstrated the trouble women could get into if they trespassed into male territory, and so, whether or not Anne made a conscious decision to distance herself from Hutchinson’s boldness, she took an entirely different approach from the older woman ; she masked her ambition behind twenty-two lines of apparent self-denunciation.[12]

Les vingt-deux lignes auxquelles Gordon fait ici référence se trouvent dans « The Prologue », un texte qui apparaît au tout début du livre de Bradstreet. Dans ce dernier, elle s’excuse de la médiocrité de son œuvre[13] et elle répond aux critiques qu’elle anticipe lui seront faites après la publication :

I am obnoxious to each carping tongue,                                                                                                     Who says my hand a needle better fits,                                                                                                            A poet’s pen all scorn I should thus wrong.                                                                                                 For such despite they cast on female wits:                                                                                                        If what I do prove well, it won’t advance,                                                                                                        They’ll say it’s stol’n, or else it was by chance.[14]

On peut déjà observer ici un petit côté subversif et une étincelle d’argument féministe. Elle expose et conteste l’idée reçue selon laquelle une femme ne peut être douée d’esprit ni d’intelligence. Selon elle, si les hommes trouvaient un bon texte écrit par une femme, ils accuseraient l’autrice de plagiat ou ils attribueraient cette étrangeté à un coup de chance.

Mais là ne sont pas les seules lignes où la subversivité de Bradstreet apparait. Il semble que l’on peut déjà voir un semblant d’ironie dans les premières lignes de son poème :

To sing of Wars, of Captains, and of Kings,                                                                                                     Of Cities founded, Commonwealths begun,                                                                                                   For my mean Pen are too superior things;                                                                                                        Or how they all, or each their dates have run,                                                                                                   Let Poets and Historians set these forth.                                                                                                            My obscure lines shall not so dim their worth.[15]

Ici, elle explique qu’elle ne va écrire ni sur la monarchie ni sur la guerre car ce sont là des sujets trop nobles pour sa « modeste » plume. Pourtant, dans le même ouvrage, The Tenth Muse, elle entreprend d’écrire sur des sujets politiques, sur l’exécution du roi et sur la guerre civile qui fait rage en Angleterre. Le reste de son œuvre contredit donc les premières lignes de son prologue. Dans ce même texte, elle flatte les hommes en leur assurant qu’ils sont supérieurs tout en réclamant plus de reconnaissance pour les femmes : « Men can do best, and women know it well // Yet grant some small acknowledegement of ours.[16] » Ces contradictions entre humilité et critiques sociales sont omniprésentes dans l’œuvre de Bradstreet.

Le contenu de ce prologue pose aussi une autre question : Si Bradstreet ne savait pas que son manuscrit allait être publié, pourquoi écrire une préface servant à contredire les éventuelles critiques ? Un manuscrit qui ne verrait jamais le jour ne pourrait pas être critiqué. Donc, Anne, au moins dans son for intérieur, semble avoir prévu la publication éventuelle de son ouvrage.

 6. Une femme protégée par les hommes

Anne a très vite compris l’importance d’avoir une bonne réputation parmi les hommes: « A good name is as a precious ointment, and it is a great favour to have a good repute among good men.[17] » Elle évoluait d’ailleurs déjà au centre des plus hautes sphères sociales de la colonie du Massachussetts de par sa relation avec Simon, son mari, et Dudley. Cette position lui permettait d’avoir accès à des informations privilégiées sachant que, comme l’écrit Gordon, Dudley et Simon discutaient probablement de la politique de la colonie chez elle. Elle va aussi développer des relations amicales avec d’autres hommes éminents de l’époque comme Nathaniel Ward et John Woodbridge. Ward était un prêtre misogyne mais il a tout de suite reconnu en Bradstreet un esprit hors du commun. Il possédait une immense bibliothèque et Anne désirait ardemment y avoir accès ; elle a donc approché Ward comme une élève approcherait son professeur, avec docilité, modestie et déférence. Son amitié est devenue un atout lors de la publication de son livre et lui a aussi permis d’exercer une réelle influence sur la politique de la colonie. En effet, après s’être rapproché d’Anne, Ward a commencé à écrire en faveur de l’éducation des femmes bien qu’il soit resté assez misogyne dans ses autres écrits: « Anne’s intelligence astounded Ward, and he was beginning to see that the education of women was so urgent an aspect of life in the New World that he would allude to this idea in his drafts of the laws for New England and in his sermons.[18] » Ainsi, consciemment ou pas, Anne a utilisé l’affection que lui portaient les hommes dans sa vie afin de changer les choses et de protéger sa réputation après la publication de son livre.

Comme Ward, Woodbridge a aussi écrit des textes pour protéger Anne lors de la publication de son livre. Dans ses écrits, il assure le lecteur de la vertu, de la piété et de la modestie d’Anne :

It is the work of a woman, honoured, and esteemed where she lives, for her gracious demeanour, her eminent parts, her pious conversation, her courteous disposition, her exact diligence in her place, and discrete managing of her family occasions, and more than so, these poems are the poems but of some few hours, curtailed from her sleep.[19]

Ici, il insiste sur la féminité de l’autrice sans tenter de la cacher. Il souligne également sa vertu ; Oui, il s’agit d’une femme qui écrit, mais cette activité ne supplante pas la vertu qui l’anime. Le fait de faire appel à ses relations pour publier et protéger son manuscrit est un moyen pour Anne Bradstreet de conserver sa vertu et de se couvrir contre toutes accusations. En effet, Anne se trouve ainsi triplement protégée par sa propre modestie dans le prologue, par les textes écrits par ses amis masculins et par son ignorance feinte de la publication du manuscrit. Elle devient une femme publique mais, prétendument, sans le vouloir. C’est cela qui permet à ses ambitions de restées cachées.

Au contraire de sa sœur et de Hutchinson, elle ne travaille pas contre le patriarcat mais à travers lui ; Elle manipule le système patriarcal afin d’obtenir ce qu’elle veut. Non seulement elle ne sera pas persécutée pour ses écrits, mais elle sera même louée pour ceux-ci, notamment par son père qu’elle a toujours idolâtré et dont elle a toujours cherché l’approbation :

Anne had achieved even more than her bold father had dreamed of when he had devoted himself to her early education. Dudley could only rejoice. New England and Anne were his two largest sources of pride, and now they had merged in a breathtaking climax. His intelligent eldest daughter had become the spokesperson for the American Puritan way.[20]

Anne Bradstreet devient ainsi une poétesse à succès et une représentante de l’ordre du nouveau monde avec l’approbation du gouvernement de sa colonie et, en apparence, sans l’avoir voulu. Sa réputation et sa vertu sont sauves, ses ambitions sont assouvies.

Cette nouvelle hypothèse d’une Bradstreet moins passive et intimement impliquée dans le processus de publication de son livre nous offre une image d’elle plus complexe et plus nuancée que celle véhiculée jusqu’à présent selon laquelle elle était une femme docile, soumise à son mari et qui voulait garder ses écrits dans l’ombre de son foyer.

Conclusion

En lisant les œuvres de Bradstreet en relation avec sa biographie, la possibilité d’une Bradstreet plus subversive et politiquement engagée apparaît. Dans un entretien avec Ferszt et Schweitzer, Gordon explique que Bradstreet avait plus d’influence et de pouvoir que ce qu’on pourrait croire. Cela remet en question les idées reçues sur le puritanisme et sur la place de la femme dans la colonie du Massachussetts. Selon Charlotte Gordon, c’est la tension entre la modestie et l’ambition de Bradstreet qui font d’elle une autrice si complexe et intéressante[21]. Anne voulait participer à la vie politique de la colonie et contribuer au débat sur l’identité du nouveau monde. Elle ne voyait pas son rôle de femme puritaine comme un obstacle à son ambition. Au contraire, son rôle de mère puritaine la poussait à vouloir participer à la conversation et à publier ses poèmes afin de prendre activement part à la formation du « nouveau monde » ; Un monde qu’elle souhaitait meilleur pour ses enfants et ses petits-enfants.

Bibliographie

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WHITE, Elizabeth Wade. Anne Bradstreet, “The Tenth Muse.”. Oxford University Press, 1971.  

 

[1] Charlotte GORDON, Mistress Bradstreet, Little, Brown and Company. Édition du Kindle, 2005, chap. 5.

[2] Elizabeth CLINTON, The Countess of Lincoln’s Nursurie, 1622.

Lien pour accéder au texte entier en ligne : https://digital.library.upenn.edu/women/clinton/nurserie/nurserie.html.

[3] Elizabeth FERSZT, « Transatlantic Dame School: The Early Poems of Anne Bradstreet as Pedagogy», in Women’s Studies, 2014, 43:3, 305-317, DOI: 10.1080/00497878.2014.884903.

[4] GORDON, Op. Cit., chap. 14.

[5] Anne  BRADSTREET, The Tenth Muse Lately Sprung up in America. or Severall Poems, Compiled with Great Variety of Vvit and Learning, Full of Delight. Wherein Especially Is Contained a Compleat Discourse and Description of the Four Elements, Constitutions, Ages of Man, Seasons of the Year. Together with an Exact Epitomie of the Four Monarchies, Viz. the Assyrian, Persian, Grecian, Roman. Also a Dialogue between Old England and New, Concerning the Late Troubles. with Divers Other Pleasant and Serious Poems, Popes Head-Alley, 1659, XXXIII.

[6] GORDON, Op. Cit., chap. 2.

[7] Ce dernier écrira des lettres à Thomas Dudley et à d’autres dirigeants de la colonie dans lesquelles il accuse Sarah de prédication, de ne pas suivre ses instructions, de ne pas assez aller à l’église, et d’avoir la syphilis.

[8] Elizabeth Wade WHITE, Anne Bradstreet, “The Tenth Muse.”. Oxford University Press, 1971, p. 177.

[9] GORDON, Op. Cit., chap. 14.

[10] Anne Dudley BRADSTREET and Joseph R. MCELRATH, The Complete Works of Anne Bradstreet, Twayne Publishers, 1981, p. 157.

[11] Ibid., p. 21.

[12] GORDON, Op. Cit., chap. 14.

[13] La citation entière est: « My foolish broken Muse so sings//Cause nature made it so irreparable. » Anne BRADSTREET and Joseph R. MCELRATH, The Complete Works of Anne Bradstreet, Twayne Publishers, 1981, p. 15-20.

[14] Ibid., p. 7.

[15] Ibid., p. 6.

[16] Ibid., p. 7.

[17] Anne BRADSTREET, The Tenth Muse Lately Sprung up in America. or Severall Poems, Compiled with Great Variety of Vvit and Learning, Full of Delight. Wherein Especially Is Contained a Compleat Discourse and Description of the Four Elements, Constitutions, Ages of Man, Seasons of the Year. Together with an Exact Epitomie of the Four Monarchies, Viz. the Assyrian, Persian, Grecian, Roman. Also a Dialogue between Old England and New, Concerning the Late Troubles. with Divers Other Pleasant and Serious Poems, Popes Head-Alley, 1659, Meditation 73.

[18] GORDON, Op. Cit., chap. 13.

[19] Anne BRADSTREET, The Tenth Muse Lately Sprung up in America. or Severall Poems, Compiled with Great Variety of Vvit and Learning, Full of Delight. Wherein Especially Is Contained a Compleat Discourse and Description of the Four Elements, Constitutions, Ages of Man, Seasons of the Year. Together with an Exact Epitomie of the Four Monarchies, Viz. the Assyrian, Persian, Grecian, Roman. Also a Dialogue between Old England and New, Concerning the Late Troubles. with Divers Other Pleasant and Serious Poems, Popes Head-Alley, 1659, préface.

[20] GORDON, Op. Cit., chap. 17.

[21] Elizabeth FERSZT and Ivy SCHWEITZER, “A Different, More Complicated Bradstreet: Interview with Charlotte Gordon”, in Women’s Studies, vol. 43, no. 3, 2014, pp. 372–378. (https://doi.org/10.1080/00497878.2014.885242)

3- L’accès à la connaissance des jeunes femmes dans l’Angleterre caroléenne (1640-1680)

 Sophie SOCCARD

Le Mans Université, Laboratoire 3.LAM Angers-Le Mans

Mary Astell aimait les métaphores végétales pour éclairer ses positions. L’anglaise érudite fut l’une des premières femmes à stigmatiser les théories justifiant le nécessaire assujettissement des femmes sur le plan juridique notamment. Si elle comparait volontiers l’éducation au jardinage, c’est parce que, selon elle, les femmes, tout comme les hommes, sont des créatures qui ne doivent leur épanouissement qu’aux soins qu’on leur prodigue. Dans son essai paru en 1694 et intitulé A Serious Proposal to the Ladies, Mary Astell dénonce la passivité de ses sœurs qui se sont laissées enfermées, involontairement peut-être, dans un rôle décoratif : « Comment pouvez-vous vous contenter d’être un simple ornement pour le monde telles des tulipes, jolies, mais bonnes à rien [1]? » Avec ce reproche qui frôle la remontrance, l’intellectuelle met les femmes au défi de renverser la tradition qui les confine au monde de l’apparence. Selon Astell, les femmes ne sont pas seulement victimes mais aussi responsables, sinon coupables de leur condition croyant tirer avantage de leur frivolité et insouciance. La femme de lettres cherche ainsi à éveiller la conscience de ses semblables, prises dans l’étau d’un conditionnement patriarcal qui les asservit sur le plan socio-économique et qui les entrave sur le plan intellectuel. En ce XVIIe siècle finissant, Astell fait de la lutte contre l’exclusion des femmes du monde du savoir son cheval de bataille. Sa tâche est lourde et justifiée et pour rendre brièvement compte de l’état des lieux de l’éducation des filles dans l’Angleterre du XVIIe siècle, il est sans doute nécessaire de faire la part entre les usages et les discours qui ont façonné cette phase de l’histoire.

Le terrain éducatif dont l’immobilisme est dénoncé par Mary Astell a pourtant vu ses fondations trembler dès le début du XVIe siècle avec deux courants de pensée essentiels : d’une part avec certains des principes édictés par Luther vers 1517 favorisant l’accès des femmes à la culture, d’autre part avec l’héritage manifeste et prestigieux des penseurs humanistes. En 1523, le philosophe espagnol Jean-Louis Vivès est invité à la cour anglaise d’Henri VIII par sa royale épouse, Catherine d’Aragon. Dès son arrivée, Vivès dédie à la reine un traité pédagogique complet qui préconise de moduler les exigences normatives de son époque en proposant aux filles et aux femmes une éducation intellectuelle plus exigeante. Catherine d’Aragon le charge de l’éducation de leur fille, la petite Marie Tudor[2]. L’Humaniste anglais Roger Asham est le précepteur de la future Élisabeth I ainsi que de sa cousine qui devint la très lettrée Marie Stuart. L’encyclopédiste de Cambridge, dont le célèbre The Shoolmaster fut publié de manière posthume en 1570, signe l’ébauche d’une pédagogie moderne en recommandant la traduction systématique en anglais vernaculaire de toutes les œuvres rédigées en latin[3]. D’une manière plus générale, son traité est un plaidoyer en faveur de la douceur et de la persuasion et déplore toute coercition en matière pédagogique.

Un siècle et demi avant Fénelon et son fameux traité sur l’éducation des filles[4], soixante ans avant Montaigne, Sir Thomas More, savant humaniste et Chancelier du royaume d’Angleterre (1478-1535) souligne lui aussi la nécessaire diffusion du savoir dans les esprits féminins. Il écrit à son ami Érasme :

Si une femme parvient à joindre à d’éminentes vertus naturelles une instruction, même modeste, je la considèrerai comme s’étant davantage approchée du véritable bien que si elle réunissait à la beauté d’Hélène les richesses de Crésus[5].

À l’occasion d’un séjour chez More en 1509, Érasme découvre un modèle d’éducation féminine bien différent de celui que l’on propose aux Pays-Bas, et plus largement, en Europe. Dans son manoir de Chelsea, le long des berges de la Tamise, Thomas More apprend à sa femme, à son fils et à ses trois filles à lire des œuvres classiques en latin, parfois même en grec et il intègre aussi à son enseignement de nombreux ouvrages philosophiques et théologiques. Les filles de More écrivent en latin et discutent souvent dans cette langue. More ne fait aucune distinction entre les sexes. Ses enfants étudient ensemble les arts libéraux et les langues anciennes tout en approfondissant leur piété. Cet apprentissage peu commun se fait dans une atmosphère d’amour et de douceur, entrecoupé par des chants accompagnés de divers instruments. More avoue à son ami qu’il ne pourrait châtier ses filles, ne serait-ce qu’avec une plume du paon. Érasme est impressionné par la qualité des compositions latines de jeunes filles, rédigées sans aide et dans une langue irréprochable. Il compare les filles de More aux trois Grâces et l’école domestique de son ami à l’Académie de Platon[6].

L’idée d’une éducation classique pour les filles, et désormais intellectuellement plus ambitieuse, fait son chemin et dépasse le seul but religieux auquel elle a longtemps été assignée. L’autorité et la qualité de la pensée des humanistes inspirent la période élisabéthaine, mais ses principes doivent composer avec les apports d’un nouveau courant intellectuel, celui des réformateurs. En effet, avec les progrès de la Réforme protestante portée par Luther, se développe dans l’Europe du Nord l’idéal d’une société radicalement appuyée sur l’enseignement des Écritures. Luther avait souhaité multiplier les écoles pour tous, en partie pour pérenniser les effets de sa conquête religieuse. C’est aussi cette aspiration qui l’a rendu favorable à un enseignement délivré par les femmes, piliers du foyer. Les puritains placent la connaissance de la doctrine au cœur du salut des hommes car « comment pourront-ils connaître la volonté de dieu s’ils ne peuvent la lire ? » écrit le prélat non conformiste, George Swinnock dans The Christian Man’s Calling (1663). Les puritains forment de nombreux enseignants et contribuent à la dissémination d’un nouveau modèle de cellule familiale au sein de laquelle la femme est davantage partenaire active que compagne soumise. La pratique cultuelle, adossée à la lecture des Écritures au sein du foyer, développe l’alphabétisation des filles appelées à devenir mères. Ce nouveau paradigme vise donc à permettre aux femmes, toutes classes confondues, de savoir lire et écrire, voire à les rendre suffisamment compétentes pour dispenser un enseignement religieux non seulement à leurs propres enfants mais aussi aux domestiques de la maisonnée. Ce phénomène n’a pas été sans porter préjudice à la qualité de l’éducation prodiguée aux filles de haut rang, car, avec lui, l’idéal aristocratique élisabéthain s’éclipse au profit d’une pratique plus collective.

Dans l’Angleterre d’Élisabeth cependant, la question de l’éducation féminine soulève des divergences substantielles ; un certain John Knox s’y oppose avec une misogynie notoire dans son véhément pamphlet intitulé : The First Blast of the Trumpet Against the Monstrous Regiment of Women, en 1558. Ses propos outrageants invalident l’autorité des femmes accusées d’être des créatures non seulement faibles, mais aussi aliénées, enragées, voire difformes[7]. Ses nombreux détracteurs, masculins et féminins, continuent cependant de prôner l’accès à l’école pour les garçons comme pour les filles. Remède à l’oisiveté et au vagabondage, l’école enseigne le respect de l’ordre, lutte contre la rébellion, écarte potentiellement la pauvreté. Une prise de conscience des soulèvements populaires latents parle en faveur des institutions scolaires. De toute évidence, le fait qu’un monarque fut femme laquelle érudition était notoire décide de l’avancée de l’éducation pour les filles. Au cours du règne d’Élisabeth I, le pédagogue Richard Mulcaster[8] publie un traité pour l’éducation intitulé Positions dont l’un des chapitres est entièrement dédié à l’éducation féminine. Il y implore, non sans emphase, la nécessité d’éduquer les filles : « Notre pays le permet, notre devoir l’impose ; leur compétence l’exige ; leur grandeur le commande. »[9]  À cela s’ajoute l’enjeu confessionnel essentiel pour l’Église anglicane qui cherche à s’enraciner. L’alphabétisation et la catéchisation deviennent les outils du contrôle de la pratique religieuse. Comme il n’existe aucun système scolaire centralisé, la création des écoles reste tributaire des autorités locales qui n’ont pas toujours les moyens de leurs ambitions. Les petty schools et les ABC schools qui dispensent des connaissances élémentaires, auxquelles succèdent les grammar schools, collèges d’humanités qui prodiguent les premiers enseignements en latin, s’établissent donc de manière aléatoire dans le royaume mais leur progression est avérée au début du XVIIe siècle, particulièrement dans les villes marchandes du territoire rural. [10]

Lorsque des écoles leur sont accessibles, les filles de condition très modeste apprennent à lire mais moins à écrire. Comme l’affirme Caroline Bowden, « l’éducation dispensée dans les familles dépendait du sexe des enfants, les filles recevant moins d’instruction que les garçons dans certains cas[11]. »  L’apprentissage de l’écriture étant onéreux, les parents sont peu disposés à procurer aux filles le matériel nécessaire à l’écriture, surtout le très coûteux papier chiffon dont l’Angleterre n’allait pas tarder à connaitre la pénurie vers la fin du XVIIe siècle[12]. D’ailleurs, les registres paroissiaux ou les contrats de mariage révèlent que les signatures des femmes sont moins bien formées que celles des hommes. Priorité est donnée à l’apprentissage de la lecture qui s’effectue à partir de la Bible, des psaumes et autres versets de dévotion, saturés d’exemples de comportements féminins vertueux. Les chiffres de l’alphabétisation démontrent un retard évident des filles par rapport aux garçons[13]. En effet, les institutions scolaires sont d’une façon générale destinées aux garçons car il était de mise de considérer que les mères suffisaient à pourvoir à l’inéluctable vocation domestique de leurs filles. Leurs futurs statuts d’épouse, de mère et de maîtresse de maison dictent le contenu de leur formation sommaire. Même si dans les classes plus populaires le mariage tardif, pratiqué en France tout comme en Angleterre, amène les filles à travailler hors de chez elles pendant leurs années de célibat, cette période d’autonomie ne constitue qu’une brève étape dans leur vie et ne permet jamais d’aboutir à la pratique d’un métier véritable. Ainsi, bien que les filles soient de plus en plus nombreuses à fréquenter les écoles, parfois même des institutions spécialement fondées pour elles, leur rôle traditionnel en tant que femme adulte n’évolue pas dans la société anglaise de la première modernité.

Dans les familles suffisamment aisées pour s’offrir les services d’un précepteur, l’éducation s’y  trouve également genrée. En effet, les jeunes femmes de haute condition demeurent confinées à un enseignement spécifique, destiné à faire d’elles des compagnes captivantes pour leurs futurs conjoints ; on leur enseigne les langues étrangères, particulièrement le français, mais l’apprentissage du latin ou du grec leur reste interdit. On leur préfère de réputés nécessaires mais chronophages travaux d’aiguille et, pour les plus favorisées, l’enseignement des arts d’agrément comme le chant ou le piano. Dans certaines familles aristocratiques toutefois, certains paramètres justifient la nécessité d’éduquer davantage les filles. Les enjeux économiques prennent alors le pas sur les considérations genrées lorsqu’il s’avère que savoir gérer un domaine peut favoriser une union avantageuse. Contre toute attente, la société reste profondément convaincue qu’une femme cultivée ne constitue pas un parti privilégié, préjugé que Bathsua Makin commence à combattre[14].

1. Dorothy Moore et Katherine Ranelagh au secours des jeunes anglaises

Dans l’Angleterre caroléenne, les jeunes anglaises se trouvent donc dans une situation globalement défavorable. Dans les rangs féminins lettrés, des voix s’élèvent pour dénoncer cette situation et prôner les valeurs humanistes défendues un siècle plus tôt. Parmi elles, deux femmes unies par les mêmes idéaux bien qu’issues de milieux fort différents. Les propositions qui suivent proviennent d’une lecture minutieuse de leur échange épistolaire, mais aussi des lettres adressées à Samuel Hartlib et aux membres de son cercle éponyme. L’analyse qui suit se fonde notamment sur la construction de certaines hypothèses car ces lettres ne nous sont pas toutes parvenues dans leur intégralité ; S’ouvre donc ici un champ de suggestions rationnelles, à l’image de ce que Dorothy Moore et Katherine Ranelagh ont construit dans un rapport aussi singulier qu’exceptionnel.

Dans cet échange, conservé dans les Hartlib Papers déposés à l’université de Sheffield[15], on trouve un traité rédigé par Dorothy Moore. Fille d’un colon anglais modeste établi en Irlande, Dorothy y déplore le peu d’éducation concédé aux femmes issues de familles de bonne condition et évoque sa propre scolarité qui ne l’a instruite que de rudiments inutiles, « la danse » et de « curieux travaux », faisant référence aux travaux d’aiguille qui n’ont servi selon elle qu’« à remplir la fantaisie d’une imagination inutile, peu rentable et orgueilleuse[16]. »  Elle se lamente de n’avoir été préparée à rien d’autre qu’à cuisiner, tenir son foyer et danser. Des regrets étonnants puisqu’ayant acquis la maîtrise du grec et de l’hébreu, elle a pu livrer de doctes commentaires en matière de religion.[17] Par conséquent, sa déception soulève la question suivante : si son éducation était déficiente, comment a-t-elle pu devenir érudite[18] ? Le père de Katherine Jones ne voit lui aussi aucun intérêt à l’éducation de sa fille, si ce n’est de la préparer de manière assez rudimentaire à son mariage. Le destin académique de Katherine est pourtant bien différent car la jeune femme reçoit le privilège d’être à la fois instruite par l’aumônier de la famille et par les précepteurs de ses frères, dont le futur et éminent scientifique Robert Boyle. Les capacités intellectuelles exceptionnelles de Katherine sont d’ailleurs très tôt remarquées par l’entourage masculin de son père, comme en témoignent certains courriers[19]. Voilà donc deux jeunes femmes issues de milieux fort éloignés, néanmoins unies par des dispositions intellectuelles prodigieuses, engagées dans une discussion épistolaire stratégiquement discrète mais éminemment vigoureuse et constructive.

« Femme bavarde ne saurait être chaste »[20], telle est la mise en garde d’un proverbe datant de la Renaissance mais étrangement au goût du jour : réputées enfreindre les règles de la morale, les femmes instruites sont considérées comme sexuellement déviantes. On dit alors d’une femme qui piétine les interdits qu’elle « souille son âme de vice et d’abominations immondes[21]. » Même un humaniste comme Jean-Louis Vivès, connu pour ses positions favorables à l’éducation féminine, condamne les femmes qui s’aventurent à l’étude des belles lettres[22]. Seule une existence de réclusion, dans l’obscure quiétude d’un couvent, peut offrir un cadre convenable à une vie consacrée à l’étude en soustrayant ladite femme de la vie publique. À une époque où les femmes doivent garder le silence, Katherine Jones et Dorothy Moore réussissent un tour de force : faire entendre leur voix tout en sauvegardant leur vertu morale. En s’introduisant dans les cercles influents, elles vont nourrir une correspondance qui permet de diffuser leurs idées sans jamais sortir des limites imposées par la société. Admises au sein d’un réseau qui réunit la fine fleur de la République des lettres, Dorothy Moore et Katherine Jones ont conquis les grâces de la savante poétesse des Pays-Bas, Anna Maria von Schurmann (1607-78) qui fut l’instigatrice et le pivot de l’institution. En s’affiliant à un groupe dont les femmes savantes ne sont pas exclues, ces érudites pénètrent ainsi dans une « vaste communauté composée d’hommes mais aussi de quelques femmes partageant tous le même goût pour l’étude[23]. » Même s’il leur demeure impossible de participer à la vie des académies ou encore d’exercer une quelconque profession intellectuelle, des femmes, dans l’Europe du milieu du XVIIe siècle, participent et enrichissent de savants échanges en matière de philosophie, de religion ou d’éducation.

En raison de son rang social, Katherine Jones est impliquée dans de nombreux cercles, dont ceux qui devaient construire la Royal Society, le Great Tew, l’Invisible College, et encore le cercle des amis d’Hartlib dont il est particulièrement question ici. A l’image de la très symbolique figure géométrique qui les contiennent, ces cercles intellectuels tissent un large éventail d’interactions sociales, liant des correspondants, hommes et femmes, qui, bien qu’éloignés sur le plan géographique ou socio-économique, nourrissent des intérêts intellectuels communs. Lorsque Katherine Jones arrive à Londres en 1642, sa tante Dorothy Moore lui présente Samuel Hartlib. Ce dernier suggère d’utiliser l’adresse de Katherine Jones, désormais devenue Lady Ranelagh, comme référence eût égard à sa notoriété. Très vite sa maison devient aussi un lieu de rencontres où des personnes d’horizons politiques et religieux éclectiques échangent autour de thématiques intellectuelles variées[24]. Le cercle Hartlib commence à acquérir une réputation internationale d’hommes et de femmes érudits[25]. Liés par un engagement commun cristallisé autour du projet de Comenius, ils travaillent tous à une sorte de réforme universelle grâce à un large éventail de projets disparates qui va de l’amélioration de l’agriculture à la réunification de la chrétienté, en passant par une véritable révolution dans l’éducation. Hartlib, Comenius et Dury forment le noyau dur de ces réformateurs unis par un pacte grâce auquel ils ont promis de consacrer leur vie, « à la gloire de Dieu et à l’utilité publique », élan humaniste qui n’est pas étranger aux idéaux puritains visant à transformer l’Angleterre en une société pieuse[26].

Le projet consiste à donner un large accès à toutes les connaissances initialement rassemblées par Hartlib et ses clercs. L’objectif ainsi défini constitue la condition préalable à la réalisation de la Nouvelle Atlantide, la société utopique de Bacon. L’idéal de libre communication des connaissances est au cœur de tous les projets du cercle Hartlib et la rhétorique de « l’ouverture contre le secret » imprègne l’esprit des lettres philosophiques rédigées par des membres du cercle Hartlib et par Lady Ranelagh elle-même. Cette dernière contribue à la formation de cette « mémoire » collective en partageant les remèdes et thérapies réputés efficaces. Nombre de ces informations ont été rassemblées dans les journaux d’Hartlib, « Les éphémérides », qui forment une extension singulière au vaste travail scientifique et philosophique du cercle. Bien qu’à cette époque les femmes ne soient pas autorisées à devenir médecins, elles sont responsables de la santé de leur foyer. Ce qu’elles connaissent du corps humain reste dans le domaine de la transmission orale puisqu’on leur refuse l’éducation nécessaire à la transmission écrite. Recettes culinaires et pratiques thérapeutiques sont pourtant consignées dans des cahiers transmis de mère en fille. Aussi est-il tout à fait probable que certaines de ces autrices aient été spoliées de leurs connaissances, lesquelles ont pu être reprises et intégrées dans des ouvrages dont se réclamaient des soignants masculins[27].

 2. Le projet Hartlib pour l’amélioration de l’éducation

Usant de stratégies détournées, Moore et Jones tentent de trouver un moyen de répondre à leurs propres attentes intellectuelles. Ces femmes enthousiastes à l’idée de participer à des découvertes scientifiques sont les pionnières d’une nouvelle conception de la science, c’est-à-dire un domaine débarrassé des a priori de genre. L’une des stratégies utilisées par ces femmes, et pas seulement par Moore et Jones, consiste à servir les objectifs de savants aristocrates qui traitent avec défiance l’étude de nouveaux sujets comme la chimie. En effet, les expériences menées dans ce domaine sont souvent considérées comme inappropriées à leur statut masculin, et donc propres à être reléguées aux petites mains féminines, dussent-elles être aristocratiques ; on entend : « the Lords are the Lords and the ladies are the commons »[28], jugement ô combien dépréciatif qui illustre le doute, sinon le mépris pour les femmes pensantes. Au cours des années 1640, Katherine Jones relève le défi et transforme sa cuisine en un laboratoire dans sa propre maison de Londres où elle exécute quelques expériences de chimie[29]. Saisissant le prétexte d’une activité typiquement féminine, la cuisine, l’aristocrate s’adonne à la préparation des herbes et distille des potions à la recherche de remèdes dont la maisonnée entière pourra bénéficier[30]. Son initiative témoigne de la capacité de certaines femmes à créer leurs propres opportunités éducatives qu’elles ne manquent d’ailleurs pas de partager avec d’autres femmes. De sorte que convertissant leur foyer en un espace de savoir, ces femmes transforment des lieux éloignés de l’école institutionnelle et initient un système qui s’apparente à notre formation continue[31].

Les échanges épistolaires entre Katherine Jones et Dorothy Moore aboutissent naturellement à la remise en cause de l’éducation des filles. Elles sont convaincues par l’approche coménienne de l’éducation qui constitue le cœur du cercle Hartlib. Inclure « la raison et l’intellect », tel est le principe qui doit présider à l’acquisition de compétences pratiques pour les garçons et les filles au sein d’un système qui réserve l’enseignement des sujets complexes à ceux et celles qui augurent d’un potentiel intellectuel prometteur[32]. Les actions de Katherine et Dorothy s’inscrivent dans le contexte plus général des bouleversements tumultueux en politique et en religion, qui, dans les années 1630-1660, se sont déroulés sur fond de l’approche empirique de Bacon propre à formuler de nouvelles interrogations. Elles ont toutes deux remis en question le rôle traditionnel de la femme tel que dicté par la société patriarcale. Pour Dorothy Moore, être mère n’est qu’une position subalterne et toute femme doit pouvoir s’épanouir par-delà les assignations sociétales[33]. Sa propre recherche d’un projet professionnel satisfaisant se heurte pourtant à de nombreuses incertitudes dont elle s’ouvre auprès de Katherine Jones. Dans l’une de ses lettres, elle souligne son souhait de prêcher la parole biblique, mais elle craint de ne pas avoir entendu assez distinctement l’appel de Dieu[34]. Elle découvre cependant qu’elle peut parfaitement s’impliquer dans l’œuvre divine en devenant enseignante, activité qui correspond à son propre engagement au sein du cercle Hartlib ainsi qu’au programme réformateur de ce dernier. C’est aussi ce qui incite Dorothy More à revendiquer l’accès au savoir théologique pour les femmes de toute classe, dénonçant ainsi l’exclusion dont ces dernières sont victimes en matière cultuelle. L’essentiel de sa correspondance, rédigée entre 1643 et 1645, se concentre sur ses efforts à assurer une place pour les femmes au sein du clergé.  Jugea-t-elle ses avancées décevantes dans la pratique ? Au cours des années 1645-1650, elle modifie le sens de son implication et choisit de privilégier la mise en place des nouvelles pratiques pédagogiques à l’ordre du jour du cercle Hartlib.

Il est vrai que l’’éducation reste au cœur de ses préoccupations. Il figure notamment dans son échange épistolaire avec Anna Maria Von Schurmann. Ses lettres marquent une différence stylistique avec celle de sa destinataire et révèlent un contraste culturel symptomatique. Schurmann s’appuie sur les textes des penseurs de la Renaissance tels que Pic de la Mirandole. Moore, de son côté, fait appel aux sources bibliques de sorte que ses citations certifient ses connaissances théologiques et lui apportent le respect intellectuel qu’elle recherche. Toutes deux tiennent à défendre l’accès des femmes au savoir, mais Schurmann préconise l’étude des sciences comme moyen de développer l’égalité entre les hommes et les femmes[35]. Au même moment de cet échange, John Milton aussi écrit sur l’éducation et prétend adhérer aux principes coméniens tels qu’une pédagogie procédant d’exemples sensibles pour mieux parvenir aux idées abstraites. C’est Hartlib qui publie son traité Of Education[36] dont l’idée directrice consiste en une formation aux humanités pour les étudiants masculins uniquement, issus de la « bonne » société qui plus est. Milton ne partage pas l’avis du réseau sur la nécessité d’étendre la réforme à l’éducation des filles. Son ami, John Dury, qui est aussi l’époux de Dorothy Moore, ne l’entend pas de la même oreille. Les lettres échangées sur ce point au sein du cercle laissent supposer que John Dury et son épouse Dorothy Moore ont établi conjointement un programme éducatif, probablement en réaction au traité de Milton si l’on s’en réfère à la chronologie des courriers. Tout comme son épouse, Dury souhaite entreprendre une réforme nationale des écoles. Sa préoccupation se limite cependant à l’éducation des élèves masculins, quelle que soit leur condition sociale, préconisant des écoles utiles à « toutes les sociétés d’hommes[37] ». Il existe toutefois une mention – une seule – où il indique que « les langues et les sciences […] ne sont pas à négliger » [38] au sens où elles pourraient aider les filles à améliorer leurs capacités intellectuelles.

Dorothy Moore enchérit en ce sens et encourage à la rédaction de directories, sortes de petits guides prodiguant des conseils à suivre heure par heure et portant la droiture morale au pinacle des vertus[39]. Sensible aux principes éthiques de Dorothy Moore, Katherine Jones lui suggère la rédaction d’un court traité favorable à l’éducation des filles[40]. Dans cet opuscule qui ressemble moins à un protocole pédagogique qu’à une longue lettre structurée à l’adresse de Lady Ranelagh, Dorothy Moore va ainsi s’opposer à l’enseignement des pratiques domestiques, car, selon elle : « elles n’apportent aucun bien à l’âme ou au corps de l’humanité : elles ne sont fondées ni sur la religion ni sur la raison ».[41] Katherine Jones, qui partage l’emphase de sa tante portée sur « la religion » ou « la raison » continue d’organiser en sa maison des réunions portant cette fois sur la réforme de l’éducation comme le prouve une lettre écrite à Hartlib mais dont on ne retrouve qu’un long extrait. Elle y explique : « J’attends en effet la réunion ici cet après-midi des deux philanthropes que vous mentionnez [Mr Wood et Mr Potter], de mon frère Boyle, ainsi que d’une autre personne sagace, afin de poursuivre ce travail[42]. » Katherine affirme en outre que l’éducation des enfants est essentielle pour « poser les fondations du Royaume du Christ », car « elles ne peuvent être établies non d’une manière rationnelle, mais par une bonne et opportune instruction, jointe à une discipline et à une direction qui peuvent habituer les enfants à répéter les bonnes leçons qu’on leur enseigne par l’obéissance et la conformité quotidiennes à celles-ci[43]. » Les annotations portées sur ce document indiquent clairement que Robert Wood, Robert Boyle, Francis ou William Potter, et « une autre personne sagace » furent présents à sa réunion. L’idée d’une éducation pour les filles à dominante morale, théologique et pour le moins sevrée des impératifs de la vie domestique poursuit son chemin. Bien que Katherine Jones n’ait pas été éducatrice elle-même, elle promeut l’éducation tout au long de sa carrière comme un outil majeur de changement. Elle avait engagé John Milton comme tuteur pour instruire deux membres de sa famille afin de donner une vie réelle à l’œuvre majeure de Francis Bacon Instauratio[44] dans laquelle le philosophe s’appuie sur l’idée d’un progrès continu que nul champ d’expérience ne doit borner.

3. Le progrès de l’apprentissage par le progrès de l’enseignement

Grâce à ses relations avec John Dury et Van Schurmann[45], Dorothy Moore espère participer à l’éducation des princesses royales, les filles de Charles II, lequel doit s’exiler de 1651 à 1661 dans les Provinces Unies après l’exécution de son père, le roi Charles I. La fonction de préceptrice permettrait à More de conserver la proximité géographique nécessaire à l’entretien de son réseau. Hélas, l’opposition trop évidente de son époux John Dury à la conduite politique de Charles Ier contrarie son projet[46]. S’il est nécessaire de souligner cet élément, c’est aussi pour montrer combien les femmes dépendent puissamment des paramètres conjugaux pour poursuivre une activité intellectuelle. Dépitée, Dorothy Moore retourne à ses préoccupations cultuelles et débute une correspondance régulière avec le théologien huguenot français, André Rivet. Au cœur de leur échange on retrouve la question du rôle des femmes au service de Dieu. Face au théologien pour qui les femmes n’étaient pas destinées à prêcher, Dorothy Moore soulève à nouveau une question complexe, voulant concilier l’égalitarisme théorique des âmes avec les restrictions imposées au corps féminin[47]. Son modèle alternatif s’appuie sur les injonctions de la conscience qui confinent à la vocation du ministère public. D’une certaine manière, Dorothy Moore anticipe, grâce à ses propositions, le débat sur l’idéologie du contrat social dont les femmes furent exclues. À un moment où la théologie radicale donne le pouvoir exclusivement aux hommes, elle doit donc trouver d’autres implications de l’action féminine au service du bien public[48]. « Pour nous autres femmes, je ne connais pas de moyen plus puissant que l’éducation pour aider la jeunesse à pénétrer dans le Royaume de Dieu et pour attribuer la responsabilité de ces avancées directement à notre sexe » écrit-elle à Katherine Jones[49]. Si l’action publique des femmes pouvait se développer par l’enseignement, l’exclusion des femmes des pratiques cultuelles s’en trouverait effectivement fortement ébranlée.

Contrairement à ce que l’on a longtemps pensé, les intellectuelles femmes ne furent pas systématiquement exclues des communautés érudites du XVIIe siècle[50]. Certaines d’entre elles leur étaient même particulièrement accueillantes. Il est vrai que si « l’incomparable Lady Ranelagh »[51], sobriquet récurrent pour la désigner, savait habilement entrebâiller les portes les plus hermétiques, ce sont ses origines sociales qui ont assuré un rôle déterminant[52]. Ces femmes, qui s’entraidaient activement dans la constitution de leurs réseaux, lisaient, commentaient et recommandaient des livres, traduisaient l’hébreu, le grec ou le latin en anglais ou en français, prenaient part à des débats sur des questions religieuses ou philosophiques controversées. Plus particulièrement, Dorothy Moore et Katherine Jones ont contribué au progrès de l’éducation pour les filles en privilégiant une approche empirique de l’apprentissage scientifique. Toutes deux furent pionnières en matière d’éducation moderne des filles, plaçant l’enfant au centre de leurs méthodes pédagogiques.  Pourtant, se souvient-on d’elles ? En 1661, la mort d’Hartlib a mis un terme à leurs projets d’envergure. Dépourvues d’affiliation institutionnelle, ses collaboratrices ont dû cesser leurs activités en l’absence d’une référence masculine propre à légitimer le fondement de leurs avancées théoriques.

Souffrant de difficultés financières et de problèmes de santé, Dorothy Moore n’avait plus guère d’énergie pour écrire. Elle fit tout de même usage de ses relations pour aider son mari devenu exilé politique aux Pays-Bas, lequel continuait à voyager dans les cours protestantes d’Europe afin de poursuivre son rêve d’unification de l’Église. Katherine Jones, quant à elle, resta active car elle a pu développer d’autres réseaux. Grâce à son frère, le fameux Robert Boyle, devenu membre de la Royal Society, elle a pu rester en lien avec d’assez nombreux cercles scientifiques et recevait le soutien de ses correspondants masculins. Pourtant, l’impossibilité d’atteindre un public plus large continuait à restreindre les limites du savoir féminin prescrit. À la fin du XVIIe siècle, c’est donc Mary Astell qui évalua à nouveau les aspirations des érudites et de celles qui pourraient le devenir, dussent-elles abandonner leurs activités frivoles. Son puissant pamphlet féministe et son intérêt pour l’éducation des femmes démontrèrent qu’une ambition à constituer une communauté savante féminine n’avait pas disparu[53]. Leur présence dans les universités, toujours rare et exceptionnelle, reste un indicateur puissant de la difficulté d’associer les femmes aux institutions du savoir. Encore aujourd’hui, les érudites de cette époque restent dans les mémoires au titre qu’elles furent filles, sœurs ou épouses d’un savant célèbre. Trois siècles après la rencontre féconde entre Katherine Jones et Dorothy Moore, une autre femme instruite, au cœur d’un cercle intellectuel très estimé, le Bloomsbury Group, soupire : « Ce que je déplore […] en parcourant à nouveau les étagères, c’est que l’on ne sait rien des femmes avant le XVIIIe siècle. Je n’ai pas de modèle dans mon esprit pour tourner dans un sens ou dans l’autre. » Virginia Woolf dans Une chambre à soi fut l’une des premières à soulever la question de l’invisibilité de ses consœurs[54].

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[1] « How can you be content to be in the World like Tulips in a Garden, to make a fine show, and be good for nothing. » Mary ASTELL, A Serious Proposal to the Ladies for the Advancement of their True and Greatest Interest. Parts I and II, 1694, 1697, Patricia Springborg (dir.), Londres, Pickering, 1997, p. 9. Ma traduction.

[2] Juan Luis VIVES, L’éducation de la femme chrétienne, Pierre de Changy (trad.), 2010, Paris, L’Harmattan.

[3] Roger ASCHAM, The scholemaster or plaine and perfite way of teachyng children, to vnderstand, write, and speake, the Latin tong, London, 1570.

[4] Le précepteur de Louis de France commence son traité avec cette fameuse assertion :  Rien n’est plus négligé que l’éducation des filles.  Il y considère que les filles doivent fortifier leur esprit avec des connaissances approfondies en religion, sans que cela ne les dédouane de l’apprentissage nécessaire à la bonne tenue d’une maison, François de Salignac de la Mothe FÉNELON De l’Éducation des filles, Paris, P. Aubouin, 1687, chapitre I, p. 1.

[5] Thomas MORE The Correspondence of Sir Thomas More, in Elizabeth, Frances ROGERS (dir.), Princeton, Princeton University Press, 1947, ma traduction.

[6] Margaret, la fille aînée du Chancelier, nourrit une correspondance avec Érasme et traduit l’un de ses ouvrages en anglais à l’âge de dix-neuf ans.

[7] « And first, where I affirm the empire of a woman to be a thing repugnant to nature, I mean not only that God, by the order of his creation, hath spoiled woman of authority and dominion, but also that man hath seen, proved, and pronounced just causes why that it so should be. Man, I say, in many other cases blind, doth in this behalf see very clearly. For the causes are so manifest, that they cannot be hid. For who can deny but it is repugnant to nature, that the blind shall be appointed to lead and conduct such as do see? That the weak, the sick, and impotent persons shall nourish and keep the whole and strong? And finally, that the foolish, mad, and frenetic shall govern the discreet, and give counsel to such as be sober of mind? And such be all women, compared unto man in bearing of authority. For their sight in civil regiment is but blindness; their strength, weakness; their counsel, foolishness; and judgment, frenzy, if it be rightly considered. » John KNOX, The First Blast of the Trumpet Against the Monstrous Regiment of Women, Londres, 1558, p. 6, < https://www.exclassics.com/blasts/reg.pdf> [consulté le 20 février 2024]

[8] Richard Mulcaster, (1531-1611) fut enseignant dans la célèbre Merchant Taylor’s School de Londres, puis dans celle de Saint Paul.

[9] «Our country doth allow it, our duty doth enforce it; their aptness calls for it; their excellency commands it. », Richard L. DEMOLEN (ed.), Richard Mulcaster’s Positions, Classics in Education, N° 44, New-York, Teachers College Press, 1971, p. 125-126.

[10] Rosemary O’DAY, Education and Society, 1500-1800, The Social Foundations of Education in Early Modern Britain, New-York, Longman, 1982, p. 27 à 31.

[11] « Provision of education in families was gendered, with girls receiving less education than boys in some cases. » Caroline BOWDEN, Women in educational spaces, in L. Lunger KNOPPERS (ed.), The Cambridge Companion to Early Modern Women’s Writing, Cambridge, C.U.P., 2009, p. 90.

[12] L’augmentation des tirages sur papier chiffe a entrainé une pénurie de chiffons et le papier devient alors très couteux. Il faudra attendre l’invention du papier vélin, mis au point en Angleterre en 1750. D’un grain soyeux et régulier, il fut d’abord réservé à des tirages de luxe.

[13] David CRESSY, Literacy and the Social Order, Cambridge, Cambridge University Press, 1980, p. 145.

[14] Eduquée par Comenius, Bathsua Makin plaide en faveur des femmes: « Had God intended women only as a sort of cattle, he would not have made them reasonable. » Bathsua MAKIN, An Essay to Revive the Antient Education of Gentlewomen in Religion, Manners, Arts and Tongues, Londres, J. D., 1673. < https://digital.library.upenn.edu/women/makin/education/education.html> [consulté le 13 février 2024]

[15] The Hartlib Papers, < https://www.dhi.ac.uk/hartlib/> [consulté le 26 février 2023]

[16] Dorothy Moore à Katherine Jones, lettre non datée, [c. 1650], letter 52, Dorothy MORE, The Letters of Dorothy Moore, 1612-64: The Friendships, Marriage, and Intellectual Life of a Seventeenth-century Woman, Lynette Hunter (dir.), Farnham, Ashgate, 2004, p. 20.

[17] Dorothy Moore à André Rivet, lettre du 23 septembre 1643, lettre 11, Ibid. p. 21.

[18] Dury et Hartlib l’évoquaient souvent sous le nom de « Miss Aethiop ». Voir Carol PAL, «Accidental Archives: Samuel Hartlib and the Afterlife of Female Scholars» in Keller, V., Roos, A. M., Yale, E., Archival Afterlives, Life, Death and knowledge-Making in Early Modern British Scientific and Medical Archives, Brill, 2018, chapter 3, p. 120-149.

[19] Les talents singuliers de Katherine Jones furent remarqués dès son plus jeune âge. En 1638, Sir John Leeke, après l’avoir rencontrée, la décrit dans une lettre en ces termes : « She hath a memory that will hear a sermon and goes home and penn itt after dinner verbatim.» Sir John Leeke to Sir Edmund Verney, August 11, 1638, in Memoirs of the Verney Family, 3 vol., Londres, 1925, I, p. 123, < https://archive.org/details/memoirsofverney01vern/page/122/mode/2up?q=memory> [consulté le 22 aout 2022]

[20] « An eloquent woman is never chaste», cité dans Isotta Nogarola, Complete Writings: Letterbook, Dialogue on Adam and Eve, Orations, trad. Margaret L. King and Diana Robin, Chicago: Chicago University Press, 2004, p. 69

[21] Cité dans Margaret L. King, « Book-Lined Cells: Women and Humanism in the Early Italian Renaissance », in Beyond their Sex: Learned Women of the European Past, Patricia Labalme (ed.), New York, New York University Press, 1980, p. 76, ma traduction.

[22] « Mais vous me demandez à quelles études de lettres la jeune fille devra consacrer son temps. J’entends qu’elle se consacre à l’examen de la sagesse qui induit de bonnes mœurs, qui apprend l’existence et qui enseigne comment vivre en bonne catholique. Elle a moins à faire avec l’éloquence qu’avec la probité et la chasteté. », Jean-Louis VIVÈS, L’éducation de la femme chrétienne, Pierre de Changy (trad.), 2010, Paris, L’Harmattan, p. 77.

[23] « A larger community of like-minded men and women who were interested in ideas », Carol PAL, Republic of Women, Cambridge, Cambridge University Press, 2012. p. 1, ma traduction.

[24] Christopher Hill suggère également que son domicile a pu accueillir régulièrement les réunions de l’Invisible College à la fin des années 1640. Christopher HILL, Milton and the English Revolution, 1977, p. 133.

[25] Mark Greengrass décrit le cercle Hartlib comme un « groupe diversifié et trié sur le volet, composé d’enthousiastes et de candides partageant un intérêt commun pour les progrès techniques et le savoir afin d’en faire bénéficier le plus grand nombre », ‘Samuel Hartlib (c.1600-1662)’, ODNB, Mark GREENGRASS, ma traduction.

[26] Cet engagement avait été pris par Hartlib, Dury et Comenius dans un pacte signé en mars 1642. Mark GREENGRASS, « Archive Refractions: Hartlib’s Papers and the Workings of an Intelligencer », in Hunter, Boydell and Brewer (eds.), Archives of the Scientific Revolution: The Formation and Exchange of Ideas in Seventeenth-Century Europe, 1998, pp. 35-48, p. 36.

[27] Un grand nombre de livres de recettes nous sont parvenus sous forme manuscrite. Peu d’entre eux furent imprimés. La plupart suivait une présentation identique. A Collection of Medical Recipes, Royal College of Physicians, MS 504, P. 28, manuscript transcrit dans Patricia CRAWFORD et Laura GOWING (dir.), Women’s Worlds in Seventeenth-Century England, London, Routledge, 2000, p. 30.

[28]  « Les Lords sont des seigneurs et les dames sont leurs subordonnées », cité dans Lynette HUNTER, « Sisters of the Royal Society: The Circle of Katherine Jones, Lady Ranelagh », in Hunter and Hutton, Women, Science, Medicine, 1500-1700, Mothers and Sisters of the Royal Society, 1997, p. 186, ma traduction.

[29] Lynette HUNTER, op. cit., p. 182.

[30] La publication de nombreux ouvrages dits de « recettes » atteste de l’existence d’une forme de science domestique. Ils démontrent comment les réseaux féminins se sont développés. Voir par exemple, Elizabeth GREY, A choice manual of rare and select secrets in physick and chyrurgery collected and practised by the Right Honorable, the Countesse of Kent, late deceased; as also most exquisite ways of preserving, conserving, candying, &c., Londres, G. D.,1653, et Aletheia TALBOT, Natura Exenterata: Or Nature Unbowelled By the most Exquisite Anatomizers of Her. Wherein are contained, her choicest Secrets digested into Receipts, fitted for the Cure of all sorts of Infirmities, whether Internal or External, Acute or Chronical, that are incident to the Body of Man. Collected and preserved by several Persons of Quality and great Experience in the Art of Medicine, whose names are prefixed to the Book, Londres, H. Twiford, G. Bedell et N. Ekins, 1655.

[31] Lady Ranelagh apprit l’hébreu seule grâce aux deux traités relatifs à son apprentissage publiés par William Robertson. Pour les réformateurs protestants, l’hébreu est la langue dans laquelle Dieu s’est adressé au monde pour la première fois.

[32] « Women interested in science profited from the reforms that derived from the ideas of Jan Amos Comenius, Europe’s foremost educational consultant. », Patricia PHILLIPS, The Scientific Lady: a social history of women’s scientific interests 1520-1918, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1990, p. 30.

[33] Carol PAL, op. cit., p. 127.

[34] « I have and doe take much pains to fit my Spiritt for an other employment, which if the Lord prevent not by calling mee to that formely spoken off, I am fully resolved to take up this. » Dorothy Moore to Katherine Jones, July, 8th, 1643, lettre n° 10, Dorothy MOORE, op. cit., p. 18.

[35] Caroline VAN ECK, « The First Dutch Feminist Track? », in Miriam de Baar and al. (dir.), Choosing the Better Part, Anna Maria van Schurman (1607–1678), New-York, Springer, 1996, p. 45.

[36] Of Education est un essai publié en 1644 par John Milton et qu’il a dédicacé comme suit ‘To Master Samuel Hartlib’. < https://www.dhi.ac.uk/hartlib/view?docset=pamphlets&docname=pam_14> [consulté le 24 Aout 2023]

[37] John Dury fut le précepteur du plus jeune enfant de Charles I.

[38] John DURY, The Reformed School, Londres, [1649?], <http://quod.lib.umich.edu/e/eebo/A37084.0001.001>, [consulté le 28 septembre 2023], p. 26.

[39] Hartlib rédigea la préface The Reformed School de John Dury, traité manifestement inspiré des écrits de Dorothy Moore.

[40] Dorothy MORE, « Of the Education of Girles », BL Sloane MS 649, fols. 203-05. [c. 1650]. L’essai de Dorothy Moore manuscrit non daté mais probablement rédigé autour des années 1650, s’adresse à une énigmatique « Madame » probablement Lady Ranelagh. Une transcription de l’essai figure dans Dorothy MOORE, op. cit., p. 86-88.

[41] Ibid., ma traduction.

[42] « I do indeed expect a meeting here this afternoon of the two good men you mention, [Mr Wood and Mr Potter] and my brother Boyle, & another ingenious person, in order to the carrying on of that work, further claiming that the education of children was essential to ‘laying the foundation of the Kingdom of Christ’, because ‘it can be laid no rational way, but by timely and good instruction, joined with such discipline and guidance as may accustom children to repeat the good lessons they are taught by the daily obedience & conformity thereunto. » Dorothy MOORE, op. cit., p. 86, n. 150, ma traduction.

[43] Loc. Cit., ma traduction.

[44] Rédigé en 1620, Le Novum Organum possède un second volet qui s’intitule l’Instauratio Magna. Cet ouvrage ambitionne de fournir une nouvelle logique pour la science fondée sur la méthode de l’induction. Michel MALHERBE, « Novum Organum (F. Bacon) », Encyclopædia Universalis, < http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/novum-organum-f-bacon/> [consulté le 11 novembre 2023]

[45] Il semble que Dorothy Moore soit entrée en contact avec Anna Maria von Schurmann en 1640, cette dernière ayant débuté sa réponse de la manière suivante: « I am delighted to have heard about you and your reputation and thank heaven for knowing a lady like yourself. », Anna-Maria van Schurman to Dorothy Moore, August, 8th, 1640, lettre n° 1, Dorothy MOORE, op. cit., p.1.

[46] Dorothy Moore to Katherine Jones, March, 7th, 1643, lettre n° 9, op. cit., p. 15-17.

[47] Maria-Cristina PITASSI, « Un Ministère ecclésial pour les femmes ? Le contexte culturel et théologique d’un échange épistolaire entre Dorothy Moore et André Rivet (1643) », dans Dix-Septième Siècle, Presses Universitaires de France, 2021/4, n°293, p. 342.

[48] Lynette HUNTER, « Civic Rhetoric in England, 1560-1630 » in Ames Lewis (ed.), Sir Thomas Gresham and Gresham College, Aldershot, Ashgate publishing, 1999, p. 91.

[49] « In our sexe I know noe calling [the service of instructing youth] soe powerfull and profitable for the advancement of the Kingdom of Christ in their spirits, and the making of our sex considerable as this. » Dorothy Moore to Katherine Jones, July, 8th, 1643, lettre n° 10, Dorothy MOORE, op. cit., p. 20, ma traduction.

[50] Hans Bots et Francoise Waquet ont défendu l’idée selon laquelle la République des Lettre était essentiellement masculine. Hans BOTS et Françoise WAQUET, La République des Lettres, Paris, Belin, Bruxelles, De Boek, 1997, p. 96-99.

[51] Sarah HUTTON, « Jones, Katherine, Viscountess Ranelagh (1615–1691) » in Oxford Dictionary of National Biography, Oxford University Press, 2004.

[52] [Her name was] « a passport to the highest intellectual circles », Carol PAL, Republic of Women, op. cit., p. 157.

[53] Mary ASTELL, Reflections Upon Marriage, Londres, John Nutt, 1700.

[54] « What I find deplorable (…) looking about the bookshelves again, is that nothing is known about women before the eighteenth century. I have no model in my mind to turn about this way and that. », Virginia WOOLF, A Room of One’s Own N.Y., 1929, p. 46.

2- Marguerite de Valois et les lieux de savoirs : de l’Académie du palais à la chambre des Mémoires

Caroline TROTOT

Université Gustave Eiffel, LISAA

  « Je voudrais que les jeunes filles et les vierges se voient attribuer des appartements aménagés avec raffinement afin que leurs âmes sensibles ne se lassent pas de rester confinées en ces lieux clos ». Alberti, L’Art d’édifier, (1485) trad. F. Choay, (2004) chap. 14, Livre V.

Marguerite de Valois a été reconnue de son vivant comme une femme très savante[1] ayant elle-même créé des lieux de construction et de transmission de savoirs qui ne se limitent pas au mécénat de fondation d’institutions[2], si l’on pense notamment à la forteresse d’Usson en Auvergne[3] où elle fut enfermée pendant vingt ans et à Paris, dans l’Hôtel qu’elle fit construire rue de Seine, au début du XVIIe siècle[4]. Elle a aussi contribué à faire vivre la cour de Nérac que les reines de Navarre précédentes avaient créée[5]. Dans ces différents lieux, la reine cultive les savoirs[6] de l’automne de la Renaissance, qui sont en pleine transformation. Les dédicaces[7] et les témoignages montrent qu’elle apparaît comme la protectrice de textes caractéristiques d’un humanisme érudit ou bien d’une littérature plus mondaine destinée à s’épanouir au XVIIe siècle, dont le parangon est l’Astrée. En revanche, Marguerite de Valois a laissé peu de témoignages sur ces lieux dans ses lettres ou dans ses Mémoires[8]. Elle passe également sous silence les leçons qu’elle a pu recevoir enfant ou jeune fille. Enfin l’un des épisodes célèbres de sa vie intellectuelle est celui de sa participation aux premières séances de l’Académie du palais[9], c’est-à-dire du palais du Louvre, créée pour Henri III par Guy du Faur de Pibrac en janvier 1576. Les Mémoires, écrits par Marguerite de Valois vers 1594 et publiés après sa mort en 1628, ne disent rien de cet épisode, alors qu’ils racontent la captivité de la reine de Navarre dans le palais du Louvre en février-mars 1576[10] et en font un moment décisif de l’apprentissage intellectuel, et même une scène fondatrice de la naissance de l’écrivaine. La chambre dans laquelle elle est enfermée devient un lieu à soi, abritant une conversion à la lecture, à la méditation et à l’écriture. Les Mémoires proposent ainsi de transformer le lieu d’exclusion sociale en lieu d’affirmation de soi et de création littéraire. Après avoir examiné ce qu’on sait de la participation de Marguerite de Valois à la construction de l’Académie, institution majeure du savoir, et ce qu’elle dit de ses apprentissages solitaires, confinée dans le même palais du Louvre, nous analyserons la manière dont l’écrivaine utilise les lieux réels du cabinet et de la chambre pour les associer à des topiques significatives et pour nous faire réfléchir au rapport des genres masculins et féminins avec ces lieux de savoir et de pouvoir.

 1. Marguerite de Valois et l’Académie du palais : un double mystère

L’histoire de l’Académie du palais comme celle de Marguerite de Valois contiennent toujours d’importantes parts d’ombre. D’après Robert J. Sealy, les premières séances de l’Académie du Palais se tinrent mi-janvier 1576[11]. Deux fois par semaine, le roi réunissait dans son cabinet des personnes choisies pour leurs qualités intellectuelles et pour la culture qu’elles pouvaient transmettre au monarque. Les premiers membres de cette Académie sont le Grand prieur, fils d’Henri II et de Lady Flemming, Marguerite de Valois, le Duc et la Duchesse de Nevers, Madame de Retz, Madame de Lignerolles, Simon Fizes, baron de Sauve, des poètes humanistes, Desportes, Doron, d’Aubigné, Amadis Jamyn, Baïf, Ronsard, ainsi que Pontus de Tyard et enfin Pibrac, qui joue un rôle d’organisateur[12]. La description la plus exhaustive que nous ayons de ces séances initiales est donnée par une dépêche de Juanfranco Morosini, ambassadeur de Venise, datée du 3 février 1576 :

Il Serenissimo Re da alcuni giorni in qua ha incominciato subito doppo il desinare a pigliarsi tratenimento di retarsi in uno suo gabinetto, cha no ha alcuna finestra, che li di lume, dove per vedersi bisogni usar quello delle candelle per tutto il giorno. Quivi fa entrare Sua Maestà quattro o cinque gioveni di questa città, che fanno professione di poeti, e di humanisti, e con questi Mons il duca di Nevers, il Gran Prior suo fratello, Mons Pibrach, Mons di Suave, di donne poi la Regina di Navarra, sua sorella, Madamma di Nevers, e la Maresciala di Rez, che tutti fanno professione dilettarsi di poesia ; ove ridotte, si da il carico ad uno di quei gioveni di parlare in lode di una delle virtu inalciandola sopra le altre e finito il ragionamento ogn’uno per ordine argomenta contra quello che p’e detto ; nel qual essercitio consuma la Maestà Sua molte hore con poca satisfattione della Regina madre, e d’ogn’uno, che le voriano in tempi si calamitosi, veder a attendere alle cose necessarie di Sua Maestà, e non a quaesti tratenimenti[13].

Quelques lignes d’Agrippa d’Aubigné dans l’Histoire Universelle, donnent moins de détails pittoresques mais confirment l’organisation de ces séances deux fois par semaine « en son cabinet pour ouyr les plus doctes hommes qu’il pouvoit, et mesmes quelques dames […] »[14]. Elles rendent aussi crédible l’hypothèse de séances commençant en janvier car Agrippa d’Aubigné déclare y assister, or il quitte la cour le 3 février 1576, accompagnant Henri de Navarre dans son évasion du Louvre.

La question des dates n’est pas sans importance car l’évasion provoque le confinement de la reine de Navarre dans sa chambre selon le récit de ses Mémoires[15]. Henri III tient sa sœur pour complice de leur frère François d’Alençon et de son mari Henri de Navarre, qui mènent tous les deux le parti des Malcontents unissant les protestants et les politiques contre le roi de France dans la cinquième guerre de religion. Dans une scène saisissante, Catherine de Médicis vient annoncer à sa fille qu’elle ne peut plus quitter sa chambre[16]. La mémorialiste raconte ensuite comment elle se trouve dans un strict isolement pendant plusieurs mois puisqu’elle n’est libérée que parce que son frère François d’Alençon refuse de négocier sans elle et qu’elle participe donc aux négociations de la paix de Sens, conclue début mai 1576. Elle indique ne recevoir presque aucune visite :

[La reine ma mère] s’en retournant, je demeure en cet état quelques mois, sans que personne, ni [même] mes plus privés amis, m’osassent venir voir, craignant de se ruiner. À la Cour, l’adversité est toujours seule, comme la prospérité est accompagnée; et la persécution est la coupelle des vrais et entiers amis. Le seul brave Grillon[17] est celui qui, méprisant toutes défenses et toutes défaveurs, vint cinq ou six fois en ma chambre, étonnant tellement de crainte les cerbères que l’on avait mis à ma porte, qu’ils n’osèrent jamais le dire, ni lui refuser le passage[18].

Une double question se pose donc, celle de savoir quand les séances de l’Académie du palais se sont tenues et celle de savoir à quelles séances la reine de Navarre a pu assister. Aux témoignages précédemment mentionnés[19], il faut ajouter un document exceptionnel étudié par François Rouget[20], un album manuscrit, conservé dans une collection privée, contenant des discours de l’Académie du palais, copiés pour Marguerite de Valois et parfois annotés de sa main. François Rouget pense qu’il n’est pas incompatible que Marguerite de Valois soit confinée et qu’elle puisse assister aux séances. Ce n’est pas ce qu’elle laisse entendre dans son récit d’une stricte réclusion qui lui donne l’occasion de s’instruire de manière solitaire :

[…] ayant passé le temps de ma captivité au plaisir de la lecture, où je commençai lors à me plaire, n’ayant cette obligation à la Fortune, mais plutôt à la Providence divine, qui dès lors commença à me produire un si bon remède pour le soulagement des ennuis qui m’étaient préparés à l’avenir. Ce qui m’était aussi un acheminement à la dévotion, lisant en ce beau livre universel de la Nature tant de merveilles de son Créateur, que toute âme bien née, faisant de cette connaissance une échelle de laquelle Dieu est le dernier et le plus haut échelon, ravie, se dresse à l’adoration de cette merveilleuse lumière, splendeur de cette incompréhensible essence, et faisant un cercle parfait ne se plaît plus à autre chose qu’à suivre cette chaîne d’Homère, cette agréable encyclopédie, qui part de Dieu, [et] retourne à Dieu même, principe et fin de toutes choses. Et la tristesse, contraire à la joie qui emporte hors de nous les pensées de nos actions, réveille notre âme en soi-même, qui, rassemblant toutes ses forces pour rejeter le Mal et chercher le Bien, pense et repense sans cesse pour choisir ce souverain bien, auquel pour assurance elle puisse trouver quelque tranquillité. Qui sont de belles dispositions pour venir à la connaissance et amour de Dieu. Je reçus ces deux biens de la tristesse et de la solitude à ma première captivité, de me plaire à l’étude et m’adonner à la dévotion, biens que je n’eusse jamais goûtés entre les vanités et magnificences de ma prospère fortune[21].

L’épisode de l’hiver 1575-1576 tel qu’il est raconté dans les Mémoires ne fait donc aucune mention des séances de l’Académie. Est-il pour autant sans rapport avec ces séances ou fabrique-t-il délibérément un récit qui construise un autre mythe de l’apprentissage tout en gardant la trace de la réalité gouvernée par le pouvoir masculin pour la subvertir ? L’examen des lieux mentionnés dans le récit de la mémorialiste permet d’avancer des hypothèses.

2. Le cabinet royal : lieu de savoir, lieu de pouvoir

Marguerite de Valois n’évoque pas les séances de l’Académie qui se tiennent vraisemblablement dans le cabinet du roi[22]. C’est une pièce caractéristique des transformations des logis royaux français de la Renaissance en véritables appartements constitués d’une suite de pièces : salle, antichambre, chambre, cabinet, permettant de réserver l’accès au roi[23]. Selon Bertrand Jestaz, Catherine de Médicis est la première à doter son appartement de Fontainebleau d’un cabinet en 1548[24]. La petite pièce inspirée de modèles italiens, est un des lieux privilégiés de la politique. On peut s’y retirer pour réfléchir ou pour converser avec un cercle choisi[25]. On sait que les Princes de la Renaissance en font aussi parfois un lieu d’exposition, un cabinet de curiosité[26] qui rassemble les collections d’objets et de livres. Le cabinet est ainsi un lieu de mise en scène de la personne princière désignée comme riche d’une intériorité qui lui permet d’avoir du goût, du jugement et d’exercer une maîtrise du monde qui commence par une maîtrise de soi-même.

Au Louvre, le cabinet du roi se situe après la chambre du monarque[27], dans le pavillon du roi, au premier étage. L’accès y est réservé selon les règlements royaux, comme celui de 1569 édicté sous Charles IX : « quand il [le roi] voudra se retirer en sondit cabinet pour regarder aux affaires de son royaume, que nul, quel qu’il soit, n’y entre que ceux qu’il fera appeller particulièrement »[28]. Le roi a sans doute plusieurs cabinets et la description d’une pièce aveugle telle que la décrit Morosini pose des problèmes d’identification[29]. En revanche, il est significatif qu’Henri III place les séances de l’Académie dans le Louvre alors que l’Académie de poésie et de musique favorisée par Charles IX se réunissait dans l’hôtel particulier de Jean-Antoine de Baïf, et qu’il choisisse ce lieu miroir de la personne royale dont l’accès est réservé. L’interprétation donnée par Morosini associe ces séances à des diversions qui éloignent du politique. Robert J. Sealy explique que ces réunions prennent la place de celles du conseil du roi dont Henri III vient de définir la périodicité dans son règlement de cour[30]. Depuis le début de son règne en 1574, la cinquième guerre de religion l’oppose aux Malcontents dirigés par son frère Alençon et son beau-frère Henri de Navarre. Le contexte permet de comprendre les critiques exprimées[31]. Pourtant, dans la représentation humaniste développée par exemple par Ronsard[32], les savoirs ne divertissent pas le roi, ils accomplissent sa formation. Or Henri III était peu savant jusqu’à son retour de Pologne[33]. La création de l’Académie du palais témoigne donc d’une conversion au savoir qui sera confirmée dans la suite du règne[34]. À la suite de Robert Sealy[35] et de Nuccio Ordine[36], on peut y voir une tentative très intéressante de penser le politique avec la philosophie, notamment la philosophie aristotélicienne de l’éthique et celle des passions. Le cabinet est un lieu parfaitement adapté pour qu’une petite société choisie mène des réflexions éclairées sur des problèmes généraux en résonance avec l’actualité. Cependant, en soustrayant cette société aux regards, le roi favorise son association avec un secret de mauvais aloi. La description de l’ambassadeur italien rend ainsi compte d’un mélange de méfiance et de fascination pour les réunions de l’assemblée, mais aussi d’une transformation de la relation entre savoir et pratique politique. Dans le contexte des guerres de religion, le modèle humaniste du roi philosophe prôné par Érasme ou Amyot est concurrencé par un modèle de roi pragmatique que l’on trouve chez Commynes, Tacite et Machiavel[37]. Ce dernier modèle est associé à Henri III qui se fait lire Tacite et Machiavel en 1579[38]. Le savoir qui garantissait la vertu des bons rois dont le parangon est François Ier, devient, dans la littérature qui attaque Henri III, ce qui isole le monarque et le pervertit.

Le cabinet est un lieu symbolique de cette transformation. Alors que le studiolo de la première Renaissance exaltait les vertus du Prince en les multipliant par ses reflets, le cabinet d’Henri III figure pour Morosini le lieu du retrait dans une oisiveté intempestive. La mémorialiste en fait, quant à elle, le théâtre ridicule d’un pouvoir qui s’épuise dans un exercice autoritaire déplacé. Si elle ne mentionne pas les séances de l’Académie, elle choisit en effet un cabinet pour situer la scène dans laquelle son frère la convoque pour lui annoncer sa libération :

Le roi entre sur cela en son cabinet, qui avec une infinité de belles paroles tâche à me rendre satisfaite, me conviant à une amitié, voyant que mes façons ni mes paroles ne démontraient aucun ressentiment de l’injure que j’avais reçue; ce que je faisais plus pour le mépris de l’offense que pour satisfaction, ayant passé le temps de ma captivité au plaisir de la lecture […][39]

Il n’est pas certain qu’il s’agisse du cabinet du roi car l’enchaînement syntaxique permet plutôt d’envisager qu’il s’agisse du cabinet de la reine mère dans lequel Catherine de Médicis a fait venir Marguerite de Valois. Quoi qu’il en soit le roi annonce dans ce cabinet la levée du confinement et la réintégration de Marguerite de Valois dans l’action politique royale, puisqu’elle est libérée pour accompagner sa mère négocier la paix avec son frère François d’Alençon qui exige sa présence. L’autrice fait ainsi du cabinet un lieu dans lequel s’exposent les difficultés politiques du pouvoir royal, difficultés révélées par la rhétorique superficielle des « belles paroles » d’« amitié ». Or cette annonce est suivie de la longue évocation citée supra du paradoxal bonheur éprouvé dans la captivité de la chambre grâce à l’instruction et à la méditation solitaire. On peut donc considérer comme significatif que la mémorialiste place des motifs clés de l’appropriation du savoir et de la naissance à l’écriture dans un lieu qui n’est pas le cabinet royal mais qui est sa propre chambre.

3. De la chambre des dames à une chambre à soi ?

La chambre est évidemment un lieu bien différent de « la chambre à coucher » que nous connaissons depuis le XIXe siècle et dont Michelle Perrot a si bien fait l’histoire[40]. On peut y mener beaucoup plus d’activités sociales que nous ne le faisons aujourd’hui. Marguerite de Valois s’y habille, ce qui implique la présence d’une domesticité. Elle y reçoit sa mère et le seul « brave Grillon », capitaine courageux, quand elle est confinée, mais elle pourrait y recevoir d’autres visites en temps de liberté. Pourtant, la manière dont elle évoque sa réclusion fait de cette chambre un lieu qu’elle s’approprie comme « un lieu à soi »[41], le lieu dans lequel elle devient la mémorialiste qui communique avec nous.

En effet, l’écriture en secret des lettres à Henri de Navarre apparaît comme un modèle des Mémoires[42]. Elle raconte que le roi son mari lui envoie une lettre de réconciliation, lui demandant de le tenir informé des nouvelles de la cour et elle y répond :

Je reçus cette lettre étant encore captive, qui m’apporta beaucoup de consolation et soulagement, et ne manquai depuis, bien que les gardes eussent charge de ne me laisser écrire, aidée de la nécessité, mère de l’invention, de lui faire souvent tenir de mes lettres[43].

La lettre familière et pourtant politique est une matrice du livre que nous lisons, œuvre qui invente la forme des Mémoires littéraires et en sera le modèle incontesté sous l’ancien régime. C’est dans cette chambre, devenue en partie une « chambre à soi » sous la contrainte du confinement, que Marguerite de Valois apprend à faire de l’écriture un moyen de communication ambigu et efficace qui dissimule le politique sous le registre des impressions subjectives. Or cet art, le récit suggère qu’elle a pu l’apprendre de sa mère.

La visite de Catherine de Médicis prend les allures d’une véritable scène avec des paroles rapportées au discours direct :

Elle me dit: « Ma fille, vous n’avez que faire de vous hâter de vous habiller. Ne vous fâchez point, je vous prie, de ce que j’ai à vous dire. Vous avez de l’entendement. Je m’assure que ne trouverez point étrange que le roi se sente offensé contre votre frère et votre mari, et que, sachant l’amitié qui est entre vous, il craint que vous sachiez leur partement, et est résolu de vous tenir pour otage de leurs déportements. Il sait combien votre mari vous aime, et ne peut avoir un meilleur gage de lui que vous. Pour cette cause il a commandé que l’on vous mît des gardes, pour empêcher que vous ne sortiez de votre chambre. Aussi, que ceux de son conseil lui ont représenté que si vous étiez libre parmi nous, vous découvririez tout ce qui se délibérerait contre votre frère et contre votre mari et les en avertiriez. Je vous prie ne le trouver mauvais; ceci, si Dieu plaît, ne durera guère. Ne vous fâchez point aussi si je n’ose si souvent vous venir voir, car je craindrais d’en donner soupçon au roi; mais assurez-vous que je ne permettrai point qu’il vous soit fait aucun déplaisir, et que je ferai tout ce que je pourrai pour mettre la paix entre vos frères. » Je lui représentai combien était grande l’indignité qu’on me faisait en cela. […] Elle me répond: « Ce sont petites querelles de mari à femme; mais on sait bien qu’avec douces lettres il vous regagnera le cœur, et que, s’il vous mande l’aller trouver, vous y irez, ce que le roi mon fils ne veut pas[44].

La chambre est un théâtre politique qui révèle le rôle des femmes. Chaque mot est pesé par Marguerite qui reproduit en cela la parfaite maîtrise du langage comme instrument politique qui caractérise Catherine de Médicis[45]. La mémorialiste montre ainsi le rôle que l’observation et l’imitation ont joué dans sa formation d’écrivaine[46]. On se souvient aussi que Catherine de Médicis est une remarquable épistolière[47]. Denis Crouzet la caractérise comme une « gouvernante d’écritures »[48] qui sait établir un continuum entre l’oral et l’écrit. Ainsi la scène impressionnante du discours de la reine mère trouve-t-elle sa conclusion parfaite dans la fin du paragraphe annonçant la transgression du confinement au moyen d’une écriture épistolaire clandestine.

Marguerite de Valois fait donc de sa chambre du Louvre un lieu de création de soi et de création littéraire. Privée de l’influence que lui donnait son apparition dans les espaces publics du Louvre, elle s’approprie la culture et l’écriture comme des armes politiques qui vont lui permettre de jouer un rôle important dans les négociations de la Paix de Sens et surtout d’être celle qui façonne à sa guise la mémoire des derniers Valois. La méfiance de Catherine de Médicis et d’Henri III à son égard l’entraînent paradoxalement sur la voie de l’affirmation de sa propre conscience grâce au travail de lecture et de méditation qu’elle évoque à la fin de l’épisode.

La chambre est ainsi un lieu de la transformation au contact des livres. L’expérience de Marguerite fait écho à la belle page de Du Bellay :

Qui veut voler par les Mains et Bouches des Hommes, doit longuement demeurer en sa chambre : et qui désire vivre en la mémoire de la Postérité, doit, comme mort en soymesme, suer, et trembler maintesfois : et autant que notz Poëtes Courtizans boyvent, mangent et dorment à leur oyse [aise], endurer de faim, de soif et de longues vigiles. Ce sont les Esles, dont les Ecriz des Hommes volent au Ciel[49].

Pour elle aussi, l’espace de la chambre humaniste, dans lequel on « l[it] », « et rel[it] », on « feuillette de Main nocturne, et journelle »[50] les écrits, se construit dans l’opposition avec l’espace de la vie courtisane du palais, comme le lieu d’une ascèse savante à travers la pratique littéraire, qui met en contact avec le divin.

Marguerite prend soin de lier « étude » et « dévotion ». Pour cela, elle choisit de reprendre des métaphores littéraires qui montrent sa culture. L’échelle de la connaissance grâce à laquelle les livres nous permettent de déchiffrer le « livre universel de la Nature » rappelle la Théologie naturelle de Raimond Sebond autrement intitulé Livre des creatures de l’eschelle de nature par laquelle l’homme monte à la cognoissance de soy et de son createur[51]. L’inventaire après décès de la reine[52] montre qu’en 1615, elle possède toujours un exemplaire du livre, dans la traduction de Montaigne, dont la première édition date de 1569. Et on sait que c’est sans doute à elle qu’est dédiée l’Apologie de Raimond Sebond au Livre II des Essais[53]. Or le premier conseil adressé au fidèle par le théologien catalan est qu’il « rentre chez soy: et pour ce faire, veu qu’il a oublié son domicile, il est necessaire que par le moyen d’autres choses on le ramene et reconduise chez luy »[54]. Et il ajoute : « on luy presente cette belle université des choses, et des creatures, comme une droite voye et ferme eschelle, ayant des marches tres-asseurees, par où il puisse arriver à son naturel domicile, et se remonter à la vraye cognoissance de sa nature »[55]. La connaissance de soi qui réside dans la compréhension de sa place au sein de l’univers hiérarchisé de la théologie chrétienne s’exprime à travers la métaphore du retour au domicile.

Le livre permet d’effectuer les trajets de l’extérieur à l’intérieur, de comprendre le monde à partir du lieu dans lequel le sujet peut assurer sa position. La connaissance qui s’y déploie réalise le « cercle parfait »[56] évoqué par l’autrice. Il constitue au sens étymologique l’encyclopédie[57], grâce aux petits cercles de savoirs enchaînés les uns aux autres. Le savoir encyclopédique permet de s’élever à la connaissance suprême, comme la chaîne d’or évoquée par Homère dans l’Iliade (VIII, 17-27)[58], en restant cependant dans la soumission à l’ordre divin. Ces métaphores sont fréquentes dans la littérature de la Renaissance et on les trouve en particulier dans l’œuvre de Lefèvre de La Boderie, écrivain proche de François d’Alençon dans les années 1570, qui a dédié à Marguerite sa traduction du commentaire de Marsile Ficin au Banquet de Platon[59]. Lefèvre de la Boderie intègre d’ailleurs l’Académie lors des séances qui se tiennent à Blois fin 1576[60], lieu dans lequel Marguerite de Valois se trouve aussi[61]. La reine possède -toujours selon son inventaire après décès- un exemplaire de La Galliade, long poème scientifique divisé en cercles et dont le nom dérive « du verbe Hebrieu Galal, qui signifie Reployer et retourner »[62]. Pour cette raison Le Fèvre déclare avoir choisi sa structure en cercles « au reply desquels j’ay mis peine d’encercler brevement l’origine, progrez et perfection qu’ont acquis les bonnes lettres au cours des Siecles presque par tout le Rond de la Terre, et nommément en nostre Gaule »[63]. La topique du cercle permet ainsi de concilier la dynamique et la fidélité aux origines dans ce mouvement caractéristique de la Renaissance qu’est la révolution au sens propre. La même image présidait à L’Encyclie des secrets de l’Eternité, de Le Fèvre de La Boderie, dédiée à François d’Alençon en 1570. L’ouvrage se présente comme une démonstration de l’existence divine. L’ordre qui agence la variété prouve l’existence d’une intelligence supérieure présidant à l’existence du monde. Les sciences viennent ainsi mettre en évidence l’unité de l’intention divine. Et selon un modèle néo-platonicien, l’organisation géométrique démontre l’existence de l’intelligence à l’œuvre. Le cercle fonde ainsi la « cheine dorée » qui fait exister l’ordre du ciel à la terre[64] et que le livre vient révéler.

À son tour, Marguerite de Valois réinvestit donc cette topique humaniste dans les Mémoires. Dans ce passage, elle signale sa ferveur passée pour le néo-platonisme[65]. Elle indique également la leçon d’écriture qu’elle en a tirée. Les Mémoires mettent en ordre les aventures du monde et leur donnent la forme circulaire de la chaîne dorée d’une histoire ressaisie par une écriture soumise aux choix d’un sujet. Ordonnés à l’histoire de la naissance d’une autrice, qui transforme les aléas de la fortune en nécessité « mère de l’invention » selon le proverbe qu’elle applique à sa pratique épistolière clandestine[66], les lieux du récit apparaissent comme les anneaux de cette chaîne, invitant à doubler le rapport de succession chronologique d’un rapport de causalité. De même que les pièces juxtaposées des palais imposent un parcours protocolaire manifestant les hiérarchies, les unités du récit fabriquent les lieux d’un palais de la mémoire, dans lequel chaque pièce est le lieu symbolique d’un parcours initiatique

4. Lieux de savoirs, lieux de mémoire

Dans cette perspective, la chambre de Marguerite comme lieu du récit apparaît comme un cabinet de la mémoire. L’expression est employée par un des orateurs de l’Académie du Palais dont le discours sur les passions de l’âme nous est parvenu : « la mémoire, […] est comme ung réservoir et ung cabinet où se gardent toutes les images afin de les offrir selon la nécessité »[67]. Avant d’être une pièce, le cabinet est le meuble à compartiments qu’elle contient dans lequel on enferme des objets qui cristallisent de multiples rapports du sujet avec l’objet, des rapports qui s’enrichissent à chaque remémoration. Ce sont ces objets que l’on appelle aujourd’hui par métonymie des souvenirs.

On sait par ailleurs que la mémoire est conçue sous une forme spatiale dans la pensée rhétorique élaborée dans l’Antiquité et dont la Renaissance est l’héritière. Pour se souvenir des mots, on les associe à des lieux et on recommande à l’orateur d’imaginer un palais dans lequel chaque pièce est associée à un élément du discours[68], ce qui permet de se représenter des scènes. Réciproquement, les livres sont souvent assimilés à des édifices à la Renaissance[69]. Or, la mémorialiste semble ainsi fabriquer le texte en associant les lieux rhétoriques du récit à des moments et à des lieux précis.

Marguerite place dans sa chambre un souvenir condensé de son accès au savoir. Elle signale l’importance de ce moment de lecture et d’écriture épistolaire, comme on l’a vu. Elle ne dit pas en revanche qu’il prend place après les premières séances de l’Académie du Palais qui ont dû être si marquantes. Elle n’évoque pas la réunion aux chandelles en plein jour dans le cabinet privé du roi, des poètes qu’elle admire, Ronsard, Baïf, Desportes ou Jamyn, de Pibrac devenu son chancelier en 1578, ainsi que de ses amies la maréchale de Retz et madame de Lignerolle[70]. Elle ne signale pas ses annotations dans les marges de son album et peut-être dans d’autres livres. En revanche, le texte des Mémoires résonne de nombreux échos avec les discours qui nous sont parvenus, tout en affirmant une appropriation singulière de la culture qui s’y exprimait. Ainsi la discrète mention de la tristesse[71] liée à la solitude peut-elle être rapprochée des discours de l’Académie traitant de la tristesse et de la joie qui nous sont ainsi parvenus, comme le fait Édouard Frémy[72]. Cependant, ces discours comparent la puissance de la joie et de la tristesse dans un registre de condamnation des passions excessives qui entraînent jusqu’à la mort alors que la reine de Navarre se singularise en faisant de la tristesse liée à la solitude un moteur positif de l’élévation de l’âme.

Le thème de la connaissance de l’âme fait, quant à lui, écho au « Discours de la Cognoissance » prononcé par Du Perron[73], lequel ne rejoint l’Académie qu’à la fin de 1576 ou en 1577. Reprenant la vision d’un univers hiérarchisé en degrés, Du Perron loue le bonheur de la connaissance qui permet à l’âme de se connaître en remontant vers la perfection divine :

[…] si nous la [notre âme] tenons contrainte et resserrée dans les préceptes de la philosophie, elle pourra retourner au ciel et remonter aussi haut que le lieu d’où elle est venue. Or, la première philosophie et la première connoissance qu’il luy faille apprendre, c’est de se connoistre soy-mesme et ce qui est en elle [74].

Ce discours qui relie foi et connaissance dans la perspective traditionnelle du 16e siècle selon laquelle se connaître soi-même c’est connaître sa place dans la hiérarchie des créatures soumises au créateur divin résonne avec le passage des Mémoires. Cependant Marguerite glisse très vite sur ce qui occupe plusieurs pages d’un long discours d’orateur et elle choisit des métaphores poétiques, l’échelle et la chaîne d’or, là où du Perron proposait à Henri III un cliché patriarcal : « Les philosophes disent que Dieu reçoit les mesmes degrez d’obéissance en l’univers qu’un père de famille en sa maison »[75].

Dans ces passages de ses Mémoires, Marguerite de Valois fait donc de sa chambre une chambre d’écho du cabinet royal de l’Académie et un lieu d’appropriation personnelle des savoirs. Elle efface le cabinet du roi pour placer Henri III lui-même dans le cabinet de la reine mère, lieu de la mise en scène d’une mascarade politique et fait de sa propre chambre un lieu d’accès individuel au savoir à travers les pratiques de la lecture, de la méditation et de l’écriture. Les Mémoires réorganisent ainsi la répartition genrée des espaces de savoir et de pouvoir et déjouent les contraintes qui pèsent sur l’accès des femmes à la culture[76] et à la rhétorique[77]. En nous faisant pénétrer dans le secret des chambres et des cabinets, ils nous invitent à reconnaître le pouvoir du savoir dissimulé dans la forme littéraire. À Marguerite de Valois, la transformation créative, l’appropriation des lieux communs au style naturel et personnel. À son frère, le rôle d’emprunt dans le cabinet d’une reine mère qui paraît tenter de diriger la mise en scène de l’exercice du pouvoir. Le silence des Mémoires sur les séances de l’Académie correspond donc sans doute à un choix de ne pas afficher sa subordination à son frère dans le domaine des savoirs et de ne pas risquer d’être associée à des savoirs machiavéliens qui trouvent aisément leur place dans l’imaginaire attaché au cabinet royal des Valois. La teinture néo-platonicienne choisie par la mémorialiste pour exprimer sa propre fascination pour la culture pourrait bien être en partie stratégique.

La fabrique de l’espace littéraire manifeste la transformation des espaces du château du Louvre. Elle témoigne indirectement de l’évolution des appartements royaux et princiers ainsi que des pratiques des habitants. L’exercice d’écriture des Mémoires apparaît comme une recréation. L’œuvre présente des morceaux de la réalité en les soumettant à un travail de composition qui leur permet de représenter l’histoire d’une personnalité. Les Mémoires font du Louvre un lieu clos, un palais de la mémoire dans lequel la conscience réfléchit les effets des mutations de la vie politique sur la vie intérieure. Les pièces choisies –cabinet et chambre- sont les pièces de l’interaction des sphères publiques et privées. L’écriture indique le rôle des pratiques intellectuelles dans la construction des rapports de l’intériorité avec la vie publique dont les frontières sont mouvantes. La chambre figure le lieu d’une appropriation personnelle des lieux communs de l’humanisme. Marguerite de Valois insiste ici sur une pratique individuelle, mais il n’est pas difficile de retrouver l’écho des assemblées collectives auxquelles la reine a participé : Académie du Palais, cour de Nérac où elle reçut Montaigne, cour du château d’Usson, où elle anima des débats littéraires érudits. Le récit de son confinement au Louvre indique l’ancrage solide de ces pratiques culturelles dans une subjectivité personnelle et une conscience chrétienne de soi. Elle fait de la chambre le lieu littéraire de la fascination pour le savoir et du cabinet la métonymie du pouvoir d’un roi affaibli auquel elle dénie la représentation d’un roi philosophe ou apprenti philosophe. pour fabriquer le modèle subversif d’une reine savante.

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TROTOT, Caroline, « Marguerite de Valois et la voix d’Écho », in Catherine Magnien et Éliane Viennot (dir.), De Marguerite de Valois à la reine Margot. Autrice, mécène, inspiratrice, éd. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2019, p. 33-45.

TROTOT, Caroline, « Catherine de Médicis, figure miroir des Mémoires de Marguerite de Valois », in Guillaume Fonkenell et Caroline zum Kolk (dir.), Catherine de Médicis (1519-1589), Politique et art dans la France de la Renaissance, Paris-New-York, Le Passage, 2022, p. 71-82.

VIENNOT, Éliane, Marguerite de Valois, Histoire d’une femme, histoire d’un mythe, Paris, Payot, 1993.

WOOLF, Virginia, Un lieu à soi, nouvelle traduction par Marie Darrieussecq, Denoël, 2016 Gallimard, coll. Folio, 2020.

YATES, Frances, L’Art de la mémoire, trad. Daniel Arasse, Paris, Gallimard, coll. NRF, 1975.

YATES, Frances, Les Académies en France au XVIe siècle, traduit par Thierry Chaucheyras, Paris, PUF, 1996.

[1] L’ouvrage de référence reste celui d’Éliane VIENNOT, Marguerite de Valois, Histoire d’une femme, histoire d’un mythe, Paris, Payot, 1993.

[2] Elle a fondé à Agen un collège, Lucile BOURRACHOT, « Agen et Marguerite de Valois, Reine de Navarre », in Madeleine Lazard et J. Cubelier de Beynac (dir.), Marguerite de France Reine de Navarre et son temps, Agen, Centre Matteo Bandello, 1994, p. 70.

[3] Voir le témoignage de Brantôme par exemple épître dédicatoire aux traductions de Lucain, BRANTÔME, Œuvres complètes, éd. Ludovic Lalanne, Paris, Société de l’Histoire de France, 1881, t. X, p. 6-8 et l’article d’Évelyne BERRIOT-SALVADORE, « le temps des malheurs, le temps de la philosophie : Marguerite et la vulgarisation des sciences », in Marguerite de France Reine de Navarre et son temps, op. cit, p. 255-267.

[4] Simone RATEL, « La Cour de la reine Marguerite », Revue du Seizième Siècle 11, 1924, p.1-29, 193-207; 12, 1925, p.1-43.

[5] Damien PLANTEY, Les bibliothèques des princesses de Navarre au XVIe siècle : Livres, objets, mobilier, décor, espaces et usages, Villeurbanne, Presses de l’enssib, 2016, Eugénie DROZ, « La reine Marguerite de Navarre et la vie littéraire à la cour de Nérac », Bulletin de la Société des Bibliophiles de Guyenne, 1964, (80), p. 77-120.

[6] Jean BALSAMO, « Marguerite de Valois et la philosophie de son temps », in Madeleine Lazard et J. Cubelier de Beynac (dir.), Marguerite de France Reine de Navarre et son temps, op. cit., p. 269-281.

[7] Voir leur liste sur le site http://www.elianeviennot.fr/Marguerite-dedicaces.html

[8] Marguerite de Valois, Mémoires et Discours, Éliane Viennot éd., Saint-Étienne, Publications de l’édition de Saint-Étienne, 2004, désormais abrégé en M.

[9] Sur cette académie, Frances YATES, Les Académies en France au XVIe siècle, traduit par Thierry Chaucheyras, Paris, PUF, 1996, Édouard FRÉMY, L’Académie des derniers Valois, Académie de Poésie et de Musique, 1570-1573, Académie du Palais, 1576-1583, Paris, E. Leroux, 1887, Robert J., s.j., SEALY, The Palace Academy of Henry III, Genève, Droz, 1981.

[10] M. p. 106-112. Ces scènes ont fait l’objet d’un podcast créé et diffusé par la plateforme AWARE https://awarewomenartists.com/podcasts/les-memoires-de-marguerite-de-valois-lues-par-caroline-trotot/

[11] R. SEALY, op. cit., p. 12.

[12] Liste donnée par R. Sealy, op. cit., p. 12.

[13] Extrait de B.N. manus. italien 1729 : 469-470. Daté Paris, 3 février, 1575/76, cité par R. SEALY, op. cit., p. 5. Notre traduction : « Le roi sérénissime, depuis quelques jours, a commencé après le dîner à se retirer dans un de ses cabinets, qui n’a aucune fenêtre qui l’éclaire, où pour se voir on a besoin d’utiliser des chandelles toute la journée. Là, sa Majesté fait entrer quatre ou cinq jeunes gens de cette ville, qui font profession d’être poètes et d’humanistes, et avec eux, Monsieur le Duc de Nevers, le grand Prieur son frère, Monsieur Pibrac, Monsieur de Sauve, ainsi que des dames, la Reine de Navarre, sa sœur, Madame de Nevers, et la Maréchale de Retz, qui professent tous être amateurs de poésie ; retiré là, il charge un de ces jeunes gens de faire l’éloge d’une des vertus créant de l’émulation pour que chacun termine le raisonnement, proposant l’un après l’autre son argumentation en réponse à ce qui a été dit ; cet exercice consume beaucoup du temps de sa Majesté ce qui donne peu de satisfaction à la Reine mère, et à tout un chacun qui voudrait en un temps si plein de calamités, le voir s’occuper des choses nécessaires à sa Majesté, et non de ces divertissements […] ».

[14] Théodore Agrippa d’AUBIGNÉ, Histoire Universelle, éd. A. de Ruble, Paris, 1981, tome V (1575-1579), p. 3, cité par R. J. SEALY, « The Palace Academy of Henry III », BHR, 1978, t. 40, n°1, p. 61-83, p. 64.

[15] M. p. 103.

[16] M. p. 106-107.

[17] Louis de Balbe de Berton, seigneur de Crillon (1553-1615), dit Grillon, capitaine au service d’Henri III puis d’Henri IV. Il est surnommé « le brave Crillon » par Henri IV.

[18] M. p. 107-108.

[19] On pourrait aussi ajouter la dépêche des Calendar of State Papers du 6 février 1576 racontant simultanément l’évasion du roi de Navarre et les séances de l’Académie qui durent trois ou quatre heures, mentionnant le roi, la reine de Navarre, le Duc de Nevers, la comtesse de Retz et « une ou deux autres dames » autour des poètes et philosophes, https://www.british-history.ac.uk/cal-state-papers/foreign/vol11/pp240-256 consulté le 04/05/2023.

[20] François ROUGET, « Les orateurs de « La Pléiade » à l’Académie du Palais (1576): étude d’un album manuscrit ayant appartenu à Marguerite de Valois », Renaissance and Reformation, 31.4, Fall/Automne, 2008, p. 19-40

[21] M. p. 111-112.

[22] Selon Morosini, cité supra, mais la dépêche des Calendar of State papers citée supra situe cependant les séances dans la chambre du roi (chamber).

[23] Monique CHATENET, La cour de France au XVIe siècle, vie sociale et architecture, Paris, Picard, 2002, p. 150 sq et p. 184 sq et Bertrand JESTAZ, « Étiquette et distribution intérieure dans les maisons royales de la Renaissance », Bulletin Monumental, tome 146, n°2, année 1988. p. 109-120, doi : https://doi.org/10.3406/bulmo.1988.3092

https://www.persee.fr/doc/bulmo_0007-473x_1988_num_146_2_3092.

[24] B. JESTAZ, art. cité, p. 112.

[25] Nicolas, LE ROUX, « La cour dans l’espace du palais. L’exemple de Henri III », dans M. -F. Auzepy, J. Cornette (dir.), Palais et Pouvoir, de Constantinople à Versailles, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2003, p. 229-267. Article édité en ligne sur Cour de France.fr le 1er avril 2008 http://cour-de-france.fr/article266.html : « Desservi par un escalier particulier, le cabinet est au contraire une pièce réservée aux entretiens particuliers, au repos et aux dévotions privées du prince. »

[26] Voir sur ce sujet l’excellent site https://curiositas.org/definitioncabinet.

[27] Voir Monique CHATENET, La cour de France au XVIème siècle, Vie sociale et architecture, Paris, Picard, 2002 reproduit en ligne « Elévation et plan du palais du Louvre sous Henri III, accompagné d’informations sur la répartition présumée des pièces », https://fr.wikipedia.org/wiki/Palais_du_Louvre#/media/Fichier:Les_appartements_du_Louvre_sous_Henri_III.jpg

[28] B. JESTAZ, art. cité, p. 112, « ordre et règlement que le Roy veult estre gardé tant en sa chambre que au cabinet de ses affaires » du 26 février 1567.

[29] R. SEALY, op.cit., 1981, p. 5 situe ce cabinet au-dessus des appartements du roi et il renvoie à H. M. BAILLIE, Etiquette and the Planning of the State Apartments in Baroque Palaces (Oxford, 1967), p. 186, mais l’article indique qu’on a une belle vue depuis ce cabinet, voir la traduction de l’article par Cédric Michon dans le Bulletin du Centre de Recherche du château de Versailles, Articles et études, 2014, https://journals.openedition.org/crcv/12137 , p. 17.

[30] R. SEALY, op. cit., 1981, p. 6.

[31] C’est très net dans la dépêche des Calendar of State Papers du 6 février 1576: « For all these troubles [événements militaires] the King has used of late to call certain poets and philosophers into his chamber to hear them dispute three or four hours together de primis causis de sensu et sensibili and such like questions ».

[32] Pierre de RONSARD, « Panégyrique de la Renommée, A Henri troisième, roi de France et de Pologne », Lm t. XVIII(1), 1579.

[33] Pierre CHEVALLIER, Henri III, Paris, Fayard, 1985, p. 200.

[34] Ibid., p. 385 sqq.

[35] R. SEALY 1981, p. 171-172 conclut que l’Académie est aristotélicienne plutôt que néo-platonicienne comme le pensait Frances A. YATES, Les Académies en France au XVIe siècle, traduit par Thierry Chaucheyras, Paris, PUF, 1996.

[36] Nuccio ORDINE, Giordano Bruno, Ronsard et la religion, Paris, Albin Michel, 2005, p. 67-74.

[37] Nicolas LE ROUX, Les guerres de Religion (1559-1629), Paris, Belin, 2010, p. 182-185 : « Prudence, secret et mystères ».

[38] DAVILA cité par R. Sealy, op. cit., p. 160 et Ordine, op. cit., p. 72 note 15.

[39] M. p. 111.

[40] Michelle PERROT, Histoire de chambres,  Paris, Seuil, 2009, en accès libre pendant le confinement https://fr.calameo.com/read/0059796258f09914837cc .

[41] L’expression renvoie à la méditation sur la question des lieux de création et de savoirs accessibles aux femmes dans l’essai de Virginia WOOLF, Un lieu à soi, nouvelle traduction par Marie Darrieussecq, Denoël, 2016 Gallimard, coll. Folio, 2020.

[42] Les Mémoires de Marguerite de Valois commencent comme une lettre adressée à Brantôme et ils empruntent à l’écriture épistolaire son énonciation ainsi que la vivacité des formes des lettres familières. Par ailleurs, Marguerite de Valois transpose dans ses Mémoires des éléments de sa correspondance, voir notre article, « Marguerite de Valois et la voix d’Écho », in Catherine Magnien et Éliane Viennot (dir.), De Marguerite de Valois à la reine Margot. Autrice, mécène, inspiratrice, éd. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2019, p. 33-45. En revanche, les lettres écrites pendant l’hiver 1575-1576 n’ont pas été retrouvées.

[43] M. p. 108.

[44] M. p. 106-107.

[45] Brantôme en témoigne à l’époque, « Second Discours sur la Reyne, mere de nos roys derniers, Catherine de Medicis », in Recueil des Dames, Poésies et tombeaux, éd. Etienne Vaucheret, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1991, p. 27-70. C’est une caractéristique essentielle de la reine, Denis CROUZET, Le haut cœur de Catherine de Medicis, Paris, Albin Michel, 2005, p. 105-113.

[46] Voir Nora M. PETERSON, « “Il me prit un frisson si grand”: Writing the Body in the Mémoires and Letters of Marguerite de Valois », Early Modern Women: An Interdisciplinary Journal 2022 17:1, 56-75 ; nous nous permettons aussi de renvoyer à notre article « Catherine de Médicis, figure miroir des Mémoires de Marguerite de Valois », in Guillaume Fonkenell et Caroline zum Kolk dir, Catherine de Médicis (1519-1589), Politique et art dans la France de la Renaissance, Paris-New-York, Le Passage, 2022, p. 71-82.

[47] Matthieu GELLARD, Une reine épistolaire. Lettres et pouvoirs au temps de Catherine de Médicis, Paris, Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque d’histoire de la Renaissance », 2015.

[48] Denis CROUZET, Le haut cœur, op. cit., p. 63.

[49] Joachim DU BELLAY, La Deffence et Illustration de la Langue Françoyse, éd. J.-C. Monferran, Genève, Droz, 2001, II, 3, p. 129.

[50] Ibid., II, 4, p. 131.

[51] Édition utilisée : La theologie naturelle de Raymond Sebon, traduicte nouvellement en françois par messire Michel, Seigneur de Montaigne […], Guillaume Chaudiere, Paris, 1581, http://www.bvh.univ-tours.fr/Consult/index.asp?numfiche=1136

[52] Marie-Noëlle BAUDOIN-MATUSZEK, « La bibliothèque de Marguerite de Valois », Henri III Mécène, Paris, PUPS, 2006, p. 274-292.

[53] Joseph COPPIN, « Marguerite de Valois et le Livre des Créatures de Raymond Sebond », Revue du Seizième siècle, T.10 (1923), p. 57-66.

[54] Raymond SEBOND, Theologie naturelle, op. cit., p. 5 v°.

[55] Ibid.

[56] M. p. 111, cité supra.

[57] Voir la définition du Dictionnaire de l’Académie française de 1694 : « Enchaisnement ou cercle où sont enfermées toutes les sciences ».

[58] Sur ce mythe et les nombreuses interprétations allégoriques qu’il a suscité voir Pierre Lévêque, Aurea Catena Homeri, une étude sur l’allégorie grecque, Besançon, Université de Franche-Comté, 1959, 96 p. (Annales littéraires de l’Université de Besançon, 27), DOI : https://doi.org/10.3406/ista.1959.1009, www.persee.fr/doc/ista_0000-0000_1959_mon_27_1

[59] Discours de l’honneste amour sur le Banquet de Platon, par Marsile Ficin,… à la sérénissime royne de Navarre, [Elégie du traducteur] Traduits de toscan en françois par LE FÈVRE DE LA BODERIE, Guy, Paris, Jean Macé, 1578.

[60] R. SEALY, op. cit., p. 73.

[61] Ibid., p. 68.

[62] Guy LE FÈVRE DE LA BODERIE, La Galliade (1582), éd. critique François Roudaut, Paris, Klincksieck, 1993, advertissement aux lecteurs, p. 154.

[63] Ibid.

[64] Guy LE FÈVRE DE LA BODERIE, L’Encyclie des secrets de l’éternité, Anvers, Christophe Plantin, 1570, p. 19, v. 1-8.

[65] Parmi les nombreux textes de l’antiquité étudiés par Pierre Lévêque, le texte de Marguerite entre particulièrement en résonance avec celui des Noms divins (3,1) du Pseudo-Denys l’Aréopagite qui applique l’image de la chaîne d’or à la prière qui permet de s’élever « vers les plus hautes splendeurs d’un rayonnement parfaitement lumineux », cité par Pierre Lévêque, op. cit., p. 44.

[66] M. p. 108.

[67] E. FRÉMY, op. cit., p. 261.

[68] Frances, YATES, L’Art de la mémoire, trad. Daniel Arasse, Paris, Gallimard, coll. NRF, 1975 et BOLZONI, Lina, La Chambre de la mémoire, modèles littéraires et iconographiques à l’âge de l’imprimerie, trad. Marie-France Merger, Genève, Droz, coll. Titre courant, 2005.

[69] Voir en part. Lina BOLZONI, op. cit., p. 292-300.

[70] Parmi les membres qui assistent aux premières séances de l’Académie du Palais, on compte aussi le Duc de Guise et le Duc de Nevers ainsi qu’Agrippa d’Aubigné, voir R. SEALY, op. cit., p. 12-37.

[71] M. p. 112.

[72] E. FRÉMY, op. cit., p. 214.

[73] E. FRÉMY, op. cit., p. 336-343.

[74] Ibid.

[75] E. FRÉMY, op. cit., p. 336.

[76] Linda TIMMERMANS, L’Accès des femmes à la culture (1598-1715), Un débat d’idées de François de Sales à la Marquise de Lambert, Paris, Honoré Champion, 1993.

[77] Claude LA CHARITÉ et Roxanne ROY (dir.), Femmes, rhétorique et éloquence sous l’Ancien Régime, Saint-Étienne, Presses Universitaires de Saint-Étienne, 2012.

1- Le bureau, « une pièce à elle », ou la métamorphose du féminin

Hélène MAUREL

Université de Tours, Interactions Culturelles et Discursives

 

Le bureau, meuble – ou pièce par métonymie –, doit son nom à la grossière étoffe de bure qui le recouvrait pour protéger les livres de la rudesse de la table en bois, aux temps des copistes. Le bureau, pièce masculine dès l’origine, est le marqueur social et genré de l’homme érudit, investi d’un certain pouvoir, intellectuel ou économique. Une maison de poupée, du dramaturge norvégien Henrik Ibsen, témoigne en 1879 d’une répartition typiquement genrée des pièces dans la maison : l’épouse Nora occupe, tout au long de la pièce de théâtre, le salon au centre de la scène, exposée au regard de tous ; son mari Torvald Helmer, directeur de banque, dispose d’une pièce à lui, impénétrable, son cabinet de travail duquel il fait irruption « la plume à la main ». Nora n’y a pas accès, même quand l’époux examine la lettre fatale dont il se réserve la lecture, renvoyant gentiment son épouse à son infantilité : « Bonne nuit, mon petit oiseau chanteur. Dors bien, Nora. Je vais lire ces lettres. » Le bureau est l’antre du pouvoir, au masculin exclusif.

Son usage change cependant avec l’évolution du monde du travail et de l’organisation de la société ; sa représentation dans les arts en témoigne, depuis la peinture de genre très répandue au XIXe siècle où le grand écrivain est mis en scène dans son bureau, jusqu’aux photographies de femmes posant à leur bureau à partir du XXe siècle. Le bureau en dit long sur la métamorphose du féminin, depuis sa relégation à la domesticité patriarcale jusqu’à son autonomisation professionnelle et à sa reconnaissance comme citoyenne à part entière, qui prit du temps : en 1791, Olympe de Gouges ne fut pas entendue de longtemps lorsqu’elle déclarait : « La femme a le droit de monter à l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la tribune. »

Suivons donc à travers le temps le bureau, meuble et pièce, et même à titre métaphorique, lieu de travail à l’extérieur du domicile, où les hommes retrouvent, entre eux, la mâle complicité du travail, accompli loin de la sphère familiale habituellement chahutée par le bruit des enfants et l’agitation de la domesticité féminine.

1. Bureau et cabinet : des exclusivités masculines

Les copistes du Moyen Age ont étrenné la table recouverte de bureau, sorte de bure grossière, et les femmes sont peu connues pour avoir contribué à cette tâche d’érudit. La découverte en 2019 de pigments bleus dans les dents d’une moniale du XIe siècle a certes révélé l’implication des religieuses dans la fabrication des manuscrits religieux mais le phénomène surprend davantage qu’il ne confirme une activité féminine peu répandue dans les scriptoria. Christine de Pizan, veuve à l’âge de vingt-cinq ans avec trois filles à sa charge, fait donc figure d’exception quand, au lieu de se remarier, elle décide de subvenir aux besoins de sa famille par elle-même, en devenant la gérante d’un scriptorium. C’est l’une des rares femmes de l’époque médiévale à se faire représenter à son bureau, par exemple, dans une illustration d’une édition du XVe siècle de ses Cent Ballades d’amant et de dame[1].

Proche dans son usage du meuble bureau, le cabinet, apparu à la Renaissance, est lui aussi un accessoire bien genré, côté masculin : c’est le joyau réservé aux collectionneurs, dont les plus réputés sont essentiellement des hommes. Et lorsqu’on trouve ce meuble dans un univers féminin, il n’a pas la vocation scientifique du cabinet de curiosités : meuble de rangement, souvent réservé aux bijoux, il est un ornement du boudoir, pièce éminemment féminine où la maîtresse de maison se retire, seule ou dans l’intimité de ses proches. Il participe en réalité de la coquetterie, attribut attendu du beau sexe.

Comme le bureau, le cabinet, au sens métonymique du terme, est aussi une pièce où se trouve le meuble du même nom. Lorsque se développent les professions libérales au sein de la bourgeoisie, dès le XIXe siècle, il désigne la pièce bureau, souvent au domicile, d’un médecin ou d’un avocat par exemple. Autant dire que les femmes ne sont là encore aucunement concernées : le concours du Barreau ne s’ouvre aux femmes qu’avec la loi de Raymond Poincaré et René Viviani en 1900[2]. Jeanne Chauvin, à l’origine de cette initiative, fut la première femme avocate à plaider et à se constituer difficilement une clientèle, essentiellement féminine. On la surnommait la « sorcière », suspectée d’inventer de redoutables scénarios de divorce. Ce fut en tout cas une des premières femmes à posséder un cabinet professionnel. Meuble, pièce ou lieu de réunion, le cabinet n’est donc pas plus féminin que le bureau, au moins jusqu’à la mi-vingtième siècle.

2. Salon et boudoir : des accessoires de la futilité féminine

Aux femmes lettrées, aux bas-bleus, reviennent les salons, mais davantage pour faire honneur aux hommes, artistes ou écrivains qu’elles reçoivent et font se rencontrer, que pour exercer leur génie de la conversation, même si ces grandes dames sont restées célèbres au rayon de la mondanité érudite. Reste donc aux femmes l’exclusivité du boudoir où elles peuvent se tenir à l’écart du fumoir ou du salon principal où discutent les hommes. Ces salons élégants à l’usage particulier des dames renvoient à encore à leur coquetterie, norme sociale contraignante, et Sade en a fait une réputation sulfureuse avec sa Philosophie dans le boudoir. L’usage du terme, lorsque rarement il se rapporte à un homme, tourne au péjoratif : un « ministre de boudoir » ne mérite pas l’estime. Dans une de ses lettres sur Paris, Balzac moque la classe politique faite de « beaucoup de diplomates en herbe, parleurs de salon, ou ministres de boudoir […] qui font du gouvernement entre une jolie femme et un sorbet[3] ».

Un petit meuble de bureau peut y avoir sa place, comme dans le boudoir rouge, époque Régence, du château de Cheverny, mais la femme y travaille-t-elle, s’y adonne-t-elle à une activité intellectuelle ?

La femme reste, au moins jusqu’au début du XXe siècle, tenue à l’écart des « grands hommes » et de l’histoire littéraire. Elle bénéficie rarement d’une éducation qui lui permettrait d’y faire sa place : la première femme bachelière, Julie-Victoire Daubié, s’est vue refusée pendant dix ans, par l’Université de Paris, l’autorisation de passer le baccalauréat. Elle ne l’obtint qu’en 1861 à l’Université de Lyon par dérogation. À l’âge de trente-sept ans, elle aura décroché son diplôme alors même qu’il n’existe pas encore d’enseignement secondaire pour les femmes ; celui-ci ne se met en place qu’en 1880 grâce à la loi Camille Sée[4]. Au début du XXe siècle, en 1905, les femmes représentent 3,3% de l’ensemble des bacheliers.

3. Un bureau de femme pour la correspondance amoureuse…

Avant cette date, quand sa position sociale lui permet de disposer d’une pièce à elle, la femme en use au mieux pour écrire sa correspondance : de nombreuses illustrations du XIXe siècle représentent la femme à son bureau, l’air tantôt rêveur, tantôt appliqué. À l’arrière-plan de ces représentations de la femme « écrivant une lettre[5] », ne figure ni bibliothèque, ni piles de livres en signe d’érudition. Le motif de la correspondance au bureau renvoie davantage la femme à une thématique amoureuse qu’à un éloge de son talent d’écrivaine, comme en témoigne le tableau du néerlandais Johannes Vermeer, réalisé vers 1670, La Femme écrivant une lettre et sa servante. La servante semble attendre le moment où sa maîtresse lui remettra sa lettre à destination de l’être aimé.

La différence est remarquable avec les tableaux représentant l’homme à son bureau. Véritable peinture de genre, la scène glorifie l’écrivain, le penseur ou le philosophe en pleine activité créatrice, entouré d’une riche bibliothèque, des livres recouvrant le dessus de sa table de travail. Dans Portrait d’Emile Zola, exposé au musée d’Orsay, Manet met en scène, en 1868, Zola à son bureau, orné d’une plume de paon, de brochures et d’œuvres d’art parmi lesquelles sa propre Olympia. Le peintre déjà célèbre rend hommage à l’écrivain tout en se citant en abyme. À la même époque, en 1870, Robert William Buss peint l’écrivain anglais Dickens dans son bureau, lieu de l’inspiration créatrice, tapissé sur ses murs de ses personnages de romans et marqué au premier plan par un somptueux meuble bureau. Le Rêve de Dickens, conservé au musée Charles Dickens à Oxford, élève l’art du poète à une vocation sacralisée, surnaturelle, caractéristique d’une vision romantique du génie masculin, solidement incarné par la table de travail à double caisson.

Les exemples[6] abondent de ces représentations de l’artiste au travail, retiré à l’abri des désordres du monde. Pièce et mobilier, le bureau concrétise la puissance créatrice masculine et la légitimité d’un pouvoir qui en exclut les femmes.

4.  … ou pour la lecture

La même recherche associant les termes « bureau » et « femme » ou « écrivain » donne des résultats significatifs : au lieu d’être créatrice, la femme est représentée comme lectrice. Le bureau lui-même est souvent réduit à une petite table d’appoint ou bien il disparaît complétement du tableau et la femme lit allongée sur un lit, alanguie dans une attitude lascive et sensuelle, ou au rebord d’une fenêtre dans une scène de beauté rêveuse, à moins qu’elle ne soit au jardin, le visage rehaussé d’un rayon de soleil. La peinture célèbre la beauté d’une femme offerte à la curiosité ou au désir. Les motifs de l’activité créatrice ou intellectuelle s’absentent de ces peintures d’un tout autre genre. On doit à l’artiste écossais Thomas Faed la plus touchante de ces représentations de la femme lisant, en 1885 : son titre, Quand les enfants sont endormis, dit tout de la condition de la femme, telle que Virginia Woolf l’a décrite dans son essai Une chambre à soi, judicieusement retraduit par Marie Darrieussecq sous le titre plus significatif Un lieu à soi[7]: Woolf veut précisément souligner que la femme manque d’un espace personnel, propice au travail, à l’écriture, tandis que la chambre renvoie au contraire à l’espace conjugal de la chambre à coucher, ou à celle des enfants. De fait, dans le tableau de Thomas Faed, la jeune femme est représentée aux côtés de deux enfants endormis. La voici, pour un court répit, absorbée par sa lecture, libre d’une échappée dans l’univers romanesque d’une histoire d’ombres et de passion, aux couleurs rougeoyantes. Pas de pièce à soi ni même de meuble bureau pour de telles aventures de l’esprit.

Les histoires de bureau, déclinées au féminin, ne mènent pas à la gloire, au moins jusqu’au lendemain de la deuxième guerre mondiale : en 1880, un tableau[8] représente Kate Greenaway, autrice anglaise de livres pour enfants, à son bureau, mais elle écrit sur ses genoux, sans la concentration attendue d’un esprit consacré à son œuvre. L’auteur de ce tableau qui pourrait être sa grande amie peintre Helen Allingham, rend un hommage à l’écrivaine en mode mineur, plus familier que glorificateur. La posture de l’écrivaine n’évoque pas la même prestance que les portraits des « grands écrivains ».

Associé à la femme, le terme de bureau n’a finalement jamais une connotation laudative : quand Proust veut se moquer de la marquise de Villeparisis, déchue à ses yeux de sa hauteur aristocratique, il lui prête « un bureau d’esprit[9] » avec une distance ironique acide, soulignée dans le texte par l’italique : « Il m’a dit qu’elle était extraordinairement intelligente. Il a même ajouté qu’elle tenait un bureau d’esprit », autant dire un salon de vanités, dont Proust souligne avec amusement « le vague de l’expression ».

5. Des bureaux à soi pour des femmes d’exception

Dans cette galerie de portraits de femmes aux bureaux absents ou de seconde zone, George Sand fait évidemment exception. L’écrivaine au pseudonyme masculin, bottée et fumant pipe, joue sur l’ambiguïté sexuelle et chez elle à Nohant, elle possède un bureau à elle, meuble et pièce, et une bibliothèque. Sa maison de Nohant-Vic laisse ainsi le visiteur d’aujourd’hui découvrir au premier étage son cabinet de travail aménagé à l’emplacement de l’ancienne chambre de Chopin, quelques temps après leur séparation. Au centre, s’impose un bureau cossu, entouré essentiellement de bibliothèques. L’ancienne chambre de Chopin a même été séparée en deux par une cloison afin de permettre l’aménagement de son cabinet d’archives, comme l’atteste sur le plan[10] ci-dessous les deux pièces numérotées 9 :

Nohant. Premier étage : l’ancienne chambre de Chopin divisée en deux pour l’aménagement du cabinet de travail et du cabinet d’archives.

Il faut insister sur le fait que Sand ne jouit d’un tel confort de travail qu’après le départ du compositeur qui vit avec elle à Nohant de 1836 à 1849. Pendant leur vie commune, elle travaillait dans un petit boudoir attenant à la chambre du rez-de-chaussée. Ci-dessous les deux pièces numérotées 5 :

Nohant. Rez-de-Chaussée : l’ancien boudoir de la grand-mère aménagé en bureau, attenant à la chambre des enfants.

Dans Histoire de ma vie, elle précise que cette chambre servait en fait à ses enfants. Jeune femme divorcée de Casimir Dudevant, elle écrivait dans le boudoir adjacent à la chambre :

« J’habitais alors l’ancien boudoir de ma grand’mère, parce qu’il n’y avait qu’une porte et que ce n’était un passage pour personne, sous aucun prétexte que ce fût. Mes deux enfants occupaient la chambre attenante. Je les entendais respirer, et je pouvais veiller sans troubler leur sommeil. Ce boudoir était si petit, qu’avec mes livres, mes herbiers, mes papillons et mes cailloux (j’allais toujours m’amusant à l’histoire naturelle sans rien apprendre), il n’y avait pas de place pour un lit. J’y suppléais par un hamac. Je faisais mon bureau d’une armoire qui s’ouvrait en manière de secrétaire.[11] »

Disposition fort instructive des pièces : divorcée de Casimir Dudevant et en couple avec Chopin, l’écrivaine a son boudoir, pièce genrée au féminin, mais qui lui sert en réalité de bureau, très à l’étroit. Une fois redevenue célibataire, elle s’octroie un vaste espace de travail à l’étage. George Sand, il est vrai, est désormais un « grand-écrivain ». Jamais elle n’a connu un tel confort. Dans l’appartement qu’elle partageait avec son amant Jules Sandeau en 1831, le partage de leur trois pièces – le salon et deux chambres – était parfaitement conforme à une distribution genrée des pièces en faveur de l’homme. A Jules, la chambre du fond en guise de cabinet d’études, « chambre mystérieuse, la cachette du revenant, la loge du monstre, la cage de l’animal savant, la niche du trésor, la caverne du vampire ». Et pour Sand, la seconde chambre, commune aux amants, dans laquelle elle compte disposer une table « qui me servira de bureau et qui sera mobile dans le milieu de la chambre[12] ».

Autre femme d’exception qui s’affirme elle aussi comme écrivaine après son divorce, Colette. Nous sommes en 1922 ; à presque cinquante ans, elle est directrice du journal Le Matin et pleinement reconnue dans le Paris artistique et littéraire. Elle se fait photographier[13] dans son bureau, prenant la pose de l’écrivaine à l’œuvre, sur le modèle de ses prédécesseurs masculins. La pose est digne des peintures de genre du XIXe siècle où l’écrivain se faisait représenter, le visage concentré devant une table de travail recouverte de livres. Colette porte cravate et chemisier à col haut, bien fermé, tel un homme à la légitimité incontestable. Ni sensualité affichée, ni distraction rêveuse, ce portrait de femme est fait pour entrer dans l’histoire littéraire.

Pourtant le grand tournant de la métamorphose féminine n’est pas encore arrivé et la représentation de la femme dans sa pièce de travail, travail intellectuel s’entend, est encore rare dans l’entre-deux-guerres. Même dans les milieux aisés de classe socio-professionnelle élevée, la pièce bureau demeure dans l’entre-deux-guerres un privilège masculin : malgré l’accès possible de ces femmes de bonne éducation à l’université – grâce au baccalauréat commun aux deux sexes dès 1924 –, l’accès aux professions de cadre ou de technicien supérieur leur est encore limité. La femme cultivée demeure avant tout une épouse susceptible de collaborer au travail de son mari, sans en exiger une reconnaissance officielle ou rémunérée. Ainsi, la distribution des pièces de l’avant-gardiste villa Cavrois de 1932, commandée à l’architecte Mallet-Stevens par Paul Cavrois, industriel roubaisien du textile, instruit sur les rôles respectifs des deux époux. Le bureau du propriétaire, précise la société des Amis de Paul Cavrois[14], était aussi utilisée par sa femme Louise Lucie Vanoutryve.

Cependant, un boudoir[15] est spécifiquement prévu pour elle, dans lequel se trouvent un divan, une coiffeuse, meuble typiquement féminin et, lit-on sur le site des Amis de la Villa Cavrois, « une table de travail ». On remarque surtout la coiffeuse, imposante et calquée sur un modèle de bureau mais équipé sur le bord du plateau d’un miroir qu’on pourrait prendre pour un écran d’ordinateur si on commettait un anachronisme. La caractérisation de ce boudoir est donc parfaitement genrée par son mobilier. Il n’y est pas non plus prévu de bibliothèque comme dans le bureau de l’époux.

Si les deux époux travaillent ensemble dans le bureau attribué à Paul Cavrois, auquel des deux était réservée la place à l’unique bureau opulent de la vaste pièce ? A peu près à la même époque, en 1940, Edward Hopper représente dans un tableau intitulé Office at night[16]la scène qui devait être celle des époux Cavrois : l’homme, installé à son bureau à double caisson, est absorbé par sa lecture, tandis que l’éclaire une lampe de bureau posée juste en face de lui. À quelques pas de lui, une femme, debout, semble rechercher un document dans une armoire de bureau dont un tiroir est ouvert. N’est-ce pas une secrétaire ou même une collaboratrice venue dans sa pièce de travail pour l’assister ? Le bureau, mobilier ou pièce, est encore le propre de l’homme.

6. Les secrétaires : une armée de sans-bureau

L’après seconde guerre mondiale voit se multiplier les postes de secrétaires, occupées majoritairement par les femmes ; la secrétaire doit devenir de plus en plus performante et rapide pour ses supérieurs hiérarchiques masculins. Dans l’entreprise, elle occupe un échelon subalterne dont témoigne une publicité de 1953 pour les machines à écrire Remington Rand[17]. La femme, fièrement installée à un bureau, travaille sous le regard satisfait de plusieurs hommes qui surveillent la vélocité de sa frappe et lui apportent toujours plus de documents à taper. Le slogan publicitaire, la « championne de rendement », confond la machine et la femme dans une même fonction utilitaire, à la mesure de la performance du nouvel outil.

La tertiarisation du travail a certes favorisé l’accès des femmes à des emplois de bureau, au sens institutionnel du terme, qui lui ont permis de gagner un salaire et de se libérer en partie du travail domestique, à moins qu’elles ne cumulent les deux journées de travail, l’un rémunéré, l’autre invisible au regard de la société. Cependant la configuration de la pièce bureau demeure fortement caractérisée d’un point de vue genrique : la femme y possède le plus souvent une table de travail adjacente au bureau de son employeur dont elle demeure la secrétaire et, quoi qu’il en soit, la subalterne. Dans les administrations et les grandes entreprises, la fourmilière des secrétaires s’alignent en rangées uniformes dans de vastes salles impersonnelles. La bureaucratisation qui a multiplié les emplois de secrétariat n’a pas pour autant permis à la femme de se prévaloir d’une pièce bureau au sein de l’entreprise, signe concret d’une autonomie dans le travail et d’un haut niveau de responsabilité hiérarchique. Jusqu’aux années 1980, le bureau, inévitablement associé à des professions intellectuelles ou de direction, demeure donc un privilège masculin ; ainsi, dans la sitcom américaine des années 50, Leave It to Beaver, le père, Ward Cleaver, possède une pièce bureau à lui, dans sa maison, composé d’une bibliothèque, d’un meuble bureau et d’un téléphone. Représentatif du « col blanc » de l’époque, il est relativement aisé et il travaille occasionnellement dans son bureau qu’il utilise davantage comme lieu de détente le week-end ou pour faire ses comptes, à l’abri de l’agitation de la maisonnée. « À l’occasion, Ward doit effectuer des travaux de bureau à domicile. Dans l’un des premiers épisodes, par exemple, il travaille à domicile sur une enquête de marketing auprès des femmes[18]. » Précision cocasse : l’épouse a droit d’entrée dans la pièce bureau mais elle y figure assise sur le meuble bureau, la tête tendrement inclinée vers son mari : le rôle dévolu à la femme demeure dans la sphère d’une conjugalité détachée de toute forme d’activité intellectuelle.

7. Années 50 : la photographie de l’intellectuelle à son bureau reste exceptionnelle

Dans les années cinquante, la photographie de la femme travaillant à son bureau, à son domicile, reste une marque d’exception et s’exhibe comme la preuve d’un statut remarquable d’intellectuelle ou de créatrice. Cette génération naissante de femmes reprend à son compte la photo de genre jusque là réservée aux hommes, au même titre que la peinture du XIXe siècle représentait l’écrivain dans son cabinet de travail. En 1955, Gisèle Freund photographie Simone de Beauvoir, concentrée à son bureau recouvert de livres et de feuillets. L’intellectuelle renouvelle souvent cette représentation d’elle-même qui l’apparente désormais à ses pairs masculins. Désormais, le bureau est dévirilisé dans le milieu restreint des diplômées du supérieur. Rappelons à ce titre que Marie-Jeanne Dury est la première femme professeure d’université à la Sorbonne, en lettres, en 1947. Simone de Beauvoir fut agrégée de philosophie en 1929 et enseignante en lycée jusqu’à sa révocation de l’Éducation nationale en 1941 pour avoir été accusée à deux reprises d’incitation de mineure à la débauche. Femme indépendante aux agissements sulfureux, elle semble peser d’égal à égal avec Sartre sur la scène littéraire française, comme en témoigne une photographie datée de 1963 de Beauvoir et Sartre[19], chacun assis face à son bureau, dans leur pièce bureau commune à Paris. Les deux intellectuels posent à égalité, même si, il faut le signaler, Sartre apparaît de fait au premier plan.

Même photo de Françoise Sagan à son bureau, chez elle, en 1954 et en 1957[20]. Elle tape à la machine mais, contrairement à une secrétaire, elle est entourée de livres dans une pièce à son domicile qui est un lieu de création, et non de subordination à une hiérarchie masculine au sein de l’entreprise.

Il existe une photographie comparable, de Françoise Giroud, qui accueille chez elle le magazine Paris Match, le 16 décembre 1977, l’année où elle occupe le poste de secrétaire d’État à la culture jusqu’en mars[21]. Elle aussi tape à la machine à écrire dans une pièce bureau fonctionnelle, équipée d’étagères de livres. Dans un autre cliché, elle pose debout sur une échelle de bibliothèque au milieu de ses livres. Sa légitimité de femme politique mais aussi d’intellectuelle est incontestée et mise en avant. Pourquoi alors cet autre cliché, bien plus étonnant, dans la même série de photos pour Paris Match, où elle pose, souriante, dans sa cuisine, en train d’étaler une pâte à tarte ? En 1974, secrétaire d’État chargée de la Condition féminine, elle déclarait au magazine Elle : « Les femmes sont une catégorie à part et ce qu’il faut arriver à faire justement, c’est qu’elles cessent de l’être ». Un an après sa nomination, elle avait en partie capitulé : « Il n’y a pas de Secrétariat d’État aux miracles.[22] » Fallait-il, dans l’univers majoritairement masculin de la politique et du journalisme de l’époque, que Françoise Giroud se reféminise, passant du bureau à la cuisine, pour rendre plus acceptable un excès de virilisation, encore prématuré eu égard à l’évolution des mœurs? Autre hypothèse plus optimiste : se présenter dans sa cuisine alors même qu’elle avait accédé un poste ministériel, c’était peut-être un message d’encouragement adressé aux femmes, toutes susceptibles désormais de franchir, comme elle, le fossé entre la vie domestique et professionnelle, entre l’anonymat de la femme au foyer et la légitimité politique.

8. Années 2000 : le bureau, une pièce dégenrée ?

C’est lorsque les femmes évoquent leur bureau comme lieu habituel de travail, sans plus avoir à exhiber la photographie de genre comme attestation de légitimité, que le terme, pièce ou meuble, perd finalement son caractère genré. Le bureau est devenu un accessoire banalisé de l’univers féminin, sans distinction manifeste de genre. En 2015, Julia Kristeva discute ainsi à bâtons rompus avec une journaliste du magazine Côté maison[23] : « – Votre pièce préférée où vous aimez être et passer du temps ? – Julia Kristeva : C’est évidemment dans mon bureau. […] – Où avez-vous écrit votre nouveau roman L’Horloge enchantée ? – Julia Kristeva : Principalement dans mon bureau car je travaille surtout la nuit. » On badine « côté maison » et, au détour de la conversation, sans prendre vraiment la pose, l’intellectuelle banalise, tout en la choyant, sa pièce à elle, essentielle à son activité créatrice.

L’histoire du bureau atteint son point d’aboutissement au terme d’un processus de dévirilisation que l’accès des femmes à l’éducation, au travail salarié reconnu et aux professions intellectuelles a permis. A la dégenrisation du bureau correspond celle du statut d’écrivain ou d’intellectuel – au genre neutre et non masculin – : Annie Ernaux revendique la nature non genrée de son travail d’écriture : « Je ne suis pas une femme qui écrit, je suis quelqu’un qui écrit[24] ». Pourtant, son constat final vient assombrir l’aboutissement de notre réflexion au moment même où la non binarité du masculin et du féminin semble enfin possible dans le milieu de la création artistique et intellectuelle : « Même si être une femme dans les années 2000 n’est pas être une femme dans les années 1950, perdure cette domination [masculine], y compris dans les sphères culturelles. La révolution des femmes n’a pas eu lieu. »

Ce propos de 2014 anticipe le rétropédalage lié à la crise sanitaire de 2020-21 : le télétravail renvoie à nouveau les femmes à leur cuisine, ordinateur portable à cheval entre le micro-ondes et le biberon, faute de nourrice, faute de place dans des logements où l’homme semblerait souvent prioritaire dans l’attribution de la « pièce à soi », quitte à ce qu’elle soit la chambre conjugale, plus calme en tout cas et à l’abri des piaillements des enfants. Au sein du couple, en dépit de l’évolution en faveur d’une meilleure répartition des prérogatives entre homme et femme, la disparité demeure cruciale. Les études de l’INSEE[25] sont édifiantes : la moindre rémunération des femmes est nettement plus marquée pour celles qui vivent en couple. En moyenne, en 2011, les femmes vivant en couple ont perçu un revenu annuel de 16 700 euros contre 29 000 euros pour leur conjoint, soit 42 % de moins. Tout est dit et on comprend qu’avec la pandémie et l’obligation de télétravail imposée aux entreprises et aux administrations, les femmes, occupant des emplois de moindre qualification à revenu inférieur, se soient retrouvées à télétravailler dans leur cuisine, laissant à l’homme le bénéfice d’une pièce à lui, plus adaptée à des niveaux de responsabilité professionnelle élevée. « Par comparaison, cet écart n’est que de 9 % entre les femmes et les hommes sans conjoint », chiffre consternant de signification quand on sait les difficultés financières des familles monoparentales. Pourtant, en moyenne, les femmes seules, en activité, ont un meilleur revenu qu’en couple. Cette moyenne masque un avantage pour les femmes actives seules mais plus jeunes, sans enfants et surtout plus diplômées. Tel est le portrait de la femme la plus susceptible de posséder son propre bureau. La voici donc contrainte à opérer des choix quelquefois cruciaux, pour préserver son activité professionnelle dans des conditions matérielles adaptées.

De plus en plus d’hommes de la génération actuelle, plus impliqués dans la sphère privée que leurs pères, sont désormais confrontés eux aussi à de tels choix, à un partage plus équilibré entre les activités du « bureau » et les affaires domestiques, entre la part de soi et la part de l’autre. Le dialogue en sera-t-il peut-être plus ouvert et équitable entre femmes et hommes, confrontés au besoin d’une « pièce à soi » ? Peut-être en est-on loin encore, en dépit des avancées constatées. Le film documentaire-fiction de Claire Simon, mystérieusement intitulé Les Bureaux de Dieu, « informe sur le stérilet, la pilule du lendemain, le déroulement et le prix d’une IVG, il le faut, mais surtout il déchire le silence et l’illégitimité qui entourent les territoires du féminin[26] ». Les « bureaux de Dieu », c’est le planning familial où se retrouvent les femmes qui « viennent dire à d’autres femmes comment elles se débrouillent de ça, de ce qui arrive à leur corps, comment elles se débattent avec ça, chacune de leur côté, dans la toile de leur histoire particulière ». À défaut d’une pièce à soi, les femmes viennent chercher dans les « bureaux de Dieu » un sort moins terrible que celui que leur réservaient les faiseuses d’ange. De l’ange à dieu, la femme aspire à un salut propre, dans une économie de leur vie librement choisi, à la chambre et au bureau.

Bibliographie

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CATINAT, Anne-Laure, « Les premières avocates du barreau de Paris », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, année 1998, 16.

CHRISTEN-LÉCUYER, Carole, « Les premières étudiantes de l’Université de Paris », Travail, genre et sociétés, 2000/2, n° 4, p. 35 à 50.

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ERNAUX, Annie, « Les Bureaux de dieu », in Images documentaires, n° 65/66, 2009.

MORIN, Thomas, « Écarts de revenus au sein du couple, Trois femmes sur quatre gagnent moins que leur conjoint », INSEE Première, n° 1492, mars 2014, p. 1-4.

PROUST, Marcel, Le Côté de Guermantes, Paris, Gallimard, 1919.

SAND, George, Correspondance de George Sand, tome I, lettre du 31 mai 1831 à Emile Regnaud, éd. par Georges Lubin, Paris, Garnier Frères, 1964.

SAND, George, Histoire de ma vie, Quatrième partie, chap. XII, in Œuvres autobiographiques, vol. 2, éd. Georges Lubin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1971.

[1] Christine de PIZAN, Cent balades d’amant et de dame, 1400-1410, BnF, Département des Manuscrits.

[2] Anne-Laure CATINAT, « Les premières avocates du barreau de Paris », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, année 1998, 16, p. 44.

[3] BALZAC, Œuvres diverses, « Lettre XII à M. Bernard, à Nantes », Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 2, 1996, p. 943.

[4] Carole CHRISTEN-LÉCUYER, « Les premières étudiantes de l’Université de Paris », Travail, genre et sociétés, 2000/2, n° 4, p. 35 à 50.

[5] Voir la page sur le site internet Alamy Banque de photos : https://www.alamyimages.fr/illustration-representant-une-jeune-femme-ecrivant-une-lettre-alors-qu-assise-a-son-bureau-en-date-du-19e-siecle-image186318725.html [consulté le 6 septembre 2023].

[6] A titre d’exemples, le Portrait d’Émile-Jean Fontaine, Libraire par Gustave CAILLEBOTE en 1885 et L’Écrivain Léon Tolstoï dans son cabinet de travail par Ilia RÉPINE en1891.

[7] Denoël, 2016.

[8] Kate Greenaway, portrait de l’auteur de livres pour enfants à son bureau, 1880. Lebrecht Music & Arts / Alamy Banque d’Images : https://www.alamyimages.fr/photo-image-kate-greenaway-1880-portrait-de-l-auteur-de-livres-pour-enfants-a-son-bureau-illustratrice-de-livres-pour-enfants-en-anglais-et-ecrivain-17-83355636.html [consulté le 6 septembre 2023].

[9] Le Côté de Guermantes, Paris, Gallimard, 1919, p. 183.

[10] Fiche de visite, Domaine de George-Sand à Nohant, p. 4, Centre des Monuments nationaux. Nous avons obtenu l’autorisation de reproduction gratuite pour les deux plans auprès des monuments nationaux.

[11] Histoire de ma vie, Quatrième partie, chap. XII, in Œuvres autobiographiques, vol. 2, éd. Georges LUBIN, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1971, p 100.

[12] Correspondance de George Sand, tome I, lettre du 31 mai 1831 à Emile Regnaud, éd. par Georges LUBIN, Paris, Garnier Frères, 1964, p. 882-883.

[13] Colette en 1922, APIC/GETTY IMAGES : photographie publiée dans « 3 choses que vous ignoriez sur Colette », par Marie LÉGER, Vogue, 3 août 2023. https://www.vogue.fr/culture/article/tout-ce-que-vous-ignoriez-sur-colette [consulté le 6 septembre 2023].

[14] Site internet des Amis de la villa Cavrois : https://www.villacavrois.org/2000/12/le-bureau.html [consulté le 6 septembre 2023].

[15] Idem : https://www.villacavrois.org/2000/12/le-boudoir.html

[16] Tableau conservé au Walker Art Center de Minneapolis, dans le Minnesota.

[17] Publicité Remongton Rand : machine à écrire Noiseless portable, 1953.

https://picclick.fr/Publicite%CC%81-papier-REMINGTON-RAND-TYPING-MACHINE-A-ECRIRE-154450242240.html [consulté le 6 septembre 2023].

[18] Elisabeth PATTON, « Travail à domicile : dans la bataille pour l’espace, les femmes sont les grandes perdantes », The Conversation, l’expertise universitaire, l’expérience du journalisme, 18 août 2020. https://theconversation.com/travail-a-domicile-dans-la-bataille-pour-lespace-les-femmes-sont-les-grandes-perdantes-144624 [consulté le 6 septembre 2023].

[19] Photographie de Gisèle FREUND intitulée Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, Paris, datée de 1963. Donation de l’artiste au Centre Pompidou en 1992. N° d’inventaire AM 1992-327. https://www.centrepompidou.fr/fr/ressources/oeuvre/cbqj9GL [consulté le 6 septembre 2023].

[20] Paris Match Archives : https://www.gettyimages.fr/detail/photo-d%27actualit%C3%A9/rendezvous-with-francoise-sagan-fran%C3%A7oise-sagan-photo-dactualit%C3%A9/162854143 [consulté le 6 septembre 2023].

[21] « Quand Françoise Giroud posait pour Paris Match », in Paris Match, 4 octobre 2015, mise à jour le 20 juin 2017, par Anthony VERDOT-BELAVAL : https://www.parismatch.com/People/Politique/En-images/Quand-Francoise-Giroud-posait-pour-Paris-Match-837811 [consulté le 6 septembre 2023].

[22] « Les femmes et le pouvoir, Le secrétaire d’état à la condition féminine », site internet du Sénat : http://www.senat.fr/evenement/archives/D35/secretariat.html [consulté le 6 septembre 2023].

[23] Florence BATISSE-PICHET, « Où vit la psychanalyste et romancière Julia Kristeva ? », 20 juillet 2015, https://www.cotemaison.fr/chaine-d/deco-design/ou-vit-la-psychanalyste-et-romanciere-julia-kristeva_25248.html [consulté le 10 avril 2024.

[24] Le vrai lieu, Entretiens avec Michelle Porte, Paris, Gallimard, 2014, p. 55.

[25] Thomas MORIN, « Écarts de revenus au sein du couple, Trois femmes sur quatre gagnent moins que leur conjoint », INSEE Première, n° 1492, mars 2014, p. 1-4.

[26] Annie ERNAUX, in Images documentaires, n° 65/66, 2009, p. 125.