Hélène MAUREL
Université de Tours, Interactions Culturelles et Discursives
Le bureau, meuble – ou pièce par métonymie –, doit son nom à la grossière étoffe de bure qui le recouvrait pour protéger les livres de la rudesse de la table en bois, aux temps des copistes. Le bureau, pièce masculine dès l’origine, est le marqueur social et genré de l’homme érudit, investi d’un certain pouvoir, intellectuel ou économique. Une maison de poupée, du dramaturge norvégien Henrik Ibsen, témoigne en 1879 d’une répartition typiquement genrée des pièces dans la maison : l’épouse Nora occupe, tout au long de la pièce de théâtre, le salon au centre de la scène, exposée au regard de tous ; son mari Torvald Helmer, directeur de banque, dispose d’une pièce à lui, impénétrable, son cabinet de travail duquel il fait irruption « la plume à la main ». Nora n’y a pas accès, même quand l’époux examine la lettre fatale dont il se réserve la lecture, renvoyant gentiment son épouse à son infantilité : « Bonne nuit, mon petit oiseau chanteur. Dors bien, Nora. Je vais lire ces lettres. » Le bureau est l’antre du pouvoir, au masculin exclusif.
Son usage change cependant avec l’évolution du monde du travail et de l’organisation de la société ; sa représentation dans les arts en témoigne, depuis la peinture de genre très répandue au XIXe siècle où le grand écrivain est mis en scène dans son bureau, jusqu’aux photographies de femmes posant à leur bureau à partir du XXe siècle. Le bureau en dit long sur la métamorphose du féminin, depuis sa relégation à la domesticité patriarcale jusqu’à son autonomisation professionnelle et à sa reconnaissance comme citoyenne à part entière, qui prit du temps : en 1791, Olympe de Gouges ne fut pas entendue de longtemps lorsqu’elle déclarait : « La femme a le droit de monter à l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la tribune. »
Suivons donc à travers le temps le bureau, meuble et pièce, et même à titre métaphorique, lieu de travail à l’extérieur du domicile, où les hommes retrouvent, entre eux, la mâle complicité du travail, accompli loin de la sphère familiale habituellement chahutée par le bruit des enfants et l’agitation de la domesticité féminine.
1. Bureau et cabinet : des exclusivités masculines
Les copistes du Moyen Age ont étrenné la table recouverte de bureau, sorte de bure grossière, et les femmes sont peu connues pour avoir contribué à cette tâche d’érudit. La découverte en 2019 de pigments bleus dans les dents d’une moniale du XIe siècle a certes révélé l’implication des religieuses dans la fabrication des manuscrits religieux mais le phénomène surprend davantage qu’il ne confirme une activité féminine peu répandue dans les scriptoria. Christine de Pizan, veuve à l’âge de vingt-cinq ans avec trois filles à sa charge, fait donc figure d’exception quand, au lieu de se remarier, elle décide de subvenir aux besoins de sa famille par elle-même, en devenant la gérante d’un scriptorium. C’est l’une des rares femmes de l’époque médiévale à se faire représenter à son bureau, par exemple, dans une illustration d’une édition du XVe siècle de ses Cent Ballades d’amant et de dame[1].
Proche dans son usage du meuble bureau, le cabinet, apparu à la Renaissance, est lui aussi un accessoire bien genré, côté masculin : c’est le joyau réservé aux collectionneurs, dont les plus réputés sont essentiellement des hommes. Et lorsqu’on trouve ce meuble dans un univers féminin, il n’a pas la vocation scientifique du cabinet de curiosités : meuble de rangement, souvent réservé aux bijoux, il est un ornement du boudoir, pièce éminemment féminine où la maîtresse de maison se retire, seule ou dans l’intimité de ses proches. Il participe en réalité de la coquetterie, attribut attendu du beau sexe.
Comme le bureau, le cabinet, au sens métonymique du terme, est aussi une pièce où se trouve le meuble du même nom. Lorsque se développent les professions libérales au sein de la bourgeoisie, dès le XIXe siècle, il désigne la pièce bureau, souvent au domicile, d’un médecin ou d’un avocat par exemple. Autant dire que les femmes ne sont là encore aucunement concernées : le concours du Barreau ne s’ouvre aux femmes qu’avec la loi de Raymond Poincaré et René Viviani en 1900[2]. Jeanne Chauvin, à l’origine de cette initiative, fut la première femme avocate à plaider et à se constituer difficilement une clientèle, essentiellement féminine. On la surnommait la « sorcière », suspectée d’inventer de redoutables scénarios de divorce. Ce fut en tout cas une des premières femmes à posséder un cabinet professionnel. Meuble, pièce ou lieu de réunion, le cabinet n’est donc pas plus féminin que le bureau, au moins jusqu’à la mi-vingtième siècle.
2. Salon et boudoir : des accessoires de la futilité féminine
Aux femmes lettrées, aux bas-bleus, reviennent les salons, mais davantage pour faire honneur aux hommes, artistes ou écrivains qu’elles reçoivent et font se rencontrer, que pour exercer leur génie de la conversation, même si ces grandes dames sont restées célèbres au rayon de la mondanité érudite. Reste donc aux femmes l’exclusivité du boudoir où elles peuvent se tenir à l’écart du fumoir ou du salon principal où discutent les hommes. Ces salons élégants à l’usage particulier des dames renvoient à encore à leur coquetterie, norme sociale contraignante, et Sade en a fait une réputation sulfureuse avec sa Philosophie dans le boudoir. L’usage du terme, lorsque rarement il se rapporte à un homme, tourne au péjoratif : un « ministre de boudoir » ne mérite pas l’estime. Dans une de ses lettres sur Paris, Balzac moque la classe politique faite de « beaucoup de diplomates en herbe, parleurs de salon, ou ministres de boudoir […] qui font du gouvernement entre une jolie femme et un sorbet[3] ».
Un petit meuble de bureau peut y avoir sa place, comme dans le boudoir rouge, époque Régence, du château de Cheverny, mais la femme y travaille-t-elle, s’y adonne-t-elle à une activité intellectuelle ?
La femme reste, au moins jusqu’au début du XXe siècle, tenue à l’écart des « grands hommes » et de l’histoire littéraire. Elle bénéficie rarement d’une éducation qui lui permettrait d’y faire sa place : la première femme bachelière, Julie-Victoire Daubié, s’est vue refusée pendant dix ans, par l’Université de Paris, l’autorisation de passer le baccalauréat. Elle ne l’obtint qu’en 1861 à l’Université de Lyon par dérogation. À l’âge de trente-sept ans, elle aura décroché son diplôme alors même qu’il n’existe pas encore d’enseignement secondaire pour les femmes ; celui-ci ne se met en place qu’en 1880 grâce à la loi Camille Sée[4]. Au début du XXe siècle, en 1905, les femmes représentent 3,3% de l’ensemble des bacheliers.
3. Un bureau de femme pour la correspondance amoureuse…
Avant cette date, quand sa position sociale lui permet de disposer d’une pièce à elle, la femme en use au mieux pour écrire sa correspondance : de nombreuses illustrations du XIXe siècle représentent la femme à son bureau, l’air tantôt rêveur, tantôt appliqué. À l’arrière-plan de ces représentations de la femme « écrivant une lettre[5] », ne figure ni bibliothèque, ni piles de livres en signe d’érudition. Le motif de la correspondance au bureau renvoie davantage la femme à une thématique amoureuse qu’à un éloge de son talent d’écrivaine, comme en témoigne le tableau du néerlandais Johannes Vermeer, réalisé vers 1670, La Femme écrivant une lettre et sa servante. La servante semble attendre le moment où sa maîtresse lui remettra sa lettre à destination de l’être aimé.
La différence est remarquable avec les tableaux représentant l’homme à son bureau. Véritable peinture de genre, la scène glorifie l’écrivain, le penseur ou le philosophe en pleine activité créatrice, entouré d’une riche bibliothèque, des livres recouvrant le dessus de sa table de travail. Dans Portrait d’Emile Zola, exposé au musée d’Orsay, Manet met en scène, en 1868, Zola à son bureau, orné d’une plume de paon, de brochures et d’œuvres d’art parmi lesquelles sa propre Olympia. Le peintre déjà célèbre rend hommage à l’écrivain tout en se citant en abyme. À la même époque, en 1870, Robert William Buss peint l’écrivain anglais Dickens dans son bureau, lieu de l’inspiration créatrice, tapissé sur ses murs de ses personnages de romans et marqué au premier plan par un somptueux meuble bureau. Le Rêve de Dickens, conservé au musée Charles Dickens à Oxford, élève l’art du poète à une vocation sacralisée, surnaturelle, caractéristique d’une vision romantique du génie masculin, solidement incarné par la table de travail à double caisson.
Les exemples[6] abondent de ces représentations de l’artiste au travail, retiré à l’abri des désordres du monde. Pièce et mobilier, le bureau concrétise la puissance créatrice masculine et la légitimité d’un pouvoir qui en exclut les femmes.
4. … ou pour la lecture
La même recherche associant les termes « bureau » et « femme » ou « écrivain » donne des résultats significatifs : au lieu d’être créatrice, la femme est représentée comme lectrice. Le bureau lui-même est souvent réduit à une petite table d’appoint ou bien il disparaît complétement du tableau et la femme lit allongée sur un lit, alanguie dans une attitude lascive et sensuelle, ou au rebord d’une fenêtre dans une scène de beauté rêveuse, à moins qu’elle ne soit au jardin, le visage rehaussé d’un rayon de soleil. La peinture célèbre la beauté d’une femme offerte à la curiosité ou au désir. Les motifs de l’activité créatrice ou intellectuelle s’absentent de ces peintures d’un tout autre genre. On doit à l’artiste écossais Thomas Faed la plus touchante de ces représentations de la femme lisant, en 1885 : son titre, Quand les enfants sont endormis, dit tout de la condition de la femme, telle que Virginia Woolf l’a décrite dans son essai Une chambre à soi, judicieusement retraduit par Marie Darrieussecq sous le titre plus significatif Un lieu à soi[7]: Woolf veut précisément souligner que la femme manque d’un espace personnel, propice au travail, à l’écriture, tandis que la chambre renvoie au contraire à l’espace conjugal de la chambre à coucher, ou à celle des enfants. De fait, dans le tableau de Thomas Faed, la jeune femme est représentée aux côtés de deux enfants endormis. La voici, pour un court répit, absorbée par sa lecture, libre d’une échappée dans l’univers romanesque d’une histoire d’ombres et de passion, aux couleurs rougeoyantes. Pas de pièce à soi ni même de meuble bureau pour de telles aventures de l’esprit.
Les histoires de bureau, déclinées au féminin, ne mènent pas à la gloire, au moins jusqu’au lendemain de la deuxième guerre mondiale : en 1880, un tableau[8] représente Kate Greenaway, autrice anglaise de livres pour enfants, à son bureau, mais elle écrit sur ses genoux, sans la concentration attendue d’un esprit consacré à son œuvre. L’auteur de ce tableau qui pourrait être sa grande amie peintre Helen Allingham, rend un hommage à l’écrivaine en mode mineur, plus familier que glorificateur. La posture de l’écrivaine n’évoque pas la même prestance que les portraits des « grands écrivains ».
Associé à la femme, le terme de bureau n’a finalement jamais une connotation laudative : quand Proust veut se moquer de la marquise de Villeparisis, déchue à ses yeux de sa hauteur aristocratique, il lui prête « un bureau d’esprit[9] » avec une distance ironique acide, soulignée dans le texte par l’italique : « Il m’a dit qu’elle était extraordinairement intelligente. Il a même ajouté qu’elle tenait un bureau d’esprit », autant dire un salon de vanités, dont Proust souligne avec amusement « le vague de l’expression ».
5. Des bureaux à soi pour des femmes d’exception
Dans cette galerie de portraits de femmes aux bureaux absents ou de seconde zone, George Sand fait évidemment exception. L’écrivaine au pseudonyme masculin, bottée et fumant pipe, joue sur l’ambiguïté sexuelle et chez elle à Nohant, elle possède un bureau à elle, meuble et pièce, et une bibliothèque. Sa maison de Nohant-Vic laisse ainsi le visiteur d’aujourd’hui découvrir au premier étage son cabinet de travail aménagé à l’emplacement de l’ancienne chambre de Chopin, quelques temps après leur séparation. Au centre, s’impose un bureau cossu, entouré essentiellement de bibliothèques. L’ancienne chambre de Chopin a même été séparée en deux par une cloison afin de permettre l’aménagement de son cabinet d’archives, comme l’atteste sur le plan[10] ci-dessous les deux pièces numérotées 9 :
Il faut insister sur le fait que Sand ne jouit d’un tel confort de travail qu’après le départ du compositeur qui vit avec elle à Nohant de 1836 à 1849. Pendant leur vie commune, elle travaillait dans un petit boudoir attenant à la chambre du rez-de-chaussée. Ci-dessous les deux pièces numérotées 5 :
Dans Histoire de ma vie, elle précise que cette chambre servait en fait à ses enfants. Jeune femme divorcée de Casimir Dudevant, elle écrivait dans le boudoir adjacent à la chambre :
« J’habitais alors l’ancien boudoir de ma grand’mère, parce qu’il n’y avait qu’une porte et que ce n’était un passage pour personne, sous aucun prétexte que ce fût. Mes deux enfants occupaient la chambre attenante. Je les entendais respirer, et je pouvais veiller sans troubler leur sommeil. Ce boudoir était si petit, qu’avec mes livres, mes herbiers, mes papillons et mes cailloux (j’allais toujours m’amusant à l’histoire naturelle sans rien apprendre), il n’y avait pas de place pour un lit. J’y suppléais par un hamac. Je faisais mon bureau d’une armoire qui s’ouvrait en manière de secrétaire.[11] »
Disposition fort instructive des pièces : divorcée de Casimir Dudevant et en couple avec Chopin, l’écrivaine a son boudoir, pièce genrée au féminin, mais qui lui sert en réalité de bureau, très à l’étroit. Une fois redevenue célibataire, elle s’octroie un vaste espace de travail à l’étage. George Sand, il est vrai, est désormais un « grand-écrivain ». Jamais elle n’a connu un tel confort. Dans l’appartement qu’elle partageait avec son amant Jules Sandeau en 1831, le partage de leur trois pièces – le salon et deux chambres – était parfaitement conforme à une distribution genrée des pièces en faveur de l’homme. A Jules, la chambre du fond en guise de cabinet d’études, « chambre mystérieuse, la cachette du revenant, la loge du monstre, la cage de l’animal savant, la niche du trésor, la caverne du vampire ». Et pour Sand, la seconde chambre, commune aux amants, dans laquelle elle compte disposer une table « qui me servira de bureau et qui sera mobile dans le milieu de la chambre[12] ».
Autre femme d’exception qui s’affirme elle aussi comme écrivaine après son divorce, Colette. Nous sommes en 1922 ; à presque cinquante ans, elle est directrice du journal Le Matin et pleinement reconnue dans le Paris artistique et littéraire. Elle se fait photographier[13] dans son bureau, prenant la pose de l’écrivaine à l’œuvre, sur le modèle de ses prédécesseurs masculins. La pose est digne des peintures de genre du XIXe siècle où l’écrivain se faisait représenter, le visage concentré devant une table de travail recouverte de livres. Colette porte cravate et chemisier à col haut, bien fermé, tel un homme à la légitimité incontestable. Ni sensualité affichée, ni distraction rêveuse, ce portrait de femme est fait pour entrer dans l’histoire littéraire.
Pourtant le grand tournant de la métamorphose féminine n’est pas encore arrivé et la représentation de la femme dans sa pièce de travail, travail intellectuel s’entend, est encore rare dans l’entre-deux-guerres. Même dans les milieux aisés de classe socio-professionnelle élevée, la pièce bureau demeure dans l’entre-deux-guerres un privilège masculin : malgré l’accès possible de ces femmes de bonne éducation à l’université – grâce au baccalauréat commun aux deux sexes dès 1924 –, l’accès aux professions de cadre ou de technicien supérieur leur est encore limité. La femme cultivée demeure avant tout une épouse susceptible de collaborer au travail de son mari, sans en exiger une reconnaissance officielle ou rémunérée. Ainsi, la distribution des pièces de l’avant-gardiste villa Cavrois de 1932, commandée à l’architecte Mallet-Stevens par Paul Cavrois, industriel roubaisien du textile, instruit sur les rôles respectifs des deux époux. Le bureau du propriétaire, précise la société des Amis de Paul Cavrois[14], était aussi utilisée par sa femme Louise Lucie Vanoutryve.
Cependant, un boudoir[15] est spécifiquement prévu pour elle, dans lequel se trouvent un divan, une coiffeuse, meuble typiquement féminin et, lit-on sur le site des Amis de la Villa Cavrois, « une table de travail ». On remarque surtout la coiffeuse, imposante et calquée sur un modèle de bureau mais équipé sur le bord du plateau d’un miroir qu’on pourrait prendre pour un écran d’ordinateur si on commettait un anachronisme. La caractérisation de ce boudoir est donc parfaitement genrée par son mobilier. Il n’y est pas non plus prévu de bibliothèque comme dans le bureau de l’époux.
Si les deux époux travaillent ensemble dans le bureau attribué à Paul Cavrois, auquel des deux était réservée la place à l’unique bureau opulent de la vaste pièce ? A peu près à la même époque, en 1940, Edward Hopper représente dans un tableau intitulé Office at night[16]la scène qui devait être celle des époux Cavrois : l’homme, installé à son bureau à double caisson, est absorbé par sa lecture, tandis que l’éclaire une lampe de bureau posée juste en face de lui. À quelques pas de lui, une femme, debout, semble rechercher un document dans une armoire de bureau dont un tiroir est ouvert. N’est-ce pas une secrétaire ou même une collaboratrice venue dans sa pièce de travail pour l’assister ? Le bureau, mobilier ou pièce, est encore le propre de l’homme.
6. Les secrétaires : une armée de sans-bureau
L’après seconde guerre mondiale voit se multiplier les postes de secrétaires, occupées majoritairement par les femmes ; la secrétaire doit devenir de plus en plus performante et rapide pour ses supérieurs hiérarchiques masculins. Dans l’entreprise, elle occupe un échelon subalterne dont témoigne une publicité de 1953 pour les machines à écrire Remington Rand[17]. La femme, fièrement installée à un bureau, travaille sous le regard satisfait de plusieurs hommes qui surveillent la vélocité de sa frappe et lui apportent toujours plus de documents à taper. Le slogan publicitaire, la « championne de rendement », confond la machine et la femme dans une même fonction utilitaire, à la mesure de la performance du nouvel outil.
La tertiarisation du travail a certes favorisé l’accès des femmes à des emplois de bureau, au sens institutionnel du terme, qui lui ont permis de gagner un salaire et de se libérer en partie du travail domestique, à moins qu’elles ne cumulent les deux journées de travail, l’un rémunéré, l’autre invisible au regard de la société. Cependant la configuration de la pièce bureau demeure fortement caractérisée d’un point de vue genrique : la femme y possède le plus souvent une table de travail adjacente au bureau de son employeur dont elle demeure la secrétaire et, quoi qu’il en soit, la subalterne. Dans les administrations et les grandes entreprises, la fourmilière des secrétaires s’alignent en rangées uniformes dans de vastes salles impersonnelles. La bureaucratisation qui a multiplié les emplois de secrétariat n’a pas pour autant permis à la femme de se prévaloir d’une pièce bureau au sein de l’entreprise, signe concret d’une autonomie dans le travail et d’un haut niveau de responsabilité hiérarchique. Jusqu’aux années 1980, le bureau, inévitablement associé à des professions intellectuelles ou de direction, demeure donc un privilège masculin ; ainsi, dans la sitcom américaine des années 50, Leave It to Beaver, le père, Ward Cleaver, possède une pièce bureau à lui, dans sa maison, composé d’une bibliothèque, d’un meuble bureau et d’un téléphone. Représentatif du « col blanc » de l’époque, il est relativement aisé et il travaille occasionnellement dans son bureau qu’il utilise davantage comme lieu de détente le week-end ou pour faire ses comptes, à l’abri de l’agitation de la maisonnée. « À l’occasion, Ward doit effectuer des travaux de bureau à domicile. Dans l’un des premiers épisodes, par exemple, il travaille à domicile sur une enquête de marketing auprès des femmes[18]. » Précision cocasse : l’épouse a droit d’entrée dans la pièce bureau mais elle y figure assise sur le meuble bureau, la tête tendrement inclinée vers son mari : le rôle dévolu à la femme demeure dans la sphère d’une conjugalité détachée de toute forme d’activité intellectuelle.
7. Années 50 : la photographie de l’intellectuelle à son bureau reste exceptionnelle
Dans les années cinquante, la photographie de la femme travaillant à son bureau, à son domicile, reste une marque d’exception et s’exhibe comme la preuve d’un statut remarquable d’intellectuelle ou de créatrice. Cette génération naissante de femmes reprend à son compte la photo de genre jusque là réservée aux hommes, au même titre que la peinture du XIXe siècle représentait l’écrivain dans son cabinet de travail. En 1955, Gisèle Freund photographie Simone de Beauvoir, concentrée à son bureau recouvert de livres et de feuillets. L’intellectuelle renouvelle souvent cette représentation d’elle-même qui l’apparente désormais à ses pairs masculins. Désormais, le bureau est dévirilisé dans le milieu restreint des diplômées du supérieur. Rappelons à ce titre que Marie-Jeanne Dury est la première femme professeure d’université à la Sorbonne, en lettres, en 1947. Simone de Beauvoir fut agrégée de philosophie en 1929 et enseignante en lycée jusqu’à sa révocation de l’Éducation nationale en 1941 pour avoir été accusée à deux reprises d’incitation de mineure à la débauche. Femme indépendante aux agissements sulfureux, elle semble peser d’égal à égal avec Sartre sur la scène littéraire française, comme en témoigne une photographie datée de 1963 de Beauvoir et Sartre[19], chacun assis face à son bureau, dans leur pièce bureau commune à Paris. Les deux intellectuels posent à égalité, même si, il faut le signaler, Sartre apparaît de fait au premier plan.
Même photo de Françoise Sagan à son bureau, chez elle, en 1954 et en 1957[20]. Elle tape à la machine mais, contrairement à une secrétaire, elle est entourée de livres dans une pièce à son domicile qui est un lieu de création, et non de subordination à une hiérarchie masculine au sein de l’entreprise.
Il existe une photographie comparable, de Françoise Giroud, qui accueille chez elle le magazine Paris Match, le 16 décembre 1977, l’année où elle occupe le poste de secrétaire d’État à la culture jusqu’en mars[21]. Elle aussi tape à la machine à écrire dans une pièce bureau fonctionnelle, équipée d’étagères de livres. Dans un autre cliché, elle pose debout sur une échelle de bibliothèque au milieu de ses livres. Sa légitimité de femme politique mais aussi d’intellectuelle est incontestée et mise en avant. Pourquoi alors cet autre cliché, bien plus étonnant, dans la même série de photos pour Paris Match, où elle pose, souriante, dans sa cuisine, en train d’étaler une pâte à tarte ? En 1974, secrétaire d’État chargée de la Condition féminine, elle déclarait au magazine Elle : « Les femmes sont une catégorie à part et ce qu’il faut arriver à faire justement, c’est qu’elles cessent de l’être ». Un an après sa nomination, elle avait en partie capitulé : « Il n’y a pas de Secrétariat d’État aux miracles.[22] » Fallait-il, dans l’univers majoritairement masculin de la politique et du journalisme de l’époque, que Françoise Giroud se reféminise, passant du bureau à la cuisine, pour rendre plus acceptable un excès de virilisation, encore prématuré eu égard à l’évolution des mœurs? Autre hypothèse plus optimiste : se présenter dans sa cuisine alors même qu’elle avait accédé un poste ministériel, c’était peut-être un message d’encouragement adressé aux femmes, toutes susceptibles désormais de franchir, comme elle, le fossé entre la vie domestique et professionnelle, entre l’anonymat de la femme au foyer et la légitimité politique.
8. Années 2000 : le bureau, une pièce dégenrée ?
C’est lorsque les femmes évoquent leur bureau comme lieu habituel de travail, sans plus avoir à exhiber la photographie de genre comme attestation de légitimité, que le terme, pièce ou meuble, perd finalement son caractère genré. Le bureau est devenu un accessoire banalisé de l’univers féminin, sans distinction manifeste de genre. En 2015, Julia Kristeva discute ainsi à bâtons rompus avec une journaliste du magazine Côté maison[23] : « – Votre pièce préférée où vous aimez être et passer du temps ? – Julia Kristeva : C’est évidemment dans mon bureau. […] – Où avez-vous écrit votre nouveau roman L’Horloge enchantée ? – Julia Kristeva : Principalement dans mon bureau car je travaille surtout la nuit. » On badine « côté maison » et, au détour de la conversation, sans prendre vraiment la pose, l’intellectuelle banalise, tout en la choyant, sa pièce à elle, essentielle à son activité créatrice.
L’histoire du bureau atteint son point d’aboutissement au terme d’un processus de dévirilisation que l’accès des femmes à l’éducation, au travail salarié reconnu et aux professions intellectuelles a permis. A la dégenrisation du bureau correspond celle du statut d’écrivain ou d’intellectuel – au genre neutre et non masculin – : Annie Ernaux revendique la nature non genrée de son travail d’écriture : « Je ne suis pas une femme qui écrit, je suis quelqu’un qui écrit[24] ». Pourtant, son constat final vient assombrir l’aboutissement de notre réflexion au moment même où la non binarité du masculin et du féminin semble enfin possible dans le milieu de la création artistique et intellectuelle : « Même si être une femme dans les années 2000 n’est pas être une femme dans les années 1950, perdure cette domination [masculine], y compris dans les sphères culturelles. La révolution des femmes n’a pas eu lieu. »
Ce propos de 2014 anticipe le rétropédalage lié à la crise sanitaire de 2020-21 : le télétravail renvoie à nouveau les femmes à leur cuisine, ordinateur portable à cheval entre le micro-ondes et le biberon, faute de nourrice, faute de place dans des logements où l’homme semblerait souvent prioritaire dans l’attribution de la « pièce à soi », quitte à ce qu’elle soit la chambre conjugale, plus calme en tout cas et à l’abri des piaillements des enfants. Au sein du couple, en dépit de l’évolution en faveur d’une meilleure répartition des prérogatives entre homme et femme, la disparité demeure cruciale. Les études de l’INSEE[25] sont édifiantes : la moindre rémunération des femmes est nettement plus marquée pour celles qui vivent en couple. En moyenne, en 2011, les femmes vivant en couple ont perçu un revenu annuel de 16 700 euros contre 29 000 euros pour leur conjoint, soit 42 % de moins. Tout est dit et on comprend qu’avec la pandémie et l’obligation de télétravail imposée aux entreprises et aux administrations, les femmes, occupant des emplois de moindre qualification à revenu inférieur, se soient retrouvées à télétravailler dans leur cuisine, laissant à l’homme le bénéfice d’une pièce à lui, plus adaptée à des niveaux de responsabilité professionnelle élevée. « Par comparaison, cet écart n’est que de 9 % entre les femmes et les hommes sans conjoint », chiffre consternant de signification quand on sait les difficultés financières des familles monoparentales. Pourtant, en moyenne, les femmes seules, en activité, ont un meilleur revenu qu’en couple. Cette moyenne masque un avantage pour les femmes actives seules mais plus jeunes, sans enfants et surtout plus diplômées. Tel est le portrait de la femme la plus susceptible de posséder son propre bureau. La voici donc contrainte à opérer des choix quelquefois cruciaux, pour préserver son activité professionnelle dans des conditions matérielles adaptées.
De plus en plus d’hommes de la génération actuelle, plus impliqués dans la sphère privée que leurs pères, sont désormais confrontés eux aussi à de tels choix, à un partage plus équilibré entre les activités du « bureau » et les affaires domestiques, entre la part de soi et la part de l’autre. Le dialogue en sera-t-il peut-être plus ouvert et équitable entre femmes et hommes, confrontés au besoin d’une « pièce à soi » ? Peut-être en est-on loin encore, en dépit des avancées constatées. Le film documentaire-fiction de Claire Simon, mystérieusement intitulé Les Bureaux de Dieu, « informe sur le stérilet, la pilule du lendemain, le déroulement et le prix d’une IVG, il le faut, mais surtout il déchire le silence et l’illégitimité qui entourent les territoires du féminin[26] ». Les « bureaux de Dieu », c’est le planning familial où se retrouvent les femmes qui « viennent dire à d’autres femmes comment elles se débrouillent de ça, de ce qui arrive à leur corps, comment elles se débattent avec ça, chacune de leur côté, dans la toile de leur histoire particulière ». À défaut d’une pièce à soi, les femmes viennent chercher dans les « bureaux de Dieu » un sort moins terrible que celui que leur réservaient les faiseuses d’ange. De l’ange à dieu, la femme aspire à un salut propre, dans une économie de leur vie librement choisi, à la chambre et au bureau.
Bibliographie
BALZAC (de), Honoré, Œuvres diverses, « Lettre XII à M. Bernard, à Nantes », Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 2, 1996.
CATINAT, Anne-Laure, « Les premières avocates du barreau de Paris », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, année 1998, 16.
CHRISTEN-LÉCUYER, Carole, « Les premières étudiantes de l’Université de Paris », Travail, genre et sociétés, 2000/2, n° 4, p. 35 à 50.
DARRIEUSSECQ, Marie, Un lieu à soi, Denoël, 2016.
ERNAUX, Annie, Le vrai lieu, Entretiens avec Michelle Porte, Paris, Gallimard, 2014.
ERNAUX, Annie, « Les Bureaux de dieu », in Images documentaires, n° 65/66, 2009.
MORIN, Thomas, « Écarts de revenus au sein du couple, Trois femmes sur quatre gagnent moins que leur conjoint », INSEE Première, n° 1492, mars 2014, p. 1-4.
PROUST, Marcel, Le Côté de Guermantes, Paris, Gallimard, 1919.
SAND, George, Correspondance de George Sand, tome I, lettre du 31 mai 1831 à Emile Regnaud, éd. par Georges Lubin, Paris, Garnier Frères, 1964.
SAND, George, Histoire de ma vie, Quatrième partie, chap. XII, in Œuvres autobiographiques, vol. 2, éd. Georges Lubin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1971.
[1] Christine de PIZAN, Cent balades d’amant et de dame, 1400-1410, BnF, Département des Manuscrits.
[2] Anne-Laure CATINAT, « Les premières avocates du barreau de Paris », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, année 1998, 16, p. 44.
[3] BALZAC, Œuvres diverses, « Lettre XII à M. Bernard, à Nantes », Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 2, 1996, p. 943.
[4] Carole CHRISTEN-LÉCUYER, « Les premières étudiantes de l’Université de Paris », Travail, genre et sociétés, 2000/2, n° 4, p. 35 à 50.
[5] Voir la page sur le site internet Alamy Banque de photos : https://www.alamyimages.fr/illustration-representant-une-jeune-femme-ecrivant-une-lettre-alors-qu-assise-a-son-bureau-en-date-du-19e-siecle-image186318725.html [consulté le 6 septembre 2023].
[6] A titre d’exemples, le Portrait d’Émile-Jean Fontaine, Libraire par Gustave CAILLEBOTE en 1885 et L’Écrivain Léon Tolstoï dans son cabinet de travail par Ilia RÉPINE en1891.
[7] Denoël, 2016.
[8] Kate Greenaway, portrait de l’auteur de livres pour enfants à son bureau, 1880. Lebrecht Music & Arts / Alamy Banque d’Images : https://www.alamyimages.fr/photo-image-kate-greenaway-1880-portrait-de-l-auteur-de-livres-pour-enfants-a-son-bureau-illustratrice-de-livres-pour-enfants-en-anglais-et-ecrivain-17-83355636.html [consulté le 6 septembre 2023].
[9] Le Côté de Guermantes, Paris, Gallimard, 1919, p. 183.
[10] Fiche de visite, Domaine de George-Sand à Nohant, p. 4, Centre des Monuments nationaux. Nous avons obtenu l’autorisation de reproduction gratuite pour les deux plans auprès des monuments nationaux.
[11] Histoire de ma vie, Quatrième partie, chap. XII, in Œuvres autobiographiques, vol. 2, éd. Georges LUBIN, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1971, p 100.
[12] Correspondance de George Sand, tome I, lettre du 31 mai 1831 à Emile Regnaud, éd. par Georges LUBIN, Paris, Garnier Frères, 1964, p. 882-883.
[13] Colette en 1922, APIC/GETTY IMAGES : photographie publiée dans « 3 choses que vous ignoriez sur Colette », par Marie LÉGER, Vogue, 3 août 2023. https://www.vogue.fr/culture/article/tout-ce-que-vous-ignoriez-sur-colette [consulté le 6 septembre 2023].
[14] Site internet des Amis de la villa Cavrois : https://www.villacavrois.org/2000/12/le-bureau.html [consulté le 6 septembre 2023].
[15] Idem : https://www.villacavrois.org/2000/12/le-boudoir.html
[16] Tableau conservé au Walker Art Center de Minneapolis, dans le Minnesota.
[17] Publicité Remongton Rand : machine à écrire Noiseless portable, 1953.
https://picclick.fr/Publicite%CC%81-papier-REMINGTON-RAND-TYPING-MACHINE-A-ECRIRE-154450242240.html [consulté le 6 septembre 2023].
[18] Elisabeth PATTON, « Travail à domicile : dans la bataille pour l’espace, les femmes sont les grandes perdantes », The Conversation, l’expertise universitaire, l’expérience du journalisme, 18 août 2020. https://theconversation.com/travail-a-domicile-dans-la-bataille-pour-lespace-les-femmes-sont-les-grandes-perdantes-144624 [consulté le 6 septembre 2023].
[19] Photographie de Gisèle FREUND intitulée Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, Paris, datée de 1963. Donation de l’artiste au Centre Pompidou en 1992. N° d’inventaire AM 1992-327. https://www.centrepompidou.fr/fr/ressources/oeuvre/cbqj9GL [consulté le 6 septembre 2023].
[20] Paris Match Archives : https://www.gettyimages.fr/detail/photo-d%27actualit%C3%A9/rendezvous-with-francoise-sagan-fran%C3%A7oise-sagan-photo-dactualit%C3%A9/162854143 [consulté le 6 septembre 2023].
[21] « Quand Françoise Giroud posait pour Paris Match », in Paris Match, 4 octobre 2015, mise à jour le 20 juin 2017, par Anthony VERDOT-BELAVAL : https://www.parismatch.com/People/Politique/En-images/Quand-Francoise-Giroud-posait-pour-Paris-Match-837811 [consulté le 6 septembre 2023].
[22] « Les femmes et le pouvoir, Le secrétaire d’état à la condition féminine », site internet du Sénat : http://www.senat.fr/evenement/archives/D35/secretariat.html [consulté le 6 septembre 2023].
[23] Florence BATISSE-PICHET, « Où vit la psychanalyste et romancière Julia Kristeva ? », 20 juillet 2015, https://www.cotemaison.fr/chaine-d/deco-design/ou-vit-la-psychanalyste-et-romanciere-julia-kristeva_25248.html [consulté le 10 avril 2024.
[24] Le vrai lieu, Entretiens avec Michelle Porte, Paris, Gallimard, 2014, p. 55.
[25] Thomas MORIN, « Écarts de revenus au sein du couple, Trois femmes sur quatre gagnent moins que leur conjoint », INSEE Première, n° 1492, mars 2014, p. 1-4.
[26] Annie ERNAUX, in Images documentaires, n° 65/66, 2009, p. 125.