Taïna Tukhunen, “Les jardins post-pastoraux de Tennessee Williams, à la scène et à l’écran”

 

Traduit de l’anglais par Alexandre Ellis, Emeline Vaussier, Lisa Boron, Lorelei Frétard-Dufils, Lucie Breau, Morgane Le Menn, Valentine Lorthios et Violette Frouin.

La machine humaine n’est pas si différente de la machine animale, de la machine-poisson, de la machine-oiseau, de la machine-serpent, de la machine-insecte ! Tout ce qu’il y a, c’est qu’elle est sacrément plus complexe et du coup c’est plus difficile de la garder en état de marche.

Tennessee Williams, La Chatte sur un toit brûlant (nous traduisons ; passage non traduit dans les deux adaptations françaises de la pièce).

Dans The Machine in the Garden [La machine dans le jardin, non traduit], Leo Marx, professeur d’histoire culturelle, évoque la description par Nathaniel Hawthorne en 1844 d’un décor naturel où l’irruption soudaine et bruyante d’un train vient troubler la tranquillité de la forêt paisible où Hawthorne méditait :

Mais, écoutez ! Voici le sifflet de la locomotive, ce long cri, plus discordant que tout autre, que la distance d’un kilomètre ne parvient pas à adoucir ni à rendre harmonieux. Il raconte l’histoire d’hommes occupés, de citoyens qui, venant des quartiers échauffés, sont venus passer un moment dans un village à la campagne. Des hommes d’affaires, en manque de tranquillité. Il n’est pas surprenant qu’un tel son nous effraie, puisqu’il fait pénétrer le monde bruyant au sein de notre paix assoupie. (Marx, 1964, 13)

Leo Marx associe cet incident acoustique causé par un élément urbain à un conflit majeur au sein de la culture américaine, opposant l’idéal pastoral d’une part, l’industrialisation et la technologie moderne d’autre part. Un conflit qui, selon lui, résonne dans la littérature américaine depuis ce jour de juillet où la rêverie de Hawthorne fut interrompue par l’entrée fracassante d’une machine dans l’Arcadie américaine. En considérant le sifflement strident de la locomotive comme bien plus qu’un simple effet sonore, Marx observe ensuite l’effondrement du motif rural dans les œuvres d’autres grands écrivains américains. Plus au sud, la rencontre entre l’idéal agraire et la culture des machines a lieu, selon lui, lorsqu’un monstrueux bateau à vapeur du Mississippi émerge soudainement de la nuit dans Les Aventures d’Huckleberry Finn de Mark Twain et se fracasse contre le radeau sur lequel Huck et Jim avaient paisiblement dérivé dans leur quête de liberté. Après l’analyse de quelques œuvres majeures d’auteurs américains (dont Emerson, Thoreau, Melville, Hawthorne, Twain et Fitzgerald), Marx conclut que, tout en soulignant des contradictions significatives au sein de la culture américaine, « les écrivains américains ont rarement, voire jamais, proposé une résolution satisfaisante pour leurs fables pastorales » (364). En fin de compte, « le héros américain est soit mort, soit totalement étranger à la société, seul et impuissant, comme le berger exilé dans Les Bucoliques de Virgile » (364).

Dans cet article, j’aimerais démontrer que la tension entre le « pastoral » et le « progrès » identifiée par Leo Marx persiste sous la forme d’une opposition créative à travers plusieurs pièces de théâtre de Tennessee Williams (1911-1983), célèbre poète et dramaturge du Sud des États-Unis, dont le centenaire fut commémoré à travers le pays en 2011. Les œuvres de Williams ne sont pas mentionnées explicitement dans The Machine in the Garden, mais elles remettent bien en cause la conception pastorale sous-jacente du « jardin américain », sans résoudre pour autant les questions culturelles posées par ce même mythe. Alors que la cabane en rondins dans Walden ou la Vie dans les bois d’Emerson et le radeau voguant vers le sud dans Huckleberry Finn de Mark Twain offrent « l’opportunité d’un retour temporaire à l’origine » (p. 69), comme Marx l’écrit, les jardins post-édéniques de Williams, eux, n’offrent pas le décor nécessaire à des retours temporaires vers les joies du monde rural. C’est plutôt à nous de donner un sens à ces décors brisés, à ces icônes fragmentées chargées de nostalgie, ou aux sons discordants qui résonnent à travers ce que Matthew Roudané appelle, à propos de Williams, « les moments scéniques poétiques, des moment dans lesquels les faits sociaux, les effondrements psychologiques et les rencontres érotisées constituent un point fixe où l’imagination elle-même devient le dernier refuge de ces personnages que le destin condamne » (Roudané, 1997, p. 1 ; nous traduisons).

Je vais me pencher brièvement sur cinq adaptations cinématographiques des œuvres du dramaturge né dans l’état du Mississippi : Un Tramway nommé Désir (Elia Kazan, 1951), Baby Doll (Elia Kazan, 1956), La Chatte sur un toit brûlant (Richard Brooks, 1958), Soudain l’été dernier (Joseph L. Mankiewicz, 1959) et La Nuit de l’iguane (John Huston, 1964). Ce faisant, je vais garder à l’esprit l’idée de Roudané selon laquelle l’imaginaire est le refuge, ou le sanctuaire, ultime. Mon but est d’étudier la manière dont l’imagerie des jardins, ainsi que la « panoplie végétale » (Bargainnier, 2006, 245) du Vieux Sud romanticisé, sont retravaillées pour donner des représentations plus modernes du Sud. Car contrairement à la plupart des films plus conventionnels portant sur le patrimoine américain, qui ont eu tendance à représenter le Sud des États-Unis comme un lieu incorruptible et équilibré dans lequel il fait bon vivre, les scénarios des films du milieu du XXe siècle adaptés des œuvres de Williams s’éloignent de ces images idéalisées du Sud et grattent sous la surface pour arriver aux conflits internes d’un monde en lutte avec son passé.

Étonnamment, le jardin chez Tennessee Williams est d’emblée imprégné de perte et de dégénérescence, y compris au niveau auditif. Comme on peut le voir dans Un Tramway nommé Désir, adapté au cinéma par Elia Kazan, les sons convoient des significations variées dans cette représentation d’un Sud fictif du XXe siècle. Et même si la « machine dans le jardin » prend indubitablement une valeur plus psychologique ou métaphorique que purement technologique, à la fois dans le texte et à l’écran, le motif du cri perçant se laisse toujours entendre. Ce cri ne provient pas nécessairement de la machine, comme la bande son d’Elia Kazan le suggère. Il demeure intimement lié à l’angoisse et à l’aliénation de l’ère technologue, qui recouvre les sons plaisants et les effets musicaux avec des résonances hostiles.

Dans Un Tramway nommé Désir, la plantation perdue « Belle Rêve » est d’abord présentée sous la forme d’un cliché qui s’estompe avant que la Dame du Sud ne soit « traînée […] hors de cette espèce de colonnade  » [« pulled down … off them columns] (Williams, 1987, 199), selon les mots crus d’un mécanicien nommé Stanley Kowalsky (Marlon Brando). Les lumières colorées de la ville de la Nouvelle-Orléans (qui évoque le Sud récemment urbanisé) sont allumées tandis que le Vieux Sud disparaît au profit d’un monde industriel plus criard et bruyant. Blanche DuBois (Vivien Leigh), habillée d’une robe coquette de garden-party dans un monde traversé par des bruits cacophoniques de jungle, est affligée d’un beau-frère qui se prend pour un singe et feule comme un chat, tandis que sa petite sœur Stella (Kim Hunter) se transforme en une femme charnelle prête à « rester en retrait avec les brutes » (164). Stella-la-Star tombe finalement de son piédestal lors d’une séquence dans les escaliers où la partition de jazz radicalement nouvelle et dissonante d’Alex North nous offre un air de saxophone mémorable qui souligne le travail de cadrage de Kazan, le tout rendant la descente lente et sensuelle de Hunter dans les bras forts et couverts de sueur de Brando particulièrement spectaculaire. Comme dans le texte de la pièce, l’espace diégétique du film fait écho aux bruits de la rue et aux cris grossiers, et résonne avec la clameur créée par le « train psychique » que Blanche est le seul personnage à percevoir. Comme les coups de feu anachroniques qui n’appartiennent pas à l’espace diégétique du film, les sifflets de la locomotive relient les âpres temps post-arcadiens au passé qui, pour paraphraser les mots souvent cités de William Faulkner, n’est jamais totalement mort ni parfaitement passé.

Le jardin du Sud imaginé par Williams, toujours déjà souillé et contaminé, est saturé de synesthésie, un « trouble » fait pour le cinéma. En créant des effets où les images, les sons et les odeurs s’entremêlent, le dramaturge a fourni aux cinéastes une mine d’indications scéniques, réseau sans fin d’intersections entre l’histoire du Sud, les récits, les symboles, les mythes et les typologies. Williams est loin d’être le seul auteur américain à exploiter la riche matrice des traditions et des légendes du Sud, la culture de la plantation, la grandiloquence épique incarnée par des Belles plus ou moins dévouées, les gentilshommes galants et les manières codées ; mais il a joué un rôle crucial pour mettre en rapport un Sud romanesque plus vrai que nature et une esthétique plus libre. Il a révélé, en particulier, le primitivisme et l’horreur qui se cachent sous une surface lisse, obligeant le Sud à faire face à certaines de ses histoires inédites de décadence, de folie, d’inceste et de sacrifice humain. Pourtant, dans les adaptations des œuvres de Williams, alors que l’altérité raciale ne fait surface que par le biais de figures ou de métaphores fugaces, son Sud de l’après-guerre est, de manière assez marquée, le lieu de la blancheur décadente où la mise en œuvre de crises psychologiques nécessite encore souvent un environnement de type jardin. Qu’il s’agisse d’une demeure délabrée au sein d’une plantation (Baby Doll), d’un vieux domaine acheté par un industrieux fils de clochard (La Chatte sur un toit brûlant), du jardin intérieur d’un hôtel particulier bourgeois (Soudain l’été dernier) ou d’un jardin naturel exotique au sommet d’une colline au Mexique (La Nuit de l’Iguane), les Suds williamsiens nous emmènent au-delà des espaces surdéterminés du cinéma du Sud canonique des années 30 et 40, en amenant du désordre au sein des paysages iconiques et en laissant la nature sauvage et hideuse s’infiltrer et se fondre dans le jardin arcadien.

Le reptile sous le porche dans La Nuit de l’iguane

Dans les représentations cinématographique du Sud basées sur les œuvres de Tennessee Williams, le monde présent repose constamment sur un monde révolu peuplé de pères dignes, de filles innocentes et de jardins en apparence parfaits, caractéristiques bien connues du Sud américain popularisées par le cinéma. Pourtant, ce que Williams préfère nous montrer, c’est l’animal au bout de la corde qui s’éloigne du décor prévu.

 Cette idée est clairement illustrée dans La Nuit de l’iguane, réalisé par John Huston en 1964. Ce film met en scène un homme d’église défroqué et en difficulté, le révérend Shannon (Richard Burton), qui travaille de l’autre côté de la frontière avec le Mexique comme guide touristique après avoir perdu la foi et sa chaire. Dans son film, Huston met l’accent sur l’affrontement entre le divin et le trivial par le passage d’un plan à un autre : d’un reptile à l’air mauvais au sommet d’une colline en pleine jungle, ou d’un ciel orageux aux protagonistes coincés dans le bas-monde. Le générique de début laisse la place au gros plan prolongé d’un iguane avant que la caméra ne descende du clocher d’une église vers un panneau planté dans le sol sur lequel est indiqué le sujet du sermon du jour (« Esprit de Vérité »). Dans le plan suivant, le révérend Shannon, à l’intérieur de l’église, est sur le point de débuter une messe véhémente mais qui sera de courte durée.

La séquence suivante, qui est un ajout au texte de Williams, est une déclaration cinématographique à elle toute seule. Shannon est filmé en contre-plongée, assis bien haut dans sa chaire ; il représente une figure d’autorité. Néanmoins, un malaise grandit parmi les paroissiens qui chantaient en chœur et ils commencent à quitter le temple avant la moitié du sermon. Les mots que le révérend balance aux fidèles se heurtent à l’iconographie pastorale : le Bon Berger, figure classique virgilienne qui est également évoquée dans The Machine in the Garden, se transforme en un prêcheur furieux qui chasse son troupeau de l’église en hurlant. C’est seulement après ce prologue inattendu que Huston embarque les spectateurs dans un voyage en bus avec une petite congrégation composée uniquement de femmes, durant lequel l’homme d’église subit une deuxième déchéance en succombant au charme de Charlotte Goodball (Sue Lyon), une féline de 17 ans en chaleur, qui rôde elle aussi autour du prêtre. Et comme Lesley Brill le note dans John Huston’s Filmmaking, « La Nuit de l’iguane semble souvent une amplification de l’idée sartrienne selon laquelle l’enfer, c’est les autres, auxquels on ne peut ni échapper ni se lier. » (Brill, 1997,96 ; nous traduisons)

Plus tard, Huston se concentre sur le lézard éponyme attaché à un poteau, opposant la bête muette aux vocalises continuelles des créatures féminines dont les voix perturbent constamment l’équilibre de la nature mis en scène dans cette autre représentation de « désaxés » hustoniens. Il s’agit ici d’un groupe hétérogène composé de Maxine Faulk (Ava Gardner), la propriétaire d’un hôtel délabré, de Hannah Jelkes (Deborah Kerr), artiste, et de son grand-père poète alors moribond (Cyril Delevanti), ainsi que du groupe de femmes pathétiques et pieuses du bus qui poursuivent le Révérend Shannon. Pendant la majeure partie du film, l’animal sauvage qui s’apprête à être abattu pour être mangé est enchaîné au porche d’un l’hôtel situé au sommet de la jungle, appelé « Costa Verde » (« Côte Verte »), qui n’a plus rien à voir avec la « vallée joyeuse » de Hawthorne. Et comme l’animal enchaîné, le prêtre fugitif ne cesse de se tourner et de se retourner dans son propre carcan. Attaché à un hamac par Maxine et Hannah, l’animal reflète la situation difficile de Shannon. Les deux femmes, elles, représentent chacune une facette des opinions opposées de Shannon vis-à-vis de la sexualité et de la religion, de la chair et de l’esprit. Elles empêchent le suicide du Révérend et l’iguane est enfin relâché, mais il reste une question épineuse : est-ce que la colline mexicaine (présentée comme le Jardin de Gethsémani pour l’auteur du crime en même temps que la victime de la parole sainte), deviendra un nouvel Eden ou bien un Golgotha ?

Les allégories animales de Williams ne seraient guère aussi captivantes si elles n’étaient pas des fusions alambiquées de la sauvagerie et de la sensualité, rendant difficile la distinction entre la respectabilité et la barbarie. L’excursion au Mexique dans La nuit de l’Iguane ne fait pas exception, bien que, contrairement à d’autres pièces majeures de Williams, elle ne se déroule ni en Louisiane ni dans le Mississippi, mais au-delà des frontières géographiques du Sud américain. Pourtant, quelle que soit leur position exacte sur la carte, les personnages de Williams restent empêtrés dans l’histoire, tant personnelle que biblique, traînant leurs enfers personnels partout où ils vont. Et bien que le Sud williamsien soit marqué par un déclin certain des pères tout-puissants, des mères dévouées, des fils impuissants à poursuivre l’œuvre de leur père et des jeunes femmes soumises à des codes d’honneur, il est aussi un lieu peuplé de dieux punitifs, où la société, pour garder le contrôle, a recours aux camisoles de force, aux lobotomies et autres méthodes coercitives. Après la libération du lézard emblématique et sa disparition sous les arbustes de la jungle mexicaine, on doute de la catharsis finale. Comme l’affirme Peggy W. Prenshaw dans son article « The Paradoxical Southern World of Tennessee Williams » [« Le Sud paradoxal de Tennessee Williams »], même si Williams est attaché à la vision romantique selon laquelle la nature  incarne le bien, ses écrits sont souvent « bien trop imprégnés d’un sentiment de péché pour accueillir cette idée avec sérénité. » (Prenshaw, 1980, 8 ; nous traduisons).

Big Daddy et autres bêtes enchanteresses du Sud

La verticalité est aussi mise en avant dans d’autres relectures filmiques de pièces écrites par Tennessee Williams. Les plongées et contre-plongées continuent de révéler l’obsession des habitants du Sud pour l’ascension et le déclin, à travers un ascenseur somptueux dans Soudain l’été dernier ou un escalier dans La Chatte sur un toit brûlant, qui était déjà un symbole complexe et le décor de confrontations spectaculaires dans les blockbusters du Sud des années 1930 que sont Autant en emporte le vent (Victor Fleming, 1939) et L’Insoumise (William Wyler, 1938). Le magnifique escalier central de la plantation de Twelve Oaks est démoli dans la superproduction de Selznick adaptant le roman de Margaret Mitchell ; pourtant, sa présence implicite continue de hanter les écrans dans un grand nombre de reconstitutions du Sud américain toujours marquées par des fantasmes d’escaliers qui monteraient jusqu’au paradis.

Dans son livre Framing the South: Hollywood, Television and Race during the Civil Rights Struggle [Dépeindre le Sud : Hollywood, télévision et race pendant la lutte pour les droits civiques], Alison Graham s’intéresse aux représentations hollywoodiennes du Sud après les années 30 et 40 :

Dès le milieu des années 50, l’histoire d’amour entre les Américains blancs et l’imaginaire suscité par les plantations avait déjà connu plusieurs réécritures ; néanmoins, la passion était plus forte que jamais. Sous l’influence de Tennessee Williams, Hollywood modernisa ses décors d’avant-guerre et les spectateurs furent conviés à une nouvelle mise en scène du déclin du Sud. Les manoirs, les juleps et les magnolias ont été conservés, mais désormais, les habitants du Sud fictif commençaient à révéler les crises psychologiques d’une sous-culture en déclin (Graham, 2001, 20, nous traduisons).

Alors que la « nouvelle mise en scène du déclin du Sud » coïncidait avec le développement de difficultés d’un genre nouveau, le Sud cinématographique dégradé était encore un monde rempli de femmes exaltantes et révoltantes : des Belles qui tombaient leur masque de femme raffinée du XIXe siècle. Comme l’a remarqué R. Barton Palmer, Williams a aussi contribué à populariser « un genre de masculinité différent, en proposant des images de virilité désirable, vulnérable et pourtant agressive, qui ont profondément impacté la vision américaine du genre » (Palmer, 1997, 231 ; nous traduisons). C’est le cas dans La Chatte sur un toit brûlant, une autre des pièces de théâtre de Williams primées et adaptées au cinéma. Le film réalisé par Richard Brooks en 1958 est centré sur le pathologique baroque d’une famille du Sud au chevet de « Big Daddy » (Burl Yves), atteint d’un cancer, et de son fils Brick (Paul Newman), un alcoolique à la cheville cassée ; il montre ensuite le rétablissement du pouvoir des pères en tant que chefs de famille. C’est la femme de Brick Pollitt, Maggie (Elizabeth Taylor), Belle hétérodoxe et véritable « chatte » de l’histoire, qui ressort comme le personnage le plus authentique et le plus honnête du récit. Même lorsque Maggie ment à propos de sa grossesse, elle se bat telle une lionne contre les secrets honteux et « l’odeur infecte du mensonge » qui ont envahi la plus grosse propriété du delta du Mississippi, la transformant en une sorte de piège à rats.

Dans La Chatte sur un toit brûlant, la culture de la plantation, bien après le temps de son apogée, a abandonné ses idéaux aristocratiques et ses traditions raffinées. La grande maison blanche, imitation des antiques demeures grecques, n’est plus occupée par les descendants d’une lignée agraire mais a été acquise après des années de dur labeur par un ancien contremaître sans pedigree. Imprégné de richesses ostentatoires, de malaise et de trahisons, le nouveau Sud rural est particulièrement bien incarné par Big Daddy Pollitt, le patriarche cancéreux, et par ses petits-enfants, que son aîné Gooper (Jack Carson) a eus avec Mae (Madeleine Sherwood), son épouse, ancienne reine du Carnaval de Memphis et « monstre de fertilité » qui fait tout son possible pour s’assurer que sa progéniture, les « monstres sans cou », hérite de la riche plantation du Mississippi. Des scènes carnavalesques et bruyantes ponctuent le film, lui conférant un rythme digne d’un cirque, grâce aux performances assourdissantes des petits-enfants dans une fanfare du Sud pour divertir le patriarche mourant. Pendant ce temps, des voix d’adultes résonnent à travers le manoir et le jardin « en braillant la vérité », comme le fait remarquer Maggie à propos de la guerre incivile qui fait rage parmi les solitaires williamsiens. À travers les yeux de Maggie, la performance du bonheur familial (hétéro-)normé incarné par Mae ressemble à une parade de Mardi Gras, et il y a de fortes chances que ce soit à travers « Maggie la Chatte »,  personnage de « bonne mauvaise femme » et de bête enchanteresse parmi les plus mémorables du Sud américain, que la voix de Williams ridiculise le mieux la voracité et le provincialisme imbu de lui-même de la nouvelle génération des habitants du Sud installés dans le décor ancien de la plantation.

Il y a quelque chose qui rappelle Citizen Kane dans la façon générale dont Brooks transpose à l’écran le récit d’ascension sociale de Williams, où l’agriculture et le jardinage ont cessé de représenter l’activité humaine idéale au sens jeffersonien. La ferme est maintenant une grande entreprise aux mains des nouveaux Big Daddies du Sud et, bien que la « machine dans le jardin » ne soit pas représentée dans La Chatte sur un toit brûlant autrement qu’au moyen d’avions, de voitures décapotables et de grosses cylindrées utilisés par les nouveaux propriétaires de plantations, on comprend que le Sud, autrefois rustique, a succombé à la pensée industrialiste et est devenu une « usine dans les champs » dédiée à la production de masse. Comme le magnat de la presse mégalomane s’accroche à Xanadu, son palais pharaonique, dans le film Citizen Kane d’Orson Wells (1941), l’ « Empereur du Mississippi » s’accroche à son royaume divin et à son propre « rosebud », en l’occurrence une valise vide qui appartenait à son père, un journalier mort près du chemin de fer, un sourire sur le visage. Cependant, il faut la découverte de la maladie inopérable de Pollitt père pour que soit révélée l’absurdité de sa quête d’immortalité. Les statues, les miroirs, les tableaux et autres objets d’art onéreux rapportés d’Europe, empilés en tas dans la cave et vidés de leur sens, offrent un décor parfait pour la confrontation thérapeutique entre le patriarche mourant et son fils Brick, qui ont enfin le courage de faire le tri dans les biens accumulés par le père et, pour le fils, de dépasser sa haine de lui-même, jusqu’à arriver au difficile mot de cinq lettres « amour ». Et, comme pour résumer les dilemmes moraux et sexuels complexes de la pièce, Brooks a recours à une autre métaphore animale williamsienne pour mettre fin au duel verbal père-fils, créant un instant cathartique où la distinction entre l’homme et la bête est presque effacée : « L’animal humain est une bête qui doit finalement mourir dans l’espoir fou que l’une des choses qu’il achète sera la vie éternelle, ce qui sera toujours impossible. »

La Chatte sur un toit brûlant de Brooks se termine d’une manière curieusement hollywoodienne et anti-williamsienne : avec un happy end. Maggie (Elizabeth Taylor) se défait de sa peau de chatte lorsqu’elle s’élance, tel un ange, vêtue d’une robe blanche, dans le grand escalier, pour répondre à l’appel de son mari qui lui demande de la rejoindre dans la chambre de l’étage afin de concevoir, nous laisse-t-on entendre, l’héritier tant attendu de la propriété. Non seulement le film rend sa masculinité à Brick, purgeant la chambre à coucher de précédentes allusions au désir homosexuel, mais l’annonce de la grossesse de Maggie-Mary est interprétée comme un signe de renouvellement pour toute la famille du Sud : « Un enfant va naître, engendré par Brick avec Maggie la Chatte. » Finalement, contrairement aux deux fins alternatives que Williams avait écrites pour la pièce, les trois hommes de la famille Pollitt, dans le film, s’accordent à dire que Maggie (contrairement à Mae la mère de famille qu’on retrouve étendue au pied de l’escalier, étrangement sans vie) porte « la vie en elle ». Comme Bricks le dit alors : « La vie, c’est quelque chose d’acharné, de furieux, et Maggie l’a dans le ventre. Quelque chose d’acharné et de désespéré qui ressemble à Maggie ».

La jungle-jardin dans Soudain l’été dernier

La quête de « vérités désespérées » refait surface dans Soudain l’été dernier, une fable williamsienne plus vicieuse mais également plus fantaisiste dans laquelle le locus principal n’est plus une jungle ni une demeure luxueuse du Mississippi, mais un enclos sauvage créé par l’homme à l’intérieur d’une élégante maison de ville située dans le Garden District de la Nouvelle Orléans. À cause des restrictions imposées par la censure, toujours impitoyable à la fin des années 50, l’adaptation de La Chatte sur un toit brûlant ainsi que la version de Joseph L. Mankiewicz de Soudain l’été dernier ont toutes deux évité le sujet tabou présent dans les pièces homonymes : l’homoérotisme, et son corrélat, le personnage williamsien du « queer mort ». Malgré le contrôle exercé par le Code Hays sur les adaptations cinématographiques des textes de Williams, ses puissantes allégories animales et botaniques, ainsi que ses riches techniques réalistes et expressionnistes semblent avoir protégé ces adaptations contre l’édulcoration des intrigues secondaires.

Dans Soudain l’été dernier, une belle demeure de la Nouvelle-Orléans est présentée comme un point de passage : derrière la façade respectable de la vielle maison, on pénètre dans un arrière-pays mystérieux créé par le poète disparu Sebastian Venable, dont la mère hautaine et castratrice, Mrs Violet Venable (Katharine Hepburn), s’est donné pour mission de transformer son fils défunt en monument. Dans une association typiquement williamsienne, le jardin de Sebastian mêle sons et images, ainsi qu’une grande sophistication et une extrême cruauté. Cet écho à la jungle renvoie à ce que Mme Venable appelle l’« aube de la création » dans le film, en évoquant les multisensoriels « arbustes aux fleurs vives en forme de trompette » (Williams, 2001, 228) de La Nuit de l’iguane, qui nous emmènent vers d’autres endroits emblématiques, en l’occurrence dans les îles Galapagos, où Sebastian avait obligé sa mère à regarder l’effroyable spectacle d’oiseaux voraces et criards dévorant des tortues tout juste écloses. C’est seulement à la fin, sous l’effet du sérum de vérité, que l’intrigue secondaire post-darwinienne qui se cache sous l’allégorie animale est révélée et que l’on apprend par la nièce de Mrs. Venable, Catherine (Elizabeth Taylor), que Violet a attiré de jeunes hommes afin de satisfaire l’appétit sexuel du prédateur qu’est son fils, avant que ce dernier ne succombe au cannibalisme de ceux qu’il avait exploités sexuellement.

Comme dans La Chatte sur un Toit Brûlant, Elizabeth Taylor est choisie pour jouer une jeune femme impétueuse du Sud qui s’oppose à un Adam tourmenté et fragile dans un Éden déjà corrompu. C’est par le biais de flashbacks que l’on réalise la transformation tragique de Catherine Holly en appât, dont le rôle est de racoler des jeunes hommes. Sebastian avait l’habitude de confier cette mission à sa mère, cette « méchante femme » dont émane un « parfum merveilleux » du même genre que celui de la dionée attrape-mouche, la plante insectivore dans le jardin de Sebastian, avant que Violet ne soit trop vieille pour cette mission spéciale. Ici, le pouvoir corrompu de la « fausseté » semble se répandre dans le domaine de la médecine, quand Mrs. Venable cherche à mettre fin aux « obscénités » et aux « bavardages » de sa nièce au moyen de la lobotomie.

Contrairement au film qui commence dans un asile psychiatrique (ironiquement nommé « Vue du lion », où les patients sont privés de leur vitalité, passant d’« animaux sauvages » à des créatures robotisées sans désirs ni volonté propres), la pièce, elle, s’ouvre sur le Dr. Cukrowics (Montgomery Clift), célèbre neurochirurgien, qui rend visite à Mrs. Venable. Cette dernière est sur le point de faire un don important à l’hôpital psychiatrique de l’État en échange d’une opération visant à supprimer les souvenirs de Catherine concernant les événements soudains de l’été précédent. Avec ses racines qui s’entrecroisent en un réseau dense de références bibliques, botaniques et médicales, la « pièce dans le jardin » de Williams dépasse clairement les limites du monde chrétien régi par un unique arbre de la connaissance. Et, une fois encore,  les protagonistes se déchirent autour de versions contradictoires de la « vérité ». En pénétrant pour la première fois dans le jardin de Sebastian, on ne peut que donner raison au médecin appelé à jouer le rôle d’arbitre et qui trouve le jardin des Venable « bien entretenu et, pour être honnête, un peu effrayant ». En effet, la raison pour laquelle cette parcelle intérieure de nature sauvage est si inquiétante n’est pas liée seulement aux arbres préhistoriques et aux plantes insectivores, mais au fait qu’il puisse y avoir quelqu’un d’aussi désireux de le garder si bien entretenu. Comme les indications scéniques de Williams le montrent bien, c’est un jardin grotesque, un endroit où les formes humaines et animales se croisent avec celles de la végétation, brouillant les limites entre la faune et la flore, entre l’humain et l’inhumain, et déformant finalement le mot « naturel » lui-même :

L’intérieur se mêle à un jardin fantastique qui ressemble davantage à une jungle tropicale, ou à une forêt, à l’époque préhistorique des forêts de fougères géantes où les êtres vivants avaient des nageoires transformées en membres et des écailles transformées en peau. Les couleurs de cette jungle-jardin sont violentes, d’autant plus qu’il est fumant de chaleur après la pluie. Il y a des arbres-fleurs massifs qui suggèrent les organes arrachés d’un corps,  encore luisants de sang frais ; il y a des cris rauques, des sifflements sibilants et des bruits de fracas dans le jardin comme s’il était habité par des bêtes, des serpents et des oiseaux, tous de nature sauvage… (Williams, 1968, 113 ; nous traduisons).

Contrairement aux jardins à la française, formels et symétriques, où chaque arbre, chaque arbuste doit se plier à la volonté de l’homme de soumettre la nature, ce qui domine dans la jungle-jardin de Soudain l’été dernier, c’est une esthétique du désarroi. La recréation cinématographique proposée par Mankiewicz du grotesque littéraire williamsien prend en compte à la fois la voix du dramaturge et ses stratégies visuelles. Les « cris stridents » et les « sifflements sibilants » sont remplacés par la musique suggestive de Buxton Orr ; en outre, le nom du poète décédé est prononcé par sa mère avec une précision qui fait froid dans le dos et qui fait souffler un vent glacé sur l’atmosphère surchauffée du film. La présence du poète disparu, qui aura passé sa vie à se battre « contre la frontière herbacée », est convoquée au travers d’éléments dans l’arrière-plan (des statues, des vanités), que les personnages ne paraissent pas remarquer mais que les spectateurs ne peuvent pas ne pas voir, ce qui crée une relation de complicité entre le maître, absent, ayant conçu le jardin, et le lecteur-spectateur du film.

À la fin, le jardin des Venable, lieu allégorique de rituels dionysiaques (démembrements et cannibalisme inclus), invite le spectateur à réfléchir sur la nature exacte du sacrifice dans Soudain l’été dernier, une pièce que John M. Clum voyait comme l’expression du paganisme de Williams, nouvel « Euchariste blasphémateur » (Clum, 1997, 133). Pour Clum, le jardin de Sebastian et ses plantes carnivores est la véritable expression de la vision williamsienne du monde déchu, alors qu’il repose toujours sur la faim et le désir. On pourrait ajouter que, tels les colons européens qui rêvaient d’une terre promise et d’une vie facile dans le Sud américain, mais découvrirent un jardin semi-tropical et inconfortable, le Sud de Tennessee Williams se révèle souvent être un piège. Façonnés comme une terre ambivalente saturée de « méta-flore », ses jardins du Sud américain résonnent de violence et de désir et engendrent des « fruits étranges », pour citer la métaphore de la célèbre chanson de Billie Holiday, dont les paroles remettent en cause la douceur et la fraicheur même de « la scène pastorale du Sud galant ».

Courses-poursuites dans une maison de poupée

Avant de quitter les stupéfiants jardins de Tennessee Williams, notons que ces derniers ne dégoulinent pas tous d’une sensualité néfaste. Certains de ses Édens deviennent au contraire le décor idéal du grotesque et du tragi-comique. Il est indéniable que Baby Doll est la pièce qui illustre le mieux cette transformation d’une plantation aristocratique du Sud en un lieu de mascarade. Elia Kazan a également adapté cette pièce de Williams dans un film qui a été condamné par la censure pour ses suggestions charnelles et s’est vu attribué un « C » (« condamné ») lors de sa sortie en 1956.

Baby Doll s’ouvre sur la vue panoramique d’un paysage stérile entourant une vieille maison dans le Mississippi rural. Le manoir d’avant-guerre (une demeure décrépite, métonymie courante pour représenter l’effondrement de la culture du Sud) devient le théâtre d’une série de scènes burlesques tandis que l’ancienne civilisation dorée est tournée en ridicule. Le spectacle pathétique offert par Archie Lee Meighan (Karl Malden), le maître blanc qui s’efforce durant tout le film de sauver les apparences, fait hurler de rire jusqu’aux retraités noirs qui traînent autour de la « maison de poupée » et dont les ancêtres ont été esclaves pour la plantation autrefois prospère. Le ton est donné par la séquence d’ouverture, dans laquelle le spectateur est invité à glousser avec les arrière-petits-fils des « happy darkies » [« noirs joyeux », personnages-types de la littérature blanche du Sud] transformés en « noirs riant de bon cœur ».

Alors que la caméra de Kazan s’approche, la vieille maison est mise en mouvement par le maître des lieux, Archie, propriétaire d’une égreneuse de coton et avatar tordu du gentleman du Sud, qui détruira plus tard l’égreneuse de son ennemi juré, Silva Vacarro (Eli Wallach), dans un effort désespéré pour conserver son domaine et sa jeune épouse fantasque (Carroll Baker). L’ironie comique du scénario repose sur le secret de Polichinelle qui se cache derrière le mariage d’Archie. En épousant Baby Doll Meighan, Archie avait promis au père de cette dernière d’attendre jusqu’au vingtième anniversaire de la mariée pour que le mariage soit consommé. Le film commence le jour tant attendu du dépucelage ; Archie, présenté comme un voyeur ridicule, perce un trou dans le mur pour pouvoir regarder dans la chambre à coucher de Baby Doll. Plus tard, le spectateur assiste à des scènes chaplinesques de jeu du chat et de la souris pleines d’allusions sexuelles, lorsque Vacarro, l’Italien carnassier, un « cowboy » au sens propre, poursuit la femme vierge d’Archie jusqu’au grenier pourrissant tandis que ce dernier, le « bon vieux garçon du Sud » obsédé par l’idée d’avoir un bébé, tente de se venger. Finalement, alors qu’Archie est de plus en plus hors de lui et en vient aux armes à feu, il est arrêté par la police. Une fois de plus l’intrigue williamsienne se termine sur un point d’interrogation : on se demande ce que vont devenir les personnages. Quoi qu’il en soit, Baby Doll n’est plus la femme-enfant qui suçait son pouce et dormait dans son berceau lorsque le regard d’Archie et des spectateurs l’avait surprise.

Pour mieux apprécier la façon dont s’entrechoquent les images et les sons du Sud, on peut se pencher sur la réponse proposée par Kazan quand il a été interrogé sur la véritable signification de Baby Doll :

Baby Doll est une comédie noire. Elle n’a aucun sens. C’est le chaos ; c’est le microcosme du Sud changeant tel que je le connais et que je l’aime. […] Archie Lee, c’est la vieille aristocratie foncière. L’élan nouveau, spontané, vers l’avant et l’accomplissement de soi, c’est Baby Doll. Et le catalyseur entre ces deux personnages, c’est Silva, le gros bonnet de l’industrie que Tennessee Williams a capturé sous la forme d’un fier petit moineau. C’est l’histoire du Sud de l’époque joué par de tout petits insectes (Young, 1999, p. 224 ; nous traduisons).

Si les Suds de cinéma inspirés des œuvres de Tennessee Williams peuvent former un ensemble de tableaux vivants, il est tout à fait possible de les interpréter comme une série de tableaux grouillants, fourmillant littéralement de détails poétiques et d’animaux allégoriques. Qu’il s’agisse d’un bus rempli de femmes bavardes guidé par un homme d’église à cran (La Nuit de l’iguane), d’une famille de grincheux dissimulée derrière les murs d’une demeure du Sud (La Chatte sur un toit brûlant), de plantes insectivores glissées dans le feuillage d’un jardin bien tenu de la Nouvelle-Orléans (Soudain l’été dernier), ou encore d’hommes et de femmes hurlant dans une maison délabrée quelque part dans la vallée du Mississippi (Baby Doll), les Suds cinématographiques tirés des pièces de Tennessee Williams débordent de vie, malgré tous les signes concomitants de la perte, de la chute et du déclin.

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