Traduit de l’anglais par Élise Bossé, Margot Colleu-Banse, Louis Guerry, Lucas Janeau, Clément Kawecki, Sixtine Liébel, Léa Meignen et Timothé Salaün.
Je repris connaissance avec un chuintement dans les oreilles semblable à la respiration profonde d’un monstre immense ; ce souffle était partout, envahissant l’espace, emplissant mon esprit au point d’en exclure toute pensée.
Ce n’était qu’un son – régulier, voire lénifiant par nature – mais il semblait revêtir une signification étrange pour mon cerveau embrumé. C’était la pensée qui essayait de se frayer un chemin.
Puis, des vagues et des vagues de murmures qui balayaient toute pensée – jusqu’à ce que je me raccroche à une idée confuse et errante.
Ce fut la sensation nette d’une main fraîche et ferme posée sur mon front qui m’arracha finalement à cet océan déferlant de soupirs. Comme un plongeur des profondeurs, je remontai et remontai encore, et soudain j’émergeai, me sembla-t-il, dans le monde.
J’ouvris grand les yeux et découvris le visage d’un homme penché au-dessus de moi. Un homme, oui – mais tout dansait devant mes yeux, si bien que dans un premier temps il me sembla que son visage appartenait aux derniers limbes d’un rêve.
Et, visions fantastiques de l’Orient ! Quel visage ! Il était parcouru de ridules aussi fines que celles qu’on voit dans la paume d’une femme et qui partaient dans tout autant de directions.
Son visage était jaune de teint et rond comme celui d’un bébé. Ses yeux, eux, étaient bridés, noirs et obliques, luisants comme ceux d’un écureuil.
C’est ce que j’en avais tout d’abord pensé ; mais parfois, lorsque mon regard se posait fortuitement sur lui, ses yeux semblaient s’être élargis et receler des profondeurs et des nuances étranges.
Quant à sa taille, elle ne dépassait pas le mètre trente-cinq et, contraste des plus frappants, ce petit homme fort singulier, rabougri, à la prestance d’un dieu chinois était vêtu d’une tenue d’après-midi tout à fait soignée et élégante, digne d’un gentleman américain lui-même tout à fait soigné et élégant !
J’avais toujours le long chuintement dans les oreilles, mais il ne faisait plus la guerre à mes pensées. J’étais allongé sur un lit blanc et propre dans une chambre sobrement meublée. Je levai une main (ce qui me demanda un effort considérable), me frottai les yeux et fixai l’homme assis à mes côtés.
Son expression était bienveillante et malgré sa laideur, il y avait quelque chose dans ce visage étrange qui m’incitait à me montrer amical.
« Que… qu’est-ce qu’il m’arrive ? demandai-je, surpris de constater que ma question n’était qu’un simple murmure.
– Tout va bien maintenant, mais vous êtes très faible. »
Il avait une voix pleine, forte et qui résonnait d’un timbre particulier. Il parlait un anglais parfait, avec une sorte de coupure claire entre les mots.
« Vous avez eu un accident : une voiture vous est passée dessus. Mais vous allez bien maintenant, n’y pensez plus.
– Qu’est-ce que c’est, ça ? Cette espèce de murmure qu’on entend ? Sommes-nous près de la mer ? »
Il sourit et secoua la tête. Son sourire ne fit que marquer davantage ses rides. Il n’y avait pas la place d’en ajouter.
« Vous êtes tout proche de mon laboratoire, voilà tout. Tenez, buvez ça, puis reposez-vous, vous en avez besoin. »
Je lui obéis docilement, comme un enfant, faible de corps et d’esprit.
Je me demandai brièvement pourquoi j’étais avec lui et non à l’hôpital ou auprès de mes amis, mais je laissai vite tomber. J’étais vraiment très faible à ce moment-là.
Malgré tout, je lui posai une question juste avant de m’endormir.
« Pourriez-vous, si vous n’y voyez pas d’inconvénients, me dire votre nom ?
– Lawrence.
– Lawrence comment ? murmurai-je. Juste… ?
– Oui, répondit-il en souriant (et ce fut comme si une tornade de rides lui balayait le visage). Juste Lawrence. Rien de plus. »
Puis je dormis.
Et je ne fis que dormir, me réveiller, manger et dormir à nouveau, cinq jours durant. Pendant ce temps, j’appris très peu de choses sur mon hôte et sur son mode de vie.
Il éludait habilement la plupart de mes questions, mais il me dit que c’était sa voiture qui avait failli abréger mon séjour terrestre ; Lawrence m’avait lui-même ramené du lieu de l’accident sans attendre l’ambulance, disant à la police et aux passants que j’étais une connaissance. Il m’avait transporté chez lui parce que, disait-il, il se sentait un peu responsable de mes blessures et voulait me donner une meilleure chance de survie que celle que les médecins m’auraient accordée.
Il semblait tenir tous les médecins en grand mépris. J’appris longtemps après qu’il avait étudié la discipline de façon très approfondie, dans de nombreux pays, et qu’il avait vraiment droit au titre qu’il refusait avec dédain.
Sur le moment, je considérais seulement qu’il m’avait guéri en un temps merveilleusement court, vu l’étendue des blessures que j’avais subies, et que je n’avais pas souffert du tout. Je lui en étais donc reconnaissant.
Il me dit également, à je ne sais plus quelle occasion, que sa mère était une Japonaise de très ancienne descendance et son père un Américain érudit et plutôt riche. Pour une raison excentrique qui lui était propre, leur fils nain avait choisi de s’affranchir de son patronyme et de n’utiliser que son nom de baptême.
Durant le temps que je passai au lit, je ne vis aucun domestique ; Lawrence se chargeait lui-même de tout. Et à aucun moment, ni de jour ni de nuit, le bourdonnement et le sifflement des machines ne s’interrompirent.
Lawrence évoqua vaguement de grandes dynamos, mais sur ce sujet, comme sur la plupart, il faisait preuve d’une grande réserve. Je le voyais fréquemment en tenue de mécanicien, car il venait me voir à toute heure de la journée, et j’imagine qu’il avait dû grandement se démener pour mon bien-être.
Je n’avais pas vraiment d’amis qui auraient pu se demander où j’étais, aussi demeurai-je tranquille et en paix avec le monde durant ces cinq jours d’inertie satisfaite.
Puis arriva un moment – c’était le matin ; Lawrence venait de me quitter pour rejoindre son laboratoire – où je fus brusquement pris d’une exaspération féroce à l’encontre de ces rondes monotones. Si faible que je fusse, je résolus de m’habiller et de sortir retrouver l’air libre — et le monde extérieur.
Sachez que pendant ces cinq jours, je n’avais vu aucun autre visage que celui de mon hôte nain, ni entendu aucune autre voix que la sienne. Mon impatience eut donc raison de mon bon sens et de ses conseils ; je me déclarai suffisamment bien portant pour rejoindre promptement le cours de la vie.
Lentement, et avec des membres tremblants qui démentaient cette affirmation, j’enfilai mes vêtements. Puis, très lentement, car j’étais pris d’une terreur insensée à l’idée que Lawrence me surprenne en train de transgresser ses ordres, je m’activai à faire ma toilette du mieux que je pouvais.
Enfin, je me levai, habillé, mes esprits retrouvés, comme je me le disais, même si je commençais déjà à regretter ma détermination soudaine.
J’ouvris la porte et regardai dans le hall étroit et nu. Personne en vue, ni en haut ni en bas.
Je me dirigeai, en m’appuyant, pour dire la vérité, sur le mur, vers une porte au fond, légèrement entrebâillée.
Je l’avais presque atteinte lorsque j’entendis un cri terrible. Il était perçant, brutal, empreint de souffrances atroces et, à ma plus grande surprise, typiquement humain.
Je m’arrêtai, tremblant de la tête aux pieds sous le choc. Puis je me précipitai vers la porte, d’où semblait venir le bruit. Elle n’était pas verrouillée et je plongeai presque tête la première dans une grande pièce sombre, avec des machines qui ronronnaient sous de grandes lampes à arc.
Devant une longue table, chargée de cornues et d’équipement de laboratoire, se tenait Lawrence. Il était dos à moi, mais avait tourné la tête avec colère à mon entrée soudaine et ses petits yeux étranges flamboyaient d’agacement.
Il y avait deux ou trois autres hommes dans la pièce, de toute évidence de simples mécaniciens qui, contrairement à Lawrence, m’avaient à peine regardé. Les cris avaient cessé.
« Eh bien ? » Sa voix n’était guère plus qu’un grognement.
« Ce… Ce bruit ! haletai-je, tout en me demandant si je n’étais pas en train de passer pour un imbécile. Qu’est-ce que c’était ?
– Hein ? Oh, ce n’était rien – seulement les machines – pourquoi êtes-vous… »
Il fut interrompu par un grand fracas et un bruit d’éclaboussure venant de l’autre bout du laboratoire, suivi d’une exclamation de terreur et d’horreur, ainsi que d’une belle kyrielle de jurons anglais et français.
Tandis qu’il me parlait, Lawrence tenait dans les mains quelque chose qui ressemblait à un curieux morceau de métal. L’objet avait une forme cylindrique et de petites lueurs colorées scintillaient sur toute sa surface.
Il me le mit alors brutalement dans les mains, tout en m’enjoignant entre ses dents d’y faire attention, et se précipita vers les lieux de la catastrophe. Je le suivis avec l’objet aussi vite que possible.
Au fond de la pièce se trouvaient deux immenses cuves en acier émaillé, aux bords effleurant le sol, à moitié remplies d’un mélange acide, blanchâtre et bouillonnant, dans lequel s’agitaient de petits tourbillons.
Un des côtés de la plus grande cuve était incliné d’environ trente degrés, comme une rampe de zinc lisse et visqueuse d’environ trois mètres de haut s’étendant sur toute la longueur de la cuve.
La surface de la rampe était recouverte d’une sorte de pâte jaunâtre de quelques centimètres d’épaisseur, qui finissait sa course dans le mélange.
Au-dessus se dressait un moteur, avec plusieurs roues et pistons, qui actionnait deux grands pilons ou presses, à tête oblique pour épouser la rampe ; les pistons, allant d’une extrémité du zinc à l’autre, travaillaient la pâte avec un mouvement de mouture, comme un artiste mélangerait ses couleurs avec un couteau à palette.
Le rythme de la mouture était assez rapide, mais le mouvement latéral, lui, était plus lent. Je dois préciser que les deux presses durent mettre environ trois minutes pour parcourir les quatre mètres qui séparaient les deux extrémités de la cuve. Dedans, il y avait une planche qui flottait. Sur la rampe, presque au milieu, un homme était vautré, les bras étendus de chaque côté, n’osant pas bouger un doigt sur la pâte glissante, car le moindre mouvement entrainerait sa chute dans l’acide sibilant.
Le pire dans tout cela, c’est qu’il semblait n’y avoir aucun moyen de parvenir jusqu’à lui. D’un côté, le moteur gigantesque occupait tout l’espace, venant s’appuyer contre le mur ; de l’autre, la seconde cuve nous barrait le passage.
Derrière les cuves, la salle se prolongeait sur une petite distance, jusqu’à une porte ouverte qui laissait entrevoir une cour clôturée dans laquelle se dressaient des montagnes de cendres.
Et les immenses presses – un demi-mètre cube de métal chacune – se rapprochaient inéluctablement de l’homme. Lorsqu’elles l’atteindraient… eh bien, même s’il réussissait, malgré leur rapidité, à se saisir de l’une d’elles, leur surface parfaitement lisse ne lui offrirait alors aucune prise. Inévitablement, les presses le feraient tomber ; peut-être l’assommeraient-elles d’abord, mais, c’est sûr, elles finiraient par le faire tomber.
Il va sans dire que je n’avais pas, sur le moment, saisi toute la gravité de la situation ; ce ne fut que plus tard que j’en compris tous les aspects.
Tout en courant, Lawrence s’écria :
« Coupez-moi ce moteur ! En vitesse ! »
Je vis deux ouvriers robustes s’élancer et empoigner les leviers de la presse ; je les vis s’efforcer d’actionner un volant, entendis un nouveau fracas, puis tous poussèrent un gémissement sourd. Le mécanisme de guidage s’était enrayé, ou bien une bielle s’était cassée, que sais-je !
Dans mon agitation, tremblant si violemment de faiblesse que je tenais à peine debout, je m’étais à moitié effondré contre une partie de la machine qui paraissait à l’arrêt. Inconsciemment, mes doigts s’agrippèrent à une sorte de poignée.
J’entendis un bruit de ronronnement, sentis comme une énorme secousse, puis une douleur brûlante. Je lâchai précipitamment la poignée, au moment où Lawrence se tourna vers moi en criant : « Pour l’amour de Dieu, espèce d’idiot… »
Mais ni ce que je venais de faire, ni les exclamations de Lawrence ne parvenaient à retenir mon attention. Je regardais toujours le malheureux sur la rampe.
Les presses n’étaient désormais plus qu’à un mètre cinquante de son corps ; leur léger bruit de ferraille et leur sifflement résonnaient dans mes oreilles aussi fort que le pas d’une armée.
« Une corde ! » cria Lawrence, désespéré.
Puis, horrifié, totalement incapable de garder mon calme et de voir un homme se faire tuer de cette manière, je commis un acte insensé.
Fou de rage, comme s’il s’agissait d’une créature contre laquelle j’aurais pu me battre, je me jetai sur le grand volant de la machine qui tournait rapidement, j’en saisis le bord et m’arc-boutai avec toute la force de mes bras et de mes épaules.
En toute logique, mes mains auraient dû être réduites en compote dans le labyrinthe de la machine, mais, à ma grande surprise, la roue s’arrêta sous ma poigne sans trop d’effort de ma part.
Pendant un moment je la tins ainsi ; j’avais l’impression de tirer avec aussi peu de force qu’un enfant. Puis il y eut un grand bruit quelque part dans le ventre du monstre ; je vis une tige de guidage aussi épaisse que mon poignet se plier en deux et se tordre comme un câble métallique ; et puis tout le moteur tomba en morceaux, les presses s’arrêtèrent… à quelques centimètres de la tête de l’homme.
Au moment où elles cessèrent leur mouvement, des hommes arrivèrent en courant par la porte à l’autre bout des cuves – ils avaient été obligés de faire le grand tour par l’atelier pour l’atteindre – et se postèrent en haut de la pente avec une corde qu’ils firent descendre.
En quelques instants, leur compagnon fut tiré hors de danger, échappant à l’une des morts les plus horribles que l’on puisse rencontrer : tomber dans un bain composé en majeure partie d’acide sulfurique !
Je me tenais immobile, hébété par le caractère extraordinaire et soudain de ce qui s’était produit, à peine capable de croire que le danger était passé.
Une tape sur l’épaule me fit sortir de ma torpeur et je me tournai pour rencontrer les yeux plissés de Lawrence. Il m’observait avec une expression qui ressemblait fortement à de l’émerveillement.
« Eh bien, fis-je avec un sourire tremblant. J’ai peur d’avoir détraqué votre machine.
– Détraqué ma machine ! répéta-t-il d’une voix lente et insistante. Quel genre d’homme êtes-vous, Mr. Dunbar ? Savez-vous qu’il s’agit d’une presse Danbury d’une puissance de trois cents chevaux ? Que la force requise pour arrêter ce volant comme vous l’avez fait permettrait de faire fonctionner une locomotive, de soulever tout entier ce lourd moteur comme j’aurais soulevé un poids de cinq cents grammes ?
– Il s’est arrêté sans aucune difficulté, » marmonnai-je.
Pour une raison idiote, je me sentais un peu honteux – comme s’il y avait vraiment quelque chose d’indécent dans une telle démonstration de force. Et je n’arrivais pas à comprendre.
Bien sûr, pensai-je, il exagérait la puissance dont j’avais fait preuve, mais bien que je fusse naturellement doté d’une certaine force, je ne pouvais tout de même pas, avant mon accident, me vanter du moindre acte anormal – et n’étais-je pas encore alité une heure plus tôt, à peine capable de me lever ou de me déplacer sans soutien ?
Je m’aperçus que je serrais et desserrais les mains nerveusement, et je pris soudain conscience d’une sensation de brûlure ; à peine m’en étais-je fait la réflexion que la douleur devint réellement insoutenable.
Je regardai mes mains. Elles étaient en piteux état, la droite en particulier. On aurait dit qu’elles avaient été pressées contre un morceau de fer brûlant.
« Qu’y a-t-il ? » me pressa Lawrence. Il se pencha sur elles et les examina de ses petits yeux noirs.
Puis il releva hâtivement la tête et je vis poindre une curieuse expression sur son visage ridé : une excitation étrange, un léger éclair de triomphe, j’aurais pu le jurer.
« Où est-il ? s’écria-t-il ensuite d’une voix tranchante et pleine d’angoisse. Qu’en avez-vous fait ? »
Il me lâcha les mains et se laissa tomber à genoux, la tête penchée vers le sol, puis il commença à chercher en tâtonnant dans l’ombre des moteurs.
« Vous, là-bas ! cria-t-il à l’un de ses hommes. De la lumière, ici ! Bon Dieu ! S’il devait être perdu maintenant, après toutes ces années, toutes ces années !
– Quoi donc ? dis-je bêtement.
– Le nouvel élément, vociféra-t-il impatiemment, la stellarite, c’est ainsi que je l’ai appelé. » Il jeta un rapide coup d’œil vers moi : « Oh, vous ne comprenez pas, bien évidemment. Ce petit morceau de métal que je vous avais confié, ce cylindre iridescent, vous vous rappelez ? »
Il parlait sur un ton irrité, comme s’il lui était presque impossible de garder un langage courtois.
« Ah oui, ça ! répondis-je en jetant un vague coup d’œil autour de moi. Eh bien, oui, je l’avais en main… bien sûr : j’ai dû le faire tomber quand j’ai attrapé le volant. Il est probablement par terre, quelque part, mais… si vous n’y voyez pas d’inconvénient, ne pourrions-nous pas d’abord nous occuper de mes mains ? Elles me font vraiment mal. »
Je voyais une multitude de petites taches noires danser devant mes yeux et, à cet instant, la question des cylindres iridescents m’importait fort peu.
Il parut retenir une réplique acerbe.
« Attendez ! S’il est perdu… mais c’est impossible ! Ah, enfin, de la lumière. Nous allons y voir plus clair, à présent. »
Il s’obstinait dans ses recherches, aidé maintenant de ses ouvriers. Je les regardais faire d’un air morne.
Puis, une colère soudaine, déraisonnable, s’empara de moi, due au manque d’égards et à l’indifférence qu’ils manifestaient vis-à-vis de mes souffrances pourtant bien réelles. Je me penchai en avant et, ignorant le martyre que la chair à vif de mes mains me faisait subir, j’empoignai Lawrence par le col et me mis à le secouer.
Il me paraissait étonnamment léger, comme si tout son corps avait été de liège. Je le soulevai aussi facilement qu’un chaton et le tins à bout de bras.
Alors, subitement, le caractère étrange de ce que j’étais en train de faire me frappa. Je relâchai son col et il retomba sur ses pieds avec la souplesse d’un chat.
Je m’attendais à ce qu’il se mît en colère, mais il se contenta de dire sèchement : « Ne vous en prenez pas à moi. Aidez-moi plutôt à chercher, voulez-vous ? » comme si l’incident avait été des plus ordinaires.
L’étrangeté de cette situation me submergea ; j’eus l’impression de me trouver dans un rêve.
Je me baissai et l’aidai à chercher, en vain. Le petit cylindre de stellarite semblait avoir disparu.
Soudain, Lawrence se redressa ; son visage, dont les innombrables rides avaient un instant auparavant tressailli avec un mélange de triomphe et de désespoir, était dénué d’expression, comme s’il avait fait table rase de toute émotion.
« Venez, Mr. Dunbar, dit-il doucement. Il est grand temps que l’on s’occupe de vos mains. Vous, Johnson, Duquirke, continuez à chercher. Mais je crains que ce ne soit d’aucune utilité, les gars. Cette cuve d’acide est bien trop proche.
– Vous pensez…
– J’ai bien peur qu’il ait roulé dans la cuve, » déclara-t-il.
Je restai silencieux, vaguement conscient que, d’une certaine façon, je me tenais au cœur de quelque immense catastrophe qui m’atteignait à peine mais emportait cet homme ridé dans son tourbillon.
Je le suivis jusqu’à un petit bureau, qui communiquait avec le laboratoire ; il était équipé comme le cabinet d’un médecin, avec des vitrines pleines d’instruments rutilants. Il m’expliqua l’utilité de la petite pièce pendant qu’il me pansait les mains avec toute la délicatesse d’un chirurgien aguerri : « D’ici, les accidents sont toujours visibles. » Il fit un signe de tête en direction du laboratoire.
« J’aimerais que vous m’expliquiez ce que j’ai fait, » dis-je enfin lorsqu’il eut fini de me soigner.
Je ne ressentais aucune fatigue, ni aucun désir de me reposer, ce qui était étrange au vu de l’exaltation que je venais de vivre et de mes récentes blessures.
« Voici donc en deux mots, répondit-il avec un sourire qui me paraissait bien triste. Vous avez fait par hasard une magnifique découverte et, dans le même temps, vous avez, je le crains, détruit toute conclusion que nous aurions pu en tirer. »
Je le fixai d’un air circonspect.
« Vous venez de me soulever comme si j’étais aussi léger qu’une plume, fit-il d’un ton brusque. Vous vous dites, possiblement, que je ne dois pas peser bien lourd – je ne suis pas un géant, après tout. Duquirke, appela-t-il, voudriez-vous venir un instant, je vous prie ? »
Duquirke apparut : une véritable montagne, et tout en muscle avec ça. Je fais moi-même plus d’un mètre quatre-vingts et je suis plutôt large d’épaules, mais ce brave homme me dépassait de cinq bons centimètres de tous les côtés.
« Bien sûr, vous ne pouvez pas vous servir de vos mains, observa Lawrence, mais penchez-vous légèrement et tendez le bras, voulez-vous ? Maintenant, Duquirke, asseyez-vous simplement sur son bras. Voilà, comme ça. Oh, n’ayez pas peur – il est tout à fait capable de vous porter. Ah, c’est bien ce que je pensais. »
Nous lui avions tous deux obéi, moi avec quelques doutes, le Canadien impassible avec indifférence. Mais quel ne fut pas mon émerveillement de découvrir que ce grand gaillard ne pesait en réalité presque rien.
Je me relevai, toujours le bras tendu, sans le moindre effort, et Duquirke s’y tenait assis, perché dans une position précaire, la bouche ouverte et les yeux rivés sur son maître, une allure qui n’était pas sans rappeler celle d’un chien.
« De quoi êtes-vous tous faits ? haletai-je, de liège ? »
Je laissai retomber mon bras, m’attendant vraiment à voir l’homme tomber, léger comme une plume – au lieu de quoi il dégringola avec un fracas qui fit trembler la maison puis resta au sol une bonne minute en jurant violemment ; après quoi il se remit debout précipitamment et sortit à reculons, les yeux fixés sur moi tout du long ; sa bouche, inconsciemment je crois, laissait échapper quelques jurons dignes d’un batelier.
« Qu’est-ce qui vous arrive, à tous ? criai-je. Ou bien… – à cette pensée, ma voix devint grave – qu’est-ce qui m’arrive, à moi ?
– Asseyez-vous, ordonna Lawrence, ne vous affolez pas. »
Ses yeux s’étaient agrandis, et les couleurs étranges que j’y avais parfois aperçues resplendissaient au fond. Son visage ridé était presque beau quand il s’animait, comme éclairé par un feu intérieur.
« Il n’y a rien d’étonnant ni de miraculeux dans tout cela – c’est tout simplement l’œuvre d’une loi de la physique. Maintenant, écoutez. Lorsque nous avons entendu La Due tomber (l’idiot avait essayé de traverser la cuve à l’aide d’une planche posée sur ce piège mortel pour éviter de faire le tour de l’atelier – il en a été quitte pour une bonne frayeur), je vous ai confié le cylindre de stellarite. Je ne l’ai pas posé sur ma table de travail, car elle est en aluminium ; or ce cylindre ne doit pas entrer en contact avec un autre métal, pour la simple raison que la stellarite a une telle affinité avec tous les autres métaux que si elle touchait l’un d’eux, elle serait absorbée. Les molécules qui la composent et celles qu’elles touchent s’interpénètrent, s’assimilent, et la stellarite cesse alors d’exister sous une forme distincte. C’est pour cette raison, et pour avoir les mains libres, que je vous l’ai confiée avant de me précipiter en direction des cuves, tandis que vous me suiviez de près. Je dois avouer que je n’aurais jamais fait preuve d’une telle imprudence si je ne m’étais laissé aussi indûment émouvoir par une vulgaire question de vie ou de mort. »
Il marqua une pause, l’air contrit.
« Mais poursuivons. Ensuite, pour une raison qui m’échappe, vous avez saisi le levier d’une dynamo à très haute tension, mis le moteur en route et, dans le même temps, posé le pied sur la plaque à la base de la machine. En d’autres circonstances, à l’heure où nous parlons, vous devriez plutôt être étendu là-bas, sur ce canapé, raide mort ! »
J’observai le canapé avec un intérêt soudain.
« Or, vous n’êtes pas mort. »
Je murmurai qu’en effet, je ne l’étais pas.
« Non, car au lieu de vous foudroyer, de vous réduire à néant en une fraction de seconde, comme ça — il fit claquer ses doigts d’un air théâtral — l’éclair vous a traversé le corps et est passé directement dans le cylindre de stellarite, qui a bouclé la boucle en renvoyant le courant dans votre poitrine, doté d’une qualité nouvelle.
– Et cette qualité ?
– Là, je ne peux pas vous répondre ! Je crains qu’il soit maintenant trop tard pour que le monde sache jamais ce qu’était cette qualité. Bon : vous avez lâché le levier et aussi, je crois, le cylindre, lorsque j’ai crié. Juste après, vous avez saisi le volant de la presse, l’avez arrêté comme si ce n’était que le balancier d’une horloge et, accessoirement, vous avez sauvé la vie de La Due. »
Il s’interrompit, la lumière quitta son visage ridé, ses yeux s’assombrirent et se plissèrent. Il laissa tomber le menton sur sa poitrine.
« Mais rien que d’y penser… des années et des années de travail gâchées, si près du but !
– Je ne comprends pas, dis-je, ne faisant qu’entrevoir, comme à travers un voile déchiré, une petite partie de ce qu’il voulait dire. Pensez-vous que… ? »
La colère le reprit soudain et il me coupa :
« Ce que je pense, c’est qu’au cours de cette minute où vous avez tenu la stellarite et le levier de la dynamo, vous avez absorbé du principe de vie en quantité suffisante pour un troupeau d’éléphants. Car oui, qu’est-ce que la force, mon cher ? Un muscle est-il fort en lui-même ? Un muscle seul peut-il soulever ne serait-ce qu’une aiguille ? C’est le principe de vie, vous dis-je… et je le tenais !
– Mais cette stellarite… vous pouvez sûrement en refaire ? protestai-je.
– En refaire ! s’exclama-t-il d’un ton méprisant. Il s’agit d’un élément, que diable ! Et, pour autant que je sache, c’était le seul échantillon au monde !
– Peut-être en trouvera-t-on davantage, objectai-je. Et quand bien même il serait tombé dans la cuve d’acide, n’aurait-il pas été absorbé par le métal, ou que sais-je ?
¾ Non, au seul contact du liquide, il se serait totalement évaporé, ne laissant derrière lui qu’un gaz inodore et incolore. Il ne me reste plus qu’un seul espoir : qu’en roulant il ait heurté l’une des pièces en acier de la machine et ait été absorbé. Alors, dans ce cas, j’aurais peut-être la possibilité de le retrouver grâce à l’accumulation de matière dans le métal réceptacle. Eh bien, je ne peux rien faire d’autre que de me remettre au travail, de tester chaque particule des machines aux alentours des cuves – et de travailler, encore et encore. Si seulement j’avais su plus tôt que c’était l’électricité et le magnétisme animal qu’il fallait pour compléter le système – mais maintenant, il faudra des années de patience, au mieux. »
Il secoua la tête d’un air lugubre.
« Et qu’en est-il de moi ? murmurai-je, davantage pour moi-même que pour lui.
– Oh, vous ! » Il sourit, et son visage fut de nouveau traversé par cette tornade de rides. « Vous pouvez être notre Samson, si cela vous chante ! Votre force est presque infinie en vérité ! »