L’histoire Chilienne démythifiée dans Caliche Sangriento (Helvio Soto, 1969)

L’image généralement répandue du cinéma latino-américain est celle d’un cinéma social, réaliste, ancré dans le présent. Pourtant, à l’instar de leurs confrères américains ou européens, les cinéastes d’Amérique latine ont souvent cherché à filmer l’Histoire et il est même frappant de constater la précocité du cinéma historique continental, souvent apparu en même temps que le cinématographe. Que ce soit au Mexique, en Argentine, au Brésil ou à Cuba, pour ne prendre que les cinématographies majeures, les débuts du 7e art virent en effet se multiplier les films historiques en costumes. Le sujet de ces productions était souvent lié à la naissance de la Nation, le développement du cinéma muet coïncidant avec les célébrations du centenaire des indépendances (1810-1910)[2]. Par la suite, l’Histoire continua d’inspirer régulièrement les réalisateurs latino-américains.

Parmi les époques évoquées, certaines ont suscité davantage de films que d’autres. Les indépendances et les périodes révolutionnaires sont logiquement bien représentées, tandis que d’autres épisodes historiques, notamment les guerres, ont moins inspiré les cinéastes. Parmi les explications que l’on peut avancer, la première est que l’histoire latino-américaine, comparativement à celle de l’Europe, a été peu marquée par les conflits armés entre pays voisins, et qu’elle offre donc un matériau moindre aux réalisateurs et scénaristes. Autre hypothèse, économique cette fois-ci : si le cinéma historique en costumes suppose des coûts de production et de tournage plus élevés que d’autres genres, tels que la comédie ou le mélodrame, plus accessibles financièrement, le cinéma de guerre en est généralement une variante encore plus onéreuse. Nombreux figurants, costumes, explosifs, matériel militaire, tournages en extérieurs, décors à détruire : tous ces éléments habituellement présents dans film de guerre impliquent de lourdes dépenses que peu de cinéastes latino-américains peuvent assumer, et supposent également une infrastructure cinématographique dont peu de pays disposent.

Néanmoins, plusieurs conflits ont été traités au cinéma, de manière plus ou moins oblique par rapport aux codes du genre : Guerra del Chaco au Paraguay[4][5]

Pacífico [Charly Varas, 2004], un film diffusé sous forme de série télévisée par TVN, et La Esmeralda, 1879, de

Elías Llanos, une œuvre produite avec le soutien de l’armée chilienne, et dont la sortie est prévue pour mai 2010.

 

Dans mon étude, je m’intéresserai exclusivement à Caliche sangriento, l’un des films chiliens les plus importants de son époque, et je tenterai de montrer comment Helvio Soto est parvenu à déconstruire la représentation héroïco-nationaliste que l’histoire officielle chilienne a toujours cherché à donner du conflit ; j’essaierai également d’étudier dans quelle mesure le réalisateur s’est fait l’écho des tensions politiques de son temps.

La guerre du Pacifique

Avant d’étudier la façon dont la Guerre du Pacifique a été représentée dans Caliche sangriento, il me semble utile de faire une rapide synthèse historique sur cet événement qui, aujourd’hui encore, continue de hanter la mémoire collective des nations qui y ont participé et reste un sujet de tensions entre elles.

La Guerre du Pacifique a opposé, entre 1879 et 1884, trois pays andins (Le Chili, le Pérou et la Bolivie) qu’une précédente guerre avait déjà déchirés au sortir des indépendances, entre 1836 et 1841. Ce nouveau conflit reposa sur une configuration similaire : le Chili, moins peuplé et moins vaste, livra bataille contre ses deux voisins, unis sur le papier mais mal organisés sur le terrain, et remporta la victoire finale. Le résultat cartographique de la Guerre du Pacifique fut un redécoupage des frontières, au bénéfice du Chili, qui s’étendit vers le Nord, et gagna un territoire qui correspond approximativement à celui du désert d’Atacama. Le Pérou perdit une partie de son espace méridional, et en particulier la ville de Tacna, qu’elle ne récupéra qu’en 1929. Sur le plan géographique, le plus grand perdant fut sans conteste la Bolivie, qui perdit un accès vital à la mer, le principal port de la région disputée par les belligérants, celui d’Antofagasta, passant définitivement sous contrôle chilien. Depuis cet événement traumatique, les Boliviens n’ont pas renoncé à l’espoir de récupérer un jour la terre perdue, et c’est la raison pour laquelle ils célèbrent, tous les 23 mars, el Día del Mar, la fête de la mer.

Au-delà de ces aspects géostratégiques, l’intérêt du désert d’Atacama était lié aux richesses minières qu’il renfermait. Vers le milieu du XIXe siècle, l’Europe découvrit en effet les vertus fertilisantes du guano et du nitrate qui, utilisés comme engrais, permettaient d’accroître les rendements des terres agricoles. Un endroit au monde offrait alors des quantités abondantes et facilement accessibles de ces matières premières : les côtes du Pérou et de la Bolivie, et plus particulièrement le désert d’Atacama. Naturellement, toute la région se mit à attirer de nombreuses entreprises, désireuses de s’offrir une part du pactole. Même si les principaux gisements de salpêtre (source de nitrate) étaient situés en territoires péruvien et bolivien, et bien que le minerai fût exporté vers l’Europe par le port d’Antofagasta, le contrôle de ce commerce lucratif était exercé par des Chiliens, installés en masse sur la côte bolivienne. Comme presque partout en Amérique latine, les investissements industriels et commerciaux se faisaient à l’aide de capitaux anglais, le Royaume Uni exerçant alors une influence économique incontournable.

Avant que la guerre n’éclate, 3000 ouvriers extrayaient environ 200.000 tonnes de salpêtre par an[9] des concessions à des entreprises anglo-chiliennes, en particulier la Antofagasta Nitrate and Railroad Company, et se contentait de prélever des taxes modérées sur les richesses qu’elles exportaient. Mais suite à un changement politique à la tête de son Etat, la Bolivie décida de modifier les accords qu’elle avait passés avec les Chiliens, et augmenta fortement les taxes afin de tirer davantage de bénéfices de son sous-sol. Les entreprises refusèrent de payer, et les investisseurs, parmi lesquels des parlementaires chiliens, incitèrent les autorités chiliennes à intervenir dans le différend. Le Président chilien Anibal Pinto choisit d’occuper militairement les gisements de salpêtre, ce qui provoqua la déclaration de guerre du Président bolivien Hilarión Daza. Et lorsque les Chiliens découvrirent qu’un pacte secret liait le Pérou et la Bolivie depuis 1873, ils déclarèrent également la guerre au Pérou.

De mars 1879 à octobre 1883, les trois pays se livrèrent la guerre sur terre et sur mer. L’armée chilienne, moins nombreuse que celle de ses voisins, était cependant plus aguerrie, grâce à ses combats incessants contre les Araucans du Sud du pays. Par ailleurs, sa marine parvint à s’imposer contre celle du Pérou (la Bolivie, pour sa part, n’en possédait pas) et après la bataille navale d’Angamos, les Chiliens s’assurèrent le contrôle du Pacifique. A partir de ce moment-là, ils purent débarquer des troupes sur la côte bolivienne et péruvienne, marchant toujours plus au Nord, prenant Arica puis Tacna. Après avoir défait les Boliviens, contraints de se replier sur l’Altiplano, la dernière partie de la guerre se déroula intégralement sur territoire péruvien, l’armée chilienne finissant par occuper la capitale, Lima, en janvier 1883 et par contrôler tout le nord du pays. La guérilla menée par les Péruviens depuis les montagnes ne leur permit pas d’éviter une dernière défaite, à Huamacucho, en juillet 1883, et la capitulation, qui fut signée à Ancón le 20 octobre 1883.

Avec sa victoire, le Chili s’empara de toute la côte bolivienne, ainsi que de la partie sud du Pérou, jusqu’à la ville de Tacna, qu’il finit par rendre en 1929, conservant cependant les terres plus méridionales. La guerre permit au Chili de s’emparer des gisements de salpêtre péruviens et boliviens, et d’en tirer toujours plus de revenus. A la fin des années 1880, 12 000 ouvriers produisaient chaque année un million de tonnes de salpêtre, ce qui représentait en valeur la moitié des exportations chiliennes.

Cependant, la part la plus importante des richesses produites n’alla ni dans les caisses du Trésor chilien, ni dans les poches des habitants. Les premiers bénéficiaires furent en effet les investisseurs anglais, dont le célèbre John Thomas North, bientôt surnommé « The Nitrate King », qui s’étaient portés acquéreurs, à des tarifs particulièrement avantageux, de parts de sociétés minières de la région nouvellement conquise, et que l’Etat chilien ne voulut pas nationaliser. La collusion entre politiciens chiliens et financiers anglais était devenue notoire.

Un film polémique

Comme je l’ai précisé en introduction, ce conflit a donné lieu à plusieurs longs métrages, chiliens, péruviens et boliviens, qui sont autant d’interprétations et de lectures du conflit. Parmi toutes les productions réalisées sur le sujet, Caliche sangriento est celle qui a connu à la fois la plus large diffusion à l’étranger (le film est allé à Cannes en 1979 et a été diffusé par plusieurs télévisions européennes) et suscité le plus de polémique dans son pays d’origine.

Tourné par Helvio Soto, au cours de l’année 1968-1969, Caliche sangriento a été distribué au Chili en 1969. Son auteur était à l’époque un jeune cinéaste, qui avait commencé à tourner des courts métrages en 1964, et qui avait signé un premier long métrage de fiction, Lunes 1°, Domingo 7, en 1968. Le réalisateur, formé au cinéma en Argentine dans les années 50, est l’un des acteurs du renouveau du cinéma chilien, une cinématographie qui produit plusieurs œuvres importantes dans la deuxième moitié des années 60, et qui voit surgir une jeune génération incarnée par Aldo Francia, Miguel Littín, Patricio Guzmán et Pedro Chaskel, entre autres.

A cette époque, le Chili est dans une situation politique et économique tendue. La démocratie chrétienne est au pouvoir depuis 1964, et bien que le président Frei ait lancé des réformes destinées à défendre les intérêts nationaux chiliens, notamment en assurant à l’Etat le contrôle de l’industrie du cuivre, essentielle pour le pays, l’opposition, de droite et de gauche, est virulente. A gauche, l’influence cubaine est grandissante, et le Che sert de modèle à toute une génération. La société se politise et se polarise, la gauche réfléchit à l’opportunité de la lutte armée. Salvador Allende parviendra finalement à faire prévaloir l’option légaliste et démocratique, une démarche validée par les urnes en 1970, l’Unité Populaire devançant d’une courte tête la droite, dirigée par Jorge Alessandri. De leur côté, les cinéastes chiliens participent aux débats idéologiques de leur temps, notamment à travers leurs films, tous marqués par l’engagement à gauche.

Pour Helvio Soto, réaliser Caliche sangriento s’inscrivait clairement dans le combat politique de l’époque, et son long métrage provoqua d’ailleurs une polémique lors de sa sortie. Le film raconte en effet l’histoire d’une patrouille de l’armée chilienne, en pleine guerre du Pacifique, marchant sans cesse dans l’immensité aride du désert d’Atacama, à la recherche de l’ennemi. Comme l’explique l’historienne Jacqueline Mouesca :

En [este filme], al contrario de lo que previsiblemente habría hecho un cineasta de la década anterior al 60 con un tema semejante, no vemos al ejército glorioso y gallardo de que nos hablan los textos de Historia para escolares, ni la guerra con el Perú nos resulta tan heroica o patriótica : el conflicto es injusto, y no parece tener otro objetivo que el de la conquista y de la rapiña, y los soldados chilenos integran un ejército despiadado y brutal.

L’armée chilienne, qui avait pourtant approuvé le scénario (sans l’avoir lu au préalable, semble-t-il), et participé au tournage en prêtant du matériel et un conseiller militaire, fut très déçue du résultat. Comme le résument Ascano Cavallo et Carolina Diaz :

El Ejército consideraba que dos aspectos afectaban su imagen histórico-institucional: la violencia excesiva desplegada contra los peruanos y la continua insubordinación, revestida de debate ideológico, de un oficial respecto a su superior.

Informé de ces réactions négatives, le Président Eduardo Frei préféra prudemment faire interdire le film par le Consejo de Censura Cinematográfica, le 1er septembre 1969 (il ne faut pas oublier qu’une tentative de coup d’état, le « Tacnazo », eut lieu quelques semaines plus tard, le 21 octobre, signe de la nervosité d’une partie de l’armée). Mais les protestations fusèrent, et le film fut finalement autorisé. Helvio Soto est revenu sur cet épisode dans une revue madrilène en 1980 :

El Ministro de Educación no quería que Caliche sangriento fuese prohibido, pero era preciso « dar algo » al Ejército, y salvar la cara de todo el mundo. Casi no podía creer a mis oídos cuando oí la proposición de negociar el asunto y, por ese mismo golpe, dejar a salvo el prestigio democrático del Gobierno y satisfecho el deseo de vindicta del Ejército […] Como suele ocurrir, « las cosas se arreglan ». La ley chilena de censura cinematográfica impedía que se practicaran cortes en los films: o se aceptaban completos o se rechazaban. Concluimos aceptando el negocio del ministro: contra la ley y para calmar la ira del Ejército, se practicó un corte en el film.

D’après les responsables de la restauration du film, cités par Ascano Cavallo et Carolina Díaz, cette coupe serait intervenue à la fin du film, pour supprimer un carton qui rappelait le nombre de personnes tuées lors de la Guerre du Pacifique[21].

Démythifier l’histoire

Pour les secteurs conservateurs chiliens et une grande partie de la population, la Guerre du Pacifique était un épisode particulièrement glorieux de l’histoire du pays, et inspirait depuis près de cent ans un nationalisme vigoureux. Les manuels d’histoire proposaient une vision exclusivement chilienne du conflit, et regorgeaient d’épisodes héroïques, de faits d’armes exaltant la vaillance des soldats chiliens, tout en laissant de côté les enjeux économiques. C’est d’ailleurs le constat que faisait Helvio Soto à l’époque : « Se ha distorsionado a tal punto la historia, que los textos escolares y algunos dedicados a una enseñanza más especializada omiten tranquila y olímpicamente las causas económicas de la guerra de 1879 »[23]. Réaliser en 1969 un film allant à contre-courant de cette représentation dominante relevait donc de l’exploit, et il est surprenant que l’Etat chilien, à travers la société de production Chile Films, et l’Armée, se soient associés à cette entreprise. Le scénario, même présenté de manière incomplète ou trompeuse, ne devait laisser planer aucun doute sur la démarche du réalisateur.

Ce qui frappe le spectateur lors de la vision de Caliche sangriento, c’est le choix délibéré d’Helvio Soto de prendre le contre-pied exact de ce qu’on l’on entend généralement par cinéma historique en costumes (et son sous-ensemble, le cinéma de guerre d’époque). Dans ce domaine comme dans bien d’autres, les codes génériques dominants sont ceux établis dès sa naissance par l’industrie hollywoodienne. Comme l’a souligné Rick Altman, le genre cinématographique est défini par l’industrie et identifié (mais aussi validé comme tel) par le grand public, et dans le cadre du genre historique, le public a été habitué à attendre une minutieuse reconstitution matérielle du passé, mettant en scène des objets, des vêtements, des décors renvoyant clairement à une époque révolue (Antiquité, Renaissance, XIXe siècle, etc.). Sur un plan narratif, il est convenu que le film historique sera une fresque et mettra en scène des personnages célèbres, des grandes figures, des mythes populaires, souvent dans une volonté de glorification du passé. Dans cette approche, le passé est exotisé, esthétisé, et l’histoire n’est le plus souvent qu’un décor, un lourd tableau chargé de conventions. Avec l’invention du Technicolor et du Cinémascope, le cinéma historique hollywoodien finira d’ailleurs par se figer dans sa monumentalité.

Helvio Soto, pour sa part, s’est démarqué de cette approche de l’histoire, autant pas conviction artistique que par nécessité économique. Le cinéma en costumes est un cinéma onéreux, or le cinéaste chilien et la société Chile Films n’avaient pas les moyens financiers de se lancer dans une grande fresque regorgeant de personnages, de décors, de figurants. Impossible par exemple de reconstituer de grandes batailles, comme celle de Tacna, alignant des milliers de soldats, ou des événements marquants, comme la prise de Lima. L’approche de Soto devait donc être différente, et très modeste en termes de production. Le film se concentre donc sur une poignée d’hommes, une patrouille d’une quinzaine d’hommes, que le récit suit dans leur traversée du désert. Leur mission est simple, mais difficile à réaliser : faire la jonction avec le reste de l’armée chilienne pour prendre les Péruviens à revers. Dans cette manœuvre audacieuse, il leur arrive de croiser quelques soldats péruviens, mais le combat reste toujours de dimension réduite. Seuls quelques coups de feu sont échangés, dans la vastitude hostile du désert d’Atacama, avec des patrouilles ennemies, et lorsqu’un village est en vue, il s’agit d’un hameau désolé et dépeuplé. Ces choix narratifs, qui s’explique par des contraintes de production, ôtent bien entendu tout souffle épique au récit : là où le spectateur attendait une cascade d’exploits guerriers et des milliers de figurant se chargeant à la baïonnette, il découvre une poignée de personnages livrés à une errance faite d’attente et de vide. Les soldats passent le plus clair de leur temps à marcher ou à faire des haltes sous un soleil de plomb, et lorsque l’ennemi apparaît, le combat s’engage souvent sur le mode de la déception (les soldats péruviens que l’on croyait débusquer sont en réalité déjà morts) ou de l’absurdité (une vague d’ennemis déferle d’une colline, comme surgie de nulle part, en poussant des hurlements, puis se fait décimer sans réagir).

Si Helvio Soto tourne résolument le dos à l’histoire-spectacle et l’histoire-événement, il évite également la reconstitution biographique, l’évocation de personnages célèbres entrés au panthéon de l’histoire nationale : son récit se concentre sur une poignée d’anonymes, de rotos, pour reprendre le terme chilien qui sert à désigner la piétaille qui fut envoyée au combat par des généraux issus pour leur part de la grande bourgeoisie. Les personnages du film sont peu à peu décimés, et leur mort n’a rien d’héroïque : blessés, fuyards, tués par leurs supérieurs, morts de soif ou abattus par des Péruviens.

Il est frappant de constater par ailleurs que le film ne montre pas de Chiliens glorieux et triomphants. De la quinzaine de soldats de la patrouille, il ne reste en effet plus à la fin qu’un survivant, qui sera abattu à son tour, et les combats qu’ont livrés ces hommes sont absurdes (il leur arrive de s’entretuer) ou marqués par la lâcheté. C’est ainsi que l’on voit des Chiliens abattre froidement des Péruviens désarmés, ou bien faire feu sur l’ennemi, depuis des positions où celui-ci ne peut les voir. C’est le cas notamment dans une scène qui se déroule dans un caserío : les Chiliens sont cachés et déciment les Péruviens par traîtrise. A d’autres moments, les combats se soldent simplement par des défaites.

Il faut souligner par ailleurs que, bien que les ennemis soient clairement désignés, le film ne dégage aucune haine vis-à-vis de l’Autre et ne débouche sur aucune diabolisation des Péruviens et des Boliviens. La trajectoire des Chiliens rencontre celle d’autres soldats anonymes du camp adverse, ou celle d’indigènes croisés dans un village, qui restent le plus souvent à l’état de silhouettes. Dans l’une des dernières séquences, qui se déroule dans une ville-fantôme, deux fantassins chiliens se retrouvent nez à nez avec un soldat péruvien que la guerre a rendu fou. Les hommes se poursuivent dans les ruines et se livrent à un duel sanglant, mais rien dans le récit ne vient inférioriser l’Autre ou inciter le spectateur au mépris ou à la détestation. Le combat semble surtout obéir à la mécanique absurde de la guerre, qui pousse les hommes à se massacrer, sans autre raison que celle de la couleur de l’uniforme.

De manière générale, Helvio Soto propose une représentation du conflit qui laisse de côté les mythes et les héros célébrés par les Chiliens. En effet, même si la toute dernière séquence se déroule au bord de la mer, on remarque que, pour le reste, l’action du film se déroule intégralement à l’intérieur des terres, et non sur l’océan, là où eurent lieu les plus grandes victoires chiliennes et où l’histoire officielle a retenu les héros les plus glorieux, comme Arturo Prat et Ignacio Serrano, qui s’illustrèrent dans la bataille navale d’Iquique, en avril 1879 (c’est précisément cet épisode que le film Esmeralda, 1879 [Elías Llanos, 2009] a choisi de retracer, avec le soutien de l’Armée). Ne pas reprendre la vision officielle, qui exalte la part navale de la guerre, marquée par la domination écrasante de la marine chilienne, c’est mieux souligner que, au-delà des opérations militaires proprement dites, les enjeux du conflit étaient avant tout terrestres et miniers.

Helvio Soto a donc choisi de rejeter l’histoire militaire pour insister sur les soubassements économiques du conflit, et ce parti-pris est clairement exposé dans la séquence initiale du film, qui est à la fois documentaire et didactique. A partir de photos et de gravures d’époque, un narrateur en voix off expose en quelques minutes les raisons de la Guerre du Pacifique, insistant non pas sur les idéaux nationalistes mais sur la rapacité économique des acteurs du conflit. Cette approche est ensuite reprise dans la fiction par le personnage du lieutenant, qui expose une analyse politico-économique du conflit lors d’une discussion avec son capitaine, alors que ce dernier est uniquement animé par l’héroisme, le patriotisme et le sens du devoir militaire, et refuse explicitement de mêler la guerre et la politique (« Eso es política, no me interesa »).

L’importance du contexte

L’intérêt de Caliche sangriento réside donc en premier lieu dans la lecture que le réalisateur propose de la Guerre du Pacifique, à rebours de l’historiographie officielle. Mais l’œuvre d’Helvio Soto doit également retenir l’attention pour la façon dont le contexte politique de l’époque, celui des années immédiatement antérieures à la victoire de Salvador Allende et de l’Unité Populaire, imprègne le film. A ce titre, Caliche sangriento est un document qui permet de prendre la mesure des conflits politiques qui traversaient la société chilienne à la fin des années 60 ; l’analyser, c’est « associer le film au monde qui le produit », selon la formule de Marc Ferro.

On remarquera pour commencer que le récit s’articule autour d’un conflit dramaturgique central, qui oppose deux hommes, deux officiers de l’armée chilienne (le lieutenant et le capitaine). Leur opposition est avant tout d’ordre idéologique et met face à face deux camps politiques : d’un côté, les conservateurs ; de l’autre, les progressistes. Ce conflit se manifeste tout au long du film, par une tension permanente entre les deux personnages, mais il se cristallise dans quelques scènes de dialogues, notamment vers la 38e minute, lorsque le capitaine et le lieutenant échangent sur un ton vif leur point de vue sur la guerre, et vers la 73e minute, quand le capitaine frappe un vieillard pour le faire parler, un geste contre lequel s’emporte le lieutenant. A plusieurs reprises, les propos des personnages doivent être lus comme des commentaires du contexte politique de l’année 1969, le lien avec le présent du tournage étant d’ailleurs facilité par l’identification qui s’opère entre le réalisateur du film et le personnage du lieutenant (ce dernier est en effet avocat dans le civil, tout comme Helvio Soto). L’opposition entre les deux officiers tourne en particulier autour de la dimension économique du conflit et la définition des gagnants et des perdants. Pour le lieutenant, que sa pratique d’avocat a rendu sensible au sort des plus démunis, la guerre s’inscrit dans le contexte de la lutte des classes et, bien que le mot ne soit jamais prononcé, son analyse du conflit s’exprime en termes marxistes : d’après lui, la guerre n’oppose pas des peuples (Chiliens contre Péruviens et Boliviens) mais fait s’entretuer des prolétaires au bénéfice de bourgeoisies locales associés au grand capital international (« Me da pena que hayamos sido arrastrados a una guerra por unos enemigos que Ud no quiere ver y no no son ni peruanos ni bolivianos » ; « Los vencedores serán los ingleses o los yanquis »). Bien entendu, le sort des plus humbles le préoccupe constamment (« ¿Quién ayudará a la viuda del soldado que se mató para cumplir con nuestro deber? »). Et surtout, les déclarations de l’officier plaident en faveur de la liberté et de la raison, contre l’obéissance bête et aveugle qu’attend de lui l’institution militaire (« Déjeme usar mi libertad de pensar y hacer la guerra con los ojos abiertos »). A toutes ces prises de position, le capitaine n’oppose généralement que le mépris envers les politiciens (« Curiosa tontería… eso es política, no me interesa » ; « ¡Politiquería ! »), et le refus de voir s’immiscer dans la guerre les débats idéologiques (« Esto es una guerra, no una asamblea »). On retrouve là la confrontation, efficace d’un point de vue dramaturgique, entre deux caractères irréconciliables (l’homme d’action et l’homme de discours) mais aussi une fracture classique entre conservateurs et progressistes, la droite niant le concept de lutte des classes au profit de celui de l’unité nationale.

Cette opposition droite/gauche, qui structure le discours du film, porte également sur la conception de l’Armée, et plusieurs passages laissent poindre une défiance réciproque entre civils et militaires, qui résonne comme en écho aux tensions qui règnaient dans la société chilienne avant la victoire d’Allende, et dont le « Tacnazo » était le symptôme. Au capitaine, militaire de carrière, qui déclare sans nuances : « No me gustan los civiles », le lieutenant lance un peu plus loin une phrase dont on imagine les remous qu’elle a pu susciter à l’époque : « Los militares no son los únicos que defienden a Chile, ni son los que lo defienden mejor ». Plus qu’une relecture de l’histoire chilienne, Caliche sangriento apparaît alors comme un remise en question du rôle de l’armée, et une tentative de démythifier l’institution elle-même. Son alliance avec la bourgeoisie, elle même alliée historique du capital transnational, est dénoncée par Helvio Soto, lequel accuse les militaires de vendre leur pays aux puissances étrangères. C’est ce que dit explicitement le lieutenant, dont les propos s’appliquent de toute évidence à l’époque contemporaine : « ¡Mientras haya en América un grupo de dictadores apoyados por militares corrompidos, el dinero extranjero siempre tendrá la posibilidad de emputecernos! ». Dans un entretien à une revue française, Helvio Soto assume clairement son discours critique, et le remet dans la perspective du climat politique chilien de l’époque :

Caliche sangriento était une attitude tactique : nous n’étions pas au pouvoir, et il était utile de démythifier, au fond, l’armée, la gloire, un nationalisme mal compris, fallacieux et dangereux.

Un discours nuancé

Pour autant, le film ne sombre pas dans le manichéisme, et le réalisateur parvient au contraire à combiner un programme idéologique marxisant avec une approche nuancée de ses personnages, qui, tout en incarnant des postures politiques clairement différenciées, n’en restent pas moins des être humains complexes, dotés de dignité et de profondeur psychologique. Ainsi, le personnage du capitaine n’est pas un monstre. Certes, il est dur, voire impitoyable avec ses hommes, et son nationalisme peut sembler borné, mais il sait aussi être capable de justice et de sacrifice. Il n’exige rien des autres sans se l’imposer au préalable à lui-même, et il sait souvent montrer l’exemple, comme quand il s’agit de distribuer en plein désert le précieux contenu d’une outre remplie d’eau. L’officier veille à ce que chacun reçoive une part égale, et se sert en dernier, quitte à ce qu’il ne reste plus une goutte pour lui-même. Alors que l’égoisme et le chacun pour soi menacent sans cesse la survie de la patrouille perdue dans les sables (un soldat est même assassiné par l’un des ses compagnons d’armes), le capitaine parvient à maintenir un semblant de civilisation face à la barbarie.

Quant au personnage du lieutenant, il n’est pas dépeint sous des traits angéliques, même si le réalisateur veille à le rendre plus sympathique que les autres personnages. Malgré son discours critique et son attitude humaniste (on le voit successivement défendre un soldat menacé d’exécution et s’indigner des violences faites à un vieillard), il finit par exécuter froidement un soldat péruvien, après l’avoir traqué dans les ruines d’une ville-fantôme.

Mais la nuance la plus notable au discours anti-militariste qui imprègne le film réside dans la revendication d’une forme de patriotisme. La défense de la Nation n’est pas laissée aux seules mains des militaires, contrairement à ce que pourrait laisser supposer le discours sur le caractère classiste de la guerre. Le capitaine, tout en dénonçant le fait que les couches populaires enrôlées dans l’armée doivent défendre les intérêts de la bourgeoisie alliée aux Anglais, revendique fièrement son patriotisme, lançant au lieutenant : « No se olvide que soy chileno, y que tengo tanto amor como Ud por mi país ». En réalité, Helvio Soto semble vouloir dénoncer le nationalisme de façade, celui qui ne se préoccupe pas de défendre les intérêts économiques du pays et laisse les richesses nationales passer aux mains des capitalistes étrangers. Ce discours, là encore, vaut autant pour la période historique évoquée dans le film que pour l’époque contemporaine du tournage. Le personnage du lieutenant évoque à plusieurs reprises les richesses conquises par le Chili lors du conflit avec ses voisins (on signalera au passage que le terme « conquista » s’oppose à la thèse officielle selon laquelle le Chili ne faisait que défendre son territoire), mais ce n’est pas pour proposer de les rendre à leur légitimes propriétaires ou de les partager fraternellement dans un utopique projet panaméricain. Le lieutenant se préoccupe avant tout de savoir qui va bénéficier de cette manne : le peuple chilien ou une poignée de bourgeois défendant leur seul intérêt ? Caliche sangriento défend ainsi une conception populaire de la nation, sans pour autant prôner l’internationalisme prolétarien.

Il convient de souligner l’originalité de ce discours dans le contexte du Nuevo Cine Latinoamericano, notamment si on compare le film aux productions cubaines de l’époque, violemment anti-impérialistes. Caliche sangriento, malgré son anti-militarisme et ses attaques contre la bourgeoisie, n’est pas un film révolutionnaire, et sa relecture marxisante de la Guerre du Pacifique ne débouche pas sur un appel à la solidarité internationaliste. La mort du Che, peu de temps auparavant, et l’échec de sa stratégie révolutionnaire continentale n’y sont d’ailleurs peut-être pas étrangers.

Cette absence de radicalité idéologique trouve d’ailleurs un écho dans la forme cinématographique qui, malgré ses prises de distances avec les superproductions américaines en costumes, reste plus proche d’Hollywood que de l’avant-garde soviétique. Caliche sangriento emprunte en effet un certain nombre de codes aux films de guerre classiques, notamment dans la construction de ses personnages (on y retrouve le chef intraitable, le lettré que la guerre révolte, le soldat lâche etc.), et rappelle par certains côtés The Lost Patrol [John Ford, 1934], avec lequel il partage une trame et un décor similaire, ainsi qu’une mise en scène efficace, transparente. La dernière partie est quant à elle plutôt influencée par le western (les soldats montent à cheval, des fusillades éclatent dans des villages perdus, des indiens se font tuer) et le film finit presque par ressembler à une production italienne : absence de héros positif, goût pour la poussière et la saleté, alternance de plans rapprochés et de plans généraux, montage qui étire le temps... Ce choix esthétique est d’ailleurs très cohérent avec le propos général du film, Caliche sangriento démythifiant l’histoire chilienne comme le faisaient à la même époque les cinéastes italiens avec la conquête de l’Ouest.

Un film prémonitoire

Au-delà de sa capacité à proposer une relecture de l’histoire et à rendre compte des débats politiques de son temps, deux caractéristiques somme toute assez attendues dans une production de ce type, le film surprend in fine par ses aspects prémonitoires. Car Caliche sangriento est un film historique qui, paradoxalement, annonce l’avenir.

Le personnage du lieutenant est associé dans le film, on l’a vu, au discours progressiste, à la pensée de gauche. Or à la fin du film, ses hommes ont disparu, son supérieur a été tué et il est le seul survivant de la patrouille, poursuivant son errance. Alors qu’il finit par atteindre la mer promise, exténué et assoiffé, il est abattu par des tireurs embusqués péruviens, dans une séquence particulièrement réussie. Lorsqu’il est tué, le lieutenant court torse nu sur la plage, dans une communion dionysiaque avec la nature. L’océan réveille en lui un sens esthétique et poétique que le désert et les conditions de la guerre et la vie militaire avaient éteint. A ce moment du film, le lieutenant s’est dépouillé de son uniforme, a laissé derrière lui la guerre et la violence, pour laisser s’exprimer pleinement son humanité. En apercevant des fillettes péruviennes sur la plage, il les appelle amicalement au lieu de les menacer de son arme ; il boit ensuite l’eau du pichet qu’elle transportait, se revitalisant littéralement. Puis il s’élance vers la mer, mais alors qu’il se penche vers le sol pour attraper une étoile de mer (symbole d’une utopie qui se dérobe ?), il est abattu par des soldats péruviens, rattrapé par la guerre, l’armée, la mort. Soulignons qu’il s’agit de l’unique moment musical, du seul moment du film où s’exprime le pathos, ce dernier étant fortement souligné par un surdécoupage qui dramatise l’instant de la mort (la gestuelle emphatique de l’acteur, qui déploie ses bras comme un oiseau frappé en plein vol, renforce également ce sentiment). La disparition de ce personnage semble en réalité allégoriser la mort du Chili démocratique, du Chili progressiste, du Chili d’Allende, qui, en 1969, n’est pourtant encore qu’en gestation. De manière très subtile et émouvante, le bleu du ciel, le rouge de sa veste et le blanc de sa chemise se combinent fugacement pour dessiner un drapeau chilien en déroute.

Caliche sangriento, quarante ans après sa sortie, reste donc un film tout à fait remarquable, curieusement méconnu. Le long métrage d’Helvio Soto est un bel exemple de cinéma engagé, qui réussit à délivrer un discours critique tout en restant à l’intérieur des frontières génériques du cinéma populaire, et qui trouve une réponse adaptée aux défis que pose le cinéma historique aux cinéastes des pays du Sud.

Surtout, cette œuvre débouche sur une représentation profondément pessimiste de l’histoire, où les hommes, abandonnés de Dieu (cf. la séquence de la ville-fantôme, au milieu de laquelle trône une église vide), perdus dans un labyrinthe de vide et de désolation, errent dans un monde impitoyable et absurde. Avec Caliche sangriento, Helvio Soto parvient magistralement à exprimer la désorientation de l’homme latino-américain, impuissant à contrôler son destin, à devenir  maître de son histoire.



Cf. films de Enrique Díaz Quesada.

Eduardo Galeano, Las venas abiertas de América latina, Ed. Siglo XXI, Madrid, 1986, p. 226-228.

John L. Rector, The History of Chile, Ed. Palgrave MacMillan,

New York, 2005, p. 97.

 

 

William F. Sater, Andean Tragedy, Fighting the War of the Pacific, 1879-1884, University of Nebraska Press, Lincoln, 2007, p. 28.

Robert L. Scheina, Latin America’s Wars, The Age of the Caudillo, 1791-1899, Ed. Brassey’s, Washington, 2003, p. 388.

John L. Rector, op. cit., p. 97.

John L. Rector, op. cit., p. 102-103.

Jacqueline Mouesca, Plano secuencia de la memoria de Chile, Veinticinco años de cine chileno (1960-1985), Ediciones del Litoral, Madrid, 1987, p. 40.

Marie-Noëlle Sarget, Histoire du Chili, de la conquête à nos jours, Ed. L’Harmattan, Coll. Horizons Amériques latines, Paris, 1996, p. 201-213.

Jacqueline Mouesca, op. cit., p. 42.

Cristián Orellana, un chef-opérateur chilien ayant connu Helvio Soto, m’a ainsi déclaré : « Helvio Soto me comentó que solicitó el apoyo del ejército y ellos aceptaron de inmediato sin preocuparse de leer el guión » (correspondance avec Cristián Orellana, 01/06/2001).

Ascanio Cavallo, Carolina Diaz, Explotados y benditos : mito y desmitificación del cine chileno de los 60, Ed. Uqbar, Santiago du Chili, 2007, p. 227.

Marie-Noëlle Sarget, op. cit., p. 210.

Helvio Soto, « Mi aprendizaje con Caliche sangriento », Araucaria de Chile, Madrid, n° 11, 1980, p.144-145, cité dans : Jacqueline Mouesca, op. cit., p. 42.

Ascanio Cavallo, Carolina Diaz, op. cit., p. 236.

Ibid., p. 227.

Cité dans : Carlos Ossa Coo, Historia del cine chileno, Ed. Quimantu, Santiago du Chili, 1971, p. 86-87.

Cf. en particulier : http://www.guerradelpacifico1879.cl/index.html et http://www.laguerradelpacifico.cl/, qui multiplient les pages à la gloire des héros chiliens.

Cf. Rick Altman, Film/Genre, BFI Publishing, Londres, 1999, p. 15-16.

Marc Ferro, Cinéma et histoire, Ed. Gallimard, Coll. Folio histoire, Paris, 1993, p. 40.

Entretien avec Helvio Soto, Ecran 73, Paris, n° 181, p. 101.