L’écriture filmique de l’attente dans 25 watts [Pablo Stoll, Juan Pablo Rebella, 2001]

D’après le dictionnaire de la langue française Lexis, l’attente se définit avant tout comme « l’action de rester jusqu’à l’arrivée de quelqu’un ou de quelque chose », ou bien comme « le temps pendant lequel on demeure ainsi [1]». Le verbe « attendre » est quant à lui défini de la manière suivante : « rester en un lieu en comptant sur l’arrivée de, sur un événement [2]». Dans le Trésor de la Langue Française Informatisé, on trouve par ailleurs cette définition : « Attente : action d’attendre ; action de demeurer en un lieu jusqu'à ce que quelqu'un ou quelque chose arrive [3]».

De ces quelques approches du mot « attente », il faut commencer par retenir deux choses : la première est que l’aspect temporel de l’action d’attendre est liée à une dimension spatiale. Il semble qu’on ne puisse consommer le temps de l’attente que dans l’immobilité et la fixité. Attendre en mouvement ne serait pas vraiment attendre. Par ailleurs, l’objet de l’attente est à chaque fois défini de la manière la plus imprécise qui soit : on attend « ainsi », « quelqu’un » ou, encore plus vaguement, « quelque chose ».

Pour tenter de saisir la notion d’attente, nous pouvons également mobiliser nos souvenirs, notre propre expérience vitale. L’attente, ce n’est pas simplement un type d’action paradoxale (voir oxymorique), ce sont aussi des sentiments, des sensations qui viennent connoter le concept. L’attente nous renvoie à la durée, au temps ressenti comme différent du temps « normal », comme plus long, plus intense ou plus ennuyeux. C’est une preuve de l’élasticité du temps. Dans l’imaginaire collectif, l’attente est rarement connotée positivement, comme en témoigne l’impressionnante collection d’adjectifs qualificatifs recensés par le TLFI : ce ne sont pas moins de 25 adjectifs qui, d’après les observations des auteurs du dictionnaire, sont fréquemment employés pour qualifier le substantif : abominable, angoissée, anxieuse, cruelle, désespérée, dévorante, ennuyeuse, énervante, exaspérante, extatique, fébrile, fiévreuse, horrible, inlassable, irritante, merveilleuse, nostalgique, obsédante, obstinée, oisive, paisible, passionnée, paresseuse, recueillie, résignée[4]. La notion d’attente entraîne plutôt un choix d’adjectifs connotés négativement (seuls quelques qualificatifs, comme « merveilleuse », sont positifs), et l’attente ne serait donc que rarement souhaitable ou désirable. L’attente serait le plus souvent un état dans lequel on se trouve plongé à contrecoeur, en dépit de soi.

Que ce soit dans la définition froide du terme, ou dans ses variantes connotées, l’attente semble être à première vue totalement anti-cinématographique. En effet, alors que l’attente renvoie à l’absence d’action, l’absence de mouvement, et n’est que la permanence d’un état, le cinéma, pour sa part, a précisément vocation à représenter le mouvement (le cinématographe, étymologiquement, est ce qui permet d’« écrire le mouvement ») et toute une tradition spectaculaire l’associe étroitement à l’action, au dynamisme, au changement, au défilement. Marie-France Briselance, dans son ouvrage intitulé Leçons de scénario, recense d’ailleurs 36 situations dramatiques possibles au cinéma : alors que « sauver », « implorer », « se révolter », « détruire », « obtenir » ou « conquérir » font partie de sa liste, « attendre », pour sa part, n’y figure pas[5].

Pourtant, l’attente est bel et bien présente au cinéma, notamment à travers la notion de suspense. Le TFLI définit justement comme un « sentiment d'attente angoissée que peut éprouver un lecteur, un spectateur ou un auditeur parvenu à un moment décisif de l'action et tenu en haleine sur le dénouement de celle-ci [6]». Les rédacteurs proposent également une deuxième définition, non plus centrée sur le récepteur, mais qui adopte un point de vue narratif : « procédé dramatique utilisé par un cinéaste ou un auteur pour tenir en haleine le lecteur, le spectateur ou l'auditeur [7]». Alors qu’on pouvait la penser fondamentalement anti-cinématographique, l’attente devient ainsi un élément central d’un procédé dramatique que chacun associe très naturellement au cinéma (la définition du dictionnaire place même le cinéaste en premier parmi les auteurs susceptibles d’employer cette technique).

Une précaution s’impose cependant : il convient de bien distinguer deux niveaux d’attente. D’un côté, le sentiment d’attente du spectateur ; de l’autre, la représentation même, dans le récit cinématographique, de l’action d’attendre. Pour les cinéastes, filmer l’attente (par exemple, dans un film de guerre, celle des soldats avant l’attaque) ne se justifie souvent que pour créer le suspense et donc stimuler chez le spectateur le désir d’action. Mais filmer l’attente pour elle-même, sans qu’elle soit la promesse d’une action à venir, est une opération beaucoup plus risquée, car comme nous l’avons vu, l’attente implique l’absence de mouvement et le spectacle de personnages en attente nous renvoie à notre propre expérience, souvent désagréable, des multiples formes de l’attente.

Etudier l’attente au cinéma, contrairement à ce que l’on peut penser de prime abord, offre donc de nombreuses pistes de réflexion, et dans les limites de ce bref travail, je souhaiterais me concentrer plus particulièrement sur la question de la représentation de l’attente « pour elle-même », plutôt que sur celle du suspense, un terrain déjà balisé[8]. Un film en particulier a retenu mon attention : il s’agit de 25 Watts, une production uruguayenne de 2001, réalisée par Pablo Stoll et Juan Pablo Rebella, deux auteurs à qui l’on doit également un deuxième long métrage, Whisky, sorti en 2004. Après avoir présenté brièvement l’objet de mon étude, je m’attacherai à analyser par quels procédés les auteurs de 25 Watts parviennent à entourer la trajectoire de leurs personnages d’un sentiment d’attente aboulique, apparemment sans objet. Pour cela je tenterai de mettre en relation scénario, mise en scène et montage, afin de mettre ainsi à jour ce que l’on pourrait définir comme une écriture filmique de l’attente. Enfin, je relierai ces observations à une réflexion sur la société uruguayenne du début du XXIe siècle, dont le film 25 watts brosse un portrait désenchanté.

25 Watts, une non-intrigue

L’intrigue du film de Pablo Stoll et Juan Pablo Rebella est des plus simples : le récit suit pendant un week end les déambulations dans Montevideo de Leche, Javi et Seba, trois amis à peine sortis de l’adolescence, et particulièrement apathiques. Au cours du film, le spectateur fait la connaissance d’autres personnages à peine plus dynamiques : Hernán, un ami de la bande ; Gerardito, le voisin simplet de Leche ; María, la petite amie de Javi ; Rulo, Chopo et Menchaca, trois loubards qui dévergondent Seba ; Sandía, le propriétaire du vidéo-club ; Pitufo, le tenancier de l’épicerie ; Beatriz, la professeur d’italien de Leche ; Joselo et son père, propriétaire d’une auto-école transformée en véhicule publicitaire, pour qui travaille Javi ; et enfin la grand-mère de Leche, qui ne prononce jamais un mot et reste le plus souvent immobile, dans un état semi-végétatif.

25 Watts propose un récit minimaliste, dépourvu de tension, dans lequelle les personnages semblent frappés d’ennui et de mollesse. Les actions dans lesquelles ils se lancent sont sans envergure ou inachevées, et il leur arrive souvent de ne rien faire, comme s’ils attendaient simplement que quelque chose se passe dans leur existence. Leur attitude semble être l’illustration exacte de l’aboulie, cet état dans lequel le sujet n’a pas la volonté suffisante pour entreprendre une action. Plutôt que d’aller vers le changement, le sujet aboulique attend passivement qu’il vienne à lui.

Ce récit tourne donc le dos aux conventions de la dramaturgie classique, tels que les a résumés Robert McKee, le gourou hollywoodien de l’écriture scénaristique, dans son ouvrage de référence, Story. Pour Mc Kee, il existe trois grands types de scénarios possibles, le modèle classique étant défini comme « intrigue majeure » (archplot) :

Un schéma classique correspond à une histoire construite autour d’un personnage actif qui lutte essentiellement contre des forces externes antagonistes, pour accomplir son désir. Il agit au cours d’un continuum temporel à l’intérieur d’une réalité fictionnelle qui suit une logique de causalité cohérente jusqu’à ce qu’elle atteigne une fin fermée due à un changement irréversible et absolu[9].

McKee précise que l’écrasante majorité des scénarios, notamment hollywoodiens, repose sur ce modèle. A l’opposé, McKee désigne l’ « anti-intrigue » (subplot), construite contre le schéma classique, et dans lequel le temps ne se déroule pas de manière linéaire, le hasard l’emporte sur la causalité, le héros n’est pas engagé dans un conflit externe visible, et où la fin reste ouverte[10]. Ce serait, selon lui, l’équivalent au cinéma du Nouveau Roman ou du théâtre de l’absurde. Contestant de manière moins radicale le modèle classique, on trouve pour finir la « mini-intrigue » (miniplot), récit minimaliste où les personnages sont multiples et passifs, où les conflits sont plus internes qu’externes, et où le dénouement reste ouvert[11]. Dans tous les cas de figures évoqués précédemment, la trajectoire des personnages est marquée, à des degrés divers, par le changement. Or il arrive que certains scénarios racontent des histoires dans lesquelles « les valeurs dans la vie du personnage à la fin du film sont virtuellement identiques à celles du début [12]» : « Les histoires restent statiques et ne suivent pas de courbe dramatique [13]». Pour McKee, ce type de récit se dilue dans le portrait, et il le nomme « non-intrigue » (no plot). D’après lui, « [ces films] nous donnent des renseignements, nous émeuvent et ont une structure formelle ou rhétorique, mais ils ne racontent pas une histoire [14]».

25 Watts appartient de toute évidence à cette dernière catégorie, la trajectoire dramaturgique de Leche, Javi et Seba ressemblant à un encéphalogramme plat (la faible puissance de l’ampoule évoquée dans le titre y fait d’ailleurs écho). Alors que le récit classique lance un héros dynamique dans un chemin rempli d’embûches menant à une transformation finale, le scénario de 25 Watts tourne autour de personnages qui ne tendent vers aucun but (Seba, Javi), ou bien ne fournissent qu’un embryon d’effort pour l’atteindre. Ainsi, Leche est amoureux de sa professeure d’italien, mais sa seule tentative pour la séduire se limite à deux coups de téléphone où il lui parle de la pluie et du beau temps. Le jeune homme doit également passer un examen d’italien, mais il se contente de revoir les trois premières personnes du présent de l’indicatif de l’auxiliaire être. Javi, pour sa part, est pris dans une relation sentimentale qui patine ; par ailleurs, il trouve brièvement un travail (conduire une voiture publicitaire qui sert également d’auto-école), mais finit rapidement par abandonner cette activité totalement inintéressante. Le propriétaire du véhicule, le seul qui exprime verbalement de l’ambition et une croyance en le progrès, est tourné en dérision et rien ne vient corroborer son sentiment d’avoir amélioré son sort.

En d’autres termes, le récit tourne autour de personnages très faiblement vectorisés, et dont l’état à la fin du film est rigoureusement identique à celui du début. Les péripéties qu’ils traversent sont en elles-mêmes insignifiantes, et à l’issue du film, les héros n’ont rien appris, n’ont pas progressé, ne se sont pas transformés, n’ont pris aucune résolution pour l’avenir. D’un bout à l’autre du récit, ils se contentent d’être.

Ce choix dramaturgique permet d’ancrer les personnages dans un présent immobile, et constitue l’une des principales causes du climat d’attente qui plane sur l’histoire. Le poids du présent se fait également sentir dans la construction des personnages, qui ne sont dotés d’aucun passé personnel clairement défini, qui pourrait expliquer leur attitude actuelle. A la différence des scénarios classiques, qui donnent souvent à leurs personnages un passé complexe (un point sur lequel les acteurs s’appuient d’ailleurs pour construire leur interprétation), ici aucun trauma d’enfance, aucune blessure ou illumination secrète, aucune histoire familiale heureuse ou douloureuse. Un bref flash back nous montre bien l’amitié d’enfance entre Leche et Javi, mais c’est juste l’occasion de constater que leur relation n’a pas évolué depuis qu’ils ont 8 ans. Sans véritable passé, les personnages semblent également sans avenir : l’horizon temporel verbalisé ne dépasse pas quelques jours (Leche doit ainsi passer son examen d’italien « lundi »), et rien dans les actes ou les propos des trois héros ne permet de distinguer un projet plus lointain, une préoccupation à moyen terme, un espoir. Figée dans le présent, leur attente ainsi dépourvue de perspective semble sans objet.

Un tempo au ralenti

Ces choix scénaristiques ne suffisent pas cependant à créer à eux seuls le sentiment d’attente aboulique qui imprègne le film, et le talent des auteurs de 25 Watts tient précisément à leur capacité à mobiliser toute une palette de procédés cinématographiques pour concrétiser les enjeux du scénario. La deuxième étape de leur démarche consiste ainsi à créer dans la narration un tempo lent, à la limite de l’ennui, qui donne la sensation d’un temps visqueux, qui s’étire. Ce choix est bien entendu en adéquation avec l’attitude et la trajectoire des personnages, et il se manifeste de différentes façons.

Pour parvenir à ce résultat, les réalisateurs ont tout d’abord réduit le nombre de plans de moitié par rapport à un long métrage standard. Alors que dans un film classique d’une centaine de minutes, on compte habituellement 500 ou 600 plans (certains films d’action hollywoodients peuvent même en compter jusqu’à 2000)[15], ici, pour une durée équivalente, nous devons nous contenter d’un peu plus de 300 plans (311 pour être exact). Le ressenti du spectateur est donc celui d’un montage beaucoup moins rapide que dans un film classique. Bien entendu, tous les plans n’ont pas la même durée, et certains peuvent s’étendre sur plusieurs dizaines de secondes, tandis que d’autres sont extrêmement brefs. Il apparaît en fait que le montage du film ménage une alternance régulière entre des séquences particulièrement avares de plans et d’autres où les plans s’enchaînent rapidement. Dans ce deuxième cas de figure, le rythme plus élevé est obtenu par le biais d’un montage alterné, qui fait passer successivement le récit d’une ligne narrative à une autre, alors que dans le cas des séquences plus posées, le récit se concentre sur une seule ligne et la mise en scène ne change presque pas d’axes. Les auteurs parviennent donc à créer un tempo ralenti, une pulsation suffisamment faible et retenue pour dire le caractère amorphe des personnages, mais cependant suffisamment tonique pour maintenir la tension narrative. Schématiquement, le film offre donc une alternance de passages où une action unique est filmée dans des plans longs, avec très peu de changements d’axes (typiquement, des séquences de dialogue ou de monologue), et de moments où un montage alterné permet de faire rapidement le tour de plusieurs lignes narratives (le récit passe alors en revue ses personnages principaux, impliqués dans des actions différentes). En accélerant et en décélerant le rythme du montage, les auteurs parviennent à insuffler une vibration vitale, faible mais régulière, à leur récit. Ce pouls ralenti joue un rôle essentiel dans la création d’une temporalité de l’attente, en contribuant à figer le temps sans l’arrêter complètement.

Il est à noter que ce jeu temporel est également renforcé spatialement, par plusieurs procédés employés de manière récurrente. Comme le fait remarquer, André Gardies, la durée ressentie d’un plan peut varier en fonction de paramètres variés : « Des facteurs autres que celui du temps chronométrique entrent en jeu [16]».

Le procédé le plus visible consiste à multiplier les plans fixes, souvent cadrés large dans les séquences de dialogue, ce qui fait ressentir plus fortement leur allongement temporel. Par ailleurs, ces plans sont très rarement angulés, et jamais décadrés, ce qui limite beaucoup leur dynamisme et contribue à accentuer la sensation de durée. La plupart du temps, cette sensation est renforcée par la position des corps dans l’espace : assis, allongés, avachis, les acteurs bougent peu voire pas du tout. On note par ailleurs une tendance à filmer des plans centrés, où la banalité du cadrage renforce l’impression de monotonie et de routine qui se dégage des actions des personnages. Autre facteur favorisant chez le spectateur un sentiment d’allongement temporel : la faible quantité d’informations visuelles et sonores fournies par la plupart des plans. Tournées dans un noir et blanc naturaliste, aux éclairages à peine travaillés, les images montrent fréquemment des intérieurs sobrement décorés, voire dépouillés pour certains, et les plans en extérieur révèlent des espaces vides. Le tout est accompagné d’une bande-son très discrète, où les personnages parlent sans démonstration, et où les bruits d’ambiance sont particulièrement rares (parfois, quelques pépiements d’oiseaux et jappements de chiens se font entendre au loin). Or, comme le note André Gardies, « moins l’image contient de données, moins elle a besoin de temps pour être lue [17]». Dans la grande majorité des cas, les plans, notamment fixes, de 25 watts durent trop longtemps par rapport à leur faible densité informative, ce qui crée un sentiment d’étirement.

Enfin, remarquons que l’introduction des points de montage à la fin des plans fixes se fait souvent avec un léger retard par rapport à la fin de l’action représentée ou à la sortie de champ du ou des personnage(s). Alors que dans un film plus classique et plus vif, le monteur aurait tendance, en fin de scène, à couper le plan peu avant la sortie de champ du personnage principal pour ne pas s’embarrasser de photogrammes superflus (comme le signale Dominique Villain, le mot américain editing signifie « enlever ce qui est inutile »[18]), ici, le monteur (qui est également, c’est assez rare pour qu’il faille le signaler, le producteur du film), laisse très fréquemment un instant de battement avant d’introduire le point de montage. Ce temps est suffisamment bref pour ne pas ralentir inutilement le déroulement du récit, mais suffisamment long pour créer une micro-attente chez le spectateur. Répété des dizaines de fois, ce procédé contribue discrètement à rendre plus visqueux l’écoulement du temps diégétique.

Même s’ils représentent une part écrasante du matériau filmique, les plans fixes ne pas les seuls, et l’on remarque l’emploi répété de travellings, notamment au début du film, lorsque nous découvrons les personnages principaux. Ces plans en mouvement pourraient contribuer à insuffler du dynamisme au récit, or l’effet qu’ils produisent est inverse : lorsque le spectateur découvre en travelling d’accompagnement les personnages marchant dans la rue, il n’a pas l’impression que ceux-ci vont quelque part ou bien sont tendus vers un but à atteindre. Ce paradoxe peut s’expliquer par le fait que les réalisateurs montrent presque systématiquement un déplacement sur l’axe X (horizontal), de la droite vers la gauche, ce qui est anti-naturel (le sens de lecture en Occident étant de la gauche vers la droite, c’est ce type de déplacement qui est ressenti comme « naturel [19]») et ce qui donne par ailleurs la sensation que les personnages reviennent sur leurs pas. Pour schématiser les codes de lecture des axes spatiaux, on peut dire que pour un personnage de cinéma (et pour tout personnage représenté visuellement, en particulier en bande dessinée), se diriger vers la droite du champ donne l’idée d’une progression, d’une avancée vers l’avenir, alors que la trajectoire opposée signifie plutôt un retour vers le passé, une régression. Tout ceci n’a pas force de loi, bien entendu, et doit être interprété en fonction du contexte, mais, dans le cas de 25 Watts, le caractère quasi-systématique du procédé colle parfaitement à la psychologie et à la trajectoire narrative de personnages marqués par l’inertie et l’absence d’entrain. Il s’installe ainsi une tension entre le mouvement naturellement dynamique du récit et les déplacements dans l’espace, symboliquement régressifs. Ainsi pris au piège, les personnages semblent faire du sur place.

Cages

Cette observation doit être complétée par une réflexion plus générale sur tous les procédés d’écriture qui, au niveau du scénario, du cadrage et de la bande-son en particulier, contribuent à donner le sentiment que les personnages sont enfermés, englués dans le présent (une sensation qui renvoie directement à l’expérience temporelle de l’attente).

Pour commencer, il faut noter que le cadre spatial à l’intérieur duquel se déroule l’histoire est limité : les personnages déambulent dans un quartier de Montevidéo et ne s’aventurent pas en dehors de leur pâté de maison. Leur univers se limite à quelques rues, l’immeuble de Leche, la maison de Javi, le vidéo-club, l’épicerie, un bar. Seule échappée en dehors de cet univers morne et presque monochrone (le film est tourné dans un noir et blanc granuleux) : une brève virée en discothèque, au cours de laquelle Leche se fait rouer de coups par les vigiles. Mentionnons également le trajet final, extrêmement bref, d’une voiture conduite par Rolo, en état d’ébriété, qui roule à contresens sur une voie rapide, quelque part dans Montevideo. Pour le reste, les personnages restent prisonniers d’espaces qui, sans être complètement exigus, ne débouchent sur aucune ouverture. Bien entendu, le cadrage vient très souvent renforcer cet effet d’enfermement : la caméra est le plus souvent placée frontalement par rapport à l’action et aux personnages, et la silhouette de ces derniers se découpe sur un horizon bouché par un élement du décor (typiquement, un mur), sur lequel courent des lignes de composition horizontales et verticales (le cadreur a visiblement fui les diagonales, trop dynamiques). Les plans sont généralement larges, ce qui permet une certaine respiration (le spectateur ne se sent jamais oppressé par un cadrage trop serré), mais plusieurs images montrent des lieux confinés : l’intérieur d’une voiture, filmé depuis le capot pour faire ressortir les montants de l’habitacle, ou bien le dessous d’un lit. Parfois, l’utilisation d’un grand angle vient emprisonner un personnage dans le champ. C’est le cas notamment dans les plans subjectifs censés être filmés depuis le judas installé sur la porte de l’appartement de Leche. De manière plus visible et revendiquée, les auteurs jouent également avec des accessoires pour créer des effets de sens humoristiques : vers le milieu du film. Leche veut ainsi téléphoner à Beatriz, sa professeure d’italien, mais c’est la mère de celle-ci qui décroche. Le voilà contraint de tenir une conversation insipide pour cacher le véritable objet de son coup de fil (tenter de séduire Beatriz). Au premier plan, une grande tasse transparente remplie d’eau occupe la partie droite du champ, tandis qu’au deuxième plan, au dessus de la tasse, apparaît la tête de Leche. D’abord floue, la tasse devient nette au fur et à mesure que Leche, pour sa part de plus en plus flou, s’enfonce dans son siège, en signe d’échec. Le visage de Leche se met à se refléter par transparence dans le contenu de la tasse, comme si le personnage était littéralement tombé au fond du récipient. Cet enfermement visuel est souligné ironiquement par un bruitage qui évoque une noyade.

L’accessoire qui renvoie le mieux à l’enfermement spatial (mais aussi temporel et existentiel) dont sont victimes les personnages, est la cage du hamster que Javi a installée dans sa chambre. Pour bien souligner à quel point cet objet est une métaphore de l’univers des héros du films, plusieurs plans établissent un rapport de continuité entre la cage, à droite de l’écran, et Javi, parfois accompagné de sa petite amie, María, dans la partie gauche du champ. Avec le hamster ainsi installé au premier plan, la vie de Javi semble être à l’image de celle du rongeur. Par ailleurs, le hamster est affublé d’un prénom humain (Alfonso) tandis qu’à l’inverse, Javi est souvent montré en train de manger les croquettes de l’animal, dont il apprécie le goût (il parvient même à convaincre sa compagne d’en manger). Pour bien souligner l’idée de continuité entre ces deux êtres et ces deux vies, les scènes se déroulant dans la chambre de Javi se concluent presque toujours par un gros plan sur la cage, un procédé de ponctuation dont l’effet est renforcé par un fondu au noir.

Cercles

Le hamster et sa cage permettent également d’introduire une deuxième métaphore, dont on trouve des échos à tous les niveaux du film : celle de la roue. Le rongeur est souvent représenté en train de courir dans une roue installée au centre de sa cage, dans un mouvement absurde et sans fin. Le lien avec les personnages humains est d’autant plus facile à établir que ces plans, comme je l’ai souligné plus haut, sont mis en avant par le montage, et que par ailleurs, la prise de vue frontale ainsi que l’orientation du corps de l’animal (tourné vers la gauche) renvoient implicitement à de nombreux passages où Leche, Javi et Seba sont représentés de la même façon, comme par exemple dans le plan d’ouverture. Ces trois personnages sont donc à l’image du hamster : non seulement ils restent enfermés dans leur univers, mais en plus ils y tournent en rond.

Cette circularité de leur existence est exprimée de manière redondante, notamment par la présence répétée de panoramiques à 360°. On en dénombre trois au total : le premier, situé au début du film, vers la 12e minute, montre les trois personnages principaux ainsi qu’un ami commun, Hernán, en train de bavarder dans la rue. Le plan est associé à l’idée d’ennui dans la mesure où le mouvement de caméra permet de passer d’un personnage à l’autre en écoutant, en voix over, le flux des pensées de chacun d’entre eux et que le spectateur constate qu’aucun ne prête attention à l’anecdote qu’est en train de raconter Hernán. Le deuxième panoramique circulaire survient pour sa part au bout de 38 minutes, et il accompagne un passage musical. La caméra semble montée sur une platine disque et tourne sur elle-même au rythme de la rotation d’un 33 tours. Le plan ainsi obtenu dévoile l’ensemble de la chambre de Leche, en train d’écouter la chanson. Ce panoramique fait l’objet d’un montage alterné qui montre, dans une seconde ligne narrative, Javi au volant de la voiture publicitaire que le père d’un ami lui a confiée. Dans le dernier plan circulaire, qui intervient juste avant la fin du film, la caméra est installée au milieu d’un carrefour désert, non loin de l’immeuble devant lequel se trouvaient Leche, Javi et Seba au tout début du récit, et le panoramique nous montre un espace urbain complètement éteint, sans un passant, sans une voiture.

En ce qui concerne le deuxième panoramique, celui du disque, un lien est établi entre la circularité du plan et la vie des personnages. En effet, lorsque la caméra interrompt sa course, la piste du disque finit par sauter, puis un fragment de mélodie se répète mécaniquement. Dans la foulée, Leche, qui répétait sa leçon d’italien en écoutant la musique, se met également à répéter mécaniquement la conjugaison de l’auxiliaire « être », en butant sur la 3e personne du singulier, comme s’il était victime du même bégaiement que la platine.

Ce détail est d’autant plus significatif que tout au long du film Leche répète de nombreuses fois la conjugaison de l’auxiliaire, sans jamais réussir à dépasser cette 3e personne du singulier. C’est la face la plus visible d’une tendance à l’itération, qui se manifeste très tôt dans le récit. Les personnages sont souvent confrontés aux mêmes difficultés, et réalisent tout au long du film les mêmes gestes, les mêmes actions. C’est vrai pour les personnages principaux comme pour les figures plus secondaires. Comme nous venons de le voir, Leche apparaît plusieurs fois un cahier à la main, en train de réviser ses conjugaisons d’italien ; Seba se rend deux fois au vidéo-club, ce qui donne lieu à deux plans identiques. Javi est pour sa part filmé à plusieurs reprises au volant de la voiture publicitaire. Le message que diffusent les hauts-parleurs installés sur le toit du véhicule revient en boucle, de manière étouffante et ridicule (il s’agit d’une publicité pour une marque de pâtes au nom grandiloquent « Su Señoría »). Les protagonistes secondaires du récit sont également victimes du même processus itératif : Hernán sonne deux fois à la porte de l’appartement de Leche ; la vieille dame dont Leche actionne la sonnette au début du film sort deux fois sur le pas de sa porte ; le propriétaire de l’auto-école publicitaire tient plusieurs fois les mêmes propos à Javi. Le livreur de pizzas croit par deux fois entendre les autres se moquer de lui.

Dans une séquence se déroulant dans un ascenseur, les auteurs insistent particulièrement sur les boucles étouffantes que trace la routine autour des personnages. Leche rentre chez lui, et croise dans la cage d’escalier un voisin. En voix off, le spectateur entend Leche annoncer à l’avance la phrase que va prononcer le voisin ainsi que la propre réponse de Leche, également énoncée à l’avance, et l’on comprend ainsi que la rencontre entre les deux hommes donne lieu à un dialogue immuable. En bons connaisseurs de la mécanique humoristique, Stoll et Rebella introduisent néanmoins une variation dans la troisième et dernière phrase prononcée par le voisin, qui de ce fait n’a plus de rapport avec la réponse toute préparée que Leche lui débite sans prêter attention à ce que son interlocuteur lui a réellement dit.

Actions, dialogues : dans 25 watts, tout est marqué au sceau de la répétition, du bégaiement, et il en va de même pour les simples bruits. C’est ainsi que, régulièrement, la bande-son retentit du battement lent de l’horloge murale installée dans l’appartement de Leche, qui accompagne le plus souvent les apparitions muettes de la grand-mère. Dans un tel récit, la séquence finale ne pouvait que dessiner un ultime cercle, une ultime répétition, et c’est bien ce que l’on constate : les deux derniers plans diégétiques (ils sont séparés par un carton qui marque le début du générique de fin) reprennent le même décor, les mêmes personnages et le même cadrage que ceux de l’une des toutes premières séquences du film. Assis sur un muret, devant un petit immeuble, Leche et Javi se retrouvent dans la même position qu’au départ. Rien n’a changé. Les rares actions entreprises par les deux personnages n’ont apporté aucune modification à leur existence. Ils sortent du champ et reprennent leur errance. Seba arrive peu après. Ne voyant aucun de ses deux amis, il sort également du champ. Une boucle vide est bouclée, et le spectateur comprend bien qu’une autre est déjà amorcée, qui débouchera sur la même stagnation.

Une nation à l’arrêt

Comme nous le montre l’analyse de 25 watts, filmer l’attente ne consiste pas simplement à jouer sur les aspects temporels du film, tels que la durée des plans, mais constitue au contraire un processus d’écriture total, qui implique des choix scénaristiques, narratifs, visuels, sonores, métaphoriques, etc. Mais au-delà de la réflexion sur ces procédés d’écriture filmique, il convient également de s’interroger sur le sens de cette attente, sur la portée du discours du film.

L’attente dans laquelle semblent plongés les personnages revêt pour commencer une dimension existentielle car elle est sans but, sans objet, sans direction. Les personnages se contentent d’être, difficilement de surcroît. De manière symptômatique, Leche passe son temps à réviser l’auxiliaire être en italien, et à décliner les premières personnes. « Io sono. Tu sei. Lui e ». Cet enchaînement de phrases, qui finit par être vidé de son sens à force d’être répété mécaniquement, retient également l’attention par son incomplétude : à aucun moment, en effet, Leche ne se montre capable de conjuguer entièrement l’auxilaire « essere ». Cependant, dans 25 watts, l’attente ne renvoie pas seulement à l’individu, au vide existentiel de l’individu contemporain aboulique : elle permet également un commentaire sur l’Uruguay des années 2000.

La portée nationale de la réflexion que propose le film est sensible tout d’abord dans le choix d’ancrer le film dans une réalité sociologique, celle de la classe moyenne à un moment précis de l’histoire du pays, celui de la crise économique qui a commencé à sévir à partir de 1999, paralysant l’activité bancaire, industrielle et commerciale, et provoquant un chômage de masse. L’atonie économique est ainsi discrètement suggérée par le fonctionnement au ralenti des rares commerces présents dans l’histoire, ainsi que par la tentative de Javi d’exercer une activité professionnelle (un simple petit boulot sans perspectives) qui se solde par un échec.

Mais la dimension nationale du film est surtout présente dans un personnage qui n’apparaît jamais, mais qui est évoqué à plusieurs reprises : celui du seul uruguayen présent dans le livre Guinness des records, recompensé pour avoir applaudi cinq jours d’affilée sans s’arrêter. Tout le pays est associé à cet homme au comportement absurde et pathétique, simple spectateur d’un monde qui lui échappe. Terrassée par la crise financière internationale de la fin des années 90 et « l’effet tango », l’Uruguay ne serait plus que le spectateur de son devenir historique, une nation attendant, au fond de l’ornière, que quelque chose se passe. Les auteurs de 25 watts proposent ainsi dans leur récit une définition épurée de l’attente : pour Pablo Stoll et Juan Pablo Rebella, attendre, c’est tout simplement être spectateur, de la vie, ou de l’Histoire.




[1] Lexis, Paris, Ed. Larousse, 1994, p. 129.

[4] Ibid.

[5] BRISELANCE, Marie-France, Leçons de scénario, les 36 situations dramatiques, Paris, Ed. Nouveau Monde, 2006.

[6] http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?42;s=50188590;r=3;nat=;sol=1; (dernière consultation : 12 juillet 2010).

[7] Ibid.

[8] Cf. BESSADEL, Jean, GARDIES, André, Le suspense au cinéma, Cinémaction n°71, Paris, Ed. Corlet, 1994.

[9] McKEE, Robert, Story, Paris, Ed. Dixit, 2009, p. 51.

[10] Ibid., p. 52.

[11] Ibid., p. 52.

[12] Ibid., p. 62.

[13] Ibid., p. 62.

[14] Ibid., p. 62.

[15] JULLIER, Laurent et MARIE, Michel, Lire les images de cinéma, Paris, Ed. Larousse, 2009, p.11.

[16] GARDIES, André, Le récit filmique, Paris, Ed. Hachette, 1993, p. 94.

[17] Ibid.

[18] VILLAIN, Dominique, El montaje,  Madrid, Ed. Cátedra, 1999, p. 29.

[19] Cf. VAN SIJLL, Jennifer, Les techniques narratives du cinéma, Paris, Ed. Eyrolles, 2006, p. 3.