L’anniversaire de Lluisa Cunillé ou la représentation de l’attente

Para mí, este es el gran desafío de la actual escritura dramática: Cómo devolver al espectador su capacidad participativa en la construcción del sentido y qué estrategias dramatúrgicas habrá que experimentar para conseguirlo.
(Sanchis Sinisterra cité par Joya, 149)
[…] el problema hoy central en la actividad dramatúrgica es construir meticulosamente en el texto al receptor implícito, intentar configurar lo que se llama una estructura de efectos que vaya transformando a un hipotético espectador empírico o real en alguien capaz de articularse con los procesos de significación y de emoción que en el texto se vayan diseñando.
(Sanchis Sinisterra, 2002 : 251)

Voilà les termes dans lesquels José Sanchis Sinisterra définit la place et le rôle du récepteur dans cette esthétique théâtrale, cette manière d’écrire du théâtre, de penser le rapport scène-salle, qu’il a nommée « l’esthétique du translucide » ou encore esthétique de « la pénurie et de la pléthore » qu’informent au premier plan Beckett et Harold Pinter[1].

Il s’agit d’une esthétique qui joue avec les nerfs et les attentes du spectateur à la recherche d’un sens, du sens, et d’un spectacle théâtral ponctué par une fin claire, nette, sûre, définitive, dénouant la tension dramatique. Mais voilà un théâtre déstabilisateur qui déjoue toute attente, qui ironise sur tout horizon d’attente et surtout surjoue de cet élément de la tension dramatique qu’on nomme communément le suspens, pour mieux le déplacer de l’action vers le sens, sens-signification et sens-direction : sens en suspend, suspens du sens, girouette déréglée dans un ciel « translucide ».

C’est au sein de sa compagnie Teatro Fronterizo, créée en 1977, et de ses ateliers d’écriture dramatique de « El obrador » de la Salle Beckett de Barcelone, à partir de 1984, que, faisant œuvre de « maître » et créant ce qu’on a appelé aussi « l’école Sanchis Sinisterra », il initie à cette esthétique du « translucide » bon nombre des auteurs dramatiques espagnols actuellement les plus reconnus : de Paloma Pedrero à Itziar Pascual, de Gracia Morales à Pilar Campos, mais surtout les auteurs de « l’école catalane » comme Lluïsá Cunillé, Sergi Belbel, Beth Escudé ou Mercé Sarrias.

Les « stratégies dramaturgiques » et la « structure d’effets » dont parle José Sanchis Sinisterra visent à la mise en place d’un effet de feed-back, de rétro-alimentation, qui mette le récepteur en position de co-créateur du sens et de l’émotion en le plongeant dans la « translucidité » d’une opacité où toute utopie de la transparence –transparence du sens, du rapport aux autres, du rapport à soi– est évacuée, anéantie. Il ne reste plus au récepteur qu’à rester aux aguets, tous les sens en alerte, ouvert à tous les possibles sans pouvoir refermer le sens sur l’un d’eux. La translucidité sinistérienne repose ainsi, comme l’a très bien montré Elisa Franceschini dans sa thèse[2], sur l’indétermination, l’ambiguïté, l’ambivalence, la polyvalence, l’opacité, l’énigme, le brouillage, le flou, l‘imprécis, l’incomplet, le discontinu, le fractal et le fragmentaire, l’imprévisibilité et le revirement, l’ellipse et le silence. Autrement dit l’« esthétique du translucide » joue de tous les types de « stratégies dramaturgiques » et de « structures d’effets » qui puissent situer le récepteur dans une position déstabilisante, génératrice de doutes et d’incertitudes, aux prises avec des signes et des messages contradictoires, paradoxaux, fluctuants, jouant en permanence de l’implicite et du non dit et laissant de larges zones d’ombres. Zones d’ombres où ne peut que s’engouffrer le désespoir de celui pour qui le sens se dérobe sans cesse, malgré un fil d’Ariane d’indices multiples (visuels, dialogiques, narratifs, chronologiques, auditifs etc.). Ces indices sont cependant distillés perversement tantôt au compte gouttes, tantôt sur le mode de la sursaturation, toujours sur le mode néo-baroque de « l’annonce en trompe-l’œil et des fausses pistes » (Ryngaert et Sermon).

C’est bien sous le signe du « translucide » qu’il convient de situer le « drame relatif » ou « drame de la soustraction » de Lluïsa Cunillé, auteur depuis 1991, année de sa première pièce représentée à Barcelone, Rodeo, d’une cinquantaine de textes dramatiques, dont L’Anniversaire qui nous occupe ici[3].

Nous avons signalé combien l’esthétique sinisterienne du « translucide », qui informe l’œuvre théâtrale de Cunillé, est redevable de l’univers dramaturgique de Harold Pinter, auteur précisément d’une pièce de 1958 intitulée L’anniversaire (The birthday party), pièce en trois actes, par laquelle l’auteur anglais a introduit la formule de ce que l’on a appelé « le théâtre de la menace ». Coïncidence ? : les deux « Anniversaires » nous situent dans une ville au bord de la mer, petite ville dans le cas de Pinter, métropole dans le cas de Cunillé. Coïncidence ? : Dans les deux pièces on fête l’anniversaire du personnage masculin, Stanley dans la pièce anglaise, El dans la pièce catalane. Coïncidence ? : El gifle Amiga puis frappe violemment Ella ; Stanley « arrive devant la chaise où [Meg] est assise en frappant à toute violence sur le tambour, et son visage exprime la même fureur sauvage et possédée que les battements de tambour. » (Pinter, 41). Coïncidence ? : À l’acte III, Meg n’ose pas sortir, il y a une étrange « grosse voiture » qu’elle ressent comme menaçante ; dans la scène 5, Hija imagine une voiture piégée sur le point d’exploser.

La scène 6 semble issue de l’atmosphère d’une autre pièce de Pinter, Paysage (Lanscape), créée à la radio (BBC) en 1968, puis sur la scène de l’Aldwyck Theatre de Londres l’année suivante : on y retrouve le trajet en voiture jusqu’à la mer, la plage déserte, le chien, le couple, un vieillard au loin.

Au-delà de ces coïncidences anecdotiques, il semble clair que, l’univers de Pinter informe de manière plus large la pièce de Cunillé : tout en renforçant la dimension banale des personnages, du cadre spatial et des situations, la pièce catalane reste fidèle au modèle de ce « théâtre de la menace ».

Les personnages de Cunillé ont des noms génériques. Une indication approximative concernant leur âge vient compléter ce nom à la manière de Pinter, installant bien déjà au cœur de l’univers dramatique, dès la liste des personnages, la question du temps, du rapport au temps, du temps pour-la-mort qui n’est que cela, un compte à rebours : « en el nacer está el morir » rappelle une formule baroque de Calderón de la Barca.

L’Anniversaire, de Cunillé :
Ella (Unos cincuenta y cinco años)
El (Unos cuarenta años)
Hija (Unos treinta años)
Amiga (Unos cuarenta años)
L’anniversaire de Harold Pinter :
Peter Boles, plus de soixante ans
Meg Boles, sa femme, la soixantaine
Stanley Webber, près de quarante ans
Lulu, environ vinq-cinq ans
Seamus Mccann, trente ans.

Les dialogues de Cunillé enfin sont construits sur le même principe du décalage, du collage de monologues et de répliques inconnexes : les répliques font toujours un pas de côté. Les échanges ont pour sujet la casuistique des petites habitudes : par exemple, l’emploi du temps du samedi soir de Hija, véritable mesure du temps ou plutôt matière, pour Ella, la mère, à remplir la vacuité de son temps, comme dans le sketch de Pinter Voilà tout[4] où l’objet de préoccupation de Mme A est le jour où « l’autre », « elle », se rend régulièrement chez le boucher et vient prendre le thé chez elle. Dans les deux cas, une modification minime – le jeudi au lieu du mercredi pour mme A, le retard de Hija pour Ella – et tout se dérègle : les répliques tournent à vide obsessionnellement autour de cette entorse à la régularité de métronome de petites habitudes rassurantes. Les personnages sont occupés à attendre des événements qui se reproduisent jour après jour, selon le même ordre immuable.

La pièce de Lluïsa Cunillé a reçu le prix Born de Théâtre en 1999 et a été publiée en espagnol en 2000 dans la revue Primer acto, et, en catalan, la même année. Elle a été jouée pour la première fois en 2001 à Madrid (Salle Galileo) par la Compagnie Teatro de la Ribera.

L’Anniversaire met en scène un face à face de quatre personnages avec la liberté, leur liberté et surtout avec le temps : Elle (Ella), Lui (El), Amie (Amiga) et Fille (Hija). Les indices glanés au détour des échanges dialogiques nous apportent quelques informations sur la situation des personnages.

Ella, la cinquantaine, retraitée, a travaillé aux guichets du métro. Elle vit avec sa fille (Hija) qu’elle a élevée seule dans l’appartement d’un immeuble d’un quartier excentré – une banlieue ?– d’une grande ville. Elle est née dans ce quartier et y a toujours vécu. Il est minuit, elle est dans la rue et a oublié ses clés : elle attend le retour de sa fille.

Hija, fille de Ella, la trentaine, célibataire, vit avec sa mère. Elle travaille, rencontre ses collègues de travail. On la voit, solitaire, à la scène 2, dans une discothèque s’exerçant au chant au cours d’une séance de karaoké.

El, la trentaine également, a décidé de célébrer son anniversaire avec son amie (Amiga). Il a prévu de l’emmener à l’hôtel pour une nuit d’amour. Mais une dispute éclate, il la gifle et la laisse seule dans le bar où ils s’étaient donné rendez-vous.

Amiga, la trentaine également, apparaît à la scène 4, dans la solitude des toilettes du bar, face à son reflet dans le miroir, scène symétrique de la scène 2 où Hija évoque aussi son reflet dans le miroir d’autres toilettes, celles d’une discothèque : visages « placé[s] entre deux miroirs face à face » (Pirlot 2009, 94), démultipliés à l’infini, où l’autre n’est toujours que le même, et où le risque « de n’y voir personne, rien » ouvre l’espace du vide[5].

La pièce se compose de six scènes : scènes très brèves (des monologues) et scènes longues (des dialogues) alternent : scène 1 (dialogue El-Ella, 92 répliques), scène 2 (monologue bref de Hija), scène 3 (dialogue El-Ella, 231 répliques), Scène 4 (bref monologue de la Amiga, scène 5 (dialogue Ella-Hija, 184 répliques), scène 6 (El-Amiga, 154 répliques). Les scènes impaires nous situent dans un espace extérieur, dans ce qui semble être un quartier aux lisières de la ville : « Un solar vacío de una ciudad » (p. 46), indique la didascalie aperturale sans autre précision. La mer est proche, ce qui pourrait bien sûr nous inviter à penser à Barcelone. Les échanges dialogiques de El et Ella nous informent que le métro arrive jusque-là : c’est la dernière station de la ligne. L’information factuelle devient métaphore d’un espace situé aux limites de l’espace et du temps, c’est-à-dire d’un cul-de-sac existentiel : « El.- No sabía que el metro llegara tan lejos/Ella.- Este es el principio y el final de la línea. Ya no hay más paradas. » (p. 47).

Par touches, émergent les contours d’un espace désolé et d’une banalité sinistre : une station de métro, un bar vide, une banlieue-dortoir peuplée de voitures, un parking qui sert de marché le samedi et qui autrefois était un terrain vague occupé par des chiens errants, des immeubles identiques, des rues désertes. L’action a lieu un vendredi soir, soir de fête au loin : El et Ella contemplent les dernières lueurs des feux d’artifices.

Si les scènes impaires, 1, 3 et 5 nous situent dans cet espace extérieur, les scènes de monologues – scènes paires 2 et 4 –, nous situent dans des espaces fermés, lieux de diversion : une discothèque ou salle de karaoké (scène 2), un bar (scène 4). Mais ces lieux sont curieusement vides, désertés. Hija et Amiga y sont seules en compagnie, respectivement, d’un animateur et d’un barman hors-champ. La scène 6 déplace l’action vers une plage, évoquée d’ailleurs à la première scène. Les personnages sont face à la mer d’où émerge l’œil lumineux de la masse sombre d’un oléoduc, sorte de cyclope inquiétant. Ce sont des êtres ordinaires placés dans un cadre quotidien et banal. Dans les scènes 2 et 4, Cunillé procède à une réduction de la focale qui nous fait entrer dans l’intimité la plus impudique et sordide : les toilettes, les vomissements de hija. Ce cadre, on ne peut plus ordinaire, prend cependant des contours phantasmatiques, énigmatiques, d’une étrange étrangeté. Hija et Amiga sont des Cendrillon des temps modernes qui dialoguent avec une marraine issue directement du conte de fées, l’oléoduc est cyclope dans une mer transformée en eaux du Styx.

Dans L’Anniversaire, tout le monde attend quelqu’un. On pourrait même résumer l’action à cela : la vie des personnages n’est et n’a été qu’immobilité de l’attente : vie en suspens, en suspens dans le vide, en attente.

Ella attend Hija qui a les clés de l’appartement : les clés de sa vie au bout du compte. Hija attend minuit pour rentrer, telle une nouvelle Cendrillon installée dans l’attente du prince charmant. Amiga attend El dans le bar. El attend Amiga dans la rue. Ella attend les clés pendant que Hija attend le dernier métro. El attend que ella revienne du bar où il l’a envoyée en repérage. Ainsi prend forme un chassé-croisé d’attentes faites de l’incompréhension de la non-rencontre. Nous ne sommes pas loin de l’expression dramaturgique de ce que la clinique appelle une « relation blanche », c’est à dire : « une relation caractérisée par un certain vide de pensée, un certain désert intérieur perceptible, par exemple dans la difficulté à recourir aux mots pour qualifier et nommer les émotions » (Pirlot 2009, 72), une relation dans laquelle agit le plus souvent une pensée opératoire. Si nous nous déplaçons vers la trame des souvenirs évoqués : Amigo attendait Ella dans une voiture au pied du même immeuble qu’elle occupe aujourd’hui encore avec sa fille, pour l’emmener à la plage ; Hija attendait que Ella acceptât la compagnie et l’amour de ce prétendant ; Amigo de la mère de Ella attendait déjà que la mère…. On voit apparaître les fils d’une toile qui les enferme dans une position névrotique d’attente : des fils que le récepteur est invité à tirer pour dévider la névrose de destinée qui est au cœur de la non-action de l’action dramatique.

Au centre du dispositif scénique de l’attente et de l’espace scénique, Lluïsa Cunillé place Ella. Elle est le point fixe, immobile : elle attend sa fille, elle attend les clés, elle n’attend plus rien en réalité, ou peut-être juste cela, qu’il lui soit donné d’attendre encore longtemps sa fille, sa seule boussole existentielle. Elle ne bouge pas de l’espace central traversé par les trois autres personnages qui, eux, se déplacent. Mais au coeur même de ce dispositif scénique de l’attente, et en miroir, l’auteure installe le spectateur. Elle subvertit le rapport des deux temps, qui habituellement ne coïncident pas, en les faisant coïncider : le temps représenté, le temps dramatique, et le temps du spectateur, le temps réel de la représentation. Il est un peu plus de onze heures au début de la pièce. Il est minuit pile au début de la cinquième scène, minuit dix à la fin de cette même scène, et, dix minutes se sont écoulées entre la fin de cette scène et la fin de la sixième et dernière scène de la pièce. Le décompte des indices temporels distillés par les dialogues et les monologues donne donc un espace-temps représenté d’un peu plus d’une heure, ce qui coïncide avec le temps réel de la représentation.

Le spectateur est pris dans les multiples comptes à rebours enclenchés par les personnages : celui du retour de hija avant minuit (scène 1 et 3), celui du jeu de l’attente de l’explosion imminente de la voiture imaginaire (scène 5). Cunillé s’exerce ainsi à multiplier les jeux d’immersion du spectateur dans ces temps, à la fois minutés et imprécis, des multiples attentes, dans le temps de l’attente propre du compte à rebours : quelque chose est sur le point de se produire, doit se produire, dans cet univers de la banalité la plus plate, de la vacuité la plus exaspérante. Il ne peut que se produire quelque chose pour qu’il y ait vie, pour qu’il y ait théâtre. Le spectateur est d’abord aussi dans l’attente de cet événement théâtral. Par exemple, lorsque Hija imagine le jeu de la voiture piégée, le spectateur se prend au jeu du compte à rebours : va-t-elle exploser ? Ce n’est qu’un simulacre, qu’une mauvaise blague ? Peut-être, finalement, n’est pas un jeu et y-a-t-il bien une voiture piégée ? Peut-être hija passe-t-elle par la légèreté de cet artifice pour désamorcer la peur ? Sommes-nous donc dans le jeu, celui qui consiste à se sentir exister en se faisant peur avec les nouvelles de la presse, les faits divers, les images télévisuelles ? Ou sommes-nous dans la réalité de l’horreur surgissant au cœur du quotidien le plus banal ?

Et, finalement, si cette voiture explosait vraiment, cela remplirait ce temps vide… temps vide des personnages, temps vide de ce qui est donné à voir, temps vide du spectateur, assis dans son fauteuil à attendre que quelque chose se passe sur la scène. Nous ne sommes pas loin de Beckett par certains aspects, et, en renversant la célèbre formule par laquelle Clov, « le regard fixe et la voix blanche », ouvre Fin de partie, les spectateurs en sont à se dire « Commencé, s’est commencé, ça va commencer, ça va peut-être commencer ».

Le doute atteint de la même manière, à la scène 6, le jeu étrange qu’initient Amiga et El : est-ce le compte à rebours d’un suicide ou simplement la métaphore de la mort qui est au bout du chemin de chacun d’entre nous ? Le tragique de la mort vient-il de surgir au milieu de ce qui se présente comme un jeu d’amoureux, comme une déclaration d’amour ? En réalité, tout reste indécidable pour un spectateur obligé de dénouer les fils embrouillés des indices afin de cerner le sens de ce qui lui a été montré. Le spectateur est constamment désorienté, déplacé d’un axe vers l’autre, pour se retrouver au bout du compte au centre du dispositif. On l’invite à assister à une pièce qui se révèle n’avoir été qu’un trompe l’œil. Il est d’abord positionné en lieu et place des voisins du quartier, puis en lieu et place de la mer-mort dans la dernière scène. Il a assisté à des échanges policés. Il a pressenti des tensions, a perçu les lignes de fissures qui se glissaient entre la retenue extrême de ce qui est donné à voir (des échanges policés) et la violence de ce qui est raconté. C’est dans les interstices des récits et des micro-récits épars que s’infiltrent la violence des rapports, la violence des émotions, la vraie histoire de ces personnages. Le spectateur se trouve bien au centre de l’action dramatique lorsqu’il découvre, à la scène 6, la violence exercée par El contre Ella dans la scène 3. Et pourtant, le spectateur, installé en lieu et place des voisins, occupant des appartements avec vue plongeante sur la rue, sur le lieu du déchaînement de cette violence, n’a rien vu. La scène 3 n’a effectivement montré que ce que celui qui ne veut pas voir (en l’occurrence la figure du voisin) voit. Voilà exprimée par ce dispositif dramaturgique qui englobe le spectateur, une image forte de la passivité et du manque de solidarité dans notre monde actuel de l’hypermodernité, qui redouble la solitude de Ella et l’inconfort soudain du spectateur. Voilà épinglé le spectateur dans son activité perverse de voyeur en un jeu dramaturgique métathéâtral qui invite à une réflexion sur une société hypermoderne dominée par « la souveraineté du regard » et une certaine manière de « percevoir de loin dans un flot d’irréalité » (Enriquez 2004, 49) :

La société contemporaine qui a donné une telle place au spectacle (« la société du spectacle » est en marche, nous avait prévenus Guy Debord), au cinéma, à la télévision, n’a pu que favoriser le règne du regard. Le monde est fait, dans ces conditions, pour être vu, pour être à la pleine disposition de celui qui le regarde, et non pas pour être compris. Le sens s’efface d’autant plus que le regard s’affirme. La société du « regard » ne peut que renforcer la pente perverse des individus, qui soit veulent maîtriser le monde […], soit le percevoir de loin dans un flot d’irréalité (on ne sait plus ce qui appartient à la réalité ou au spectacle). Bien plus, une partie de la réalité (ainsi les massacres en Afrique) ne devient qu’un spectacle comme un autre, qui ne met en marche aucune émotion. » (Enriquez 2004, 49)

Tous les repères sont brouillés dans des jeux de superpositions, de surimpressions, de déplacements, et en particulier les frontières spatiales (les deux lavabos, l’angle mort imposé au spectateur) et plus encore temporelles : la mémoire défaillante de Ella qui superpose et confond son histoire en tant que mère de hija et son histoire en tant que fille de sa mère. Ce brouillage identitaire gomme ici la différence des générations bloquant toute évolution possible. Il affecte, par le dense réseau de signes et d’indices qui se répondent en écho, les trois personnages féminins : Ella, Amiga et Hija. Lluïsa Cunillé nous invite en permanence, dans une construction dramaturgique marquée du sceau de la « translucidité », à une double lecture : une lecture verticale sur l’axe paradigmatique des substitutions, des surimpressions, des superpositions, et une lecture horizontale sur l’axe syntagmatique des relations, des rencontres, doublée de la lecture synchronique qu’imposent les jeux des simultanéités des scènes 2, 3 et 4, et, diachronique que suggère la dramatisation de la névrose de destinée des personnages féminins. Nous avons affaire en réalité à une démultiplication en trois personnages féminins d’une une même figure centrale : « la femme qui attend » pour reprendre l’appellation métaphorique (« la Mujer que espera ») imaginée par Itziar Pascual dans Las voces de Penélope pour désigner l’un des personnages féminins, incarnation postmoderne de la Pénélope homérique. Sauf que là où Itziar Pascual offre une vision libératoire de cette figure, Lluïsa Cunillé met en place un dispositif névrotique dans lequel s’engluent les personnages. Ce dispositif de transmission d’une névrose de mère en fille est assez proche de celui que crée Pilar Campos dans sa pièce Selección natural où elle met en scène trois générations de femmes d’une même famille, femmes seules, ayant élevé seules leur fille. C’est le cas de Ella et de sa mère (seulement évoquée) dans la pièce de Lluisa Cunillé.

La didascalie initiale qui décrit Pénélope dans la pièce de Pascual précise : « su movimiento construye una arquitectura de esperas ». Elle est « la mujer en tránsito » donnant à entendre l’évolution et la métamorphose opérées dans ce temps intérieur de l’attente libératoire :

Penelope.- J’ai appris à attendre, mais pas comme ils le croient. L’attente est une forme de résistance. C’est un acte de réaffirmation. Dans ce que nous sommes, dans ce que nous sentons, dans ce que nous espérons. Le temps n’est pas un ennemi : c’est un compagnon de voyage.
[…] Et un jour, j’ai appris à attendre. À m’attendre moi-même. J’ai appris à regarder mon ombre se promener sur le rivage avec une tristesse bâtisseuse d’avenir. (Pascual, 90 et 92)

Rien de tout cela dans la pièce catalane où l’attente est le lieu de l’enlisement et non de l’émergence de soi, de l’identité véritable, comme dans Las voces de Penélope. Il se produit au contraire un processus de régression, une installation dans un attentisme qui est fuite devant la vie, qui est peur de l’autre et de l’autre qui est en soi, qui est désarroi devant « l’échec à savoir quoi faire avec sa vie », pour reprendre, parmi les nombreuses définitions qui sont proposées de la névrose, celle de Winnicott (cité par Ménéchal, 36), qui est « névrose du vide » (Cournut, 1991).

S’installe de la sorte un repli sécuritaire névrotique : Ella émaille d’ailleurs ses répliques d’avertissements sur les agressions possibles, sur les violences ordinaires et terroristes. Le jeu qu’introduit Hija, et dans lequel elle entraîne sa mère, est celui de la voiture piégée qui renvoie directement au syndrome de la menace terroriste. L’atmosphère tourne à la paranoïa et au repli.

Sous la forme policée des échanges se joue la souffrance de la solitude, du repli, du clivage, de la vacuité, de souvenirs qui enlisent, de la désintégration progressive du moi, du « désert intérieur » (Pirlot, 2009). Entre liberté de choix et obligation de choix, puisque vivre c’est d’abord choisir, les personnages de L’anniversaire s’immobilisent, se paralysent et paralysent l’autre dans un « tragique de la fuite-dans-l’attente », l’une des variantes du « tragique de l’attente » pour reprendre les termes par lequel Ion Omesco, dans Métamorphose de la tragédie, nomme l’une des modalités du « tragique du non choix », l’une des formes de la « tragédie du monstre absent »[6]. Ici ce « monstre absent » semble bien être, dans cet univers de femmes qui expulsent l’homme de leur monde, l’homme lui-même. Cet être étranger, étrange, qui soudain envahissait de manière inquiétante l’espace du quotidien le plus banal dans le « théâtre de la menace » initié par Harold Pinter, est ici, pour ces femmes, l’homme. Et, comme dans les pièces de Pinter, cet « étranger » qui fait soudain irruption, introduit l’ombre portée de la mort. N’est-ce pas l’angoisse de mort qui agit principalement sur le discours éclaté et obsessionnel de Ella? : Elle met entre elle et « le monstre absent-présent le discours (souvenirs, radotage, anecdotes, exercice littéraire) et le jeu » (Omesco 1978, 101). Le jeu – jeux de destruction – est bien la voie que prennent Hija et Amiga : jeu de la voiture piégée imaginée par Hija, jeux et rituels sado-masochistes imposées par Amiga.

Nous trouvons une autre des variantes du « tragique de l’attente » déterminées par Ion Omesco, le tragique de l’abandon dont l’une des formes est le suicide. Mais la fin de L’Anniversaire, tout en suggérant le suicide, reste indécidable sur ce point. En ce sens le modèle de Cunillé est bien Beckett qui installe ses personnages dans une agonie sans fin qui obture toute échappatoire suicidaire.

Le « tragique de la fuite-dans-l’attente » trouve son fondement dans la peur de l’autre et la peur de l’autre en soi, autrement dit dans la peur de la vie, le refus d’envisager l’amour : on pourrait dire, pour reprendre encore une analyse de Ion Omesco, que L’anniversaire, « construite autour [de la solitude] refuse d’envisager l’amour –cette heureuse rencontre des deux moitiés de sphères– en tant que situation fondamentale, et réduit sa place dans l’intrigue » (Omesco, 104). Ce refus de la vie s’exprime alors dans une pulsion de mort dramaturgiquement montrée sous les formes les plus variées. Ainsi le jeu imaginaire du compte à rebours de l’explosion de la voiture piégée introduit l’image de la dislocation du corps explosé. À la fin de la pièce, Amiga dénude et attache El en une sorte de rituel sado-masochiste. Il est empéché par Amiga, qui l’immobilise, de la toucher et donc de l’aimer. Amiga provoque le vomissement de El en lui introduisant les doigts dans la gorge, comme elle même s’est fait vomir devant le miroir des toilettes du bar : double image en miroir de El/Ella par ce même mouvement du vomissement, de l’expulsion. Le suicide est évoqué dans cette même scène 6. Tout au long de la pièce, ella, immobile au centre du dispositif scénique, s’installe dans une attente aux allures de « nirvana » –au sens psychique du terme– propre de certains de ces états de psychose schizo-paranoïde qui conduisent à un processus de désintégration du moi : mort d’abord d’une partie de soi à soi et au monde, puis état catatonique de la mort définitive de soi à soi et au monde. C’est bien cette pulsion de mort, cette force « obsédante » et « irrepréssible » qu’a décrite Freud qui est à l’œuvre ici comme force de retour à l’inorganique, à l’inanimé, et qui est au coeur de ce « tragique de l’attente ». La fin de la pièce nous transporte sur une plage, dans l’obscurité de la nuit. Amiga s’immobilise face à la mer sombre qui a déjà englouti un suicidé : une mer occupée par l’obscurité de la salle, espace des spectateurs. Les spectateurs sont à nouveau déplacés dans le dispositif spatial scénique virtuel et cette fois mis en lieu et place de la mer, espace de la mort, du retour à l’inorganique, au monde originaire.

La « fuite-dans-l’attente » est ainsi présentée comme régresion à ce monde de la mer-mère. C’est bien vers la mère que retourne toujours Hija. C’est bien à la mer que retourne Amiga, refusant la différence des sexes (images en miroir de El/Amiga). C’est bien au ventre de sa propre mère accouchant dans le métro pendant ce que l’on devine être la guerre civile que retourne ella à travers ses souvenirs. Le spectateur « immergé » dans cet espace de la mer-mère se voit soudain indiqué l’issue de secours : ce point lumineux au bout de l’oléoduc, tel un œil de cyclope qui vient se confondre avec cet autre point lumineux, propre de toute salle de théâtre, qui indique la sortie. Voilà assurément le specteur renvoyé à l’espace réel de la salle de théâtre pour mieux lui monter la voie – l’issue de secours – et l’inviter à abandonner une position voyeuriste d’attentisme pour accoucher à la vie.

Bibliographie

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Cunillé, Luïsa, 2000, El aniversario, revue théâtrale Primer acto, Madrid, N°284, juillet-septembre 2000, p. 45-61.

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Joya, Juan Manuel, 1999, « Treinta años de experimentación teatral », Nueva Revista de política, cultura y arte, 66, décembre 1999), p. 142-155.

Ménéchal, Jean, 1999, Qu’est-ce la névrose, Paris, Dunod, collection « Les topos ».

Pascual, Itziar, Las voces de Penélope, in Pascual, Itziar Las voces de penélope/Les voix de pénelope, et Morales, Gracia, Como si fuera esta noche/Bésame mucho, Toulouse, Presses universiatires du Mirail, collection « Nouvelles scènes hispaniques », 2004, p. 33-93.

Omesco, Ion, 1978, La métamorphose de la tragédie, Paris, Presses universitaires de France.

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—, 1979, Paysage, in No man’s land, suivi de Le monte-plats, Une petite douleur, Paysage et de Dix sketches, adaptation française d’Éric Kahane, Paris, Gallimard, collection « Du monde entier », p. 147-170.
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Pirlot, Gérard, 2009, Désert intérieur. Le vide négatif dans la clinique contemporaine, le vide positif de « l’appareil d’âme, Erès, collection « Transition » dirigée par Jean Claude Rouchy.

Ryngaert, Jean-Pierre, et Julie Sermon, 2006, Le personnage théâtral contemporain : composition, recomposition, édtions théâtrales.

Sanchis Sinisterra, José, 2002, « Dramaturgia de la recepción », in La escena sin límites. Fragmentos de un discurso teatral, Ciudad Real, Ñaque, 2002, p. 249-254. Publié auparavant dans ADE Teatro, Madrid, n° 41-42, janvier 1995, p. 64-69.

 


[1] Voir à ce sujet la très récente thèse d’Elisa Franceschini : L’ « Esthétique du translucide » chez José Sanchis Sinisterra, sous la direction de Monique Martinez-Thomas, Université Toulouse-le Mirail, 24 septembre 2009, 651 pages.

[2] Nous reprenons ici quelques-uns des termes par lesquels Elisa Franchescini, ibid., tente de cerner cette « translucidité » de l’œuvre théâtrale de José Sanchis Sinisterra.

[3] Edition utilisée : Lluïsa Cunillé, El aniversario, revue théâtrale Primer acto, Madrid, N°284, juillet-septembre 2000, p. 45-61. Aniversari (version catalane), Tarragona, Arola editors, 2000.

[4] L’un des Dix sketches (1959-1969), in Harold Pinter, No man’s land, suivi de Le monte-plats, Une petite douleur, Paysage et de Dix sketches, p. 198-200.

[5] « Je suis encore obsédé par l’idée de regarder le miroir et de n’y voir personne, rien », A. Warhol, cité par (Pirlot 2009, 24).

[6] Les modalités du « tragique du non-choix » (l’une des modalités du « tragique de la volonté ») sont « le tragique du combat inutile » et le « tragique de l’attente » (Omesco 1978, 90-102). Emmanuelle Garnier, dans la monographie inédite de son dossier de HDR, intitulée Le tragique au féminin : les dramaturges femmes dans l’Espagne contemporaine offre de belles études de plusieurs pièces de cette auteure à la lumière des analyses de Ion Omesco. Nous reprenons ici une des pistes qu’elle a explorée. HDR soutenue le 27 novembre 2009, Université Toulouse-Le Mirail.