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Sur la route de Little Miss Sunshine : Du film de famille au road movie

Delphine Letort

Université du Mans, laboratoire 3LAM

Première réalisation de Jonathan Dayton et Valerie Faris, qui travaillent eux-mêmes en famille puisqu’ils sont mari et femme, Little Miss Sunshine (2006) s’adresse à un public familial et l’institution de la famille est au cœur du récit. Little Miss Sunshine est un film singulier dans le paysage cinématographique des années 2000, où les spectacles proposés aux familles sont majoritairement des blockbusters et des franchises, visant le divertissement par la sensation et l’émotion. Le public est prêt à payer pour ce type de spectacle qui fascine, choque, titille, dont les intrigues tissées de suspense suscitent la curiosité et réveillent l’émotion des larmes ou des rires. Noel Brown appelle ce type de film les « kidult-oriented Hollywood Blockbuster » (que l’on pourrait traduire par « Blockbuster pour public adulescent ») afin de désigner les réactions provoquées et attendues lors de ce type de spectacle qui, tels des montagnes russes, sollicitent les sens en offrant des expériences de plus en plus immersives[1]. Ce sont des films d’aventure (Indiana Jones, Harry Potter, Pirates des Caraïbes…) dominés par l’action, ou des films de fantasy (The Lord of the Rings), parfois utilisés comme véhicule idéologique (par exemple Les Chroniques de Narnia, franchise développée par Walden Media, une compagnie financée par le millionnaire évangéliste Philip Anschutz[2]).

Little Miss Sunshine ravive peut-être une tradition plus classique du film de famille, à laquelle le nom de la famille Hoover fait référence. Le film de famille émerge comme un genre dans les années 1930 ; ce sont des spectacles centrés sur des figures d’enfants stars, notamment Shirley Temple qui bénéficie d’une popularité sans précédent. L’image de Shirley Temple symbolise, à elle seule, le divertissement familial des années trente que les studios mirent au goût du jour en multipliant les contrats avec des enfants stars (Jackie Cooper, Judy Garland, Mickey Rooney pour MGM ; Shirley Temple et Jane Withers pour 20th Century Fox). L’attrait transgénérationnel des enfants stars est lié au fait que les films dans lesquels ils apparaissent traitent de thématiques qui intéressent le public adulte, notamment les difficultés économiques et les espoirs de reprise. Figure de l’optimisme, Shirley Temple transforme la vie de ceux qui l’entourent par sa bonté et introduit le merveilleux dans le récit. Le biographe Norman J. Zierold fait remarquer que la petite fille incarne une joyeuse innocence dans des films qui sont souvent une source de réconfort pour un public plongé dans l’incertitude de la Grande Dépression : son sourire éclatant, ses cheveux clairs, son talent sont perçus comme la promesse de jours meilleurs[3]. Olivier Filhol explique que les écrits, et nous sommes tentés d’ajouter les films, sur les familles convoquent inéluctablement le trajet personnel des lecteurs et des spectateurs – une « cohorte de conflits, d’espoirs, de ruptures, de souffrances, de fantasmes[4] ». Le discours sur la famille a des résonances personnelles, mais il participe aussi d’une dynamique sociale dont le cinéma se fait le relais.

Ainsi, Shirley Temple correspond-elle à une conception idéalisée de l’enfance dont l’innocence est préservée malgré les rôles qui lui sont confiés. Certains films érotisent l’enfant explique Kristen Hatch en citant War Babies (Raoul Walsh, 1926), dans lequel Temple joue le rôle d’une serveuse française qui danse en couche culotte et porte un haut qui montre ses épaules de façon provocante[5]. L’interprétation faite aujourd’hui de ces images traduit un regard critique des performances de genre, représentation de la féminité interrogée de manière réflexive à travers l’enfant star dans Little Miss Sunshine. Alors que les images de la famille se fragmentent sous l’effet de la multiplication des selfies, Little Miss Sunshine tente de reconstruire l’image d’une famille dont l’unité est menacée par les difficultés économiques et l’individuation des personnages. Little Miss Sunshine est aussi un road movie pour Anne Paupe, « puisqu’il est essentiellement consacré au périple entrepris par ses protagonistes afin d’emmener, envers et contre tout, la petite Olive au concours de beauté qui l’attend en Californie[6] », ou un film de voyage (sous-catégorie du film de famille pour Roger Odin[7]). Little Miss Sunshine utilise donc le motif du voyage pour évoquer l’unité familiale comme un espace où la cohésion n’est pas innée mais se construit au fil des difficultés affrontées ensemble. Le film attire l’attention sur les singularités individuelles que l’institution familiale ne contrôle pas, malgré la pression des normes sociales et genrées sur les comportements. Les codes sociaux et culturels des différentes générations s’affrontent, au sein même de la famille, alors que les parents voient leurs convictions et leurs idiosyncrasies être remises en question par les plus jeunes. Ceux-ci obéissent à de nouveaux codes sociaux, relayés par des agents extrafamiliaux (école, télévision, fréquentations, professions) dont l’influence est perceptible au sein même du noyau familial. Au-delà des tensions créées par ces réseaux multiples aux modèles parfois contradictoires, la famille de Little Miss Sunshine est aussi un espace où se nouent des solidarités transgénérationnelles. Le vieux minibus dans lequel les Hoover entreprennent le voyage vers la Californie symbolise la famille comme un cocon où se réfugier contre les agressions du monde extérieur.

Little Miss Sunshine est un film centré sur une famille où le sens du collectif est mis à l’épreuve des individualités de chacun. Le voyage du road movie permet néanmoins à la famille Hoover, perçue comme dysfonctionnelle au début de film, de retrouver une cohésion face à l’adversité. Olive, la jeune candidate au concours de beauté dont elle expose les codes normatifs par ses différences, est le noyau de cette structure familiale. Elle incarne l’innocence d’une enfance sacrifiée sur la scène du postféminisme que représente le concours de beauté.

  1. Famille et road movie : individualité et collectivité

La famille Hoover se caractérise par l’éclectisme de ses membres ; Anne Paupe décrit une « galerie d’excentriques qui s’entasse dans le minibus Volkswagen en partance pour Redondo Beach[8] ». Tous se désolidarisent de l’unité familiale que la figure patriarcale ne parvient pas à rassembler. L’autorité du père est sans cesse mise à mal au sein de cette famille dans laquelle chacun défend son éthique propre : le fils Dwayne, adepte du nihilisme nietzschéen, rêve de devenir pilote de ligne avant qu’il ne se découvre daltonien ; le beau-frère Frank, spécialiste de Proust dont le travail n’a pas été couronné par le prix espéré, a tenté de se suicider après un échec amoureux ; le grand-père Edwin est héroïnomane et peine à cacher son addiction ; Olive, spectatrice de l’élection de Miss America sur l’écran de télévision, répète les gestes d’une victoire qu’elle imagine être la sienne. L’insistance sur les individualités qui composent la famille Hoover traduit l’influence d’une société où les solidarités ont laissé la place aux valeurs de compétitivité portées par la logique néolibérale. Le plan en neuf points que présente Richard Hoover comme une méthodologie à suivre pour « réussir » illustre la rationalité idéologique d’une société qui valorise la performance personnelle, opposant de manière simpliste les gagnants et les perdants, en soulignant la responsabilité individuelle de chacun selon une perspective conservatrice que le film déconstruit en montrant que les luttes de classe perdurent. Le nom de famille des Hoover évoque, avec ironie, l’échec économique d’un président élu en temps de crise ; Herbert Hoover (1928-1933) ne parvint pas à sortir le pays de la Grande Dépression en adoptant des mesures libérales qui font écho au projet conservateur de la figure du père dans le film. Les Hoover appartiennent à une classe ouvrière dont le film décrit les difficultés matérielles, symbolisées par le vieux minibus Volkswagen dans lequel la famille s’entasse pour accompagner Olive à Redondo Beach en Californie.

Les yeux d’Olive sont filmés en gros plan de manière à souligner le reflet de l’écran télévisé dans le verre de ses lunettes et la fascination de la fillette pour Miss America.

Le film démontre que cet environnement néolibéral est néfaste pour l’individu comme pour la famille, dont chaque membre est désolidarisé de l’ensemble, seul face à ses fragilités. Little Miss Sunshine s’attache à souligner l’écart entre l’idéologie dominante, le mythe du rêve américain, la survalorisation de l’individu dans le monde néolibéral et la classe moyenne inférieure à laquelle le quotidien identifie la famille Hoover. Les critiques retiennent que la famille Hoover est « dysfonctionnelle » pour souligner le manque d’harmonie entre les personnages, tous motivés par leurs intérêts personnels plutôt que collectifs, avant que le road movie ne révèle les liens invisibles au sein de l’unité familiale[9].

Le concours de beauté (« Little Miss Sunshine ») auquel participe Olive permet de rassembler la famille le temps d’un voyage en minibus ; le road movie va permettre de confronter les idéaux des uns et des autres à une réalité sociale. Semé d’embûches qu’il faut surmonter, notamment le coût d’un voyage qui pèse sur les finances fragiles de la famille, le voyage permet au clan de se ressouder en redécouvrant les valeurs de la solidarité : tous doivent pousser le minibus pour qu’il démarre et s’entraider pour monter alors qu’il roule ; tous font bloc autour d’Olive et tiennent tête au père qui la réprimande lorsqu’elle commande une glace au petit déjeuner… Le voyage souligne à nouveau la diversité au sein de la famille, mais il fait ressortir l’ultime unité au sein du clan Hoover. Conformément au genre du road movie, dans lequel le voyage est le récit d’une quête qui implique des transformations au sein de l’identité des protagonistes[10], les Hoover apprennent à mieux se connaître au fil de l’aventure. Dwayne prend conscience qu’il est daltonien et qu’il ne voit pas les couleurs de la vie comme les autres. Cette révélation anéantit ses rêves de devenir pilote, mais elle lui ouvre de nouvelles perspectives.

Si les grands espaces symbolisent une liberté conquise par le déplacement à travers l’espace, le minibus de la famille Hoover montre, par métaphore, une mobilité sociale plus difficile.

Timothy Corrigan soutient que le genre relie la technologie des moyens de locomotion à l’expression d’une subjectivité masculine[11]. Si la moto que chevauchent les hors-la-loi dans Easy Rider est le symbole d’une liberté conquise par le déplacement à travers l’espace du grand Ouest américain, le minibus de la famille Hoover montre, par métaphore, une mobilité sociale plus difficile qui menace l’autorité de l’homme dans la société patriarcale. Little Miss Sunshine s’attache à décrire une masculinité fragilisée à travers les hommes de la famille Hoover, tous confrontés à l’échec professionnel : le livre de Richard ne se vend pas ; l’oncle Frank a été contraint de démissionner ; le grand-père décède durant le voyage en laissant derrière lui des revues pornographiques compromettantes. Les conflits émaillent le voyage opposant les générations, conflits qui se soldent néanmoins par la victoire de la famille en tant que clan.

  1. Olive et les normes du genre

Olive est une petite fille de sept ans dont les rêves sont nourris par les images télévisuelles d’une culture genrée sexiste qui célèbre les femmes objets. La pression sociale qui marginalise la famille Hoover s’exerce aussi sur Olive, dont les rondeurs semblent accuser une gourmandise qui ne sied pas aux normes de la féminité. Et pourtant Olive incarne une certaine naïveté à l’égard de ces normes sociales dont elle n’a pas conscience. Sa spontanéité, notamment lorsqu’elle demande sans tabou à son oncle les raisons de sa tentative de suicide, montre l’innocence de l’enfant qui n’a pas encore complètement intériorisé les règles sociales.

Le film montre la violence des préjugés visant les filles à travers le personnage d’Olive. Olive s’entraîne à jouer le rôle de Miss America face à l’écran de télévision, mais la caméra la saisit de profil de manière à souligner son ventre et ses vêtements de couleurs vives. L’image de Miss America se reflète dans les verres de ses lunettes, suggérant l’illusion qu’elle représente en tant que femme dont la perfection plastique semble être l’unique atout.

Judith Butler explique que le genre est une construction identitaire qui s’acquiert par le biais de la répétition de gestes :

Il ne faudrait pas concevoir le genre comme une identité stable ou lieu de la capacité d’agir à l’origine des différents actes ; le genre consiste davantage en une identité tissée avec le temps par des fils ténus, posée dans un espace extérieur par une répétition stylisée d’actes. L’effet du genre est produit par la stylisation du corps et doit donc être compris comme la façon banale dont toutes sortes de gestes, de mouvements et de styles corporels donnent l’illusion d’un soi genré durable[12].

Le genre est donc associé à un ensemble de normes régulatrices, relayées par des figures comme Miss America. Olive pratique l’imitation face à l’écran et sa spontanéité d’enfant montre qu’elle n’a pas encore intériorisé toutes les attentes sociales exprimées à l’égard des femmes. Ses gestes un peu maladroits font voir qu’ils n’ont pas de valeur performative dans le sens où l’entend Butler :

Si les attributs et les actes du genre, les différentes manières dont un corps montre ou produit sa signification culturelle sont performatifs, alors il n’y a pas d’identité préexistante à l’aune de laquelle jauger un acte ou un attribut ; tout acte du genre ne serait ni vrai ni faux, réel ou déformé, et le présupposé selon lequel il y aurait une vraie identité de genre se révélerait être une fiction régulatrice. Si la réalité du genre est créée par des performances sociales ininterrompues, cela veut dire que l’idée même d’un sexe essentiel, de masculinité ou de féminité – vraie ou éternelle –, relève de la même stratégie de dissimulation du caractère performatif du genre[13].

Le film ne cesse de souligner le non-conformisme d’Olive dont le comportement parfois excessif, par exemple lorsqu’elle crie sa joie d’être sélectionnée pour le concours de Little Miss Sunshine, suggère qu’elle n’a pas intériorisé tous les critères de féminité. Les femmes qui gagnent Miss America expriment leur joie dans les larmes et non dans les cris. Butler insiste sur la fonction régulatrice de normes orientées « téléologiquement vers un idéal de genre, le masculin ou le féminin[14] ». Cet idéal est incarné par Miss America aux yeux d’Olive, mais c’est son père qui la sensibilise aux contraintes de la féminité en lui suggérant de surveiller sa ligne. La scène du restaurant où Frank lui explique la valeur calorique d’une glace pour l’encourager à maîtriser son corps et ses envies montre toute la violence des normes qui pèsent sur le corps des femmes.

Olive ne correspond pas aux normes attendues dans le concours de beauté de Little Miss Sunshine comme l’explique son frère Dwayne. « She is not a beauty queen, she is just not », confie-t-il à sa mère, conscient de la différence entre Olive et les autres filles du concours et motivé par le désir de lui épargner l’humiliation d’un concours basé sur des critères de beauté extrêmement normés. Ce concours participe à l’économie de la visibilité que Sarah Banet-Weiser définit comme autant de règles et de normes imposées sur le corps des filles. « Bodies of women and girls are understood as potentialities, in need of regulation and evaluation[15] », écrit-elle en suggérant l’auto-surveillance que ce système implique. La scène où Olive observe son corps dans le reflet du miroir et constate qu’il ne ressemble pas à celui des autres filles à cause de ses rondeurs illustre le pouvoir aliénant du regard de l’Autre. « Let Olive be Olive », rétorque sa mère en opposant les mots d’un féminisme libérant les corps à l’oppression postféministe renforçant les normes.

  1. Le concours de beauté et le postféminisme

Le concours de beauté « Little Miss Sunshine », parodie du concours Miss America dont les images défilent en replay sur la télévision au début du film, illustrent à la fois la prégnance du mythe de la princesse dont la couronne viendra consacrer la beauté et la séduction marchande représentée par une féminité commodifiée. Le concours est encore une version abâtardie de la concurrence au sein d’une société néolibérale dont Marly Harris souligne la cruauté : « The massive restructuring of the economy creates a winner-take-all society in which parents believe that if kids don’t end up as one of the few winners they will join the ranks of the many losers[16]. » Le concours efface donc les frontières entre les adultes et les enfants ; les fillettes adoptent des poses suggestives qui montrent qu’elles ont appris les codes visuels d’une féminité définie comme « sexy », censée satisfaire le plaisir et le désir du spectateur dans une société d’adultes. Quel que soit leur âge, les fillettes adoptent des poses « sexy » qui traduisent une attitude postféministe selon Rosalind Gill en référence à ces femmes décrites comme « des sujets sexuels, désirants et actifs qui font le choix de se présenter objectifiés parce que cela sied leurs intérêts libérés[17]». Le corps des enfants est objectifié à travers l’adoption de normes stéréotypées, provoquant un embarras visible sur le visage des parents d’Olive qui commencent à craindre l’effet dévastateur de ce concours sur leur progéniture.

La rhétorique néolibérale qui sous-tend ce type de discours est mise à l’épreuve de la performance décalée présentée par Olive en hommage à son grand-père qui lui a appris tous les pas. La chorégraphie sexualisée interprétée innocemment par Olive choque le public et le jury, dont les réactions hostiles montrent la gêne occasionnée par les codes pornographiques d’une danse aux allures de strip-tease. La performance tigrée de la fillette suscite le scandale, gestes obscènes qui dramatisent la relation entre le voyeur et le corps féminin sexualisé. La séquence dévoile sur le mode vulgaire la relation instituée par le concours, mise en concurrence des corps féminins de fillettes qui, à l’instar de Shirley Temple, parodient les « grandes » dans une mise en scène de la beauté féminine. Leurs tenues et leur démarche traduisent une internalisation des stéréotypes féminins, des codes qui définissent la beauté féminine à travers paillettes et blush rosés empruntés aux adultes. La féminité apparaît ainsi comme une performance sexualisée dont Olive ne connaît, à l’évidence, pas les connotations érotiques ; la gêne provoquée par sa performance rend visible les codes pornographiques d’un concours basé sur l’exhibition du corps féminin pour le regard concupiscent du spectateur. Non seulement les enfants s’exposent au regard, mais la séquence où Olive rentre son ventre face à trois miroirs suggère le pouvoir du regard panoptique qui emprisonne les filles dans une forme de régulation et de contrôle qu’elles imposent à leur propre corps[18].

Le concours efface les frontières entre les fillettes dont les poses suggestives montrent qu’elles ont appris les codes visuels d’une féminité définie comme sexy, censée satisfaire le plaisir et le désir du spectateur dans une société d’adultes.

Le film associe, en outre, cette féminité exacerbée à la notion de classe sociale ; la vulgarité des poses prises par Olive indique l’influence d’une éducation populaire (celle de son grand-père) tandis que les boucles d’or et les robes de satin arborées par les autres filles connotent la classe sociale supérieure, affichant son pouvoir d’achat par le vêtement clinquant. Le désordre créé par la performance d’Olive, notamment l’irruption de sa famille sur scène qui bouleverse les codes du spectacle, s’oppose au sens du contrôle dont font preuve les autres candidates parfaitement à l’aise dans l’exercice demandé. Griselda Pollock associe le prolétariat à un corps « sexuel, immoral, bestial, malade, désordonné, sale, corrompu » – autant de qualificatifs pour décrire les membres de la famille Hoover.

On note, également, que les couleurs criardes utilisées pour filmer le concours contrastent, de manière frappante, avec les pastels de la maison Hoover ; la queue de cheval portée par Olive détonne avec les cheveux parfaitement coiffés des petites filles ; son costume noir et blanc au début de sa danse contraste avec les tenues extravagantes de ses concurrentes. Little Miss Sunshine exploite le kitsch du concours, de son décor aux couleurs criardes, des costumes des filles exhibées comme des poupées Barbie, pour souligner la marginalité et l’ordinaire des Hoover. L’atmosphère carnavalesque du concours rompt avec la simplicité des Hoover, qui sortent vainqueurs d’un concours dont ils ont ébranlé les conventions.

Conclusion : réinventer la famille

La danse qui clôt le concours Little Miss Sunshine pour la famille Hoover permet de réaffirmer les solidarités familiales dans un spectacle qui réinterprète la lutte des classes à la lumière des théories néolibérales et postféministes. Little Miss Sunshine utilise le road movie pour reconstruire le lien affectif au sein d’une famille éclatée sous le poids des contingences socio-économiques et d’une idéologie individualiste qui fragilise l’entité même de la famille. Adoptant le point de vue des Hoover, le film s’attache néanmoins à montrer que la famille dysfonctionnelle n’est pas celle de la marge mais celle qui se soumet aux injonctions néolibérales réifiant le corps des filles. La marginalité des Hoover préserve des valeurs que chaque membre réaffirme individuellement :

Each one of the clan portrays authenticity, albeit eccentric. Olive displays wisdom, courage, love, justice, temperance, and perhaps even spirituality. Even the Hoovers’ vehicle (which serves as the backdrop for most of the movie) can be viewed as a metaphor for triumph in the face of adversity and dysfunction. It displays perseverance and tenacity in its struggle to keep its engine running, relying as much on industry and fortitude as gasoline[19].

Le road movie incite à réinventer la famille en faisant d’Olive la grande star d’un film sans prétention. L’authenticité de sa performance est celle d’une innocence préservée par la marginalité, conçue comme résistance à l’ordre patriarcal dans une société néolibérale.

Bibliographie

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[1] Brown, Noel, The Hollywood Family Film: A History, from Shirley Temple to Harry Potter, London, I. B. Tauris, 2012.

[2] Dupont, Nathalie, Between Hollywood and Godlywood: The Case of Walden Media, Bern, Peter Lang, 2015.

[3] Zierold, Norman J., The Child Stars, New York, Coward-McCann, 1965, 69.

[4] Filhol, Olivier, « La famille dans tous ses états », Empan, vol. no 47, no. 3, 2002, p. 121-129.

[5] Hatch, Kristen, Shirley Temple and the Performance of Girlhood, New Brunswick, New Jersey, Rutgers University Press, 2015, p. 109-115.

[6] Paupe, Anne, “Little Miss Sunshine et le road movie”, Transatlantica, 2, 2006. https://doi.org/10.4000/transatlantica.1187 , consulté le 22 mars 2022.

[7] Odin, Roger (dir.), Le Film de famille. Usage privé, usage public, Paris, Méridiens Klincksieck, 1995.

[8] Ibid.

[9] Finamore, Dora, “Little Miss Sunshine and Positive Psychology as a Vehicle for Change in Adolescent Depression”, in Lawrence C. RUBIN (ed.), Popular Culture in Counseling, Psychotherapy, and Play-Based Interventions, New York, Springer, 2008, p. 129.

[10] Mazieraska, Ewa, Rascaroli, Laura, Crossing New Europe: Postmodern Travel and the European Road Movie, London/New York, Wallflower Press, 2006, p. 9.

[11] Corrigan, Timothy, A Cinema Without Walls: Movies and Culture after Vietnam, New Brunswick, NJ, Rutgers University Press, 1991, p. 145-146.

[12] Butler, Judith, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, trad. de l’anglais par C. Kraus, Paris, Éditions La Découverte, 1990], 2005 (1990), p. 265.

[13] In, Trouble dans le genre, op. cit., p. 266.

[14] Baril, Audrey, « De la construction du genre à la construction du ‘sexe’ : les thèses féministes postmodernes dans l’œuvre de Judith Butler », Recherches féministes, vol. 20, n° 2, 2007, p. 61–90. https://doi.org/10.7202/017606ar, consulté le 22 mars 2022.

[15] Banet-Weiser, Sarah, “Keynote Address: Media, Markets, Gender: Economies of Visibility in a Neoliberal Moment”, The Communication Review, 18:1, 56. Doi:10.1080/10714421.2015.996398, consulté le 22 mars 2022.

[16] Harris, Marly, “Trophy Kids”, Money Magazine, March 1997, p. 102.

[17] “Women are not straight-forwardly objectified but are portrayed as active, desiring sexual subjects who choose to present themselves in a seemingly objectified manner because it suits their liberated interests to do so.” Rosalind Gill, “Postfeminist media culture: Elements of a sensibility”, European Journal of Cultural Studies. 2007, 10(2): 147-166, 157. doi:10.1177/1367549407075898, consulté le 30 mars 2022.

[18] “Girls exist in a perpetual panopticon where they are observed, if not by others, then by themselves as a form of self-regulation and control they can feel like a self-imposed prison.” Shauna Pomerantz, “Style and Girl Culture”, in Claudia A. Mitchell et Jacqueline Reid-Walsh (eds.), Girl Culture, An Encyclopedia, vol. 1, Westport, Connecticut, Greenwood Press, 2007, p. 68.

[19] In “Little Miss Sunshine and Positive Psychology”, op. cit., p. 129.

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