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Festen de Thomas Vinterberg (1998), ou comment filmer la sortie du silence meurtrier de la famille Klingenfeld

Taïna TUHKUNEN

Université d’Angers, laboratoire 3LAM

Introduction

Construit autour de la divulgation d’un secret de famille, le portait filmique d’une famille bourgeoise danoise s’ouvre, tout d’abord, sur une image a priori sans trop d’histoires dans Festen (1998) de Thomas Vinterberg.

Autour de Helge, père de famille et directeur d’un beau manoir converti en hôtel familial (Henning Moritzen), nous trouvons Else, mère aimante mais discrète (Birthe Neumann) et leurs trois enfants adultes : Christian (Ulrich Thomsen), Michael (Thomas Bo Larsen) et d’Helene (Paprika Steen). Or, lorsque s’effritent et s’écroulent les belles coulisses de la fête d’anniversaire de Helge, les signes extérieurs du bonheur dévoilent un tout autre récit. Celui de l’inceste subi par Christian et Linda (Lene Laub Oksen), la sœur jumelle récemment suicidée dont les invités évitent de parler.

Pour raconter ce récit, le réalisateur, scénariste et producteur danois ne se contente pas de mots. Il élabore une stratégie filmique qui s’appuie sur le pouvoir évocateur des sons, de même que sur une série d’angles de point de vue singuliers, pour dire l’indicible, l’innommable violation qu’est l’inceste. Et, comme s’il fallait passer par la création d’un curieux concert synesthésique, inondé de signes sonores et visuels qui s’amplifient et s’estompent à mesure que progresse le drame, Vinterberg nous introduit, avec sa caméra numérique à poing, dans un univers qui résonne de violences en soi infilmables ; d’autant plus insoutenables que faites à des enfants.

Défiant le mutisme, le film émerge d’un silence rompu par la sonnerie aiguë d’un téléphone portable, avant de culminer par des effets crescendo et diminuendo grossièrement orchestrés, pour raconter la violence capable de gangréner toute une famille. Car, jusqu’au soixantième anniversaire de Helge, tout fut tu. Jusqu’à ce que Christian, le survivant de l’inceste paternel, prends la décision de rompre le silence autour du suicide de sa sœur jumelle, qui n’aurait pas trouvé d’autre issue à l’emprisonnement psychique où l’avaient enfermée ces actes de « souillure », comme le suggère l’étymologie du mot « inceste[1] ».

Cet article propose une analyse des stratégies filmiques très particulières employées dans Festen – cette étrange « fête », comme le souligne le sens littéral du mot danois « festen » – où les choses se gâtent bien avant l’arrivée sur scène du gâteau d’anniversaire. Nous verrons alors comment, en dépit du dépouillement esthétique et l’extrême sobriété formelle qui caractérisent son film – qui créa à sa sortie un véritable électrochoc, et remporta le Prix du Jury du 51e Festival de Cannes – Vinterberg donne voix, visage et image à l’innommable grâce à des procédés techniques novateurs, tout en fouillant dans les ressources artistiques bien plus anciennes.

Rassemblement familial dans la ressemblance au début de Festen (Thomas Vinterberg, 1998).
  1. Au-delà des clichés et des croix : portrait sonorisé d’une famille danoise

Tout commence à la manière d’une fête de famille classique : dans le plaisir des retrouvailles.

A l’occasion de son anniversaire, Helge Klingenfeld, homme manifestement aimé et respecté, a réuni famille et amis dans sa grande maison accueillante. Face au décor et à l’ambiance bien plantés, on s’y croirait presque, dans ce bruyant bonheur des retrouvailles, sauf que certains indices troublent, déjà, cette impression initiale. Car, alors que l’accueillant hall de la gentilhommière de la famille Klingenfeld continue à résonner de rires et de plaisanteries, l’espace festif se rend peu à peu perméable aux échos plus inquiétants.

Dans ce film étrangement poreux où la prise de la parole reste centrale, cruciale, tout semble d’abord se passer comme dans un concert insolite où, après un prélude plutôt conventionnel, on s’écarterait de la partition, avant que le tout ne vire progressivement à la cacophonie. En effet, dans ce récit cinématographique nordique – indéniablement sensible aux cris et aux chuchotements bergmaniens[2] – les « hourras » et le brouhaha autour de l’homme du jour céderont à des sonorisations plus aigües, au fur et à mesure que les vocalisations plus stridentes envahissent la gentilhommerie danoise, avant d’atteindre, dans un mouvement ultime, un calme cathartique proche des tragédies grecques.

Tout semble s’y construire sur l’opposition entre sons et silences, ou plutôt entre sons et suggestions sonores, comme le laisse entendre le patronyme d’origine allemande des Klingenfeld : mot qui renvoie à un « champ » ou à un « domaine » (« feld »), où semblerait « ré/sonner » ou « tinter » (« klingen ») tout ce qui aurait du mal à se dire dans un language plus explicitement articulé.

Au début de Festen, nous rencontrons Christian, le fils aîné, en train d’avancer d’un pied ferme vers le château hanté de son enfance. Devenu restaurateur à Paris, loin de son Danemark natal et de l’hospitalité affichée de sa famille, il longe une route de campagne bordée de champs de blé prêts à être récoltés qui appartiennent à son père.

A l’instar de Tom Joad au début du célèbre film sur la Grande Dépression, Les Raisins de la colère[3] (1940), Christian Klingenfeld est tout d’abord vu de loin, en train de marcher lentement vers la caméra. Créant un puissant écho visuel avec l’introduction à l’écran de Tom (Henry Fonda) – personnage clé de John Ford qui, contrairement aux cinéastes américains de l’époque, préféra les confrontations réalistes à l’escapisme – la figure centrale de Festen apparaît tout aussi dépourvue d’artifices, et nous invite à prendre notre temps avant de le juger, avant de trancher son sort. 

La figure isolée de Christian (Ulrich Thomsen) sur le chemin du retour à la maison familiale.
Tom Joad (Henry Fonda), un autre héros solitaire au début du célèbre film de John Ford, Les Raisins de la colère (The Grapes of Wrath, 1940).

La présence de cette référence à une création cinématographique antérieure est loin d’être anodine dans Festen. S’il s’agit d’un hommage à Ford, c’est moins pour s’inscrire dans un rapport de filiation que pour souligner – à travers ce type de croisements thématiques et esthétiques – la volonté de dialogue avec le déjà-vu cinématographique, et par extension, avec le déjà-écrit littéraire.[4] En faisant entrer son film dans un réseau intertextuel plus vaste, Vinterberg nuance, et contredit même, l’austérité de son esthétique filmique qui gagne ainsi en texture et en épaisseur.

Outre cette analogie diégétique entre Tom et Christian – hommes au passé lourd que la caméra saisit sur leur route de retour vers leurs familles respectives soumises à des tensions (de natures certes différentes) – on est frappé par le parallélisme visuel entre les premiers cadrages des deux personnages Si, chez Ford, les poteaux électriques noirs projettent des ombres en forme de croix sur le chemin (ainsi) « de croix » du héros, chez Vinterberg, la figure de la croix s’enracine dans l’histoire intime du personnage, vu qu’il porte, depuis l’enfance, ce « nom [de] chrétien » (« Christian name »), comme le veut la langue anglaise par référence au « nom de baptême ».

Nous le verrons, ces résonnances bibliques[5] prendront une autre tournure lorsque Vinterberg installera Christian devant les invités, à l’autre bout d’une longue table en forme de croix, pour lui faire prononcer un discours qui révélera les transgressions et péchés de Helge. Vinterberg continuera, en effet, à mettre en jeu ses connaissances cinématographiques, et au sens plus large « culturelles », pour opérer des détournements et réappropriations souvent surprenants. Comme John Ford, il s’intéresse à une famille marquée par le crime, la mort et la dépression, mais au lieu de lancer la famille Klingenfeld dans une odyssée à travers les grands espaces potentiellement libérateurs, Festen nous mène dans un huis clos accablant où le conflit prendra la forme d’une lutte féroce entre les mots. Vu ce changement d’angle, Festen finira par faire penser à l’enfer familial imaginé par le cinéaste et scénariste espagnol Luis Buñuel, connu pour ses films expérimentaux qui, dans L’Ange Exterminateur (1962), nous introduit dans l’intimité d’une famille qui, à l’issu d’un dîner, est empêchée par une force invisible de quitter la maison.

  1. De retour au château hanté de l’enfance

Dès les premiers plans et répliques, Vinterberg met en place un style visuel et verbal d’où tout superflu semble avoir été gommé : « Christian. Salut. Je suis là. […] Je contemple les champs. Les terres de mon père ».

On ne saura jamais à qui s’adressent, via téléphone portable, ces premières paroles, ni les mots suivants, tout aussi succincts. Mais ce qui compte, c’est l’affirmation de soi et du lieu par celui qui, dès la séquence d’ouverture, est introduit dans un espace dont le réalisme initial se teintera plus tard d’une irréalité déroutante.

Pour parvenir à cet effet, Vinterberg fabriquera un topos curieusement hybride, imprégné de sons et d’images d’autant plus inquiétantes que littéralement déstabilisantes. La caméra portée offre alors le mode opératoire le mieux à même de procurer l’impression d’une mystérieuse présence quasi-spectrale autour de Christian, ce frère jumeau destiné à porter la mémoire du calvaire de sa sœur suicidée.

Dans ce film anticonformiste à la recherche de la vérité, qui n’est pas sans faire penser à un récit d’enquête, il s’agira ainsi de faire alterner le visuel et le vocal, en même temps que différents types de plans, afin de rendre perceptible la présence de celle qui, logiquement, ne devrait plus être là.

Focalisation à travers le regard de la morte ? Helene Klingenfeld (Paprika Steen) dans la chambre de sa sœur suicidée.

Selon cette logique irrationnelle, les plans en plongée n’hésitent pas à adopter le point de vue de Linda, la sœur décédée. La caméra épouse le regard du fantôme lors de ses déplacements à travers la maison, pour observer de la sorte sa famille depuis le haut du plafond, la cage d’escalier, ou tout autre recoin du manoir.

D’autres effets de perméabilité entre le réel et le fantastique se créent grâce aux mouvements de la caméra portée. En passant d’un personnage à un autre, d’un point de vue inattendu à un autre, ces variations d’angles nous troublent, étourdissent même ; pour ne cesser que lorsque Helene, la sœur survivante, acceptera de lire le message caché de Linda qui confirmera la réalité de l’inceste.

Bien avant cette scène, une trace de nervosité inexpliquée s’introduit à l’écran, dès que Christian est dépassé par une voiture roulant à vive allure. Au volant, Michael, son frère colérique, hors de lui parce qu’il n’a pas été invité à l’anniversaire du père à cause de ses récents déboires. En voyant Christian au bord de la route, Michael fait marche arrière, sort sur le champ femme et enfants du véhicule et installe Christian à côté de lui ; ce même frère qu’il jettera dehors quelques heures plus tard, après le toast révélateur que Christian portera au père.

A la frénésie encore sans nom, renforcée par la succession des plans courts et la course vertigineuse de la voiture qui s’immobilise devant le manoir familial s’ajoute l’arrivée, presque aussi brusque, de la sœur, Helene. Une fois tout ce petit monde tendu à l’intérieur du vénérable manoir, les gestes se calment momentanément, lorsque la fratrie se met à accueillir oncles, tantes, cousins, grands-parents et amis lors d’un interlude pendant lequel les codes de politesse sauvent, tant bien que mal, la façade, déjà fragile.

Avant de poursuivre, et pour mieux comprendre la méthode de filmage peu conventionnelle de Thomas Vinterberg, rappelons son appartenance à un groupe de réalisateurs danois qui dénoncèrent, au milieu des années 1990, toute standardisation filmique. Réunis sous le nom de « Dogme95 », ces cinéastes – Lars von Trier et Thomas Vinterberg en tête – réclamèrent un renouvellement des formes et des pratiques artistiques, pour en finir avec les schémas et les produits formatés, surtout du type hollywoodien. Cela prit la forme d’une série de doctrines baptisées, de manière provocatrice, « Vœu de chasteté[6] » qui eut pour l’objectif de provoquer une réflexion de fond sur l’état du cinéma contemporain.

Devant le portrait de famille électrique proposé par Festen – réalisé dans un style brutal, nerveux mais réaliste – parmi les préceptes de Dogme95 qui méritent d’être gardés à l’esprit on trouve : l’obligation de porter la caméra à la main ou à l’épaule, l’interdiction du recours aux artifices, effets spéciaux ou sons qui proviendraient de l’extérieur. Sans trucage, éclairage ni traitement optique spécifique, le film devait être tourné en couleurs, sans inclure un seul retour en arrière du type flashback. A cela se rajoutait l’interdiction d’utilisation d’éléments qui auraient permis d’inscrire le film sous un code narratif spécifique. Et puisque ce nouveau type de « cinéma vérité » ne devait plus créditer le réalisateur, l’un des seuls moyens d’identification fut le cameo.

Déjà utilisé par Hitchcock, chez qui le caméo devint un gag attendu, d’autres réalisateurs y ont recouru pour rappeler que, bien qu’il s’agisse d’immerger le spectateur dans la fiction, il continue à être question d’un jeu avec les apparences. Ainsi, comme dans Taxi driver (1976), où un passager n’est autre que son réalisateur Martin Scorsese, Vinterberg apparaît furtivement à la place du chauffeur de taxi qui conduit sur les lieux du récit l’un des personnages secondaires, le compagnon d’Helene, Gbatokai (Gbatokail Dakinah), le seul personnage de couleur du film[7].

Si ce « dogmatisme » ironiquement revendiqué engendra, pendant la dizaine d’années de l’existence de l’expérience de Dogme95, des films qui déstabilisèrent codes et conventions, dans le cadre de Festen, il se traduit aussi par la recherche d’images filmiques capables de remettre en question les représentations traditionnelles d’une famille. Au lieu de passer « d’un assemblage hétéroclite à une assemblée familiale, d’un ‘tas’ à un tout[8] », comme le note Jean-Philippe Pierron face aux photos de famille plus classiques, ce qui compte, chez Vinterberg, c’est au contraire le retour à l’hétérogène et à la dissemblance. En s’extrayant de l’ensemble qui « gomme » ou « oublie »,  avec ses postures et ses sourires, le singulier sous la surface lisse d’une photo qui se voudrait « normale », le singulier pose problème pour « La Famille » censée s’inscrire de facto sous l’unité et la ressemblance d’un groupe.

Faire surgir la vérité, aussi brutale qu’elle puisse être, à travers les modalités mêmes du tournage, voici ce qui semble animer Festen qui n’aime ni lisser ni lustrer, et accepte l’abrasif et l’explosif.

Une scène de dispute explosive entre Michael (Bo Larsen) et son épouse Mette (Helle Dolleris).

Dans son article « Festen n’est pas un chef-d’œuvre, mais un film mal élevé qui dégraisse le cinéma[9] », Marie-Claude Martin attire notre attention sur le fait que Festen fait penser au « home video à usage interne: image un peu sale, volontairement non professionnelle pour faire vrai », avant de rajouter : « Sauf qu’il y a plus ici de violence, contenue ou explicite, que dans une production familiale courante. On sent que quelque chose dysfonctionne, que le personnage qui marche à travers champs, un portable collé à l’oreille, est déterminé à tout faire sauter[10] ».

Or, pour mieux comprendre le « dysfonctionnel », si symptomatique chez Vinterberg, ne nous faudrait-il pas revenir à l’étymologie du mot « inceste » ? – Ce mot tabou enraciné dans l’« impur » et le « non-chaste » dont on ne cesse de percevoir des indices, sonores et visuels, tout au long de cette étrange « célébration[11] » : festin filmique qui cherche à nommer le mot proscrit, souvent de manière oblique, par le biais du pseudo-amateurisme affiché, ou par l’intermédiaire des cadrages maladroits et des zoomings expressément ratés. C’est l’une des grandes questions soulevées par ce film qui insiste sur l’impur et le souillé, y compris à travers son langage filmique fait d’images « sales », puisque agitées, floues, mal cadrées – tous ces éléments disloqués et désordonnés qui permettent au film de Vinterberg de résonner avec le « non-dit », mais aussi avec le « déjà-là » artistique.

  1. Famille Klingenfeld : une autre image d’une famille nordique

Nous l’avons compris, dans Festen, il ne s’agit pas d’une famille idéale dans un pays de bien-être du type « nordique ». Inutile d’y chercher le confort d’une maison paisible et ordonnée, entourée de forêts de sapins. Oublions donc l’image de famille proposée par les catalogues IKEA, vu que le loup au visage humain se trouve déjà à l’intérieur de la maison familiale, ce qui n’est pas sans compliquer la création de sa représentation filmique.

Dans quelle mesure le portrait filmique des Klingenfeld bouscule le concept même du « modèle nordique » d’égalité et d’équilibre restera une question sans réponse, mais une chose semble certaine. Pas de trace, ici, de l’idéalisation du modèle social promu par les pays nordiques qui aiment se représenter comme les enfants les mieux réussis au sein de la famille européenne. De ce point de vue, Vinterberg semblerait plutôt d’accord avec les réalisateurs nordiques qui résistent aux courants dominants, en se focalisant sur le mineur, l’inférieur, ou le marginal qui peine à se faire entendre[12]. Cela étant dit – en dépit de certains schémas et « dogmes » que Vinterberg dénonce, mais continue parfois à pratiquer – Festen mérite d’être examiné au-delà de ses ascétismes et restrictions programmatiques. D’autant plus que, ce cinéaste du pays de Hans Christian Andersen (1805-1875) ne se prive pas d’effets de fantastique, capables de résonner avec certains textes de l’auteur américano-britannique Henry James (1843-1916).

Difficile, par exemple, de ne pas penser au Tour d’écrou[13], récit de James perçu comme scandaleux à sa publication, où l’on bute sur des secrets d’une curieuse famille, tout en rencontrant des fantômes malfaisants qui entretiennent des relations inquiétantes avec un jeune frère et sa sœur. Si James porte un regard ambigu sur les adultes qui entourent les deux enfants, Vinterberg n’hésite pas, à son tour, à créer des ambiguïtés qui frôlent le fantastique. Pour suggérer des motifs cachés, et peut-être surtout, pour exprimer le rapport singulier à la réalité de l’incesté/e.

Comme dans l’univers jamesien, le dysfonctionnel s’introduit, sans s’expliquer, dans l’espace narratif de Festen. Et quand, après l’espace pastoral des champs, le spectateur se trouve à l’intérieur de la vieille demeure transformée en maison familiale, il y détecte d’autres résonnances avec le déjà-là littéraire et théâtral ; échos qui lui serviront de repères pour tenter de faire du sens de ce curieux imbroglio familial.

Comme dans l’univers victorien, les domestiques occupent les étages inférieurs par rapport à leurs maîtres dans Festen.

Car, malgré ses airs contemporains, Festen regorge d’évocations d’un passé qui refuse de s’effacer. En témoignent les apparitions furtives de la sœur suicidée – morte mais non disparue – qui hante les lieux en refusant d’être rangée dans le révolu. Qui plus est, impulsée par les apparitions de la revenante, le film s’ouvre à une dynamique esthétique où se mêlent violations physiques et transgressions symboliques, infractions diégétiques et esthétiques. Si bien que, grâce aux franchissements répétées des frontières temporelles, spatiales et artistiques, finit par surgir un « royaume du Danemark » hybride et moderne, capable de prendre à son compte la « pourriture » soulignée par la célèbre tragédie de William Shakespeare (1564-1616)[14].

Le poids de Shakespeare est tel que la moindre référence au personnage de Hamlet pourrait écraser tout réinvestissement, même ponctuelle, de sa pièce. Pourtant, et comme le confirmera la fin de Festen, Vinterberg parvient à braver son vénérable ancêtre, sans commettre de parricide, narratif ou symbolique vis-à-vis du maître dont le drame constitue l’un des hypotextes intéressants du film.

A l’instar de Hamlet, prince du Danemark[15], Christian, le fils aîné des Klingenfeld porte un lourd secret de famille. Tellement lourd et explosif que pour le révéler, il faudra observer de près son amorçage.

Tous contre un, ou lorsque Christian confronte le mur de surdité, plus que de silence, de sa famille.

Christian commence son discours en l’honneur de son père, comme cela se doit en pareilles circonstances, par des tapotements de couteau contre un verre de cristal. S’amorcent alors les premiers mots, sensés rester anecdotiques dans leur rappel de quelques souvenirs amusants. Viennent ensuite, dans une suite logique et rituelle, les évocations des jeux enfantins auxquels Christian avait l’habitude de se livrer avec sa sœur jumelle. Tout cela dans l’insouciance et le respect apparents des codes de bienséance dont on ne saisit pas encore l’ironie acerbe :

C’est une sorte de discours-vérité. Je l’ai appelé : « Quand papa prenait son bain ». J’étais très jeune quand nous avons déménagé. Tout a changé pour nous. Nous avions de grands espaces et plein d’occasions d’y faire des bêtises […] Et bien sûr, on se faisait pincer. Mais rien ne nous arrivait.

Mais, cette fois-ci, la cerise sur le gâteau d’anniversaire sera un fruit pourri. Le discours se détourne subitement du langage et d’imagerie enfantins, pour laisser émerger la conscience de l’incesté, devenu adulte :

C’était beaucoup plus dangereux quand papa prenait son bain. Je ne sais pas si vous vous rappelez, mais papa était un maniaque de la propreté. Il emmenait Linda et moi dans son bureau. Il avait d’abord une chose à régler : il verrouillait la porte, baissait les persiennes et allumait une jolie petite lampe. Il enlevait sa chemise et son pantalon, et nous devions en faire autant. Il nous allongeait sur la banquette verte qu’on a jetée depuis, puis il nous violait. Il abusait de nous sexuellement.

Face à cette prise de paroles, scandaleuse, la mère cherchera à récupérer son masque de respectabilité en rappelant, devant tout ce beau monde, l’ami imaginaire inventé par Christian petit garçon. – Ne serait-ce pas ce « Snoot » qui lui tenait compagnie dans l’enfance, ou bien un verre de trop, qui lui joue un tour en lui donnant cette idée, absurde, d’un père violeur ?

Sous le regard réprobateur de sa mère, Christian se met à douter de la véracité de ses souvenirs. N’est-ce pas lui, le « dégénéré », comme le laisse entendre le père qui lui reproche d’avoir toujours tout démoli, y compris lors de sa fuite à Paris, sans se soucier du sort de Linda. Finalement, soutenu par les domestiques, Christian décide de retourner à la table en croix, principal lieu de dramatisation du film, pour réitérer sa vision, avant d’être exclu et attaché, tel le Christ, à un arbre.

Le rejet, symbolique et réel, de celui par qui arrive la révélation de l’abject.

Pour capter sur la pellicule ces basculements successifs entre désordre et déni, actes offensifs et efforts d’apaisement, Vinterberg continue à utiliser la caméra portée, rendant plus réalistes la tension d’une salle à manger où père, mère, frère, sœur, grands-parents et amis refuseront, dans un premier temps, d’avaler la version indigeste des faits relatés. Et lorsque plaisanteries, chansons, et autres mots et gestes dressés en bouclier contre la vérité ne suffiront plus, cette autre « familia grande[16] » se serrera les rangs pour se débarrasser de l’élément perturbateur qui ose mettre en péril l’équilibre ritualisé de la famille Klingenfeld. Si bien que Christian deviendra cet être, par définition, « ab-ject », le sale mouton noir qu’il faudra exclure – au nom de la famille – en le jetant, littéralement, dehors.

Conclusion : Parler ou ne pas parler, voici la question

C’est ainsi que Vinterberg installe, de manière palimpsestique et singulièrement spectrale, le problème de l’abjection et de la marginalisation au cœur de son récit de famille. Or, plutôt que terminer dans un bain de sang comme le fit Shakespeare, quatre siècles plus tôt, Vinterberg semble moins attiré par l’idée du parricide, et privilégie d’autres procédés de déboulonnement du père iconique installé sur un trône invisible, mais non moins perceptible. Si son portrait filmique volontairement « sale » aurait pu tourner au vinaigre, et ne proposer qu’une énième histoire de famille à couteaux tirés[17], Vinterberg le sauve finalement du sanguinaire en poussant plus loin l’idée même de l’altérité, en l’élargissant vers l’altérité artistique ; les présences intertextuelles et interfilmiques agissant fréquemment comme de véritables forces « fantomatiques » qui viennent bousculer, enrichir et dynamiser la trame narrative.

Pour clore son drame familial, Vinterberg ne poignarde pas le patriarche, mais l’inscrit sous le sourire de sa sœur fantôme, en permettant à l’héros de reprendre sa route. La boucle finit effectivement par se boucler, mais seulement après que le héros post-shakespearien ait décidé de retourner à Paris – ville emblématique de l’amour et de la liberté, moins que de l’égalité nordique – accompagnée de Pia (Trine Dyrholm), l’une des domestiques de la famille Klingenfeld. A travers cette dernière transgression aux règles du microcosme familial, qui contraste avec les sombres cogitations de Hamlet sur les grands de ce monde, le « prince » de la famille Klingenfeld poursuivra sa vie, en rejetant le modèle paternel machiste reproduit par son frère, capable de brutaliser épouse et servante.

Malgré les nombreux croisements intertextuels, rendus visibles et lisibles au cours de son film, Vinterberg finit par éloigner son héros de celui, tragique, de Shakespeare qui périt en se laissant ronger par la pourriture du Danemark fictif créé par le dramaturge du tournant du XVIe et du XVIIe siècles. Car chez le réalisateur danois contemporain, c’est le désir de faire revivre autrement qui l’emporte ; aussi pour rompre avec le non-dit qui, tel un fléau contagieux, se transmet de génération en génération.

La séquence finale reste, de ce point de vue, particulièrement éloquente. On s’y trouve, de nouveau, autour d’une table, mais cette fois-ci une table de petit déjeuner qui n’est plus organisée en croix. Et, de manière aussi parlante, c’est Michael, le fils qui aurait pu continuer la chaîne des violences qui s’élève pour demander, cette fois-ci calmement, au père Klingenfeld de quitter la table.

Chose frappante, après les fracassantes révélations qui finissent par arracher le masque de bienveillance du visage de l’homme abusif, ce n’est pas la face d’un monstre que l’on découvre, mais celle d’un époux, père et grand-père plutôt ordinaire dont la banalité même l’a aidé à avancer à pas de loup. Et puisque Vinterberg se plait à créer des personnages hybrides, tissés d’époques et de genres différents, il n’hésite pas à marquer son récit filmique d’une ultime touche biblique, lorsque le père prénommé « Helge » (dont l’étymologie renvoie au « bonheur » et au « sacré ») quitte la scène après avoir demandé pardon.

Les adieux de la sœur spectrale (Lene Laub Oksen) à son frère jumeau avant la fin de Festen.

Vu la gravité des crimes de ce père tombé du piédestal, ses aveux peuvent paraître hâtifs et faciles. Ils ne sauraient toutefois se confondre avec les notes classiques du type « happy ending » dénoncées, précisément, par Vinterberg et les autres réalisateurs de Dogme95. Comme avec le rythme haché et le montage heurté qui font télescoper les plans jusqu’au catharsis final, l’essentiel de Festen serait donc à chercher dans ce qui ne saute pas immédiatement aux yeux, car trop enfoui dans les interstices d’un récit d’une famille en lambeaux qui, pour se recomposer, requiert le contact avec d’autres textes, d’autres œuvres artistiques.

Pour comprendre, encore mieux, ces procédés de « retissages » vinterbergiens, nous aurions évidemment pu poursuivre, plus loin encore, les liens évoqués ici. Soit en revenant sur la question de l’inceste, présente également chez Shakespeare[18], ou bien, en observant de plus près les analogies entre Christian et Hamlet, ou bien entre Linda et la tragique Ophélie shakespearienne : les deux jeunes suicidées par noyade ; sans oublier le lavage compulsif des mains qui rapproche Helge Klingenfeld de Lady Macbeth qui cherche, en vain, à soulager sa conscience par ce geste répété.

Il convient avant tout de souligner la sobriété paradoxale de la dense écriture filmique de Vinterberg qui, malgré son ascétisme affiché, ne cesse de défaire, reprendre, recréer, étoffer, et élargir, afin de faire surgir un portrait de famille tout aussi composite qu’intemporel. En citant l’article « Des maux pour le taire » de Dorothée Dussy et Léonore Le Caisne, on pourrait ainsi postuler, pour terminer, que si le héros de Festen rompt avec les non-dits délétères, il n’est pas sans dénoncer : « les superpositions de rôles et de statuts dans le groupe familial : l’agresseur et le protecteur, la victime et l’enfant protégé, le transgresseur et le père légitime, le traître et le père éducateur[19] ».

Vinterberg démontre à quel point le chemin vers ce type de dénonciation et révélation peut être long et douloureux. Lorsque, après moult hésitations et tiraillements, Helene parvient enfin à lire, devant toute la famille, la lettre d’adieu de Linda, se brise – ensuite seulement – sous le coup de ce message post mortem, le solide mur de silence construit autour du père pédophile. Pour y parvenir, il fallut s’éloigner de la figure de la croix, pour envisager d’autres types de croisements permettant de capter les divers mouvements et tensions animant ce portrait de famille où Thomas Vinterberg fait résonner le discordant, le sordide, l’inhumain, et finalement le horriblement humain.

Bibliographie

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SHAKESPEARE, William, Hamlet, Tragédies 1, Œuvres complètes I, trad. par Jean-Michel Déprats, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2002 (1603).

VINTERBERG, Thomas, RUKOV, Mogens, Festen, trad. par Daniel Benoin, Arles, Actes Sud, coll. « Théâtre », 2003.

[1] L’« inceste », du latin incestus, signifiant « impur », « souillé ». Formé par le in privatif et cestus qui renvoie au « chaste », au « pur », incestus évoque ainsi également le « non chaste ».

[2] On pense effectivement au film d’Ingmar Bergman, Cris et chuchotements (Viskningar och rop, 1972), dont le huis clos dans un manoir familial est interrompu par des retours dans le passé dans une ambiance assez similaire ; surtout lorsque commencent à refaire surface les non-dits après la mort de l’un des protagonistes.

[3] Chez John Ford, nous suivons le trajet de Tom Joad qui regagne la ferme de ses parents après avoir purgé quelques années de prison suite au meurtre qu’il aurait commis pour se défendre. Une fois qu’il retrouve sa famille de fermiers expropriés, ils entament, dans un camion brinquebalant, un long périple vers l’Ouest où les attend une « terre promise » qui ressemble toutefois très peu à celle promue par le « rêve américain ».

[4] Rappelons que ce grand film sur une famille poussée sur la route pendant la Grande Dépression est une adaptation filmique du célèbre roman de John Steinbeck, Les Raisins de la colère (The Grapes of Wrath), publié pour la première fois en 1939.

[5] Le prénom « Christian » renvoie effectivement à « celui qui professe la religion de Jésus-Christ », Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales. https://www.cnrtl.fr/etymologie/chr%C3%A9tien, consulté le 14 juin 2022.

[6] Voir Chatelet Claire, « Dogme 95 : un mouvement ambigu, entre idéalisme et pragmatisme, ironie et sérieux, engagement et opportunisme », in 1895, Revue de l’Association Française de Recherche sur l’Histoire du Cinéma, 2006/1 (n° 48), p. 46-73. https://doi.org/10.4000/1895.341, consulté le 11 juin, 2022.

[7] En plus de Christian, Gbatokai incarne un autre « mouton noir » ou un second « autre », surtout à partir du moment où la fête de famille cède à la logique de rejet. Le choix de le faire venir sur le lieu de tournage de manière aussi personnelle (par un cameo) n’est pas anodin, d’autant plus que Gbatokai révélera une autre facette cachée de la famille Klingenfeld : le racisme.

[8] Pierron, Jean-Philippe, « La photo de famille. Entre ressemblance et reconnaissance », Le Divan familial, Revue de thérapie familiale psychanalytique, vol. 24, no. 1, 2010, p. 167-181. https://www.cairn.info/revue-le-divan-familial-2010-1-page-167.htm, consulté le 10 avril, 2022.

[9] Martin, Marie-Claude, « Festen n’est pas un chef-d’œuvre, mais un film mal élevé qui dégraisse le cinéma », Le Temps du 30 décembre 1998, https://www.letemps.ch/culture/festen-nest-un-chefdoeuvre-un-film-mal-eleve-degraisse-cinema, consulté le 14 juin 2022.

[10] Ibid.

[11] Traduction du film Festen en anglais (The Celebration).

[12] En témoignent, par exemple, les titres mêmes des films du réalisateur finlandais Aki Kaurismäki : Ombres au paradis (1986), La Fille aux allumettes (1990), et L’Autre Côté de l’espoir (2017).

[13] Le récit de Henry JAMES, The Turn of the Screw, paru d’abord en feuilleton dans le magazine Collier’s Weekly, en 1898, est une histoire de fantômes, mais aussi de fantasmes qui fait osciller le lecteur entre une explication rationnelle et une interprétation surnaturelle des faits. V. JAMES, Henry, Le Tour d’écrou, traduit par Christine Savinel, dans Nouvelles complètes, tome IV, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2011 (1898).

[14] Référence à la fameuse phrase entendue en ouverture de Hamlet, lorsque le jeune prince découvre la trahison et la corruption derrière les apparences de l’ordre à la cour du Danemark : « Il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark » (« Something is rotten in the state of Denmark », SHAKESPEARE, William, Hamlet, I, 4, Marcellus).

[15] Après l’assassinat de son père par son oncle Claudius, celui-ci a accédé au trône et épousé sa mère, Gertrude. Malgré les incitations du père défunt – qui continue à revenir vers son fils en fantôme – Hamlet refuse de tuer, à son tour, cet oncle corrompu et corrupteur. Il préfère endosser le manteau de la folie, mais pousse au suicide sa fiancée, Ophélie.

[16] L’intitulé du récit d’une femme qui, après avoir longtemps tu l’inceste subi par son frère, et le silence et la culpabilité auxquels elle était réduite, ose enfin raconter ce qui avait longtemps fait taire sa « grande famille », KOUCHNER, Camille, La Familia Grande, Paris, Seuil, 2021.

[17] Parmi les exemples récents de ce type de sous-genre de « films de famille », citons A couteaux tirés (Knives Out, 2019) de Rian Johnson sur une famille dysfonctionnelle dans un récit filmique organisé autour du meurtre d’un grand-père le lendemain de sa fête d’anniversaire.

[18] Rappelons, par exemple, qu’à l’époque où Shakespeare créa Hamlet, le rapport entre Gertrude, veuve du roi défunt, et Claudio, le frère de celui-ci, était considéré comme incestueux.

[19] Dussy, Dorothée, Le Caisne, Léonore, « Des maux pour le taire : de l’impensé de l’inceste à sa révélation », in La morale, Terrain, 48, février 2007, http://journals.openedition.org/terrain/5000, consulté le 15 mars 2023.

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