Anciens numéros

2-

Absence et présence de la famille dans l’œuvre cinématographique de Charlie Chaplin

Morgane JOURDREN

Université d’Angers, laboratoire CIRPaLL

Introduction

Aux yeux de ce pays puritain et conservateur que sont les Etats-Unis de la fin du XIXe et du début du XXe siècles, la famille, au sens traditionnel du terme, incarne en grande partie le bonheur à l’américaine auquel chaque citoyen peut légitimement prétendre. Si l’on en juge par les images et les commentaires diffusés à l’époque par la presse écrite et notamment par les magazines, la famille constitue à la fois un gage d’américanité et le lieu privilégié où l’individu, homme ou femme, est censé s’épanouir. Seules quelques voix, dont celle de l’anarchiste et féministe Emma Goldman (1869-1940), s’élèvent en ce début du XXe siècle, pour dénoncer ce qui ne serait, dans l’esprit des contestataires de l’idéologie dominante, qu’une tromperie montée par les autorités politiques et religieuses pour mieux asservir les individus.

Si la famille se trouve au cœur de la représentation traditionnelle de l’américanité, cette institution sociale fait singulièrement figure de grande absente dans l’œuvre de Charles Chaplin, cinéaste, acteur, scénariste et producteur, qui monte sur scène, pour la première fois, à l’âge de cinq ans.

L’absence de représentation de la cellule familiale dans l’œuvre du cinéaste s’explique, du moins en partie, par le traumatisme d’une enfance marquée par une extrême misère, tant matérielle qu’affective, au sein d’une famille de pauvres « saltimbanques » dans un quartier crasseux de Londres. Le père, en proie à l’alcoolisme, abandonne le domicile conjugal et ses trois enfants, dont le petit Charles Spencer Chaplin, alors âgé de trois ans, et meurt prématurément à l’âge de trente-sept ans. La mère, chanteuse et actrice de music-hall qui guide les premiers pas de son fils vers son futur métier d’artiste, est internée dans un hôpital psychiatrique alors que Charles n’a que quatorze ans.

Le fait que les films de Chaplin ne comportent pas vraiment de scènes de bonheur conjugal reste également intimement lié à une vision plus générale du monde qui se dégage de l’œuvre du cinéaste. Celle d’un monde éclaté, souvent proche de l’absurde, où l’individu est constamment tiraillé entre le besoin d’enracinement et le besoin de fuir pour se jouer – comme le personnage emblématique de Charlot (« The Little Tramp ») – des multiples leurres de la société moderne et des diverses formes d’aliénation que celle-ci engendre.

  1. Images de vie familiale dans l’œuvre de Chaplin

Dans l’œuvre de Chaplin, on trouve certes, çà et là, des scènes de vie familiale, mais à visée essentiellement burlesque et sans véritable portée sociologique.

C’est le cas dans Une journée de plaisir (A Day’s Pleasure, 1919), où un homme à la stature imposante provoque en duel un Charlot qui, en proie au mal de mer, a malencontreusement posé sa tête sur les genoux de son épouse. Dans Charlot et Mabel en ménage (Mabel’s Married Life, 1914), c’est, à l’inverse, un petit bout de femme, outrée de voir son époux flirter avec la femme de Charlot, qui tente d’étrangler sa rivale, avant de saisir son mari par le bras et de l’emmener sans ménagement.

Charlot papa (His Trysting Place,1914).

Parmi ces scènes classiques du répertoire burlesque des débuts du cinéma muet, on retiendra aussi, dans la même veine, l’image d’un Charlot père de famille dans Charlot papa (His Trysting Place, 1914). Chargé par Mabel, son épouse (Mabel Normand), de s’occuper de leur petit dernier, Charlot non seulement promène l’enfant en le tenant par le haut de sa barbotteuse, mais le laisse aussi jouer avec un revolver et le place sans sourciller près d’un poêle brûlant. Là encore, il s’agit, surtout et avant tout, de camper un personnage burlesque, en décalage évident par rapport aux valeurs de la société dominante.

Dès les premiers films de Chaplin apparait ainsi toute une série d’images furtives, d’esquisses rapides qui jettent les bases d’une fresque filmique sur la société américaine.

Dans Une journée de plaisir (A Day’s Pleasure, 1919), l’on trouve, cette fois, le petit homme dans le rôle, en soi inhabituel, d’un père de famille qui souhaite goûter aux plaisirs d’une journée de repos auprès de son épouse et de ses enfants. Nous découvrons alors un Charlot endimanché, accompagné de son élégante épouse et de leurs deux fils, habillés en petits Charlots, qui s’installent dans une Ford modèle T pour passer une journée d’excursion à la mer.

Le périple sera toutefois jalonné d’incidents, qui viennent gâcher la promesse d’une belle journée. Du transat récalcitrant à bord du bateau aux soubresauts du moteur de la célèbre Ford T[1], les objets et la mécanique n’en font qu’à leur tête et prennent le dessus sur la volonté humaine. Les déboires que connait cette petite famille américaine, en butte, de surcroît, à une circulation perturbée sur le chemin du retour, appartiennent certes au répertoire burlesque, mais montrent également à quel point la machine fait désormais partie de la vie familiale, pour le meilleur et pour le pire.

Une journée de plaisir (A Day’s Pleasure, 1919).

L’on peut souligner également la façon dont Une journée de plaisir (A Day’s Pleasure 1919) s’organise autour d’un couple familier – un bon père de famille et une mère au foyer – tel qu’il est célébré par la presse, la publicité et les magazines de l’époque dans une Amérique du début du XXe siècle pétrie de puritanisme et/ou de valeurs victoriennes. La famille est présentée comme l’unité ou rouage fondamental de la société capitaliste, garant de l’ordre social, mais aussi comme le lieu où sont censées être canalisées les velléités de révolte ou la sexualité débridée susceptibles de déstabiliser l’équilibre de toute une société.

Ce portrait à visée à la fois comique et satirique d’une famille censée profiter pleinement des bienfaits de la « nouvelle société industrielle » est d’autant plus frappant qu’il est rare chez Chaplin. Le cinéaste, en effet, s’intéresse peu à la famille traditionnelle, préférant se focaliser sur le sort des êtres plus fragiles, comme les femmes seules en difficulté, les orphelins ou les enfants abandonnés et livrés à eux-mêmes.

On pense naturellement au premier long métrage de Chaplin, Le Gosse (The Kid, 1921), qui montre à l’écran un nourrisson abandonné par une mère, seule et sans ressources. Trouvé à côté d’une poubelle, dans une ruelle sordide, par un pauvre vitrier – qui ne tardera pas à devenir, le temps d’un film, son père adoptif ou de substitution – ce Gosse constituera avec Charlot une famille singulière. Ensemble, ils formeront une équipe redoutablement efficace, le Gosse étant chargé de casser les vitres que le père viendra ensuite remplacer. Un partage ingénieux des tâches qui leur permettra de subvenir tant bien que mal à leurs besoins.

Réalisé à l’époque où les Etats-Unis connaissent une forte croissance économique qui ne saurait faire oublier des inégalités sociales grandissantes entre la majorité des citoyens et les « happy few », Le Gosse (1921) nous renvoie à l’enfance de Chaplin. Les décors du film ne sont d’ailleurs pas sans rappeler les quartiers et logements délabrés du Londres victorien de la fin du XIXe, où a vécu le cinéaste.

Le Gosse (The Kid, 1921)

Outre ce film où le Gosse plein de malice interprété par Jackie Coogan (1914-1984) incarne l’alter ego du jeune Chaplin, il y a, bien sûr, également la Gamine des Temps modernes (Modern Times, 1936), jouée par l’actrice Paulette Goddard (1910-1990). Son personnage féminin, au mémorable regard de pirate, couteau entre les dents, qui incarne une forme de fraternité avec les exclus, n’hésite pas à voler un régime de bananes pour les enfants des rues et ses petites sœurs affamées. Dans une autre scène, tiraillée par la faim, l’intrépide jeune fille fixe les pâtisseries dans la vitrine d’une boulangerie avant de voler un pain. En fuyant la police, la Gamine croise le chemin de Charlot et entame avec lui une histoire pleine de rebondissements dans un monde hostile où les personnages chapliniens en sont réduits à user d’expédients pour survivre.

Comme l’a suggéré José-Augusto Franca, l’imaginaire de Chaplin reste profondément marqué par la mémoire d’innombrables enfants victimes de différentes formes d’esclavage[2]. L’Amérique présentée à l’écran par Chaplin a ainsi indéniablement un air de famille avec l’Angleterre de Charles Dickens (1812-1870), auteur de mémorables portraits littéraires de jeunes enfants issus de l’univers victorien. Outre le roman de formation partiellement autobiographique de David Copperfield[3], Chaplin a d’ailleurs lu, bon nombre de fois, Oliver Twist[4], le récit d’un orphelin de mère, abandonné par son père, dont l’expérience douloureuse du monde a été plusieurs fois adaptée au grand écran. Oliver Twist comme Charlot sont deux laissés-pour-compte confrontés à un monde régi par la loi du plus fort où, pour survivre, la débrouillardise est de mise.

  1. Du mythe de l’amour au désenchantement du mariage

Le monde à la fois chaotique et ordonné de Chaplin laisse entrevoir des espaces de rêve et de liberté dans lesquels naissent parfois des amours a priori impossibles entre des êtres issus de milieux différents.

C’est le cas, par exemple, dans Charlot veut se marier (A Jitney Elopement, 1915), un court métrage sur la relation entre un vagabond et une jeune fille de bonne famille. Séquestrée par son père qui veut marier cette dernière à un aristocrate, le Comte Chloride de Lime (Leo White), Edna (Edna Purviance) refuse de se soumettre aux injonctions paternelles et finit par s’enfuir avec Charlot pour échapper à ce mariage forcé.

Rares sont cependant les épisodes, chez Chaplin, où les aspirations de l’individu prennent le pas sur la loi imposée par la société. Généralement, c’est la société qui a le dernier mot et qui, d’une manière ou d’une autre, rattrape et contraint celui qui marche à contre-sens ou en dehors des clous.

Un roi à New York (A King in New York, 1957) est, à cet égard, des plus explicites. S’adressant à sa femme (Maxine Audley) qui demande le divorce, le Roi Shahdov (Charles Chaplin) résume leur mariage arrangé en ces termes : « Irène, nous avons toujours été bons amis, mais hélas, guère davantage. Comme vous le savez, notre mariage fut une affaire d’Etat. Vous n’avez pas été heureuse, et moi non plus ».

Le même constat amer est dressé par Ogden (Marlon Brando) et Martha Mears (Tippi Hedren) sur leur mariage raté dans La Comtesse de Hong Kong (A Countess from Hong Kong, 1967) : « Nous nous sommes laissés berner par notre désir de bonheur. J’allais dire d’amour, mais je ne crois pas que ni l’un ni l’autre sachons ce que ce mot veut dire », admet Martha. Son constat, sans appel, souligne le profond sentiment de vide et de lassitude né d’une union imposée par une société engoncée dans ses principes mortifères.

Le projet de mariage et de création d’une famille qui, selon le discours dominant et l’imaginaire populaire, étaient censés couronner l’amour entre deux êtres, apparait ainsi comme un véritable piège tendu à l’individu par la société pour mieux le tenir sous sa coupe. C’est d’ailleurs ce que dénonce Emma Goldman, pour qui le mariage et l’amour sont loin d’aller de pair. Loin de répondre aux mêmes besoins de l’individu, le mariage ne serait ainsi qu’un marché de dupes auquel sont contraints les époux par la société et par l’Eglise qui voient en l’institution un rempart contre toute velléité de désordre.[5]

En gardant à l’esprit ces idées de l’anarchiste la plus redoutée d’Amérique, le mariage ne serait-il pas un contrat financier plus ou moins contraignant ? Telle est la question que semble poser, en filigrane, Chaplin, lorsqu’il filme, par exemple dans Le Gosse (The Kid, 1921), le mariage d’une jeune fille convolant « en justes noces » avec un homme bien plus âgé qu’elle. Le gros plan sur les pétales qui se détachent du bouquet de roses de la mariée, piétinées par celui qui vient de devenir son époux, anticipe sur la nature réelle d’une relation qui semble relever davantage d’un arrangement financier que d’une relation amoureuse.

Le regard de la jeune épouse fait penser à celui, tout aussi perdu, de la jeune mère célibataire qui, après avoir abandonné son nouveau-né, envisage de mettre fin à ses jours. Aussi différentes que soient leurs trajectoires, les deux femmes ont des destins identiques, victimes de la même morale puritaine qui entend contrôler la sexualité des individus par le biais de l’institution du mariage.

Chaplin égratigne encore un peu plus l’institution matrimoniale dans L’Opinion publique (A Woman of Paris, 1923). Ainsi, lorsque Pierre Revel (Adolphe Menjou), rentier fortuné et séducteur invétéré, tente de rassurer sa maîtresse Marie Saint-Clair (Edna Purviance) sur l’avenir du couple qu’ils forment, il affirme que son prochain mariage avec une riche héritière ne changera rien et que tout continuera comme avant – comme si le mariage n’avait, en fin de compte, aucune importance. Au spectateur de se faire alors sa propre idée sur l’objet de ce contrat et de se demander s’il ne s’agit pas d’un simple arrangement financier entre « deux grandes fortunes », ainsi que le laisse entendre la formulation convenue du faire-part rédigé pour l’occasion. Et lorsque Revel se moque de la jeune femme qui rêve de mariage et d’enfants, celle-ci rétorque : « Je veux un vrai foyer, des enfants et un homme qui me respecte ». Le dialogue s’interrompt lorsqu’ils aperçoivent par la fenêtre un père de famille, les bras encombrés de multiples bagages, en train de traverser la rue devant sa femme et ses enfants. Deux gamins se querellent au beau milieu de la rue, alors que la mère agacée, un nourrisson dans les bras, les exhorte à avancer.

Devant cette scène d’une vie ordinaire, Pierre lance à Marie, non sans ironie : « Est-ce cela que vous voulez ? ».

L’Opinion publique (A Woman of Paris, 1923).

Le mariage et la famille apparaissent ainsi, dans plusieurs films de Chaplin, à la fois comme un fardeau et un instrument d’oppression au service d’un système inique qui dénie à l’individu toute liberté. Sous couvert de protection de l’individu et de son droit au bonheur conjugal, le mariage est présenté comme un contrat dont les parties signataires sont créancières l’une de l’autre.

On retrouve cette même vision dans Monsieur Verdoux[6], un film parlant sorti en 1947, plus proche du drame que de la comédie, dans lequel un bon père de famille et employé de banque (Charles Chaplin) perd son travail suite au Krach de 1929 et choisit un bien étrange moyen pour régler ses problèmes financiers. Il n’hésitera pas à courtiser, séduire et épouser de riches veuves, avant de les assassiner en usant de multiples stratagèmes.

Ce virage professionnel macabre n’occultera pas la facette solaire de ce personnage clivé, soulignée d’ailleurs par le code hollywoodien qui montre l’être aimé dans un plan large baigné de lumière. Le retour à la maison familiale de Monsieur Verdoux s’accompagne ainsi des cris de joie de son fils Peter (Allison Roddan) et du sourire de son épouse handicapée Mona (Mady Correll). C’est toutefois la mort dans l’âme qu’il s’assoit auprès de son épouse, en fauteuil roulant, pour célébrer leur dixième anniversaire de mariage. Dès le lendemain, il repart s’occuper de ses affaires. Après tout, « Business is business », comme le répète cet acharné de « travail », polygame cynique – mais aussi époux modèle et bon père de famille – qui s’approprie, de bien curieuse manière, le mythe du self-made man dans ce film des plus sombres.

Monsieur Verdoux (1947).

Dans son article sur le couple chez Chaplin, Francis Bordat note que presque tous les couples chapliniens « sont entachés, au mieux, d’un pessimisme discret, au pire, d’une dérision affichée – qui se transforme parfois en la plus féroce des satires. Faire des enfants prête aussi à rire : la fécondité des comparses de Charlot fait régulièrement l’objet de moqueries appuyées[7] ».

Pour illustrer ces propos, rappelons la séquence dans Charlot policeman (Easy Street, 1917) où Edna (Edna Purviance), jeune missionnaire qui a remis Charlot dans le droit chemin, et le petit homme, devenu policier, rendent visite aux familles dans le besoin dans un quartier mal famé de la ville. A la vue d’une famille qui ne compte pas moins de dix enfants, le jeune policier salue le père, un homme chétif et souffreteux, et le congratule chaleureusement pour avoir fait montre d’une telle vitalité. Quelques instants plus tard, voilà Charlot qui lance à la volée des poignées de grain en direction de l’impressionnante progéniture, comme s’il était entouré de poussins dans une basse-cour.

On trouve dans d’autres films de Chaplin ce même type de vision imprégnée d’humour, de critique sociale et de compassion vis-à-vis de ces familles nombreuses que la presse de l’époque cite en exemple. C’est le cas dans Charlot artiste peintre (The Face on the Bar Room Floor, 1914)[8] où Charlot, cette fois-ci artiste peintre, voit un bourgeois prospère dont il est en train de tirer le portrait lui ravir son modèle et amour, Madeleine (Cecile Arnold). Plusieurs années après cette douloureuse rupture, le peintre aperçoit, dans un parc, celle qu’il a toujours aimée, entourée de sa famille. Bien qu’étant tombé dans la déchéance après ses déboires sentimentaux, Charlot laisse échapper un soupir de soulagement en regardant le mari pousser un landau, suivi de quatre autres enfants et de Madeleine, devenue une véritable mégère.

  1. L’impossible réconciliation des contraires

Compte tenu de la défiance que nourrit le cinéaste à l’égard de « l’institution familiale », il devient difficile de prendre au pied de la lettre toutes les fins heureuses qui clôturent les films tels que Le Gosse (The Kid, 1921), L’Emigrant (The Immigrant, 1917) ou Une vie de Chien (A Dog’s Life, 1918).

L’on peut, en effet, se demander si Charlot finit réellement par quitter les bas-fonds et s’installer dans une magnifique villa avec le Gosse et sa mère, devenue une grande cantatrice, pour former une « nouvelle famille ». De même, l’on ne peut que légitimement s’interroger sur le happy ending qui nous est proposé à la fin de L’Emigrant, lorsque Charlot conduit sa nouvelle conquête jusqu’au bureau des licences de mariage et à l’église, suggérant de la sorte qu’ils « seront unis pour la vie et auront beaucoup d’enfants », comme le voudrait la formule consacrée.

Derrière cette histoire qui tient du conte de fée pointe assurément le sourire amusé du cinéaste. La fin d’Une vie de Chien, ce court métrage dans lequel Charlot et sa bien-aimée portent un regard attendri sur Scraps (Mutt[9]) en train d’allaiter ses chiots, est de même facture.

Une nouvelle fois, Chaplin donne libre cours à la subtile ironie dont il est capable à l’égard des conventions, notamment lorsqu’il joue avec les codes utilisés par l’industrie cinématographique.

Le rêve d’une vie à deux d’abord, puis celui d’une nombreuse descendance, est également au cœur du film Les Oisifs (The Idle Class, 1921). Charlot se laisse aller  une nouvelle fois à la rêverie, cette fois-ci à la vue d’une belle cavalière qui manifestement n’appartient pas au même monde que lui. S’ensuivent des enchaînements rapides (avec fermeture et ouverture en fondu). Charlot s’imagine en train de lui porter secours dans un geste on ne peut plus chevaleresque par lequel il est censé gagner l’amour de la dame. Mais l’image finale du petit homme mis à l’écart du monde auquel appartient la belle cavalière ramène le spectateur à la réalité et suggère qu’il ne faut pas accorder du crédit à ce type de contes de fée auxquels le cinéma et la presse nous ont habitués, pas plus qu’il ne faut prendre au pied de la lettre ce cliché très hollywoodien d’une famille comblée assise sur les marches d’une maison – Charlot tient un bébé sur ses genoux, son épouse pose délicatement sa tête sur son épaule.

Les Oisifs (The Idle Class, 1921).

Cette image par trop idyllique d’un couple qui nage en plein bonheur se décline sous une autre forme dans Les Temps modernes.

Ainsi, lors de leurs déambulations, Charlot et la Gamine assis dans l’herbe, assistent à une scène quasi-cinématographique dans laquelle une femme au foyer étreint tendrement son époux au moment où celui-ci s’apprête à quitter leur coquet pavillon pour se rendre au travail. Sous le charme de ce spectacle, Charlot se prend aussitôt à rêver de créer un foyer avec la Gamine : « Tu nous imagines dans une petite maison comme celle-là ? ». Après s’être laissé aller à la rêverie[10], il s’exclame avec enthousiasme : « J’y arriverai ! Nous aurons une maison, même si je dois travailler pour cela », mais leur rêve est interrompu par l’arrivée d’un policier, prêt à chasser les deux vagabonds de ce « beau quartier ».

Ce n’est donc pas dans une maison douillette mais sur la route que les deux comparses se retrouvent, main dans la main, à la fin du film. Seuls, mais ensemble, tournant le dos à une société qui les rejette et libres d’imaginer qu’au-delà de l’horizon les attend un avenir meilleur.

Les Temps modernes (Modern Times, 1936).

A l’heure où la société dominante fait miroiter la promesse d’un bien-être pour tous, c’est bel et bien un vent de liberté, plus puissant que tout, qui souffle à travers les films de Chaplin.

C’est sans aucun doute la fin du Cirque (The Circus, 1928) qui témoigne le mieux de l’impossible réconciliation des contraires dans l’univers chaplinien. Alors que Merna (Merna Kennedy), la jeune et belle écuyère ne supporte plus d’être martyrisée par son père, le directeur du cirque, Charlot refusera, afin de la protéger, de s’enfuir avec elle. Il s’emploiera même à convaincre Rex (Harry Crocker), le funambule, son rival en amour, de demander Merna en mariage, sacrifiant ainsi son propre bonheur. Le burlesque tombe alors momentanément dans le tragi-comique, lorsque Charlot mime le désir de la jeune écuyère de fonder une famille : un projet peu compatible avec celui d’un vagabond décidé à poursuivre sa route, plutôt que de continuer à faire rire sur commande.

Comme l’a observé Francis Bordat : « Notre héros s’associe peu, par crainte de s’enchaîner[11] ». Film après film, le petit homme se montre prêt à payer le prix qu’il faut pour rester libre, jusqu’à emmener les deux tourtereaux se marier à l’église, et à leur jeter une pluie de confettis dans un rituel censé leur apporter prospérité et fertilité. A travers toutes ces images faussement mélodramatiques et non dépourvues d’une certaine ironie, le cinéaste donne ainsi habilement des gages de conformité idéologique aux institutions religieuses et politiques qui surveillent ce que les réalisateurs sont censés, ou non, montrer à l’écran[12].

Si le cirque symbolise ici la société, avec tout ce que cet espace de spectacle représente de partages et divertissements, de plaisirs familiaux et esthétiques, le héros chaplinien préfère finalement quitter ce lieu, réel et métaphorique, où se déroulent des performances toujours calibrées.

Comme le poète transcendentaliste américain, Ralph Waldo Emerson (1803-1882) à qui on doit le concept de self-reliance[13], le personnage, à la fois burlesque et poétique de Charlot, semble nous exhorter à nous fier à notre intuition et à notre bon sens, et non pas à l’avis de la majorité : « Celui qui veut accéder au statut d’être à part entière doit sortir des sentiers battus[14] ».  Dans un esprit analogue, le vagabond chaplinien trace sa route, hors du cercle du cirque, hors des sentiers battus, avec ses petits haussements d’épaules et ses coups de pied en arrière. Peu importe le prix à payer en termes de solitude pourvu que l’on puisse jouir de quelques instants de pure poésie et d’ataraxie.

Le Cirque (The Circus, 1928).

Conclusion

Ainsi donc, la grande absente de l’œuvre de Charlie Chaplin n’est autre que la famille, au sens traditionnel du terme, que le cinéma, outre-Atlantique, et toute une presse d’une bonne partie du XXe siècle s’évertuent à représenter comme la clé de voûte du bonheur à l’américaine.

A l’inverse des productions hollywoodiennes et des magazines américains qui paraissent à l’époque, le monde de Chaplin, en effet, ne laisse guère de place aux images de couples heureux entourés d’enfants. L’univers chaplinien, bien au contraire, est peuplé d’orphelins, de femmes seules, d’êtres déracinés et en rupture de ban avec le reste de la société.

Les rares images de félicité conjugale qui apparaissent dans les films de Chaplin ne sont ainsi pas à prendre au pied de la lettre et cachent sous l’apparence d’une adhésion du cinéaste aux valeurs de la société dominante, censure oblige, une profonde ironie vis-à-vis des clichés hollywoodiens et des représentations journalistiques. L’imaginaire populaire autour de la famille n’a pas sa place dans la vision d’un monde aux confins de l’absurde qui se dégage de l’ensemble de l’œuvre de Chaplin.

Pour autant, que ce soit à travers le personnage de Charlot ou d’autres personnages comme Calvero et Ogden, s’exprime un réel besoin de tendresse, de complicité, de protection mutuelle entre êtres humains, en fin de compte, un besoin de famille en quelque sorte, que les protagonistes du théâtre chaplinien comblent à leur façon. Mais là où la société dominante ne peut envisager l’institution du couple, du mariage et de la famille que sous l’angle de la permanence, les liens entre deux êtres tels que le conçoit le père de Charlot ne peuvent être qu’éphémères, peut-être pour mieux en préserver la beauté et l’authenticité en évitant l’usure du temps et l’écueil de la routine. Si cette relation est née sous le signe de l’amour, elle n’est point le gage d’une vie familiale à venir, tant s’en faut. Le regard quelque peu désabusé que porte Charlie Chaplin sur les contes de fée dont raffolent la presse et le public n’empêche pas, cependant, le cinéaste de croire aux élans de désir et de tendresse entre deux individus et ce,  jusque dans la séquence finale de son dernier film, La Comtesse de Hong Kong (A Countess from Hong Kong, 1967) qui voit Ogden, le diplomate déchu, et Natacha, l’ancienne prostituée, disparaître « vers une fin dangereusement ouverte[15] au milieu des couples qui dansent sur la piste[16] ».

Ainsi donc, d’un film à l’autre, le héros chaplinien, jaloux de sa liberté, évolue dans un univers, certes chaotique et aux confins de l’absurde, mais où pointe toujours au hasard des rencontres la promesse d’une union, au sens platonicien du terme, si fugace et incertaine soit-elle, entre deux êtres ou plutôt entre deux âmes, à l’écart du tumulte du monde et en dehors des normes érigées par la société.

Bibliographie

BAZIN, André et ROHMER, Eric, (préface François Truffaut), Charlie Chaplin, Paris, Editions du Cerf, 1972.

BORDAT, Francis, « Le couple chez Chaplin » in CinéCouple n° 1, automne 2016/automne 2020, https://cinecouple.hypotheses.org, consulté le 5 avril, 2023.

CHAPLIN, Charles, My Autobiography, New York, Penguin Books, 1987.

EMERSON, Ralph Waldo, Essays and Lectures, New York, The Library of America, 1983 (1832-1860).

FRANCA, José-Augusto, Charles Chaplin, le “Self-Made Myth”, Lisbonne, Inquérito, 1954.

GOLDMAN, Emma, « Marriage and Love » in Anarchism and Other Essays, Second Revised Edition, New York-London, Mother Earth Publishing Association, 1911.

MALAND, Charles, Chaplin and American Culture, The Evolution of a Star Image, New jersey, Princeton University Press, 1989.

NYSENHOLC, Adolphe, Charles Chaplin, L’âge d’or du comique, Paris, L’Harmattan, 2002.

PAYNE, Robert, The Great Charlie, London, Pan Books, 1957.

THOREAU, Henry David, Walden and Other Writings, New York, The Modern Library, 1950.

[1] La Ford T, symbole de « l’American Way of life », est conçue et fabriquée par l’ingénieur et industriel américain Henry Ford (1863-1947). Le discours publicitaire qui accompagne la sortie des chaines de la première automobile américaine produite en série à partir de 1908 et qui célèbre sans retenue « les vertus » du taylorisme et du fordisme, inspire à Chaplin l’un de ses chefs-d’œuvre, Les Temps modernes (1936). Le cinéaste y dépeint, en effet, avec beaucoup d’humour et de justesse, l’envers du décor à travers les mésaventures de Charlot et pointe du doigt l’inhumanité des nouveaux modes de production.

[2] FRANCA, José-Augusto, Charles Chaplin, le « Self-Made Myth », trad. du portugais par V. de Villeneuve de Mons et l’auteur, Lisbonne, Inquérito, 1954.

[3] DICKENS, Charles, David Copperfield, publié pour la première fois, entre 1849 et 1850. Voir DICKENS Charles, La vie et les aventures personnelles de David Copperfield le jeune, trad. de l’anglais par Sylvère Monod, Paris, Flammarion, 1978.

[4] DICKENS, Charles, Oliver Twist, publié pour la première fois en épisodes mensuels dans le magazine Bentley’s Miscellany, entre 1837 et 1839. Voir DICKENS Charles, Les aventures d’Oliver Twist, trad. de l’anglais par Sylvère Monod Paris : Hachette, 1971.

[5] goldman, Emma, « Marriage and Love », in Anarchism and Other Essays, second Revised Edition, New York-London: Mother Earth Publishing Association, 1911.

[6] Inspiré du tueur en série français Henri Landru (1869-1922), père de famille et célèbre homme d’affaires qui pratiqua plusieurs métiers et vécut dans le mensonge toute sa vie, avant d’être décapité pour le meurtre de onze femmes, le film de Chaplin installe le personnage de Verdoux dans le contexte post-Krach boursier des années 1920.

[7] Bordat, Francis, « Le couple chez Chaplin », in CinéCouple n° 1, automne 2016/automne 2020, p. 6,  https://cinecouple.hypotheses.org, consulté le 5 avril, 2023.

[8] Film inspiré du poème « The Face upon the Floor » de Hugh Antoine d’Arcy (18431-1925), écrivain d’origine française connu pour ce texte poétique sur un peintre qui se met à boire après avoir été quitté par la femme qu’il aimait, séduite par l’homme dont il avait peint le portrait.

[9] Le nom du chien qui « interpréta » Scraps, le personnage canin d’Une vie de Chien, court-métrage dans lequel la lutte de l’animal pour la survie est à mettre en parallèle avec « la vie de chien » de Charlot dans une société qui lui est hostile. Cet alter ego dans le monde animal, ce chien errant qui l’aide à triompher des voleurs, lui rapporte un portefeuille bien rempli qui permettra à Charlot et à sa bien-aimée de commencer une nouvelle « vie de famille » à la campagne.

[10] Dans ce havre de paix, il suffit à Charlot de tendre le bras par la fenêtre pour cueillir sur l’arbre un fruit qu’il croque à pleines dents, de tendre la main pour manger du raisin, et il n’a qu’à héler la vache pour qu’elle remplisse à la demande et de son jet puissant le pot de lait qu’il tend sous l’animal. La séquence rêvée s’arrête sur l’image des deux comparses en train de partager un déjeuner préparé par la Gamine, dans le rôle caricatural de la parfaite femme au foyer.

[11] « Le couple chez Chaplin », op. cit., p. 9.

[12] Rappelons brièvement qu’au début des années 1950, Chaplin fut « blacklisted », autrement dit inscrit sur la « liste noire » des intellectuels accusés de communisme aux Etats-Unis, ce qui constitua l’une des causes principales de son exil en Suisse, en 1952. Son film Un roi à New York, réalisé en 1957, qui tourne en dérision l’hystérie anticommuniste qui submerge le pays à l’époque du maccarthysme, fut projeté aux Etats-Unis seize ans plus tard, en 1973.

[13] « Self-reliance » : capacité à agir en être libre et à se débrouiller par soi-même.

[14] « Whoso would be a man must be a nonconformist », Emerson, Ralph Waldo, « Self-Reliance », in Essays and Lectures, New York, The Library of America, 1983 (1841), p. 261.

[15] « C’est bien sûr un tango, une danse qui, depuis 1914 (Tango Tangles), est toujours associée chez Chaplin au désir et au risque amoureux », in « Le couple chez Chaplin », op. cit., p. 11.

[16] Ibid.

L’exil ou la question de la distance dans le documentaire Nostalgie de la lumière de Patricio Guzmán


Patricio Guzmán est sans doute l’un des réalisateurs chiliens les plus connus internationalement, en particulier pour ses documentaires dans lesquels il aborde la question de la mémoire historique de son pays. Film après film, il s’attache ainsi à reconstituer le passé récent du Chili, menacé par l’amnésie, après dix-sept ans de dictature fondée sur une répression sanglante et sur la destruction systématique de tout ce qui pouvait rappeler le gouvernement d’Unité Populaire de Salvador Allende. Pour lui, c’est même la fonction du documentaire que de réveiller cette mémoire enfouie, de la faire émerger des ténèbres de l’oubli. Il déclare :


Nous ne devons pas oublier qu’un pays, une région, une ville qui n’a pas de cinéma documentaire est comme une famille sans album de photos (une communauté sans image). Je ne me lasserai jamais de répéter cette phrase : “Le présent est plein d’îles et de taches du passé, creusé par des tunnels qui en un instant nous mènent vers des régions perdues d’un hier jamais lointain, jamais totalement fermé”, dit Antonio Muñoz Molina. Les images documentaires constituent cette île de la mémoire, “étincelles fugaces dans la grande obscurité de l’oubli”. La mémoire individuelle et la mémoire collective sont sans doute l’expression la plus commune du cinéma documentaire de tous les temps[1].


 


Or c’est depuis l’exil que Patricio Guzmán se consacre à ce patient travail de mémoire. Il quitte en effet le Chili juste après le coup d’Etat et après avoir séjourné à Cuba puis en Espagne, il s’établit finalement en France, où il vit aujourd’hui. Même s’il retourne fréquemment au Chili, où il a réalisé la majorité de ses documentaires, il porte donc un regard extérieur sur son pays, celui de l’exilé toujours marqué par le déracinement forcé qu’il a subi mais aussi obsédé par une quête mémorielle à la fois personnelle et collective.


Dans son dernier documentaire, Nostalgie de la lumière[2], sorti en 2010, il aborde, plus précisément, la question douloureuse des disparus pendant la dictature, dont les corps n’ont toujours pas été retrouvés. Mais il adopte une perspective tout à fait inattendue et originale, en choisissant d’articuler tout le film autour du thème de l’astronomie, fil conducteur permettant de relier dans un même lieu, le désert d’Atacama, l’observation de l’univers à la quête obstinée des femmes qui cherchent sans relâche des traces de leurs disparus. C’est en effet dans ce désert, considéré comme le plus aride au monde, que sont installés les plus grands observatoires astronomiques internationaux, dans le but de percer les mystères de la création de l’univers. Au pied des télescopes, les femmes de Calama, la ville voisine, sillonnent le désert armées d’une petite pelle, pour tenter de déterrer les restes de leurs disparus, dont les cadavres ont été jetés là par les militaires une trentaine d’années plus tôt. Des corps, conservés par la salinité du désert, finissent parfois par être retrouvés, comme celui d’une jeune femme découvert lors du tournage de ce film.


Comme à son habitude, Patricio Guzmán accompagne les images de son documentaire par ses commentaires en voix off, sur un ton calme et un rythme lent, et il dévoile ainsi au spectateur le fil de ses pensées. Convaincu que tout documentaire est imprégné de subjectivité, il s’applique dans l’introduction du film à nous exposer les raisons qui l’ont motivé à mener à bien ce projet personnel. La question de la nostalgie, présente dans le titre, apparaît alors comme essentielle. C’est tout à la fois la nostalgie d’une époque révolue qui est évoquée ici, celle de l’enfance et de l’entrée dans l’âge adulte, mais aussi le regret mélancolique d’un passé porteur de rêves et d’idéaux incarnés par le gouvernement d’Unité Populaire de Salvador Allende. Dans son documentaire précédent, précisément intitulé Salvador Allende[3], Patricio Guzmán revenait déjà sur cette époque lumineuse et soulignait l’euphorie et l’espoir immenses qui avaient gagné une grande partie de la population chilienne par cette formule : « le pays tout entier était amoureux ». Cette passion collective est à nouveau sous-entendue dans Nostalgie de la lumière, mais pour être cette fois associée à une autre passion commune à beaucoup de Chiliens et partagée par Patricio Guzmán : l’astronomie.


Nous voyons donc que dès le début du film, Patricio Guzmán se décrit lui-même comme un être nostalgique, dont la mémoire est douloureuse. En effet, la « douleur du retour » évoquée par l’étymologie du mot « nostalgie » traduit le retour impossible au pays qui provoque le « mal du pays » chez celui qui en souffre, mais elle dit aussi le souvenir douloureux d’un passé qui ne reviendra plus. Or dans ce film, Patricio Guzmán semble avoir trouvé le moyen de sublimer cette douleur en abordant le délicat sujet de la mémoire par le biais de l’observation astronomique.


En posant les questions suivantes : « Comment dire que le Chili est le centre astronomique le plus important du monde, alors que 60% des assassinats perpétrés par la dictature restent non élucidés ? Comment est-il possible que les astronomes chiliens observent des étoiles qui sont à des millions d’années-lumière tandis que les enfants ne peuvent lire dans leurs manuels scolaires les événements qui se sont déroulés au Chili il y a à peine 30 ans ? », Patricio Guzmán souligne les contradictions d’un pays qui « a mis son passé récent sous cloche », alors qu’il s’investit pleinement dans l’observation astronomique destinée à percer les énigmes du passé lointain de l’univers. Par là-même, il met en évidence un problème d’échelle temporelle : quelle est la bonne distance pour observer notre passé ? A travers ce film, Patricio Guzmán tente de répondre à cette question tout en s’interrogeant sur son propre rôle en tant que documentariste qui doit lui aussi trouver la bonne distance pour traiter son sujet, à savoir ici le problème de la mémoire, de l’oubli, de l’impunité dans un pays qui peine à affronter son passé dictatorial.


L’une des pistes qu’il évoque est que l’exil, par la force, permettrait au documentariste de trouver cette « bonne distance » :


L’une des clés du documentaire est la bonne distance. C’est difficile à trouver quand on est passionné par un sujet. Passion et distance sont contradictoires. L’exil est un bon médecin pour garder la distance. A chaque fois que je rentre au Chili, je regarde mon pays différemment[4].


Cette citation mérite évidemment de nombreux commentaires. Car elle nous renvoie à la notion de « passion » déjà évoquée, elle-même ambivalente. En effet, si le terme passion peut être connoté positivement quand il est associé à l’amour, il traduit aussi une souffrance et l’on admet communément que « la passion rend aveugle ». Celle-ci nuirait donc au jugement et en cela serait par conséquent incompatible, comme le dit Patricio Guzmán, avec le travail du documentariste soucieux de maintenir une distance raisonnable avec son objet d’étude. Or si Patricio Guzmán trouve en sa situation d’exilé une position propice à la réalisation de ses documentaires, il se laisse cependant guider ici par sa passion de l’astronomie. On assiste donc dans ce film à une sorte de « transfert de sens par substitution analogique », ce qui n’est autre que la définition même de la métaphore. Patricio Guzmán construit en effet son film autour de cette figure de style fondée sur la « transposition » et il passe par sa passion de l’astronomie pour aborder un sujet qui le passionne et a tendance à l’obséder : celui de la mémoire au Chili, son pays natal dont il a dû s’exiler. C’est pourquoi dès le début du film, les images du vieux télescope allemand de son enfance sont associées à l’évocation d’une époque où « la science est tombée amoureuse du ciel du Chili », lorsque « un groupe d’astronomes a découvert que l’on pouvait toucher les étoiles avec la main dans le désert d’Atacama ». Mais ce souvenir heureux est immédiatement balayé par celui du coup d’Etat : « Plus tard, un coup d’Etat a mis fin à la démocratie, aux rêves et à la science ». Ce n’est sans doute pas un hasard si ces trois termes sont évoqués ici ensemble et l’on comprend peu à peu que c’est précisément par le biais de la science que Patricio Guzmán parvient à revenir sur l’époque qui le rend nostalgique, celle des rêves démocratiques brisés pour des milliers de Chiliens condamnés comme lui à la répression et à l’exil.


 On pourrait alors dire, en reprenant son expression, que dans ce film il « regarde son pays au télescope ». Et c’est loin d’être seulement une image… Car après avoir rapproché symboliquement les astronomes qui scrutent le ciel et les femmes qui cherchent leurs disparus dans le désert, Patricio Guzmán achève son documentaire par une rencontre inédite entre eux. Violeta et Vicky regardent alors dans le vieux télescope allemand qui apparaît au tout début du film et voient d’une certaine façon s’exaucer le vœu qu’avait formulé Violeta quelques scènes auparavant lorsqu’elle déclarait : « J’aimerais que les télescopes ne regardent pas que vers le ciel, mais aussi à travers la terre pour pouvoir les retrouver. (…) On balaierait le désert avec un télescope. Vers le bas ». C’est semble-t-il ce témoignage de Violeta qui aurait livré à Patricio Guzmán la clé de son récit métaphorique : il faudrait la puissance des télescopes astronomiques pour sonder le passé dictatorial et faire la lumière sur cette période tragique qui risque de sombrer définitivement dans les ténèbres de l’oubli. Dans une interview, il explique d’ailleurs comment lui est venue l’idée de mettre en relation ces sujets si différents en apparence :


J’ai toujours été passionné d’astronomie et comme au Chili de grands observatoires ont été construits, j’ai pu m’y intéresser de près. En faisant cela, j’ai traversé le désert d’Atacama qui est une véritable porte ouverte vers le passé : il y a des momies, des minéraux rares, des restes d’explorateurs et des corps des disparus de Pinochet. Et tout d’un coup, j’ai compris qu’il y avait là un monde de métaphores, c’est à ce moment-là que j’ai décidé de faire le film[5].


 Dans le désert d’Atacama, les métaphores semblent donc à portée de main, comme les étoiles, et Patricio Guzmán n’a plus qu’à s’en saisir pour construire son documentaire. Sa présentation du désert souligne les caractéristiques particulières de ce lieu, par essence chargé d’histoire : « Il n’y a rien, pas d’insectes, ni d’animaux, ni d’oiseaux. Cependant, il est chargé d’histoire. (…) L’air y est transparent, léger et il nous permet de lire dans ce grand livre ouvert de la mémoire, page après page ». L’extrême aridité du désert ainsi que sa grande salinité font que s’y conservent facilement les traces du passé, en même temps que l’absence quasi-totale d’humidité offre des conditions exceptionnelles d’observations astronomiques. Or les explications scientifiques données par l’astronome interviewé dans la première partie du film nous conduisent à nous interroger sur notre relation au présent. En effet, partant du principe scientifique que la lumière des étoiles met des centaines de milliers d’années à parvenir jusqu’à nous, il démontre que les astronomes ne font qu’observer le passé. Par ailleurs, il insiste sur le fait que le présent n’existe pas au sens strict et que nous ne vivons que dans un temps passé.


A partir de ces réflexions, Patricio Guzmán s’attache à montrer que la mémoire est essentielle à notre survie. Les personnages qui témoignent dans le film sont d’ailleurs tous des porteurs de mémoire, soit qu’ils transmettent l’histoire qu’ils ont vécue, comme Luís, l’ex-prisonnier politique du camp de Chacabuco ou bien Miguel, l’architecte, lui aussi prisonnier, qui a su dessiner de mémoire avec une extrême précision les camps où il a été interné, soit qu’ils mènent des investigations scientifiques pour dévoiler le passé de cette région. C’est le cas de Lautaro, l’archéologue, spécialiste des cultures précolombiennes qui a aussi fait partie des équipes de chercheurs qui ont mis au jour des charniers, ou bien Víctor, le jeune ingénieur chilien, né en exil, « fils de nulle part », membre d’une équipe scientifique internationale chargée du projet ALMA, ce radiotélescope destiné à capter les ondes de l’univers. Enfin les femmes qui cherchent leurs disparus témoignent aussi avec beaucoup d’émotion du besoin qu’elles ont de faire la lumière sur ce passé qui les tourmente. Par ses commentaires, Patricio Guzmán souligne la valeur métaphorique de chacun de ces témoignages. Ainsi, il évoque le cas de Miguel, « l’architecte de la mémoire » : « Miguel et sa femme sont pour moi comme une métaphore du Chili. Lui est le souvenir, tandis qu’Anita est l’oubli à cause de la maladie d’Alzheimer ».


Nostalgie de la lumière a d’ailleurs été unanimement célébré par la critique pour son esthétique et sa poésie, en raison de l’écriture métaphorique proposée par Patricio Guzmán, qui résout sans doute ainsi le problème de la « bonne distance » pour réaliser son documentaire. En effet, si l’exil joue certainement ce rôle de médecin qu’il évoquait, nous croyons que l’écriture poétique est un remède peut-être encore plus efficace car elle permet d’aborder des sujets intimes et parfois douloureux par le biais d’images qui représentent une réalité difficile à affronter directement. Contrairement à ses documentaires précédents, les images d’archives sont pratiquement absentes de ce film et la répression dictatoriale n’y est qu’évoquée par des témoins de l’époque. La violence n’apparaît pas à l’écran et l’on peut même dire qu’il se dégage de ce film une grande douceur, due en partie à la voix lente et suave de Patricio Guzmán ainsi qu’aux magnifiques images du désert d’Atacama et des constellations captées par les télescopes. La musique contribue aussi à créer une atmosphère propice à la contemplation et à la réflexion.


Le spectateur n’est donc pas agressé par les images qu’il reçoit, il est au contraire invité à un voyage dans le présent et le passé et il se sent porté par les mouvements cosmiques et les poussières d’étoiles qui rythment le film. L’écriture métaphorique se double parfois d’une écriture synesthésique car tous les sens sont convoqués pour l’observation de ce passé dévoilé par le désert, « livre ouvert de la mémoire ». Se trouvent ainsi associés les crissements des pas sur le désert de sel et les reflets rouges de la vallée de la lune au coucher du soleil. Même s’il ne peut pas la ressentir, le spectateur s’imagine aussi la transparence de l’air évoquée par la voix off et c’est comme s’il pouvait toucher cette matière minérale et cosmique offerte par le désert d’Atacama. Ce n’est sans doute pas un hasard si Patricio Guzmán fait le choix d’une écriture fondée sur l’évocation de la matière et des éléments, car il nous semble qu’il s’inscrit dans une longue tradition poétique chilienne, incarnée en particulier par Pablo Neruda qui découvre dans Canto General et Odas elementales la puissance poétique des éléments. Comme lui, Patricio Guzmán assume une écriture subjective et revendiquée comme telle. Il raconte son histoire en même temps qu’il écrit l’histoire de son pays et en partant de ses émotions et de ses intuitions, il partage avec le spectateur ses propres interrogations métaphysiques.


Construit sur l’analogie métaphorique, son documentaire fait entrer en résonance des éléments que l’on n’a pas l’habitude d’associer mais qu’il fait volontairement se rencontrer. Il évoque ainsi sa fascination pour les découvertes scientifiques qui ont montré que le calcium de nos os était identique à celui des étoiles. Dans sa quête du passé, Patricio Guzmán remonte à nos origines et il donne la parole à la fin du documentaire à un témoin essentiel, Valentina. Cette jeune femme, fille de père et mère détenus disparus, élevée par ses grands-parents contraints de dénoncer leurs propres enfants aux militaires en échange de la survie de leur petite-fille, apparaît comme une rescapée de cette époque barbare. Aujourd’hui astronome, elle évoque ce « défaut de fabrique » qu’elle porte en elle mais qui ne se voit pas, et surtout qu’elle n’a pas transmis à ses deux enfants. L’observation astronomique semble lui avoir permis de trouver un équilibre qu’elle résume en évoquant le cycle vital de la matière des étoiles qui doivent mourir pour que d’autres naissent. Interviewée dans la dernière partie du film, Valentina incarne la confiance en l’avenir et la réconciliation des victimes avec leur propre passé. Après les témoignages émouvants de Vicky et Violeta qui disent ne pas pouvoir trouver la paix tant qu’elles n’auront pas retrouvé leurs disparus, celui de Valentina permet d’achever le film sur une note plus positive car elle semble avoir réussi à vaincre la douleur en trouvant elle aussi, à sa manière, « la bonne distance » pour vivre avec son passé.


Tout est donc question de perspective dans ce film par lequel Patricio Guzmán bouscule les codes du genre documentaire. En pariant sur l’esthétique, la métaphysique et la poésie de son film, il renouvelle sa filmographie et propose de placer le langage poétique au cœur de sa création. Le regard différent


qu’il pose sur son pays, en tant qu’exilé, se traduit dans la vision métaphorique du réel, qui permet de prendre de la distance avec le sujet traité tout en renforçant son propos sur la question de la mémoire au Chili. Les dernières phrases de son commentaire portent d’ailleurs sur la mémoire :


 


Je crois que la mémoire a une force de gravité qui nous attire toujours. Ceux qui ont de la mémoire sont capables de vivre dans le fragile temps présent. Ceux qui n’en ont pas ne vivent nulle part. Chaque nuit, lentement, impassiblement, le centre de la galaxie passe au-dessus de Santiago.


En tant qu’exilé, Patricio Guzmán sait ce que signifie « vivre nulle part » et il est évidemment sensible à la question du déracinement dont il a fait l’expérience. Sa quête mémorielle est donc vitale à sa survie mais aussi à celle de son pays tout entier s’il veut aborder l’avenir dans la sérénité. Car nier son passé reviendrait pour le Chili à sombrer dans les trous noirs de notre galaxie, à se dématérialiser pour finalement disparaître.





[1] Cité par Jorge Ruffinelli in Patricio Guzmán, Madrid, Cátedra/Filmoteca Española, 2001, p. 375 (notre traduction).


[2] Nostalgie de la lumière, film de Patricio Guzmán, Chili/Allemagne/France/Espagne, 1h30, 2010.


[3] Salvador Allende, film de Patricio Guzmán, France/Chili/Belgique/Allemagne/Espagne/Mexique, 100’, 2004.

L’autre regard de Luis Buñuel : Los Olvidados et la réalité mexicaine de la fin des années 40

Autres regards dans le cinéma mexicain avant l'arrivée de Luis Buñuel

"L'Amérique Latine est un continent d'alchimistes", a déclaré un jour le réalisateur chilien Miguel Littín. Tout ce qui arrive jusqu'à nos terres se transforme, se syncrétise, et c'est grâce à cette synthèse que nous avons construit notre propre identité. Ce que nous sommes aujourd'hui est également le résultat historique de la somme et de la présence de plusieurs cultures, qui, de génération en génération, se sont peu à peu intégrées à nos sociétés, l'unité ayant ainsi été dotée de la vision et de la richesse de la diversité.

Le cinéma latino-américain sera aussi la résultante de cette alchimie : tout d'abord grâce à l'arrivée d'émigrants qui s'incorporeront avec enthousiasme à la légion des réalisateurs originels ayant commencé à traduire nos réalités en images ; et ensuite, grâce à l'introduction, dans nos propres conceptions artistiques et esthétiques, des influences des différents courants et tendances d'avant-garde qui se sont succédés au cours du XXe siècle.

Les débuts du cinématographe dans nos différents pays ont été marqués par les chapiteaux, le nomadisme, des méthodes de production artisanales, un perpétuel recommencement et l'apprentissage autodidacte d'un grand nombre de pionniers. Parmi ceux-ci se trouvaient de nombreux émigrants désireux de s'installer en terres américaines grâce au possible succès qu'ils connaîtraient dans le commerce naissant qu'était le cinématographe.

La majeure partie des exploitants et des cinéastes itinérants, ainsi que les premiers "entrepreneurs", venaient de France et, en particulier, d'Italie. Cependant, il y en a eu également, à divers moments du développement de nos cinématographies, qui sont arrivés d'autres régions européennes, plus proches d'un point de vue historique et culturel, comme l'Espagne, dont le nombre de représentants augmentera lorsque les conflits internes de ce pays s'accentueront dans les années 30.

Une grande partie des œuvres les plus importantes produites sur le continent latino-américain au cours des premières décennies du XXe siècle ont été réalisées par ces émigrés européens, qui, depuis très tôt, ont commencé à filmer avec leurs caméras et à représenter, à partir du point de vue de l'autre, les coutumes, la vie quotidienne, la culture et la réalité de ces sociétés.

Notre cinéma est donc également le résultat de la diaspora, dans certains cas, volontaire, entreprenante et encouragée par la recherche de la terre promise en Amérique ; et dans d'autres cas, conséquence de l'exil douloureux et obligatoire auquel ont été forcés de nombreux hommes originaires d'autres continents, parmi lesquels se trouvaient beaucoup d'artistes et d'intellectuels.

C'est grâce à cette "altérité" qu'a commencé à se produire une intéressante migration d'influences, de mimétismes et de nouvelles références artistiques et esthétiques ayant servi de normes aux réalisateurs locaux qui commençaient à surgir. Il ne faut donc pas s'étonner que nos jeunes cinémas nationaux aient pris pour modèles narratifs, en ce qui concerne le style et la manière de raconter des histoires, ceux qui provenaient, à de nombreuses reprises, des premières avant-gardes européennes ayant démontré la validité du cinéma en tant qu'art. Ces mêmes modèles ont servi de base à la création de conventions, de stéréotypes et de tout un imaginaire filmique qui, bien que personnel, contenait tous ces éléments importés ou, dans certains cas, imposés par "l'autre".

Le Mexique a été l'un des rares pays qui a commencé à construire son industrie cinématographique dès la période du cinéma muet. À la différence des autres cinématographies du continent, ceci lui a ainsi permis de dépasser la phase artisanale dans les années 20, décennie au cours de laquelle se développe le cinéma parlant. Cette transition s'est faite du point de vue artistique, grâce à l'intégration, dans les discours narratifs, des références esthétiques qui provenaient, en particulier, du cinéma italien, lequel occupait, du fait de la plus grande proximité de ses modèles culturels, une position privilégiée au niveau des goûts des spectateurs de l'époque.

En ce sens, l'éminent historien du cinéma mexicain Emilio García Riera fait remarquer que pendant que la majeure partie du peuple mexicain menait encore à cette époque une lutte incessante afin de soutenir les différentes factions révolutionnaires qui s'affrontaient au cours de ces années agitées de l'Histoire du Mexique, certains membres de la petite et moyenne bourgeoisie européaniste s'efforçaient de réaliser des films à thème, inspirés des longs-métrages italiens interprétés par les divas de l'époque, telles que Francesca Bertini, Pina Menichelli ou Maria Jacobini. Pour ce faire, ils empruntaient à ces œuvres l'essence mélodramatique de leurs histoires et la sensualité de leurs personnages afin de satisfaire de cette manière, en y ajoutant la couleur locale, les exigences du spectateur, qui était en train de dépasser le stade de la simple curiosité des premiers temps. La période allant de 1917 à 1920 se déroulera par conséquent sous le signe de l'influence européenne et sera la plus brillante de l'Histoire du cinéma muet mexicain.

À partir des années 30, ce qui coïncide avec l'essor du cinéma parlant, le Mexique entre dans son âge d'or, une période que de nombreux historiens situent à partir du grand succès connu par le film Allá en el rancho grande (Fernando de Fuentes, 1937), marquant ainsi le début du développement d'une industrie culturelle de grande importance économique pour le pays [[1]]. Cette étape industrielle a duré jusqu'à une date que la plupart des auteurs consultés situent entre la fin des années 40 et le début des années 50, lorsqu'une stagnation devient évidente, non seulement au niveau du nombre de films produits par an, mais également au niveau de la qualité artistique et esthétique de leurs contenus.

Parmi les tendances générales de cet âge d'or, se trouve le mélodrame costumbrista (de mœurs) et folklorique. Ce genre deviendra la colonne vertébrale du succès commercial que la plupart des films de l'époque connaîtront chez le public ibéro-américain. Les passions amoureuses et les valeurs morales traditionnelles, telles que l'honneur, le machisme, la famille patriarcale, la virginité et la soumission de la femme, seront, entre autres, les thèmes essentiels des histoires qui se construisent afin de représenter un Mexique cosmopolite, moderne et, à de nombreuses reprises, idyllique, mais en marge du vrai contexte social et politique qui le caractérise.

Les conflits présents dans la plupart de ces histoires sont individuels et non sociaux. Au fur et à mesure que le star-système se consolide, ces différends deviendront de plus en plus individuels, avec une dichotomie marquée entre les gentils et les méchants. La résolution des conflits que celle-ci entraine, aura presque toujours un arrière-fond moral en faveur des premiers nommés, grâce, surtout, au triomphe de l'amour, car celui-ci est perçu comme la fin ultime de la réalisation de l'Homme.

Le cinéma mexicain de l'âge d'or aura une influence très particulière sur la culture populaire latino-américaine. Elle s'étend même jusqu'à notre époque grâce aux recours expressifs de la musique, aux thèmes abordés à travers l'emploi des structures narratives les plus classiques du mélodrame et à la construction de personnages qui deviendront des références "populaires" dans l'imaginaire collectif de l'ensemble du continent.

La naissance de l'ère industrielle du cinéma mexicain a de surcroît eu lieu au cœur d'un contexte historique caractérisé par une grande effervescence sociale, culturelle et politique, héritée de la Révolution. Bien que pour certains il s'agisse alors d'une étape de son passé récent qui avait été surmontée, il était indéniable que son influence et l'empreinte personnelle de ceux qui en avait été les acteurs, se faisaient encore ressentir dans le panorama politico-social de la nation mexicaine.

L'atmosphère intellectuelle du Mexique de l'époque se trouvait sous l'influence de deux importantes révolutions qui ont coïncidé dans le temps : la Révolution russe, en 1917, et la Révolution mexicaine. Ceci a eu un impact certain et est devenu manifeste chez les avant-gardes artistiques apparues dans la culture mexicaine des années 30.

Un mouvement artistique, connu sous le nom de Muralisme, s'est alors développé dans toute sa splendeur dans les arts plastiques mexicains, exprimant ainsi de manière claire et évidente, l'impact que le déroulement de ces deux processus historiques avait produit sur la société et, en particulier, sur le monde intellectuel. Ce mouvement n'occultait pas la présence d'un fort contenu idéologique de gauche dans sa forme d'assumer et de refléter la réalité du pays, ainsi que de ses habitants, à travers ses œuvres les plus importantes et représentatives [[2]].

Cette époque a été marquée par le développement de la peinture, de la musique et de la littérature, en règle générale, ce qui s'est manifesté dans l'œuvre et la production artistique de ses principaux créateurs, parmi lesquels se trouvaient Silvestre Revueltas, Xavier Villaurrutia, Carlos Pellicer, Salvador Novo, Diego Rivera, David Alfaro Siqueiros [[3]], José Clemente Orozco, Frida Kahlo et beaucoup d'autres. Ceux-ci ont inventé une manière très personnelle et créative de faire et de dire dans la culture grâce à laquelle se construisait également un Mexique moderne. L'un des dénominateurs communs de l'œuvre de ces artistes et de ces intellectuels était la révision critique de la société et l'influence que la Révolution mexicaine, en tant qu'élément fondamental, y avait laissée.

Ceci se reflètera, d'une manière ou d'une autre, dans le cinéma mexicain de l'époque, dans la mesure où les bases de son secteur industriel se développent et s'établissent. Le climat culturel et l'existence d'avant-gardes artistiques sur les écrans mexicains auront une présence inégale et ne trouveront pas toujours de correspondance esthétique dans toutes les œuvres, ni chez tous les réalisateurs de cinéma, la plupart d'entre eux appartenant à la classe moyenne mexicaine.

Emilio García Riera souligne qu'il s'avère parfois difficile de trouver, dans la plupart des films produits entre 1934 et 1940, un reflet fidèle de l'effervescence sociale, politique et culturelle de l'époque de Lázaro Cárdenas [[4]]. Il signale également que cette classe moyenne, à laquelle appartenait la majeure partie des réalisateurs, semblait être étrangère à la réalité du pays, à ses problèmes et à ses manifestations. La tendance générale dans le cinéma était alors à la production de comédies costumbristas, où prédominaient les thèmes du traditionalisme et du conformisme, hérités du cinéma muet, auquel on ajoutait l'utilisation du son afin d'accentuer son côté mélodramatique primaire, exprimant ainsi les goûts et les intérêts de cette classe [[5]].

Bien évidemment, il y a eu des exceptions car certains réalisateurs mexicains de l'âge d'or étaient non seulement absorbés dans des recherches artistiques et esthétiques en accord avec leur temps, mais ils s'étaient également mis en tête de refléter, d'une certaine manière, à travers ces recherches, la réalité sociale environnante et les différentes formes d'expression de la culture du pays. Ils essayaient, en résumé, de refléter et de récupérer pour le grand écran, la façon d'être et l'être mexicain, ce que l'on a simplement appelé la "Mexicanité" [[6]].

Ceci avait également beaucoup à voir avec la tendance qui s'était déjà manifestée dans la littérature, la peinture et la musique, connue sous le nom de Populisme, et qui se caractérisait, entre autres, par un culte de l'indigène et par la récupération de ses valeurs et de sa présence en tant que racine et essence de la culture mexicaine.

De nombreux intellectuels étrangers originaires de diverses régions du monde arrivent dans ce Mexique effervescent et avant-gardiste des années 30, fascinés par ses coutumes, ses traditions et son riche héritage culturel. L'un de ceux ayant eu la plus grande influence a, sans aucun doute, été le grand réalisateur russe Sergueï Eisenstein, qui était arrivé au Mexique en 1931 en provenance des États-Unis, en compagnie de deux de ses plus importants collaborateurs : Grigori Aleksandrov et Édouard Tissé.

Eisenstein s'était rendu aux États-Unis suite au succès qu'il avait connu avec Le cuirassé Potemkine (1925) et Octobre (1927), car la société de production Paramount l'avait embauché pour filmer une version cinématographique du roman de Theodore Dreiser, Une tragédie américaine, chose qui, dans la pratique, ne s'est jamais produite.

Au Mexique, Eisenstein a reçu le soutien de l'écrivain nord-américain Upton Sinclair et d'autres intellectuels de gauche, qui s'étaient engagés à financer un film monumental, intitulé Que viva Mexico !, retraçant, en images, les moments les plus importants de l'Histoire et de l'actualité du pays. Eisenstein a ainsi séjourné au Mexique de 1931 à 1932 afin de filmer des mètres et des mètres de pellicule, mais le tournage ne s'est jamais achevé car Sinclair a renoncé au projet et Eisenstein s'est vu dans l'obligation de retourner en Europe.

Ultérieurement, après la mort d'Eisenstein, la réalisatrice nord-américaine Mary Seton et le producteur hollywoodien Sol Lesser ont réalisé le film Tormenta sobre México, avec une partie du matériel filmé par Eisenstein, ce qui en réalité donne une idée très relative de ce qu'aurait été le film original.

La technique cinématographique d'Eisenstein, en particulier sa conception du montage, et surtout l'esthétique visuelle de Que viva Mexico! ont eu une grande influence sur le cinéma produit au Mexique entre les années 30 et 40. La photogénie des nuages, l'utilisation dramatique de la lumière, l'exaltation du paysage en tant que contexte et les visages indigènes parmi les acteurs ont été des éléments que les réalisateurs ayant suivi la proposition d'Eisenstein ont pris en compte afin de représenter l'essence mexicaine dans le cinéma. Comme il a été dit, il s'agissait d'une proposition esthétique qui n'était pas non plus étrangère à ce qu'il se faisait à cette époque à travers la peinture murale.

De nombreux autres réalisateurs étrangers, également désireux de laisser une trace en apportant leur propre expérience et de rénover, grâce à celle-ci, la production nationale, s'intégreront à la cinématographie mexicaine au cours de cette période. Le Mexique s'est converti, grâce à certaines circonstances internes, mais aussi aux conditions du contexte ibéro-américain, en une espèce de Mecque du cinéma, où se sont rejoints des acteurs, des artistes et des créateurs en tous genres, originaires de divers endroits du monde, qui élargiront grâce à leur regard, le propre regard mexicain, qui se consolidait, de différentes manières, en cette époque.

La présence d'un grand nombre de réalisateurs, techniciens et acteurs espagnols, les dénommés transterrados [[7]], mérite une parenthèse dans cette analyse. Ceux-ci arrivent en terres latino-américaines au cours de cette période et beaucoup d'entre eux essayeront d'intégrer l'industrie cinématographique mexicaine, attirés par ses succès et son prestige en Amérique Latine.

Le cinéma espagnol antérieur à la défaite républicaine de 1939, de l'avis du chercheur Juan Rodríguez (2002), était un cinéma émergent qui, après avoir surmonté le traumatisme causé par l'incorporation du son au début de la décennie, avait trouvé une manière fructueuse de développer son industrie. En 1935, l'Espagne se situait en tête de la production en langue castillane avec quarante-quatre films produits, mais les conflits provoqués par la Guerre Civile ont asséné un violent coup à cette industrie florissante. Ainsi, l'année suivante, ce nombre s'est réduit à dix-neuf et de nombreux films réalisés au cours de cette période sont restés inachevés ou n'ont pas connu de sortie sur grand écran.

Les historiens chiffrent à près d'une centaine le nombre de professionnels du cinéma –en comptant les acteurs, les réalisateurs et les techniciens– qui ont abandonné le pays après la Guerre Civile et attribuent à cette diaspora la piètre qualité des productions ainsi que l'intrusion du Franquisme dans le cinéma espagnol d'après-guerre. Ces exilés ont fondamentalement émigré vers l'Argentine et le Mexique, où ils ont trouvé une langue et des racines culturelles communes, un accueil relativement favorable et une industrie en pleine croissance.

 

Bien avant la Guerre Civile, plusieurs réalisateurs espagnols, qui avaient participé aussi bien au développement du cinéma muet que du sonore, s'étaient déjà établis au Mexique. Parmi les plus connus, il y avait Antonio Moreno, un acteur devenu réalisateur, qui, en 1931, a dirigé Santa, le premier film sonore du cinéma mexicain, ainsi que Juan Orol, considéré comme l'un des pires réalisateurs du cinéma commercial. Celui-ci s'était essayé à presque tous les genres mais il demeure une référence du dénommé cinéma de rumberas [[8]] des années 50.

Grâce à la diaspora républicaine des années 30, d'autres professionnels arriveront et deviendront des incontournables de l'Histoire du cinéma mexicain : les scénaristes Max Aub et Luis Alcoriza, le grand documentaliste Carlos Velo et le réalisateur Luis Buñuel.

Le cinéma de l'époque a commencé à produire de nombreuses adaptations d'œuvres littéraires espagnoles. Il s'agissait de films qui essayaient de combiner la couleur locale avec l'influence hispanique, comme, par exemple, les versions cinématographiques de Terres maudites (1944), dirigée par Roberto Gavaldón, ou de Pepita Jiménez (1945), d'Emilio Fernández, des longs-métrages tournés au Mexique mais dont le cadre et l'action étaient cependant situés en Espagne.

L'incorporation des émigrants espagnols n'a pas été épargnée par les contradictions et les conflits. À ce propos, Juan Rodríguez, dans un article intitulé "La aportación del exilio republicano español al cine mexicano" (2002), propose l'analyse suivante [[9]] : 

La créativité des cinéastes espagnols exilés –comme, bien évidemment, celle des mexicains eux-mêmes– a très souvent dû se plier aux exigences du marché, avec des résultats qui parfois n'étaient pas à la hauteur de leur talent. À leur arrivée, les réfugiés espagnols se sont donc retrouvés face à une industrie en pleine expansion, capable d'absorber, non sans mal, bon nombre de professionnels qui enrichiraient, grâce à leurs apports, un cinéma mexicain alors naturellement florissant.

Cependant, tout le monde n'a pas vu d'un si bon œil le débarquement de professionnels qualifiés qui pouvaient faire grandir la concurrence qui existait déjà dans le cinéma mexicain en cette période de développement industriel. Les syndicats professionnels se sont préparés à défendre les droits de leurs syndiqués : celui des acteurs a, par exemple, imposé, suite à une proposition de Jorge Negrete, un maximum de trente-cinq pour cent d'interprètes étrangers dans les productions mexicaines. Puis, en 1944, le syndicat de la production (STPC) a opposé son veto à Carlos Velo en tant que réalisateur d'Entre hermanos, un film basé sur un roman de Federico Gamboa, que Velo avait écrit avec la collaboration de Mauricio Magdaleno et d'Emilio Fernández, et qui, finalement, a été dirigé par le cubain Ramón Peón. Au début des années 40, il n'est donc pas rare de trouver quelques exilés travaillant sous un pseudonyme ou collaborant à des films sans que leur nom ne soit crédité au générique. Ces contretemps ont entrainé, à moyen terme, que la plupart de ces professionnels aient sollicité la nationalité mexicaine, ce qui, d'une part, constituait l'amère reconnaissance de la perpétuation de leur condition d'exilés, mais qui d'autre part, était également un geste de générosité envers la nation qui les avait accueillis. Les cinéastes espagnols républicains ont ainsi fini par enrichir le cinéma mexicain.

 

Comme nous l'avons commenté antérieurement, la liste des créateurs qui ont laissé leur empreinte sur le cinéma mexicain était alors très fournie, mais il convient de souligner la présence du plus universel et subversif des réalisateurs espagnols transterrados : Luis Buñuel (1900 – 1983). Celui-ci arrive au Mexique suite à un infructueux séjour à Hollywood, où il est surpris par la Guerre Civile espagnole. Ce sera par conséquent l'industrie mexicaine qui lui donnera l'opportunité de se remettre derrière la caméra, dix ans après son entrée dans le mouvement surréaliste en France.

L'autre regard de Luis Buñuel sur la réalité mexicaine de la fin des années 40

L'œuvre mexicaine de Luis Buñuel, réalisée entre 1946 et 1965, met en évidence une intégration conflictuelle dans sa société d'adoption : dans ses films et dans les thèmes qu'il traite, nous voyons ainsi affleurer aussi bien les signes d'identité et d'identification avec le pays d'accueil que ceux du rejet. Au début, il a dû accepter avec modestie la place que le cinéma mexicain lui avait offerte, et c'est pour cette raison que, dans ses premiers films, comme Gran Casino (1946) [[10]] ou Le Grand Noceur (1949), nous retrouvons peu de touches du surréaliste anticonformiste et provocateur à l'égard de la réalité.

Le cinéma mexicain de Buñuel se caractérise par l'hybridité de ses éléments : il mélange les genres et les canons du cinéma commercial qu'il trouve en cette période, avec son cinéma d'auteur, où son propre "JE" de créateur irrévérencieux à l'égard de la réalité devient totalement identifiable. Pour cette raison, dans les vingt-et-un longs-métrages qu'il réalise au cours de son étape mexicaine, nous pouvons également retrouver des traces de son vécu personnel, de ses préoccupations artistiques et esthétiques, ainsi que de nombreuses intertextualités qui, d'une manière ou d'une autre, nous renvoient à la culture espagnole.

Les éléments dialogiques et intertextuels sont, par conséquent, présents dans ces films, où prévaut une lecture subtile et critique de la réalité mexicaine, distante, non complaisante à l'égard de la société d'accueil ; mais où apparaissent aussi les signes d'identité qui caractérisent cette société, comme les éléments de son folklore et de sa culture populaire. Parmi ceux-ci, nous pouvons citer, entre autres, la mort en tant que célébration, le mysticisme, le mélodrame et le réalisme magique. C'est peut-être dans ces éléments que Buñuel a trouvé les plus grands points de contact avec ses préoccupations surréalistes qui, sans aucun doute, sont présentes, d'une façon ou d'une autre, dans la plupart des histoires qu'il porte sur grand écran au cours de ces années.

Parmi les autres aspects de l'étape mexicaine de Buñuel, il faut signaler qu'au cours de celle-ci, il provoque la rupture de l'ordre établi à travers le cinéma, un genre de cinéma qui était principalement régi par une morale et des valeurs très conventionnelles et, jusqu'à un certain point, par des codes rigides imposés par les intérêts de l'industrie.

 

Au cours d'une conférence intitulée "Le cinéma, instrument de poésie", donnée par Buñuel lui-même en 1953 à l'Université de Mexico, celui-ci avait fait savoir que ses intentions étaient alors de "briser l'optimisme bourgeois et faire que le spectateur, le lecteur, doute de la pérennité de l'ordre existant". Et c'est ce qu'il fera dans le cinéma mexicain : il dénudera la société de l'époque à l'aide des instruments fournis par le cinéma en soi afin de pénétrer dans la société et de réaliser une analyse critique de la réalité ; et toujours grâce à ces mêmes instruments, il perturbera également ces valeurs, ces stéréotypes et ces conventionnalismes que le cinéma commercial de l'époque reproduisait et perpétuait, en images, sur grand écran.

Pour ce faire, il n'a pas hésité à altérer des histoires et des récits traditionnels, extraits des thèmes les plus conventionnels et des genres les plus populaires, tels que le cinéma d'Arrabal [[11]], le drame urbain ou le mélodrame. Il ne les a pas reniés, il s'en est servis et a accepté, à sa manière, le mélodrame et la comédie, car ces genres étaient très bien ancrés et acceptés dans l'imaginaire populaire. Il les a cependant recodifiés, mis en morceaux, puis il a bouleversé leurs stylèmes les plus classiques et introduit un nouveau regard sur la réalité.

Il a incorporé, au mélodrame de l'époque, l'onirisme, l'irrationnel, l'humour noir, l'hyperbole, les personnages grotesques, l'obsession érotique présente dans le contenu de ses histoires, le fétichisme, sa fascination pour le mysticisme et, en même temps, sa position anticléricale, le symbolisme, les analogies et la figuration. À l'aide de tous ces ingrédients, il a ainsi construit tout un univers d'images chargées de connotations uniques et incomparables.

Grâce à cela, il n'a pas seulement donné un second souffle à une cinématographie qui avait commencé à ressentir une profonde crise au niveau de ses conceptions artistiques et esthétiques, mais il a également anticipé ce que feraient, dans le futur, d'autres auteurs qui, à travers les avant-gardes d'après-guerre, renouvelleraient le cinéma et ses structures narratives en recodifiant ses genres.

D'après Carlos Fuentes, Luis Buñuel, grâce à ses films Los Olvidados, Tourments et La Vie criminelle d'Archibald de La Cruz, a été le premier à pénétrer dans les recoins internes de la société mexicaine et à perturber, avec pathétisme et humour, la morale et l'esthétique de l'ordre social établi.

Chez Buñuel, le mélodrame apparait sous deux formes : en tant que tragédie du peuple, avec un caractère social, comme c'est le cas de Los Olvidados, et en tant que drame et conflit moral de l'individu, comme dans Tourments et La Vie criminelle d'Archibald de La Cruz, par exemple.

Dans tous ses films, et plus particulièrement dans ses œuvres mexicaines, Buñuel a recours au documentaire et à la chronique afin de représenter la réalité, ce qui lui permet d'intégrer, dans son discours filmique, la subjectivité de son regard et l'objectivité que lui apporte la propre réalité qu'il dépeint et représente. Pour cette raison, nous y retrouverons non seulement les traces du surréaliste transgresseur et irrévérencieux, mais aussi une réflexion critique sur le contexte dans lequel il réalise son cinéma et qu'il prend comme référence pour ses histoires. Dans son œuvre, il y a donc une représentation de la violence, de la misère, de la marginalisation, ainsi qu'une critique envers la double morale et les fausses valeurs bourgeoises ; en résumé, un reflet du quotidien qui n'apparait pas dans les médias de l'époque car tout ceci n'était pas considéré politiquement correct, acceptable du point de vue moral, ou suffisamment "beau", pour être offert au public en tant que moyen de s'évader de leur propre réalité.

De nombreux auteurs sont d'accord pour dire que Buñuel, à cause des conditions et des limitations imposées par la structure institutionnelle responsable de la cinématographie à l'époque, n'a pas pu continuer à réaliser un cinéma à caractère social si ouvert, comme il est montré dans Los Olvidados. Ces auteurs soulignent également que c'est pour cette raison qu'il a dû, dans un certain sens, déguiser sa lecture critique, ce qu'il fera également par la suite dans ses films réalisés en Espagne dans les années 60, afin de tromper la censure franquiste. Ceci, loin d'ôter de la valeur à ce cinéma présentant un caractère de dénonciation sociale, lui a apporté une construction d'images chargées de symboles et de connotations qui lui ont donné la richesse de la polysémie et de l'intertextualité.

Los Olvidados : "l'autre" Mexique vu à travers le regard de Luis Buñuel

Dans le film Los Olvidados (1950), Luis Buñuel a recours à ses qualités les plus personnelles en tant qu'auteur et pose son regard perspicace sur une réalité qui combine l'onirisme avec le plus authentique et le plus profond de la ville de Mexico afin de montrer sa marginalité et sa misère, morale et matérielle, comme jamais personne ne l'avait fait dans cette cinématographie. Un regard qui n'a pas plu à de nombreux secteurs de la critique du pays, ni à ses syndicats. Ils rejetaient cette autre image que le réalisateur offrait d'un Mexique qui luttait alors pour se montrer au monde comme un pays moderne et civilisé à travers ses films, en se basant sur un discours officiel triomphaliste.

Ce long-métrage, malgré le rejet qu'il a provoqué chez une grande partie de la critique et du public mexicain de l'époque, lui a valu le Prix de la Mise en Scène et le Prix de la Critique Internationale lors du Festival de Cannes de 1951, ramenant ainsi Buñuel sur le devant de la scène internationale et le plaçant parmi les cinéastes les plus remarquables de son temps. Le grand Buñuel, celui qui avait réalisé Un chien andalou et L'âge d'or, était de retour et il était maintenant devenu mexicain.

Les sources d'inspiration pour réaliser Los Olvidados ont été trouvées dans la réalité mexicaine elle-même, dans les quartiers marginaux de la banlieue de Mexico que Buñuel avait parcourus plusieurs mois avant le tournage, accompagné, à de nombreuses reprises, par le scénariste Luis Alcoriza et le metteur en scène Edward Fitzgerald. La référence la plus proche ayant servi à situer le cadre de l'histoire était le quartier de Nonoalco, connu pour sa pauvreté et sa criminalité, une zone qui a également accueilli le tournage d'autres films dans les années 50 [[12]].

Luis Buñuel a également eu recours aux sources écrites. Il a ainsi effectué des recherches dans les archives du Tribunal pour enfants et dans les "chroniques rouges" [[13]] publiées dans la presse écrite, et s'est documenté sur les affaires judiciaires dans lesquelles étaient impliqués des mineurs et des jeunes délinquants. Il y a pris quelques idées afin de construire ses personnages et les évènements du film ; on raconte, par exemple, qu'il en a tiré le passage de la scène finale où le cadavre de Pedro est jeté dans une décharge. Une scène à la fois très symbolique et terrifiante.

Le producteur Oscar Dancigers avait offert à Luis Buñuel la possibilité de réaliser un film plus personnel, différent de ce qu'il s'était fait jusqu'à présent au Mexique et qui traiterait essentiellement de la marginalisation, de la pauvreté, et plus particulièrement des enfants de la rue, mais il ne fait aucun doute que Buñuel a été bien au-delà du projet original. Il a ajouté au mélodrame initial d'autres éléments qui prétendaient montrer au spectateur qu'il ne vivait pas dans le meilleur des mondes possibles. Selon André Bazin, Luis Buñuel a choisi ce qu'il y avait de plus atroce afin de représenter la misère, car pour lui, le vrai problème, qui se pose en tant que concept dans le film, n'est pas de savoir que le bonheur existe, mais plutôt de savoir jusqu'à quel point la condition humaine peut s'enfoncer dans le malheur.

Avec Los Olvidados, Luis Buñuel s'éloigne des références préfigurées par le cinéma mexicain de l'époque sur la pauvreté et les personnages "populaires", qui avaient déjà créé tout un répertoire de stéréotypes et d'archétypes ayant connu un grand succès commercial sur le continent.

Les "pauvres" avaient leur propre icône en la figure du "pelao" mexicain (le "pouilleux"), représenté par l'acteur Mario Moreno et son personnage de Cantinflas, héritier des chapiteaux et du théâtre populaire mexicain, mais dépourvu de la crudité et de la violence engendrées par la misère des quartiers marginaux.

Dans les années 40, au cours de l'âge d'or, de nombreux films avaient pour héros des personnages pauvres qui représentaient des valeurs sacrées comme l'honnêteté, l'amour et la pureté. Ceux-ci atteignaient le bonheur tant convoité en récompense de leur sacrifice et dévouement, surtout à l'amour qui est perçu comme le bien, face au mal, incarné par la richesse. Beaucoup de ces personnages sont issus des milieux ruraux, suivant ainsi la thématique établie par les rancheras (comédies paysannes) qui trouvent, dans la ville, l'endroit idéal où se réaliser et concrétiser leurs aspirations les plus sublimes. La ville apparait comme un lieu cordial, aimable, qui accueille et reçoit les nouveaux arrivants en leur offrant une vie humble, mais néanmoins digne et pleine d'espoir pour le futur [[14]].

Luis Buñuel propose un autre regard, qui s'éloigne de ce genre de discours moraliste et édifiant, afin de construire un récit cruel, dérangeant, pessimiste, et qui met en doute la capacité des structures politiques et sociales existantes pour résoudre les maux et les problèmes touchant la société.

Dans ce cinéma, il n'y a pas d'efforts qui vaillent pour sortir de la misère, les personnages sont marqués par un destin tragique qui empêche leur réalisation individuelle et sociale. Les pauvres de Buñuel apparaissent dépouillés de bonté et beaucoup d'entre eux sont l'incarnation des vices, de la cruauté et de la perversité. Il n'y a pas seulement dans Los Olvidados que Buñuel nous livre sa vision particulière de la pauvreté ; souvenez-vous de la manière dont Viridiana est frappée par les mendiants qu'elle-même avait recueillis afin de leur offrir ce qu'elle considérait comme de la charité chrétienne.

Pour Luis Buñuel, la pauvreté est un mal dépourvu de sentimentalisme, elle n'est pas vue comme une "valeur chrétienne" mais comme quelque chose qui dégrade et corrompt la nature humaine.

 

Pour cette raison, cette même pauvreté détruit les institutions considérées comme des piliers fondamentaux de l'ordre social traditionnel, tels que la famille. Dans Los Olvidados, Buñuel nous présente des familles déstructurées, dystrophiques, qui sont incapables d'accepter leurs enfants ou qui les abandonnent à leur sort.

La famille et, en particulier, la maternité, en tant que stéréotype du cinéma mexicain, sont désacralisées par Luis Buñuel. La figure paternelle, en tant qu'autorité et modèle, est absente dans la plupart des histoires personnelles des protagonistes. La mère, qui jusqu'alors avait été représentée comme l'héroïne soumise et sacrifiée par les siens –une conception très mariale– est remplacée par une autre figure qui renie son fils et qui ose de surcroît participer à un jeu de séduction érotique avec un adolescent, devenant ainsi l'objet du désir.

Les enfants sont l'antithèse de leur représentation conventionnelle dans le cinéma de l'époque car ils apparaissent ici comme des personnages vindicatifs, violents, meurtriers, mais également comme les victimes tragiques d'un système qui les rejette et les confine dans un cercle fermé duquel ils ne peuvent s'échapper, si ce n'est par la mort.

Ces enfants, comme il ne pouvait en être autrement, emploient, dans leurs relations interpersonnelles, un langage agressif et un lexique particulier, incluant le jargon des marginaux. Ce langage leur permet à la fois de s'identifier avec le groupe, en leur assurant un sentiment d'appartenance à celui-ci ; et de marquer une distance entre les plus forts et les plus faibles, montrant ainsi qui a le contrôle dans le groupe et qui doit se soumettre [[15]].

Les lieux de l'action apparaissent comme des endroits fermés et asphyxiants, avec des rues misérables et poussiéreuses, des édifices détruits ou en cours de construction, qui deviennent alors une métaphore de la réalité représentée. L'excellente photographie de Gabriel Figueroa contribue sans doute à obtenir l'atmosphère créée par Buñuel dans le film. Celle-ci combine une vision hyperréaliste des lieux avec la présence d'une ambiance inquiétante, où ont lieu des scènes mémorables, aux images très oniriques, comme celle de la mère de Pedro lévitant avec un morceau de viande sanguinolente entre les mains ou la mort d'El Jaibo. Luis Buñuel conçoit ainsi toute une poétique surréaliste afin de représenter les peurs, les frustrations et les carences de ses personnages.

Los Olvidados était un film en avance sur son temps. Aujourd'hui, il est considéré, aux côtés des films produits par le Cinéma Novo brésilien, le cinéma cubain des années 60 et l'Escuela Documental de Santa Fe, en Argentine, comme l'un des précurseurs les plus importants du mouvement culturel cinématographique qui naîtra dans les années 60-70, connu sous le nom de Nouveau Cinéma Latino-américain.

De nombreux cinéastes latino-américains, parmi lesquels se trouvent quelques noms incontournables de notre culture la plus récente, comme le brésilien Glauber Rocha et son "esthétique de la faim", le mexicain Arturo Ripstein et son "cinéma du grotesque" ou le colombien Víctor Gaviria, cultivateur du réalisme sale dans le cinéma, se considèrent influencés par l'esthétique et la façon de regarder la réalité qui caractérisent Los Olvidados.

 

Suite au film Los Olvidados, le Mexique n'a plus jamais été le même. L'Amérique Latine avait alors commencé à pratiquer dans le cinéma quelque chose qu'elle faisait déjà depuis un certain temps dans la littérature : regarder à l'intérieur d'elle-même.

Bibliographie consultée :

FUENTES, Víctor. La mirada de Buñuel. Cine, literatura y vida. Madrid, Espagne : Tabla Rasa, Libros y ediciones, 2005. 384 p. ISBN 978-84-96320-13-0.

GARCÍA RIERA, Emilio. El cine mexicano. Mexique : Ediciones Era, 1963.

MILLÁN AGUDO, Francisco Javier. Las huellas de Buñuel. Influencias en el cine latinoamericano. Teruel, Espagne : Instituto de Estudios Turolenses, 2004. Collection Luis Buñuel : Estudios y Documentos. 528 p. ISBN 978-84-96053-07-6.

Documents internet :

RODRÍGUEZ, Juan. "La aportación del exilio republicano español al cine mexicano". GEXEL – Universitat Autònoma de Barcelona. REDER. Red de Estudios y Difusión del Exilio Republicano. Espagne, 2002. Proyecto Clío [en ligne]. Disponible sur : http://clio.rediris.es/exilio/cinejuan.htm (Dernière consultation : 25 mai 2011).

DE LA VEGA ALFARO, Eduardo. "Buñuel y el cine español en el exilio mexicano", Mexico, 2001. Tallereando la cultura [en ligne] Disponible sur : http://tallereando.com/butaca13.html. (Dernière consultation : 25 mai 2011). Déplacé vers http://www.buenostipos.com.mx/TALLER/butaca13.html. (Dernière consultation : 30 août 2011).




[[1]] L'industrie a non seulement grandi en capacité productive, mais également en quantité de personnel artistique et technique. Emilio García Riera explique que, entre 1938 et 1944, près de 69 réalisateurs ont débuté dans le cinéma mexicain, la plupart d'entre eux ayant une formation empirique et autodidacte. Néanmoins, on a découvert parmi ceux-ci, sans aucun doute, quelques talents créatifs qui ont apporté, grâce à leur travail, des œuvres de valeur et des films qui aujourd'hui sont devenus des classiques de cette importante période de l'Histoire de la cinématographie mexicaine. Ils ont été l'exception, et non la règle, car le cinéma de cette étape se caractérisait davantage par la quantité que par la qualité de la production.

[[2]] Le muralisme mexicain est né à la fin des années 20 et ses principaux représentants ont été Diego Rivera, Clemente Orozco et David Alfaro Siqueiros. Grâce à leur peinture, ils ont créé une esthétique mexicaine et latino-américaine très personnelle, profonde et rénovatrice, sans avoir été influencés par les courants européens. L'État mexicain a contribué à son développement ; le Ministre de l'Éducation de l'époque, José Vasconcelos, avait mis à la disposition des artistes les murs des édifices publics les plus importants de la ville de Mexico. Ceci avait deux objectifs : promouvoir l'éducation populaire et faciliter l'accès des masses à la passionnante Histoire révolutionnaire et préhispanique du Mexique, qui était glorifiée et magnifiée au travers de cet art monumental d'avant-garde.

[[3]] Siqueiros définit le muralisme mexicain comme "le premier courant artistique latino-américain non-colonial, non dépendant, qui n'est pas un reflet mécanique et professionnel de l'art français en vogue…".

[[4]] Lázaro Cárdenas a été le premier président qui s'est maintenu au pouvoir pendant six années consécutives (1934-1940). C'était un homme aux idées avancées et progressistes et il a été l'inspirateur d'un fort courant nationaliste.

[[5]] GARCÍA RIERA, Emilio. El cine mexicano. Mexique : Ediciones Era, 1963. p. 208.

[[6]] Parmi les réalisateurs qui viennent s'ajouter à ce mouvement, il y a, par exemple, Emilio Gómez Muriel, qui, en 1934, collabore avec Fred Zinnemann à la réalisation du film Redes, dans lequel ils ont recours à des espaces naturels et à des acteurs natifs de la région. C'est dans ce long-métrage que l'on découvre pour la première fois les éléments considérés comme des idéaux nécessaires à un bon cinéma national au Mexique. D'une part, il y a un contenu social, qui revendique ce qui est populaire, sur les bases d'un certain culte plastique à l'indigène, au primitif, et d'autre part, il y a une position presque hiératique de la réalité où la domination de la nature sur l'homme est reconnue. L'influence d'Eisenstein est manifeste dans le montage et dans le langage cinématographique employé. Parmi les autres cinéastes importants de cette période, on retrouve également Fernando de Fuentes, qui possède dans sa filmographie quelques-unes des œuvres les plus remarquables de l'époque et de l'Histoire du cinéma mexicain, ainsi qu'Emilio Fernández, dont le nom est associé à celui du photographe Gabriel Figueroa, grâce auquel il a remporté plusieurs prix internationaux. Les deux hommes peuvent être qualifiés d'auteurs dans une industrie fondamentalement caractérisée par la reconnaissance populaire de ses stars, pour lesquelles les histoires étaient écrites.

[[7]] Ce terme a été entériné par le philosophe espagnol José Gaos et désigne les intellectuels espagnols qui sont arrivés au Mexique suite à la défaite de la République espagnole, en 1939. Pour ce groupe, le Mexique est devenu une extension de leur patrie d'origine. Selon les mots de Gaos lui-même, il s'agit du déplacement d'une "patrie à une autre", par conséquent, le terme s'éloigne du concept d'exilé. Au Mexique, ce groupe a trouvé une continuité linguistique et culturelle qui a permis à ses membres d'adapter et de faire survivre leur caractère espagnol dans le contexte mexicain, ce qui va se refléter dans la production intellectuelle et artistique qu'ils réalisent au cours de cette période.

[[8]] NDT : Le cinéma de rumberas, parfois appelé cinéma d'arrabal (de faubourg) ou de cabaret, était un sous-genre du cinéma mexicain de l'âge d'or dont les histoires se déroulaient principalement dans le milieu des cabarets et des bas-fonds de la société.  Les rumberas étaient les actrices principales et les danseuses de ces films.

[[9]] RODRÍGUEZ, Juan. "La aportación del exilio republicano español al cine mexicano". GEXEL – Universitat Autònoma de Barcelona. REDER. Red de Estudios y Difusión del Exilio Republicano. Espagne, 2002. Proyecto Clío [en ligne]. Disponible sur : http://clio.rediris.es/exilio/cinejuan.htm (Dernière consultation : 25 mai 2011).

[[10]] Le film qui marque le début de la carrière de Luis Buñuel dans le cinéma mexicain est Gran Casino, tourné en 1946 dans les studios Cinematográfica Latinoamericana S.A (CLASA), avec le financement de l'entreprise Anáhuac, dirigée par Oscar Dancingers. Pour réaliser ce film, Buñuel a dû remplir les conditions imposées par la section des Réalisateurs du Syndicat des Travailleurs de la Production Cinématographique (STPC), qui avait mis en place une politique de "portes closes" interdisant l'entrée de nouveaux réalisateurs dans l'industrie. Buñuel a été l'un des rares admis, grâce au prestige acquis lors de son étape française, à la reconnaissance de la part des intellectuels de l'époque et à une clause permettant l'admission des étrangers qui, grâce à leur talent et leurs connaissances, pourraient apporter quelque chose à l'industrie mexicaine, alors en crise. D'un côté, ceci a été positif, mais, d'un autre côté, cela l'a également contraint à devoir accepter les règles d'un cinéma commercial plein de stéréotypes et dont l'objectif principal était de maintenir le niveau d'acceptation du public en ayant recours aux visages les plus populaires du moment, comme cela a été le cas pour Gran Casino.

[[11]] NDT. Voir 8.

[[12]] Dans les années 50, ce quartier a également accueilli le tournage des films suivants : El Vagabundo, de Rogelio A. González et Gilberto Martínez Solares ; A la sombra del puente, de Roberto Gavaldón ; et Quartier interdit, d'Emilio Fernández, qui a eu recours, en tant que personnage, à un enfant souffrant les horreurs de la misère et l'injustice sociale.

[[13]] NDT : Au Mexique, les "chronique rouges" (la crónica roja) publiées dans la presse écrite relatent les faits divers les plus sanglants, d'où la couleur rouge. En général, ce sont des récits de crimes violents, caractérisés par une grande dose de sensationnalisme et des photographies morbides.

[[14]] Parmi les icônes de ce genre, il y a le film Nosotros los pobres, réalisé par Ismael Rodríguez en 1947, avec Pedro Infante dans le rôle de Pedro "El Toro", tout un mythe dans l'imaginaire populaire. Ce film constitue l'un des plus grands succès du cinéma mexicain.

[[15]] Pedro de Urdimales a participé à l'écriture des dialogues à la demande de Buñuel, qui l'avait chargé de les adapter au "style du peuple d'en bas". Urdimales avait été le scénariste de Nosotros los pobres et d'Ustedes, los ricos, deux succès commerciaux du cinéma mexicain de l'époque. C'est peut-être pour cette raison, afin de ne pas porter atteinte à sa réputation, qu'il a souhaité ne pas être crédité au générique du film Los Olvidados. Il considérait, en effet, que ce film allait créer une grande polémique, ce qui est réellement arrivé, car il s'éloignait du modèle narratif prédominant du cinéma mexicain.

Filmer l’exil cubain dans El Súper

A Cuba, où des millions de familles vivent séparées depuis parfois plus de 50 ans, l’exil fait partie de la vie quotidienne. Longtemps considéré comme tabou, ou bien abordé avec dogmatisme (cf. Polvo Rojo [Jesús Díaz, 1981]), ce thème a logiquement fini par s’imposer dans le cinéma cubain contemporain, ainsi que dans la littérature scientifique s’y rapportant[1], et de nombreux films des années 1990 l’ont abordé sous des angles différents : citons entre autres Fresa y chocolate [Tomás Gutiérrez Alea, 1993], Madagascar [Fernando Pérez, 1994], La ola [Enrique Alvarez, 1995], Amor vertical [Arturo Sotto, 1997], Miel para Oshún [Humberto Solás, 2001] ou encore Nada+ [Juan Carlos Cremata, 2001]. Tous ces titres ont en commun une approche idéologiquement décrispée de leur sujet et adoptent logiquement le point de vue des Cubains de l’intérieur, restés dans l’île. Ce constat est vrai pour les films les plus anciens, qui évoquent le départ des exilés (le précurseur étant Tomás Gutiérrez Alea, qui aborde la question dès 1968 dans Memorias del subdesarrollo), mais il s’applique également aux réalisations plus récentes, telles que Miel para Oshún, où c’est le moment du retour à la terre natale qui est montré. Même si dans ce dernier film, le spectateur suit un Cubain-Américain qui revient au pays des années après avoir émigré, c’est la confrontation entre la Cuba rêvée et la Cuba réelle qui est au cœur du récit. En fait, aucun film cubain produit à Cuba n’a encore adopté le point de vue de l’exilé quittant son pays et s’installant à l’étranger (typiquement : aux Etats-Unis).

Hors de Cuba, par contre, deux cinéastes exilés ont cherché à mettre en images la vie de leur communauté sur le sol américain : il s’agit de León Ichaso et Orlando Jiménez Leal, à qui l’on doit El Súper, un long métrage qui fait aujourd’hui figure de classique aux Etats-Unis. Ce film indépendant, tourné à New York en 1979 par deux réalisateurs alors jeunes et inexpérimentés, s’est immédiatement imposé comme un témoignage d’une grande force et d’une grande justesse.

1. León Ichaso et Orlando Jiménez Leal

Alors même que El Súper a obtenu une récompense lors de sa sortie en France (il a notamment reçu le prix de l’AFCAE), ce film et ses deux co-réalisateurs restent encore largement méconnus chez nous.

Le parcours de León Ichaso est à l'image de celui de la communauté des exilés cubains de la première heure[2]. Ichaso, qui a émigré lorsqu’il avait 14 ans, est issu d’une famille aisée qui a fui Cuba juste après l’arrivée de Castro pour s’installer aux USA. Avant la Révolution, sa famille évoluait déjà dans les milieux de l’audiovisuel, son père travaillant comme metteur en scène à la télévision et sa mère écrivant des soap-operas. Pour ses 17 ans, le jeune León reçoit d’ailleurs sa première caméra et commence aussitôt à tourner de petits films amateurs.

En 1979, Ichaso tourne son premier long-métrage de fiction, El Súper, en collaboration avec son beau-frère, Orlando Jiménez Leal. Le film est immédiatement remarqué et distribué non seulement aux USA mais aussi à l’étranger. Suite à ce premier succès, le jeune réalisateur se met à travailler alternativement pour la télévision et pour le cinéma. Dans les années 1980, il collabore ainsi à des séries télévisées très populaires, comme Miami Vice ou The Equalizer, tout en réalisant par ailleurs des films de fiction. Sa carrière cinématographique est elle-même double : d'un côté, il réalise de petits films indépendants, généralement consacrés à des thèmes cubains ou hispaniques : El Súper [1979], Crossover Dreams [1985], Azúcar Amarga [1996], Piñero [2001], Paraíso [2009]; parallèlement, il s'intègre à l'industrie hollywoodienne avec des productions commerciales qui font appel à des stars du moment : The Fear Inside [1992] avec Dillan Mc Dermot, Sugar Hill [1994], avec Wesley Snipes, El cantante [2006] avec Jennifer López. Néanmoins, Ichaso insiste sur le fait qu'il n'accepte jamais un projet dans lequel il ne pourrait pas s'investir personnellement. Dans Sugar Hill par exemple, bien que le cinéaste ne soit pas l’auteur du scénario, on remarque certaines similitudes avec ses films plus personnels, notamment dans sa façon d’aborder les problèmes communautaires.

Politiquement, le réalisateur est évidemment anti-castriste. Il a par exemple plusieurs fois déclaré que la population cubaine avait été soumise à un mini-holocauste, comparant la situation des opposants au régime cubain à celle des Juifs dans l'Allemagne nazie et faisant implicitement de Castro un Hitler tropical. Dans Azúcar Amarga, on trouve d’ailleurs une scène où le héros du film, autrefois communiste fervent, tente d'assassiner le líder máximo pendant qu'il fait un discours sur la place de la Révolution.

Néanmoins, lchaso n'hésite pas à parler de son admiration pour les grands films cubains de l'époque révolutionnaire, à commencer par ceux de Tomás Gutiérrez Alea. Dans ses réalisations les plus personnelles, telles que El Súper et Azúcar Amarga, il déclare avoir eu les mêmes préoccupations esthétiques que ses homologues de l'ICAIC[3], revendiquant en particulier le même héritage néoréaliste et donnant une coloration documentaire à ses fictions.

Le parcours d’Orlando Jiménez Leal est, quant à lui, assez différent de celui de León Ichaso[4]. Son intérêt précoce pour le cinéma, qui remonte aux années 1950, ne doit rien à une quelconque tradition familiale, mais c’est néanmoins grâce à ses parents qu’il a découvert cet univers auquel il allait consacrer par la suite son existence. A 7 ans, sa mère lui offre en effet un projecteur de films en 16mm ainsi que quelques courts métrages de Chaplin. Deux ans plus tard, le jeune garçon réclame une caméra, avec laquelle il se met à filmer ses amis. Peu à peu, Orlando Jiménez Leal apprend en autodidacte à dominer la totalité du processus de création cinématographique et, en 1955, alors qu’il n’est âgé que de 14 ans, il parvient à se faire embaucher comme caméraman par une des sociétés d’actualités cinématographiques de La Havane, Cineperiódico.

A la fin des années 1950, il se lie d’amitié avec de jeunes créateurs, Plácido González Gómez, Jaime Soriano et Sabá Cabrera Infante, le frère de Guillermo Cabrera Infante. Ensemble, ils réalisent des courts métrages underground, et Orlando Jiménez Leal découvre en leur compagnie le monde de l’art.

La Révolution va créer pour ces jeunes gens un contexte d’autant plus favorable qu’ils avaient souhaité la chute de l’ancien régime. Jiménez Leal en particulier était issu d’une famille et d’un milieu de gauche, et son grand-père paternel, un anarcho-syndicaliste espagnol réfugié à Cuba après la guerre civile, avait eu sur lui une influence décisive. Cependant, la froideur de ses relations avec Julio García Espinosa et Santiago Alvarez, deux hommes qu’il juge sectaires, l’écartent de l’ICAIC et, à la fin de l’année 1959, il rejoint Lunes de Revolución en qualité de photographe, avant d’assumer la direction des programmes télévisés que produit le magazine. Il est alors de plus en plus clair pour lui que deux tendances se dessinent au sein du pouvoir culturel révolutionnaire : la première, qu’il qualifie de stalinienne, est incarnée par l’ICAIC, et l’autre, plus libérale, est représentée par Lunes de Revolución.

En 1961, il met le feu aux poudres en réalisant un court métrage inspiré du free cinema anglais, P.M., une œuvre qui rentre avec fracas dans l’histoire du cinéma cubain. Co-réalisé par Saba Cabrera Infante, ce film documentaire qui montre la vie nocturne des bars du port de La Havane est interdit de diffusion par le directeur de l’ICAIC, Alfredo Guevara, qui le juge anti-révolutionnaire. L’affaire P.M. divise alors ceux qui continuent de soutenir le régime révolutionnaire, et ceux qui estiment que la Révolution s’est trahie et que Cuba est en train de redevenir une dictature[5].

Orlando Jiménez Leal décide de s’exiler quelques mois plus tard, en janvier 1962, et c’est aux Etats-Unis qu’il entame une nouvelle existence et une nouvelle carrière. En 1979, il co-réalise El Súper puis, contrairement à León Ichaso qui intègre l’industrie hollywoodienne, il se spécialise dans le documentaire politique, signant quelques-uns des titres emblématiques du cinéma cubain de l’exil : La Otra Cuba [1984], Mauvaise conduite [1984, en collaboration avec Néstor Almendros] et 8-A [1993].

Son travail en collaboration avec Ichaso aura signé la rencontre de deux exils : celui des premiers opposants à Castro, et celui des déçus de la Révolution.

2. El Súper

El Súper est en fait l’adaptation d'une pièce de théâtre à succès, écrite par le dramaturge d’origine cubaine Iván Acosta et présentée pour la première fois au public en 1977, au Centro Cultural Cubano de New York.

L'histoire se déroule justement à New York, dans El barrio, le quartier latino situé au nord-est de Manhattan. Il s'agit d'une chronique de la vie d'une famille d'exilés cubains composée de trois membres : le père (Roberto), la mère (Aurelia) et leur fille de 18 ans (Aurelita). Roberto est le gardien (superintendant en anglais, d’où le titre de la pièce et du film) d’un immeuble essentiellement peuplé de Latinos, et c’est là qu’il vit dans une loge minuscule. Il passe ses journées à s'occuper de l'entretien de l'immeuble et ne bénéficie que de rares instants de repos, qu'il passe en compagnie de sa femme ou de ses amis, jouant avec eux aux dominos.

Autour de la famille gravitent de nombreux personnages, principalement des Cubains. Citons en premier lieu Pancho, l'ami de Roberto, exilé comme lui et furieusement anti-castriste, qui vit dans la nostalgie de la période prérévolutionnaire et ressasse sa participation à la tentative d'invasion de la Baie des Cochons. Pancho est marié à Ofelia. Il y également Cuco, un autre ami de Roberto auquel ce dernier fait appel dès qu’il a besoin de communiquer avec un Anglo-Saxon. Les autres personnages cubains du film sont les locataires de l'immeuble, comme cette femme d'origine chinoise qui élève seule ses deux enfants et que l’on aperçoit à plusieurs reprises.

Quand ils ne sont pas spécifiquement cubains, les personnages sont hispaniques : c’est le cas de Bobby, un ami portoricain de Roberto, ainsi que d’un prédicateur qui, un jour, fait irruption dans l'appartement. Le seul Anglo-Saxon du récit est l’inspecteur de la mairie, qui passe de temps à autre pour vérifier le travail de Roberto. Il incarne bien entendu la norme sociale, celle des WASP.

2.1. Une esthétique réaliste

Le film est une chronique touchante de la vie quotidienne d'une famille d'exilés cubains à New York, à la fin des années 1970. Le récit, qui propose une succession de petites scènes qui nous font découvrir la vie professionnelle, sociale et familiale d'Alberto, sa famille et ses amis, est anti-spectaculaire : on voit fréquemment Alberto accomplir des gestes d’une grande banalité, comme sortir les poubelles, faire de menus travaux chez les locataires de l'immeuble, regarder la télévision, jouer aux dominos avec ses amis, manger, dormir. Les choix de mise en scène s’inscrivent par ailleurs dans une démarche quasi documentaire : le film se déroule dans des décors naturels, aucun soin esthétique particulier n’est apporté à la photo, les acteurs reproduisent, tous, un parler authentique, jouent d’une manière qui se veut spontanée. Il n’y a pas non plus de montage elliptique, les silences et les temps morts étant au contraire respectés. Quant au découpage, il reste discret et très utilitaire, cherchant visiblement à provoquer un fort effet de réel.

De toute évidence, les auteurs ont voulu faire de leur récit un portrait sociologique, comme en témoigne l’accumulation de détails signifiants.

Tout d’abord, le cadre de l'action n’a pas été choisi au hasard : il s’agit d’un quartier bien précis de New York, El barrio, quartier à dominante hispanique (les inscriptions sur les murs et les enseignes des commerces sont souvent en espagnol) mais où se croisent de multiples communautés. Roberto évoque ainsi à un moment, pour s'en plaindre, la grande variété de langues parlées dans le quartier, en mentionnant en particulier le russe et chinois.

On observe ensuite que les amitiés de Roberto sont essentiellement cubaines, dans le meilleur des cas caribéennes : il ne cherche jamais à établir de contact avec les Anglos, ni même avec les autres hispaniques (Mexicains, Péruviens, etc.) pourtant très nombreux autour de lui. Le film nous montre à ce sujet comment les exilés cubains partagent les mêmes références culturelles (lors de la scène de la fête d'anniversaire, à la fin du film, ils dansent sur des airs des années 1950 interprétés par Benny Moré et Celia Cruz) et les mêmes loisirs (les hommes jouent aux dominos). Par ailleurs, plusieurs détails soulignent qu’ils ont également conservé leur culture gastronomique (Aurélia ne prépare que des plats traditionnels et tous se plaignent de la fadeur du café américain). Enfin, on note un grand respect des rites religieux, pratiqués exactement comme à Cuba : un autel dédié à Santa Bárbara trône ainsi dans un coin de l’appartement et Aurelia insiste devant sa fille sur l'importance de respecter l'éducation religieuse catholique qu'elle a reçue.

Autre détail significatif : les hommes et les femmes adoptent des comportements sociaux nettement différenciés, qui trahissent leurs origines latines et caribéennes. Roberto sort seul avec ses amis tandis que sa femme reste à la maison, et quand le couple organise une soirée ou un dîner, les hommes finissent toujours par discuter ensemble de politique (c'est-à-dire de Cuba ou de Fidel Castro) tandis que les femmes, généralement regroupées dans la cuisine, préfèrent parler de leurs enfants et de la famille. Par ailleurs, Roberto est un adepte du piropo, cet art très cubain du compliment galant, que les hommes lancent au passage des jolies femmes. Bien qu’installés aux USA depuis des décennies, les exilés cubains se comportent exactement comme s’ils étaient au pays.

Ce n’est pas le cas, cependant, de leurs enfants : ces derniers parlent anglais tandis que leurs parents parlent exclusivement espagnol et leurs modèles culturels sont américains. Aurelita a ainsi affiché un poster de Sylvester Stallone dans sa chambre et préfère écouter de la musique pop tandis que sa mère voue un culte à Julio Iglesias. La jeune fille sort par ailleurs avec un Américain qui n’a rien de cubain, et l’on comprend au détour d’une phrase que celui-ci est un mulâtre, ce qui rend sa mère furieuse. Dans l’ensemble, les parents ignorent tout de la culture populaire américaine dominante : Pancho, par exemple, n’a pas vu La guerre des étoiles [Georges Lucas, 1977] et, surtout, n'en a jamais entendu parler ! C'est Bobby, le portoricain, l'hispanique a priori le plus américanisé, qui évoque le film devant lui.

Le récit souligne d'ailleurs à de nombreuses reprises les différences entre les Cubains et les Portoricains : leur histoire n'est pas la même (les Portoricains et les Cubains n'ont pas émigré pour les mêmes raisons) et chacun s'intéresse uniquement à son propre pays. En revanche, malgré leurs différences, les Cubains de l’intérieur et les Cubains de l'exil semblent ne faire qu'un, dès que la fierté nationale est en jeu, et lorsque Pancho parle

de la présence de troupes cubaines en Angola et au Mozambique, il n’hésite pas à dire « nous ».

 

De manière générale, aucun contact n’est observé entre la communauté cubaine de la première génération et les Anglo-Saxons. Les exilés vivent en vase clos, dans la nostalgie et l'obsession de Cuba. La mémoire peut même devenir envahissante, comme c'est le cas pour Pancho, qui revient de manière monomaniaque sur sa participation à la tentative d'invasion de la Baie des Cochons. Seuls le téléphone et le courrier permettent de conserver un contact fragile avec la famille et les amis restés sur l'île.

2.2. Un point de vue subjectif

En dépit de tous ces éléments quasi documentaires, le film n'est cependant pas un reportage ou une enquête recherchant la distance et la neutralité. Il multiplie au contraire les points de vue subjectifs, qui donnent au récit toute sa force émotionnelle. C'est un film « sur » mais c'est aussi et surtout un film « avec ». Avec les exilés, avec la famille de Roberto et avec Roberto.

2.2.1. Le point de vue de la communauté

La vision de New York que développe le récit est en effet celle d'un Cubain, et la ville est représentée d’une façon originale par rapport aux films hollywoodiens habituels qui adoptent presque toujours un point de vue blanc, anglo-saxon, majoritaire.

La mise en scène insiste d'abord sur le froid et la neige, qui sont perçus très négativement par des Cubains habitués à la chaleur des Tropiques. Dans la première séquence, le spectateur découvre par exemple la colère des habitants de l'immeuble qui se plaignent que le chauffage ne soit pas mis en marche et, à plusieurs reprises, la voisine chinoise, dont la fenêtre est cassée, demande à Roberto de venir la réparer. Les vues de rues enneigées reviennent ensuite régulièrement, montrant des gens emmitouflés dans des anoraks, portant chapeaux et chapkas. Tout au long du film, New York est filmée comme une ville triste et grise, aux couleurs éteintes.

En outre, les points de repères habituels sont absents : pas de vue de la Statue de la Liberté, du World Trade Center ou d'autres buildings célèbres. Pas de vue non plus de Central Park, de la mer, de l'Hudson, des ponts. La ville est un espace fermé et anonyme. On ne sait jamais où sont filmés les extérieurs : le spectateur a juste conscience d'un dedans et d'un dehors. Dans les plans en extérieur, le ciel n'apparaît presque jamais, ce qui crée une sensation claustrophobique. Quelques plans tournés dans le métro, dans les sous-sols de l'immeuble et le tunnel qui relie plusieurs immeubles entre eux suggèrent pour leur part un espace labyrinthique.

 

El barrio semble n’être qu’une enclave autonome à l’intérieur de New York. La ville n'est pas vue comme un tout mais plutôt comme un assemblage hétéroclite de quartiers communautarisés dont le film ne nous laisse appréhender que la facette cubaine. Roberto n’en sort qu'une fois, lorsque, après avoir appris la mort de sa mère, il rejoint son ami Pancho dans la partie sud de Manhattan ; un plan fugace montrant des gratte-ciels permet alors de nous repérer.

Les Cubains n'ont en fait presque aucun contact avec les Anglo-Saxons. Comme nous l’avons souligné, le seul Anglo du film est un inspecteur de la mairie, qui vient faire remplir un questionnaire à Roberto. Son attitude n'est pas agressive, elle est juste vaguement inquiétante. On perçoit de manière diffuse un possible rôle répressif : il est là pour contrôler. Notons au passage que toute la séquence avec l'inspecteur est filmée selon un point de vue exclusivement cubain : dans le champ contre-champ qui accompagne le dialogue de Cuco et de Roberto, l'inspecteur est exclu. C'est le seul personnage dont le spectateur ne partage jamais le point de vue.

De manière générale, la présence anglo-saxonne, lointaine et floue, ne se manifeste qu’à travers les médias : télévision (en anglais), cinéma (Star Wars) et radio, qui diffuse des chansons aux paroles parfois ironiques. C'est ainsi que retentit Staying Alive dans un plan où Roberto, déprimé par la mort de sa mère, marche seul dans la rue. Comme le souligne le titre de la chanson, ce personnage cherche bien à « rester vivant », mais l'euphorie disco n'est pas pour lui.

2.2.2. Le point de vue de la famille

Comme on le comprend lors de la séquence avec le prédicateur, la communauté des exilés vit repliée sur elle-même, dans une certaine paranoïa qui lui fait redouter les infiltrations d'agents castristes. Alors même que l'homme transmet un message de paix, Pancho, pour qui cette simple présence est vécue comme une agression, l’accuse abruptement d’être un communiste. Lorsque le prédicateur entre dans l’appartement, la caméra recule devant lui sans jamais adopter son point de vue. L’intrus finit par être expulsé hors de l’appartement et la caméra suit alors Roberto jusqu'à la porte, en restant derrière lui, dans le couloir. Cette première apparition de l'Autre dans le film fait ainsi de l’appartement un espace à protéger des attaques extérieures.

L'appartement est également un espace clos, étouffant. Les plans rapprochés sont très nombreux, la caméra semble à l'étroit et, à plusieurs reprises, les personnages s’approchent de l’objectif au point de devenir flous. Les axes retenus par le réalisateur sont très répétitifs : vue sur la cuisine, vue sur le couloir et vue sur le salon semblent tourner en boucle. Quant au cadre, il enferme les personnages, en particulier lors des scènes de dialogue, et les installe aux limites de l’écran, une partie du corps généralement placée hors-champ.

Notons pour finir que, dans la famille de Roberto, le point de vue majoritaire est celui des parents, et non celui de l’enfant. Le traitement filmique réservé à Aurelita est en effet clairement différencié. C’est ainsi que, dans l’une des premières scènes du film, qui se déroule dans la cuisine, on constate que la caméra est braquée sur les parents qui discutent entre eux, immobiles, tandis qu’à l’arrière-plan, la jeune fille va et vient librement. Ils délimitent le cadre, elle le traverse en permanence, avec désinvolture.

2.2.3. Le point de vue de Roberto

A l'intérieur de la famille, le personnage le mieux défini et celui dont le récit privilégie le point de vue est sans conteste Roberto. Les images cherchent souvent à communiquer au spectateur son état psychologique, fait de nostalgie et d'abattement. A plusieurs reprises, Roberto est ainsi filmé en forte plongée, assis au fond son fauteuil, ce choix de mise en scène ayant pour effet de l'enfoncer et le tasser davantage. Lorsqu'il craque nerveusement dans son établi et prend la décision de partir à Miami, la caméra adopte là aussi une forte plongée et suit Roberto dans ses déplacements par des panoramiques droite-gauche, comme s'il s'agissait d'un animal en cage. Le caractère répétitif de son travail est rendu par les très nombreux plans le montrant en train de sortir les poubelles. 

Quand Roberto est filmé dans la rue, son repli sur soi est accentué non seulement par la faible profondeur de champ, qui laisse dans le flou son environnement, mais également par l'éloignement de la caméra par rapport à son sujet et l’emploi de longues focales, qui rendent le personnage moins accessible. Souvent, c'est la solitude de Roberto qui est ainsi soulignée, en particulier dans les nombreuses scènes où il marche dans la rue.

Les deux procédés sont réunis dans la séquence où Roberto et Bobby discutent au comptoir d'un café. Roberto fait part à Bobby de son dégoût et de son désespoir, et se met à raconter une anecdote au sujet d’un voleur mort de froid. La caméra, installée à distance, fait le point sur Roberto, dans un plan rapproché cadré au niveau du buste. Les autres consommateurs sont flous et le serveur se maintient hors-champ, comme le reste de la salle. Le spectateur ne peut reconstituer cet espace qui ne lui a jamais été montré auparavant. Seul lui parvient un bruit de fond.

Par moments, on assiste même à la dilution, à la disparition de Roberto dans la foule : sa crainte de perdre son identité se matérialise, la ville semble littéralement l'effacer.

2.3. Une condensation métaphorique

Au-delà des aspects documentaires (informatifs) de leur travail et de leur capacité à créer un sentiment d'empathie (émotionnelle) avec les personnages, Ichaso et Jiménez Leal parviennent dans El Súper à condenser le sens de leur discours par le biais de quelques métaphores à la fois simples et efficaces. Pour commencer, il est clair que la position dans l'espace de l'appartement est une métaphore de la condition sociale de Roberto et sa famille : de la même façon qu’ils se situent en bas de l'échelle, leur lieu d’habitation est installé au pied de l’immeuble, légèrement en dessous du niveau de la rue. Depuis le soupirail qui donne sur leur cuisine, ils peuvent voir en effet les pieds des passants.

Autre élément métaphorique : les ordures que produit constamment l'immeuble et contre lesquelles se bat sans relâche Roberto. Ce combat, c'est celui qu'il livre contre la ville, et l’ordure peut être considérée ici comme la métaphore de New York.

Par ailleurs, Roberto contemple souvent, dans l’obscurité de la cave, la chaudière de l’immeuble et la dernière image du film le montre souriant face aux flammes alors qu’il sait qu'il va enfin quitter New York pour s'installer à Miami. Ce feu qui brûle dans les profondeurs de l'immeuble semble être un repère réconfortant dans sa vie d’exilé et doit être lu comme l’image même de sa cubanité.

Mais la métaphore la plus parlante du film surgit dans l'anecdote que Roberto raconte a Bobby. Il lui décrit, horrifié, le spectacle d'un jeune voleur mort de froid, bloqué par une fenêtre coulissante. C’est là l'expression métaphorisée de l'angoisse de Roberto, qui craint de mourir symboliquement à New York, c'est-à-dire d’y perdre son identité. La position concrète du voleur, coincé entre deux espaces (intérieur/extérieur), reproduit très exactement la position identitaire et culturelle de Roberto, Cubain de naissance et de cœur, mais aussi Américain d’adoption.

Conclusion

Plus de trente ans se sont écoulés depuis la sortie de El Súper, et pourtant le film n’a rien perdu de sa force ni de sa valeur. Ce témoignage précieux sur la vie difficile d’exilés cubains projetés malgré eux dans un pays où ils se sentent profondément étrangers, qui permit en son temps de donner une visibilité à une communauté alors très discrète, continue de retenir l’attention aujourd’hui pour sa capacité à mettre en scène l’exil, en évitant le piège des incantations nostalgiques et du pathos lacrymal : chaque plan, chaque scène, chaque séquence du film disent mieux que n’importe quel discours la douleur de celui qui doit vivre loin de sa terre natale, avec tout ce que ce sentiment peut avoir d’universel.




[1] Cf. García Borrero, Juan Antonio (coord.), Cine cubano: nación diáspora e identidad, Benalmádena, FICCAB / Ayuntamiento de Benalmádena / Filmoteca de Cantabria, 2006.

[2] Pour une évocation détaillée du parcours bio-filmographique de León Ichaso, cf. ruffinelli, Jorge « Un cineasta y dos culturas: León Ichaso » in Cine cubano: nación diáspora e identidad, Benalmádena, FICCAB / Ayuntamiento de Benalmádena / Filmoteca de Cantabria, 2006, p. 89-101.

[3] Instituto Cubano del Arte e Industria Cinematográficos. Institut d’Etat créé dès 1959 pour centraliser et développer le secteur cinématographique cubain.

[4] Pour une évocation détaillée du parcours bio-filmographique de Orlando Jiménez Leal, cf. Zayas, Manuel. « Entrevista a Orlando Jiménez Leal ». Disponible sur : http://www.cubaencuentro.com/revista/revista-encuentro/archivo/50-otono-2008/entrevista-a-orlando-jimenez-leal-127024 (dernière consultation : 10 septembre 2011).

[5] Sur le déroulement et la portée de l’affaire P.M., cf. ZAYAS Manuel (coord.), PM, 14 minutos que duran medio siglo, Madrid, Editorial Colibrí, 2011.

A propos de L’île de Chelo

Chelo, Consuelo a combattu dans les guérillas du nord ouest de l’Espagne dans les années 40, avant de s’exiler en France. Aujourd’hui, elle vit dans l’île de Ré. C’est là qu’Odette Martinez Maler, elle-même fille de guérillero, la retrouve. Devant la caméra d’Ismaël Cobo, elle nous parle des souffrances de sa famille, de l’exécution de ses parents, de sa vie de combattante et son histoire d’amour avec Arcadio, un guérillero dont elle va partager la vie pendant cinq années.

Nous la suivons dans les années 2000, lors de deux voyages qu’elle effectue dans le Bierzo, pour participer à la pose de deux stèles, l’une à la mémoire de ses parents et l'autre à celle de celui qui reste le grand amour de sa vie. C’est de ce film, qui tire sa force de la valeur historique et militante du témoignage de Chelo mais qui suscite notre émotion parce que l’histoire d’amour qui nous est relatée avec beaucoup de délicatesse par les réalisateurs sublime le personnage de Chelo.

C’est un film écrit par des enfants de l’exil qui nous parle d’une exilée. C’est pourquoi, nous avons voulu nous entretenir avec les réalisateurs, Odette Martinez Maler qui occupe une place importante dans le film lui-même et Ismaël Cobo


Laetitia Puertas était également partie prenante de la réalisation.

Entretien d’Antoine Fraile avec Odette Martinez Maler et Ismaël Cobo, les réalisateurs du film[2]

Antoine Fraile : Je voulais tout d’abord vous remercier de participer à cet échange pour parler d’un film qui m’a profondément bouleversé et auquel je trouve , à la fois, de grandes qualités esthétiques et un intérêt historique certain. Mais pour nos lecteurs, je vais pour commencer vous demander de sacrifier au rituel des présentations !

Ismaël Cobo : Je suis réalisateur depuis quelques années, de films documentaires où je pose la question de l’exil et tout particulièrement de l’exil espagnol en France. Cela rejoint, en partie, mon histoire intime parce que je suis fils de l’exil. Cela nourrit mon travail d’écriture. Je viens de terminer un autre film sur l’histoire de l’émigration espagnole à Bordeaux. C’est plus un film de commande, mais je continue à y mettre cette sensibilité qui est la mienne. J’essaie, en même temps d’avancer sur un projet sur la représentation des femmes et la guerre d’Algérie.

Odette Martinez Maler : Mon travail dans ce film entre dans un chantier entamé il y a une dizaine d’années sur la question des traces. Sur des traces recouvertes, sur des traces effacées d’une histoire qui est liée à mon histoire familiale et qui est celle de cette résistance armée de la fin de la guerre civile aux années 50. J’aborde ce chantier avec tous les outils et les moyens nécessaires pour faire en sorte que quelque chose soit entendu de l’expérience de ces résistants. J’en arrive tout naturellement à cette idée que doit exister un espace sensible, audible et visible qui recueille des témoignages pour que résonne la parole de ces résistants. Et au cours de ce travail, je rencontre Ismaël, qui est pour moi, un complice et un allié depuis plus de dix ans. Nous avons beaucoup travaillé ensemble sur le recueil de témoignages.

J’accompagne, évidemment, cette réalisation de témoignages filmés d’archives orales et puis se pose la question de la transmission de ces traces à travers des formes qui les rendent recevables au travers de mon regard. Naturellement, j’en arrive à fabriquer de petits objets filmiques, bien que je ne sois pas une professionnelle du cinéma.

J’ai fait, il y a quelques années un court métrage sur une femme des Brigades Internationales, qui s’appelle L’album de Juliette et poursuis depuis ce travail sur le rôle des femmes dans l’Histoire. De ce point de vue la rencontre avec Laetitia Puertas qui co-anime le centre audiovisuel Simone de Beauvoir a été décisive pour la réalisation du film. Ce travail avec Ismaël et Laetitia Puertas est une façon d’aller vers ce pays de la guérilla qui a toujours été en contrebande dans une géographie personnelle en empruntant justement le chemin des femmes. Car j’avais travaillé longtemps sur des témoignages de guérilleros hommes, organisés dans la lutte armée et tous ces témoignages faisaient exister hors champ cette autre résistance qui est « la résistance au foyer ». Ces petits gestes minuscules qu’elles font et qu’elles n’arrivent pas à qualifier comme des gestes de résistance. Il y a des rapports de force dans l’espace de la mémoire. Je me suis rendue compte que dans ce travail, presque d’archéologie, où l’on essaie de rendre visible des traces qu’elles avaient presque effacées, l’on recouvre en même temps d’autres traces.

Il est vrai que ma rencontre avec Chelo a été comme le coup de foudre amoureux et il y a eu chez moi une nécessité de faire en sorte que cette parole qui était une parole doublement contrariée puisse résonner. Ces femmes de la guérilla étaient un peu les invisibles. C’était donc aussi une nécessité politique et pas seulement un objet d’histoire. J’ouvrai la boîte de Pandore de la mémoire familiale.

A.F. : Si j’ai bien compris, tu connaissais Chelo sans la connaître…

O.M.M. : Chelo c’est une trace dans la mémoire familiale, dans le récit tardif de mon père, sur sa guérilla et sur ses camarades, en particulier Manuel Zapico qui est aussi l’ami de Chelo. D’ailleurs, Chelo raconte comment Manuel lui porte son sac dans le maquis. Il y avait ce lien qui était un lien de mythification ou de rêverie, pour eux aussi.

Dans les récits de mon père, il y avait Chelo et Arcadio « ils étaient comme les Roméo et Juliette de notre guérilla. ». je pense que dans cette vie de guérillero qui devait être d’une âpreté terrible et qui ne transparaît pas forcément dans leur récit, cette présence de quelqu’un, de la vie et de l’amour, au sein de la lutte, c’est quelque chose qui devait les porter eux aussi. C’est peut être une reconstitution, une modification rétrospective.

Moi, cette figure d’amants du maquis m’a beaucoup interpellé. J’avais commencé par percevoir cette rêverie là et pendant tout le travail que j’ai fait au long des années 2000, en allant chercher des paroles de femmes, je me disais toujours qu’il faudrait que j’aille un jour rencontrer Chelo, sur l’île de Ré. Mais je n’y arrivais pas, peut-être parce que quand le mythe est un peu trop vivant, on n’a pas envie de l’abîmer. Et le mythe c’est finalement quelques mots, c’est Roméo et Juliette. Les deux choses qui faisaient de Chelo un être d’exception qui accrochait la rêverie, c’était tout d’abord cela et puis c’était aussi son rapport à la violence.

Mon père disait qu’elle franchissait une frontière dans la répartition des sexes. Et il ajoutait « El Chapa disait que, dans les combats, il préférait avoir Chelo à ses côtés plutôt que quelqu’un d’autre. » C’était probablement aussi des reconstructions. Mais il y a aussi cette image de guerrière, d’amazone. Tout ça est très romanesque, très romantique aussi.

Un jour, dans le travail d’accompagnement de la création de lieux de mémoire en Espagne que je menais, il y a un rendez-vous avec elle dans un endroit qui correspond à la stèle qui a été édifiée en 2003 pour rendre hommage à son frère et à un autre combattant qui sont tombés dans une embuscade à Ocero (dans le Bierzo) et là je vois Chelo, je vois cette petite femme qui ressemble à un petit oiseau, d’une fragilité extrême, à peine accrochée au sol et en même temps avec cette force extraordinaire, qu’on entend bien lorsqu’elle parle, car c’est sa manière aussi d’être au monde.

Elle est toujours présente, ici et là et en même temps habitée par cette histoire d’amour qui l’a portée, je pense, toute sa vie. Et puis la résistance lui a appris à résister au pire. A ce moment là j’ai dit à Ismaël avec qui je travaillais : il faut y aller, nous allons recueillir la parole de Chelo. Nous allons donc là-bas, et Ismaël, qui est un homme de cinéma, me dit dans le train du retour : « cette histoire, c’est un film ».

I.C. : c’est vrai, je ne suis pas là depuis le début ; En fait, je travaille avec Odette dans cette histoire des femmes. Et il y en a une qui m’a marqué c’est Paquita Merchan. Jusqu’en 1995, je suis personnellement dans une histoire totalement mythifiée. J’en suis encore au stade de ne pas avoir déboulonné mon père de son piédestal. C’est mon père, ce héros. C’est le moment pour moi où l’on bascule, car si l’on veut continuer à se construire, on ne peut pas regarder l’histoire sous le même angle. C’est à ce moment qu’on se rencontre avec Odette et nous bavardons beaucoup sur ce thème, nous nous questionnons beaucoup. Et puis la première fois, nous ne nous rencontrons pas n’importe où, c’est dans un lieu qui est la plus grosse fédération d’émigrés espagnols en France qui est la FACEEF, qui a son propre discours, son propre regard sur l’histoire, sa propre rhétorique sur le mémoriel et nous nous posons beaucoup de questions. Sans botter en touche, nous sommes très critiques ou facilement critiques. Tout part de là. Un jour Paquita (Merchán) organise une paella dans la cafétéria de l’association et pour nous, à ce moment là, le but premier était de préparer le colloque sur les enfants de la deuxième génération de l’exil.

Pour en revenir à Chelo, Odette me propose de l’accompagner pour recueillir ce témoignage et pour moi, l’évidence du film, c’était cette rencontre entre ces deux femmes et là je parle d’Odette en tant que personnage. A l’évidence il se passe quelque chose de très fort. C’est Odette qui offre un espace de parole à Chelo. Et Chelo ne peut donner sa parole qu’à Odette puisqu’elle est dans une logique de confiance, une logique où on ne parle pas à n’importe qui.

En 2003, l’hommage qui est rendu est un hommage au frère jumeau de Chelo mais également au père d’Odette qui a été blessé dans cette même embuscade d’Ocero et du coup, naturellement Odette était dans l’histoire et donc dans le film.

A.F. : Mais pourquoi ce titre ? L’île de Ré, ça représente quoi ?

O.M.M. : C’est à la fois le lieu (au sens documentaire) de la rencontre, mais le mot « île » fait résonner beaucoup d’autres choses. Cette femme qui fait partie de notre géographie quotidienne, puisque nous, nous sommes français, est celle qui fait exister un espace temps qui est détaché de la géographie quotidienne. L’île, c’est cette île détachée du temps où elle est. Je trouve magnifique la façon dont elle a laissé vivre en elle la trace de cet amour qui l’a portée jusqu’à maintenant. C’est comme si elle avait un rapport au temps qui n’était pas arithmétique, quelque chose comme un présent suspendu, et elle nous invite à cet endroit là.

C’est aussi l’île que représente le maquis, dans cette Espagne de dictature. Il y a une enclave, une île en pleine terre qui est le pays de la guérilla. Et l’île de Chelo, ce n’est pas l’île de Ré, c’est l’île de la mémoire, l’atelier de la mémoire. Sur l’île de Ré, on y va, il y a ces jolis quais de ports, ces maisons blanches, mais en fait ce n’est pas là que nous allons.

C’est la dimension symbolique de l’île et de cet écart par rapport à la réalité et tout ce que le mot île fait résonner dans notre imaginaire. Toutes les utopies sont dans les îles !

A.F. : Et comment commencez-vous à travailler ?

O.M.M. : C’est compliqué de faire des films sur de tels projets. Il y a une dimension matérielle, d’argent, de production. Les gens de cinéma connaissent ça très bien.

Nous avons avancé un peu à tâtons, dans notre propre temps et nous avons « bricolé » le film, c’est à dire que nous avons filmé, et le film va naître ainsi de la trace, de l’archive orale. Nous avons commencé à accumuler de la matière ici, là-bas, à l’accompagner dans ses voyages. Et le film a aidé Chelo à affronter les épisodes des stèles, sans avoir la grosse machine d’une production derrière. Nous ne pouvions pas nous inscrire dans un projet classique, car nous avions la contrainte du réel. Il y avait le temps d’abord et aussi la fragilité d’une personne comme Chelo et puis il y avait un côté « caméra directe » dans ce boulot.

Il fallait saisir ce travail de mémoire, nous n’avions pas le choix. Nous avons filmé, filmé…

I.C. : Nous scénarisons très peu. Il n’y a qu’à la fin que nous avons pris une matinée pour la scène où nous la voyons faucher. Chelo sait réellement le faire, mais là nous lui avons demandé de le faire pour nous. C’est la seule scène réellement scénarisée.

Tout commence en 2004 et la souplesse va venir de que nous faisons avec le temps et le hasard de la rencontre.

O.M.M. : Mais très vite, il y a un scénario. En réalité nous n’avons pas travaillé sans filet. C’est à dire que, moi, j’écris un scénario en 2005 qui s’impose comme une évidence car finalement l’histoire de Chelo c’est celle d’Antigone !

Puis il y a eu plusieurs étapes, car dans un premier temps c’était beaucoup plus autobiographique. Nous avons finalement recentré autour de Chelo.

Il y a une tension dramatique qui est celle des voyages vers les stèles, il y a comment passe le témoignage, il y a cet enjeu d’arriver à faire émerger de façon sensible ce qui a toujours été réprimé et aussi cette zone intime et qui est aussi très politique de son amour impossible à dire. Très vite nous avons le schéma, nous avons la rencontre, la première stèle des parents, puis celle de l’amant.

I.C. : C’est vrai, ce film est l’exemple même de ce que l’on ne pourrait pas faire dans une production classique. Avec tout l’argent du monde, on ne pourrait pas le faire, même avec six semaines de tournage huit semaines de montage, on ne pouvait pas faire ce film.

Il nous fallait respecter les temps. Les temps formels comme les stèles et les temps nécessaires pour la fabrication du film. Ces temps nécessaires où Chelo a dû se confier à nous par rapport à une vie intime qui n’est pas simple. Après la guérilla, elle s’est mariée avec celui qu’elle nomme son mari de exil, elle a eu des enfants.

Chelo est quelqu’un de très malin. Je pense que la guérilla l’a rendue très vive, c’est ce qui lui a permis de survivre. Mais je pense qu’à un moment elle s’est dit : « je vais arrêter de les bluffer sur certains angles et je vais leur dire la vérité. » C’est une vérité qui n’est pas nécessaire pour le film mais qui nous a aidé à aller plus loin. Ces temps là, il est impossible de les avoir en six semaines, malgré l’intimité qu’Odette pouvait avoir avec elle.

O.M.M. : C’est vrai que ce que vient de dire Ismaël est très important. Nous étions dans un temps ouvert et il n’était donc pas évident qu’on puisse filmer les stèles des parents, encore que là c’était assez consensuel, puisqu’il s’agissait de rendre hommage à « des victimes innocentes », de bons parents massacrés pour avoir prêté secours à leurs enfants résistants et on peut entrer comme ça et créer un lieu de mémoire un peu consensuel. D’ailleurs, le maire socialiste est là mais pour arriver à ça, il a fallu que là-bas des gens travaillent de l’autre côté de la frontière, en particulier mon père. Et ça, ce n’est pas prévisible ça ne rentre pas dans le temps de la production. Notre temps, puisque le temps de ce que nous filmons est un temps improbable, puisqu’il dépend des conflits de comment vont se résoudre les rapports de force politique, par exemple. Et alors, en plus le temps ouvert concerne bien plus la stèle de l’amant parce que là, il y avait quelque chose d’encore plus compliqué parce que ce sont des résistants qui ont provoqué une violence et qu’en Espagne ce n’est pas facile de trouver un espace de mémoire pour ça. Il y avait, en plus, une dimension amoureuse et il fallait voir comment Chelo allait négocier le conflit entre la stèle des parents et celle de l’amant.

Tout cela, il a fallu le travailler. Il a fallu mouliner la parole qu’on a enregistrée comme une façon de mouliner toute cette difficulté pour arriver à ce qu’à un moment donné, il y ait une voie de passage. Et parce que nous n’étions pas dans un temps abstrait, le temps d’un calendrier de production mais dans un temps de vie, tout cela a aidé notre film.

I.C. : Pour l’hommage à Arcadio nous avions déjà obtenu une production, mais si nous nous en étions tenus à cette logique nous ne serions pas allés filmer. C’est Odette qui a avancé l’argent. C’est la fragilité de ce genre de production et d’exercice et la difficulté de tenir ce genre de sujet.

Je me garderai de dire qu’on a la légitimité, ce champ est ouvert à tout le monde, il ne nous appartient pas mais je pense que si nous n’avions pas été imprégnés de cette histoire, s’il s’était agi d’autres sujets de réalisation sur d’autres thématiques, objectivement bien des choses m’auraient échappé. Et je me serais dit, je ne vais pas y aller de ma poche. On s’en tient à ce que dit la production et on fera autrement. Sauf que dans ce cas, il n’est pas possible de faire autrement.

O.M.M : Tu as tout à fait raison, ça ne pouvait s’écrire autrement, il fallait qu’il y ait cet enjeu pour nous. Mais en plus ce qui est important c’est que nous sommes partie prenante de l’histoire que l’on montre. C’est aussi notre engagement dans le film qui soutient son engagement d’aller là-bas.

A.F. : Quand Chelo vous parle d’Arcadio dans la séquence finale, ça s’inscrit dans la même chronologie ?

O.M.M. : Tu veux savoir à quel moment ces images ont été tournées ?

En fait dans chronologie réelle du film, les séquences de l’hommage à ses parents sont les premières images qui ont été tournées en juin 2004.

Après, il y a tout le temps de travail intérieur pour elle, comment va-t-elle arriver à faire en sorte que soit possible cette deuxième stèle. Elle n’y croit pas. C’est intéressant dans ce travail où nous l’accompagnons en tant que nous même et non pas parce que nous nous disons que nous allons faire un film. C’est notre affaire.

Humainement, il est important pour elle de retrouver cet espace et c’est important par rapport au discours fasciste qui les avait salies. Elles étaient désignées comme les « putains des rouges ». C’est un geste à la fois amoureux et politique. Nous avions vraiment envie d’accompagner ça et de la soutenir et donc tous ces moments où nous travaillons sur le fait de savoir comment nous allons pouvoir négocier tous ces moments entre la stèle des résistants et la stèle de l’amant et elle, comment elle va négocier toutes ses contradictions intérieures puisqu’elle est une femme qui ensuite en France a épousé un homme dans un mariage de raison et dont elle a eu des enfants et comment elle soutient publiquement cette revendication d’un amour de guérilla. Tout cela, ça prend du temps et c’est incompressible.

Tout ce temps là, c’est aussi le temps où elle parle et c’est avec ce matériau que nous allons travailler, et ça c’est bien avant la stèle. J’ai aussi envie de dire que toutes ces heures de travail, d’expression, de récit frayent le chemin pour que nous puissions retourner là-bas en 2007, parce qu’à ce moment le travail est fait.

I.C. : Le film se nourrit du temps que nous passons là-bas avec elle. Et lorsque nous allons là-bas pour filmer, il y a des moments où la discussion se fait sans la caméra.

Il y a un autre élément qui devient important quand Chelo prend conscience que c’est aussi un film. Il y a des moments dans le tournage qui m’ont marqué, par exemple c’est la séquence de la stèle d’Arcadio. Cela bouleverse énormément. Chez elle ça tangue, ça se bouscule, mais jusqu’à la fin nous ne savons pas si cela aura lieu. Et il y a un moment où elle nous dit, et je ne sais plus si c’est dans le film mais nous l’avons dans les rushes, « mais la stèle c’est ça c’est le film. »

Ce film c’est aussi le sien, c’est un élément de bataille. La caméra est le témoin et elle le sait.

A.F. : Oui mais le spectateur a le sentiment, à un moment, qu’elle n’est plus témoin, qu’il y a une sorte de revendication lorsqu’elle comprend que le film est le lieu où elle peut s’exprimer. Pour poursuivre, je souhaiterais que nous parlions des rôles que les femmes jouent dans la guérilla. Car Chelo n’a pas le même rôle que les autres ; Par exemple en acceptant de porter une arme, ce que d’autres femmes avaient refusé.

O.M.M : De ce point de vue, elle est exceptionnelle car le nombre de femmes qui se sont retrouvées dans le maquis n’est pas si important. Et de plus, dans le maquis le nombre de femmes qui prenaient part au combat est infime. En ce sens, ce témoignage est exceptionnel car à travers elle, nous franchissons la frontière entre « guerrilla del llano » et « guerrilla del monte[2] ». Elle nous parle de la « guerrilla del monte »et finalement cette résistance « del llano », la résistance au foyer, n’est pas tellement nommée, désignée, représentée parce que d’abord elle n’est pas reconnue en tant que résistance. Dans ces maquis ruraux, bien différents de ceux du Valle d’Aran où il y a une structure militaire qui permet de se repérer en tant que résistant, les gens entrent en résistance par des logiques affectives familiales, locales. Cette résistance s’exprime par des gestes apparemment très simples : coudre un faux costume de garde civil, mettre de la nourriture au pied d’un châtaigner, porter des messages qui peuvent évidemment leur coûter très cher, d’abord la mort bien sûr.

Elles sont considérées comme des « bandoleros »[3] et peuvent donc être exécutées à tout moment. Et sinon c’est la prison. Elles sont les piliers, en particulier dans les guérillas du nord ouest qui apparaissent dès 1936. Peu à peu, elles se structurent. Nous sommes dans un temps long. On ne peut pas raconter la guérilla de 1950 si on ne raconte pas 1937, parce que ce sont les mêmes réseaux et ce sont les mêmes lieux, les mêmes planques. Ce sont les mêmes cibles. En 1950, on va exécuter des fascistes de 1937. Et dans ces réseaux, les femmes sont centrales. Comme elles sont doublement coupables, non seulement rouges mais en plus pas du tout conformes à l’image de la femme phalangiste. Elles sont ostracisées et aujourd’hui leur parole est bridée, elles ont du mal à reconnaître et à qualifier leurs actes comme des actes de résistance.

Et pour revenir sur ce que disait Ismaël c’est notre regard qui autorise Chelo non seulement à revendiquer son amour de guérilla mais aussi à se revendiquer vraiment comme résistante.

C’est la reconnaissance, la réception qui fait exister un peu de mémoire. Encore aujourd’hui, certaines femmes qui sont dans les villages n’arrivent pas à parler. C’est vrai, maintenant les choses bougent, les espaces de la mémoire s’agrandissent mais je peux témoigner que longtemps ces femmes ne pouvaient pas, parce que pesait sur leur parole tout le poids du mépris social, des années de prison, et après ces années pèse encore tout le poids de l’exclusion dans les villages.

Evidemment nous avons été obligés de faire des choix parmi tout ce qu’elle nous a dit mais nous avons gardé une séquence où elle est dans la mythification totale. C’est la séquence où elle est dans la montagne et où elle raconte comment elle va cueillir des petites fleurs pour orner leur cabane. Avec la nostalgie, elle recrée des lieux idylliques mais en même temps cela montre comment même quand elles étaient là-haut dans le maquis, elles étaient bien dans leur rôle classique de femmes. La répartition habituelle, ancestrale et patriarcale était bien à l’œuvre.

Sa mémoire de « guérillera » entre en conflit avec sa mémoire de femme. C’est involontairement qu’elle nous laisse entendre qu’elle était cuisinière, couturière. Or comme nous l’avons connu dans la résistance française, les guérilleros n’avaient pas envie de subvertir l’ordre établi. Qu’est ce qu’elle idéalise véritablement ? La vie était sûrement très dure mais on peut imaginer qu’il y avait des moments de bonheur, quelque part dans cette nature, dans cette région magnifique. C’est de beaux souvenirs, ils étaient jeunes…

I.C. : Il ne faut pas oublier l’espace de liberté que cela représentait pour ces jeunes gens et jeunes filles. C’était un espace de liberté qu’il n’y avait pas dans le village. Elle pouvait vivre avec Arcadio, faire l’amour avec lui, quand elle en avait envie, où elle en avait envie et au village ce n’était pas possible. Après, évidemment il faudrait évaluer le poids du recul.

J’avais été frappé par le regard de cette jeune femme sur ces jeunes hommes. Chelo dit : ils étaient tous élégants, ils sentaient bon. Sûrement que pour circuler d’une ville à l’autre il valait mieux avoir l’air d’être quelqu’un de la classe moyenne, d’être bien habillé.

A.F. : D’ailleurs, c’est très intéressant d’écouter Chelo raconter comment elle est séduite par ce beau garçon qui fait sa toilette en maillot de corps !

O.M.M. : Elle choisit son homme !

I.C. : Elle se dit : il est à moi !.

OM.M. : Chelo est vraiment une figure de résistance. Quand elle raconte, on entend bien l’élan de gens qui affrontent la dictature dans cet espace contraint d’exclusion mais aussi de liberté, sur les cimes. Il y a cette ivresse de la transgression, quand même. Ils sont les « bandits » à la marge, en haut sur les cimes. Ils tiennent tête.

A.F. : Tout à fait, ils contrôlent le territoire car ils connaissent parfaitement le terrain. Ils dominent.

O.M.M. : Et c’est pour ça que Chelo est une figure. Nous avons fait très attention dans le montage à ne pas l’enfermer dans une figure de victime. C’est le choix affirmé dès les premières séquences où elle marche, elle danse, elle chante un peu, il y a la musique. Ce sont des choix que nous avons fait car nous n’avons pas voulu plomber le film et tomber dans le spectacle d’une victime. Par ailleurs, ce qui était intéressant, et elle le dit dans la séquence, c’est que l’expérience de la violence de la dictature fasciste n’écrase pas en elle l’élan de la résistance et d’une vitalité qui s’exprime à la fois par la révolte et par l’amour. C’est pour moi une même racine.

A.F. : C’était aussi dans la droite ligne de la République espagnole ! Mais pour changer de sujet, Chelo dit dans le film ne pas comprendre le galicien !

I.C. : Oui mais ce n’est pas vrai. Elle s’exprime parfaitement en galicien. C’est autre chose, je pense, c’est sa place d’exilée par rapport aux langues. Le fait de se trouver en exil les place sur une logique d’universalité de la langue et parler une langue locale, c’est se placer dans une position réductrice. Je pense que les exilés sont bien plus imprégnés de jacobinisme qu’en Espagne.

O.M.M. : Cet aspect d’ancrage régional traverse l’histoire du film. Nous avons demandé une aide de la Xunta et le discours pour justifier le refus était que nous n’étions pas galiciens et que nous ne parlions pas cette langue. Cela dit, nous avons été très soutenus par l’éditeur de A Nosa Terra[4] qui croyait en ce projet. Et dans la scène où Chelo montre la revue de presse, elle dit : « je ne sais pas pourquoi on me l’envoie en galicien, parce que je ne sais même pas le parler. Ce qu’elle ne comprend pas c’est pourquoi l’article a été écrit en galicien alors que les déclarations avaient été faites en espagnol !

A.F. : Je m’interroge également sur cette question de la valeur du témoignage. On est dans votre film dans la constitution de l’archive et de sa valeur au regard de l’histoire. Vous utilisez cette belle formule de « mémoire singulière, mémoire minuscule » et de leur apport à la construction d’une mémoire collective et/ou historique.

Peut-on revenir sur les photos qui apparaissent dans le film. Que peut-on faire de ces photos. Comment doit-on les regarder, comment doit-on les lire ?

O.M.M. : Comme cette histoire a été violemment réprimée par l’armée et surtout la Guardia Civil, les traces qui restent ont été, dans une certaine mesure, celles laissées par le pouvoir de répression. Or ces traces, cette mémoire historique ne peut pas nous laisser imaginer cette mémoire de la résistance. Donc pour approcher cette expérience, l’archive orale et le témoignage constituent une voix importante et la parole même avec ses reconstructions et ses constructions.

A.F. : Le discours militant par exemple…

O.M.M. : Bien sûr, ce sont des constructions au même titre que l’archive policière. La question est de savoir comment on oppose à la mémoire archivistique du pouvoir d’autres traces qui sont des traces lacunaires, y compris lorsqu’apparaît la langue de bois du parti communiste et toutes les fabriques de discours que l’on peut imaginer. De même pour l’autocensure personnelle qui supprime telle ou telle parole parce que ce n’est pas une bonne image.

A.F. : De plus, c’est très daté.

O.M.M. : Avec toutes ses limites, l’archive orale permet de faire exister un pan de l’histoire qui ne pourrait pas exister par d’autres sources. C’est pertinent et important, en particulier en ce qui concerne les femmes dont le travail résistant est totalement invisible, y compris dans le récit des résistants. Comme le Parti communiste qui a impulsé ces foyers de guérillas, le parti socialiste et les anarchistes n’ont pas souhaité valoriser cela dans le récit du passé qu’ils voulaient assumer. Cela ne rentrait pas dans la construction de leur récit politique. Donc même à gauche, dans les appareils politiques, dans les archives privées des politiques, ces traces sont effacées. L’archive orale est donc essentielle.

A.F. : Si l’on prend comme exemple les archives du PCE que j’ai eu l’occasion de consulter, il y a si peu de chose sur cette période !

O.M.M. : Et pour cause ! S’il y a des traces, elles sont formatées par le discours militant ou le discours militaire.

L’expérience sensible, émotionnelle de la résistance d’une Chelo, puisqu’il s’agit d’elle, n’entre pas dans ces catégories.

La caméra est la trace visuelle et sonore de cette expérience. Nous avons, au montage, travaillé avec la musique de la voix. Nous sentions, en l’écoutant, que quelque chose nous touchait. C’est le corps, le tressaillement du visage de Chelo, lorsqu’elle évoque la mort d’Arcadio, quand elle marche : « yo ando ligera ». Le cinéma, la caméra peuvent nous permettre de transmettre cette expérience de l’histoire d’une façon unique.

A.F. : Par rapport au témoignage, j’ai regardé votre façon de la filmer lorsqu’elle parle de l’exécution de ses parents. Vous la filmez en plan américain et de plus comme un plan fixe. C’est très impressionnant ! Vous me disiez que c’était comme si elle venait témoigner à la barre de l’histoire.

I.C. : Nous n’avons pas tourné plusieurs prises, dans le sens où nous n’avons pas demandé à Chelo de nous raconter cette histoire. C’est elle qui nous a raconté cette histoire à plusieurs reprises et nous avons choisi le rush qui nous semblait le plus parlant, mais pas parce que nous avions mis en scène.

O.M.M. : La difficulté vient de la parole qui émerge ! Comment arriver à ce que les choses soient menées avec elle sans pourtant déflorer. Il fallait garder ce moment d’émotion. La mémoire fonctionne en spirale, la personne peut avoir dit vingt fois la même chose et ce n’est qu’à la vingt et unième prise qu’émerge quelque chose d’inconscient ou qui a été vécu en profondeur.

A.F. : Et Chelo, comment réagit-elle lorsqu’elle voit le film achevé ?

O.M.M. : C’est son film. Elle n’est pas l’objet du film, elle en est partie prenante. Elle se reconnaît et elle est contente. Lors de la première présentation, elle est intervenue, elle a parlé avec tout le monde.

Dans un film construit autour d’un témoignage, il y a cette fidélité et ce respect que l’on doit au témoin et en même temps, il y a la liberté de notre regard, ce qui crée du décalage par rapport au témoignage, au document. Il faut donc assumer !

Nous savons bien que c’est toujours compliqué. Il y a des témoins qui prennent le pouvoir, si on veut bien se laisser dominer, mais en tout cas qui n’autorisent pas cette liberté. Ce qui est formidable avec elle c’est qu’elle est libre dans sa parole et surtout elle nous laisse libres de revendiquer un peu aussi notre place, même si nous sommes très discrets. Nous entrons par une certaine parole, nous avons un certain regard, nous choisissons de montrer les choses d’une certaine façon. Nous avons un point de vue et aussi un point de vue esthétique et elle nous laisse cette liberté là.

I.C. : Une liberté qui se concrétise quand nous sommes chez elle. Elle nous loge chez elle et c’est tout petit. Il y a deux scènes qui ponctuent le film dans la chambre, une plus sombre, l’autre plus claire. Bien sûr, il y a la mise en scène du montage mais nous sommes là parce que nous logeons là. Nous avons senti tout de suite l’importance de filmer cela. Avec une symbolique du linceuil dans l’une et de recueillement dans l’autre. Elle l’accepte, elle nous laisse libres dans son espace avec notre regard qui se nourrit d’une culture qui n’est pas celle de Chelo.

O.M.M. : Cela pose la question de la transmission parce que c’est un film sur une expression féminine de guérilla mais c’est aussi un film qui montre comment on passe cette expérience d’une femme à une autre. Elle la passe à Ismaël. Mais la femme plus jeune à l‘écran c’est moi, et je représente le collectif de l’histoire de ces descendants.

Quant à nous, nous sommes comme ses enfants, elle nous a totalement adopté. Elle adore Ismaël et pour moi il y a cette dimension affective. Et il faut arriver à être juste dans la place que nous occupons et être justes dans la place de Georges et d’Alfonso, ses fils, c’est un souci permanent pour nous. C’était périlleux. Nous allions déterrer une histoire, celle de l’homme que Chelo aime pour la vie et qui n’est pas le père de Georges. Jusqu’à quel point pouvait-on lui faire violence.

A.F. : la question est aussi de savoir comme elle a géré ça avec ses enfants.

O.M.M. : Chelo a toujours été dans cette division intérieure, ici pleinement présente pour ses enfants et dans le présent de sa vie.

I.C. : Dans le discours de Chelo, elle n’a rien caché mais entre le fait d’être persuadée d’avoir tout dit et faire en sorte que l’autre comprenne ce que l’on dit, il ya un décalage !

A.F. : Je vous propose, pour finir, de revenir un instant sur cette photo pliée.

O.M.M. : Ces photos qui sont reliques intimes et traces de l’histoire. Il y a la photo de Chelo avec ses bouclettes et la trace manuscrite qui y figure. La dédicace est cachée « À mon frère ». Et puis l’autre photo avec Arcadio au premier plan. Et la caméra fouille. Dans l’histoire de la guérilla du nord ouest, il y a peu de traces et dans cette histoire interdite de parole, y compris à gauche, cette trace chimique qu’est la photographie vient attester de l’existence de la guérilla. Pour moi, c’est toujours une émotion extraordinaire. Cette trace, ces quelques photographies, je peux dire que tous les enfants des guérilleros ont la même dans leur album avec ces quatre photos. C’est le point de passage entre une histoire intime familiale, clandestine confinée dans l’espace privé et l’histoire partagée.

 




[1] Entretien réalisé à Paris le samedi 18 juin 2011.

[2] Guérilla de la plaine et guérilla de la montagne.

[3] Bandits (le terme était repris par la Guardia Civil)

[4] A Nosa Terra est un journal galicien d’obédience nationaliste.

America America (Elia Kazan, 1963) : la mémoire de l’exil

 

Âgé de quatre ans lorsqu’il foula pour la première fois le territoire américain, Elia Kazan fut longtemps habité par un sentiment d’étrangeté à l’égard du pays qui l’accueillit enfant. Ses mémoires attestent d’une difficile intégration, nourrie par le complexe d’une différence culturelle qui le marginalise. Soumis aux valeurs ancestrales que souhaitent transmettre des parents expatriés et désireux de s’émanciper pour mieux intégrer la société de la terre d’accueil, Kazan doit s’approprier une « double culture », souvent synonyme d’acculturation pour les immigrés de seconde génération.

Pétri de références autobiographiques, America America est une œuvre chère dans la filmographie de Kazan. Il y retrace le parcours d’exil de son oncle, qui décida de s’expatrier aux États-Unis pour s’affranchir de la domination turque en Anatolie ; il fit ensuite venir le reste de la famille Kazanjoglous. Le récit autobiographique rejoint la fiction historique alors que Kazan plonge dans le passé familial pour retracer l’histoire d’un exil dont les turpitudes sont universelles. Le film est devenu emblématique pour une génération d’immigrés, qui partagent une mémoire commune à travers le visionnage d’America America. Stavros donne un visage au migrant, dont le départ est précipité par une situation d’oppression liée à l’Histoire de conquête menée par les Turcs.

Au lieu d’ériger le protagoniste en héros comme le voudrait la tradition hollywoodienne, le film s’intéresse aux faiblesses du migrant bientôt réduit à l’indigence. Le récit de l’exil est tissé d’aventures picaresques qui esquissent la perte d’identité d’un individu déraciné, corrompu au fil des rencontres qui mettent à l’épreuve son désir de fuir. Jean-Loup Bourget décrit l’exil américain comme un « traumatisme », « un processus de mort et de renaissance sous une autre identité, une identité résultant d’ailleurs de la naturalisation »[4][5] écrit Marco Micone ; Stavros incarne la cruauté de ce destin d’exil, en quête perpétuelle d’un ailleurs qui résonne jusque dans le timbre d’une voix désincarnée – celle de Kazan, dont le récit à la première personne ouvre le film sur un écran noir, signifiant d’une béance des origines que les images viseront à combler.

L’exil : des voix d’ailleurs

Mon nom est Elia Kazan. Grec de sang. Turc de naissance.
Americain parce que mon oncle fit un voyage.

Elia Kazan revendique le film comme une œuvre intime, teintée de références autobiographiques qui lui confèrent une valeur testimoniale, mais il demeure hors champ. Malgré son appartenance à trois cultures (grecque, turque et américaine), le réalisateur exprime un sentiment d’acculturation[8], attaché par les liens du sang à la Grèce et lié par le droit du sol à la Turquie, des origines lointaines qui symbolisent un manque, un vide référentiel, après le voyage d’émigration. L’éloignement a creusé un terrain imaginaire, où se développe la tentation du retour, fixation que Julia Kristeva décrit comme un sentiment nostalgique chez l’exilé :

Amoureux mélancolique d’un espace perdu, il [l’exilé] ne se console pas, en fait, d’avoir abandonné un temps. Le paradis perdu est un mirage du passé qu’il ne saura jamais retrouver.

En utilisant le procédé de la voix off, Kazan exprime un sentiment d’étrangeté qui signale l’échec de son assimilation ; il demeure invisible à l’écran et sa voix flotte dans un espace hors-temps[11][12][13].

L’expérience de Kazan atteste néanmoins d’une assimilation partiellement réussie. Yves Carlet compare les écrits d’Elia Kazan et de Frank Capra, deux réalisateurs immigrés aux États-Unis pendant leur enfance, nourris d’une double culture qu’ils évoquent comme un clivage identitaire. Leurs biographies respectives expriment la violence des sentiments contraires qui exposent leur différence : animés par le désir profond de se fondre dans la société américaine, ils sont assoiffés d’une réussite qui les éloigne douloureusement de leur culture d’origine. Malgré le succès public qui couronna une carrière cinématographique prolifique, les deux hommes ne cessèrent de se voir comme des outsiders dans une Amérique qu’ils ne pouvaient conquérir sans avoir le sentiment de trahir leurs origines.

Lorsqu’il redécouvre l’Anatolie en 1962 pour les besoins du tournage d’America America, Kazan vise à renouer avec un passé longtemps refoulé. Il y découvre des paysages immenses qui débordent du cadre de l’image, terre des origines fouillée avec insistance par une caméra inquisitrice, au moyen de plans fixes qui tentent de saisir la sensation d’être dans cet environnement étranger. Stuart Hall explique que le retour de l’exilé est une chimère impossible car le départ produit une rupture définitive : « La migration est un voyage à sens unique. Il n’y a pas de retour possible ». Le paysage filmé résiste au regard de la caméra, rappelant que l’exil représente d’abord un voyage mental, suggéré par une photographie en noir et blanc des paysages arides qui s’étendent au pied du Mont Olympe, présenté comme le Mont Argée dans le film, car l’équipe de tournage fut contrainte par la censure locale de planter son décor en Grèce. Les images inaugurales d’America America créent une impression d’abstraction, traduisant pour Sylvie Rollet un « non-lieu » et un « hors-temps », dans lequel la voix off du réalisateur-narrateur semble suspendue :

Lorsque le cinéaste se nomme, énonce ses origines grecques et les liens qui l’unissent à une terre ancestrale perdue, c’est dans sa langue d’adoption, l’américain. Ce point aveugle, cette absence de la langue maternelle constituent le lieu d’origine du film : un « non-lieu ». La fiction apparaît alors comme le seul espace où puisse s’effectuer la reconquête des images et de la langue oubliées.

Les images prennent valeur de « territoire du passé » ajoute Sylvie Rollet « par la vertu de la voix off » qui introduit un discours historique.

Les vastes espaces photographiés créent une illusion de liberté, contrariée par les lignes rocheuses qui délimitent l’arrière-plan comme par le muezzin, signe musical de la domination turque sur le territoire. L’accent américain de Kazan trahit son aliénation à un passé qui lui reste étranger : il se tait quand le muezzin lance son appel à la prière à travers les plaines anatoliennes. Les voix entendues parlent ou chantent dans une langue étrangère, polyphonie sonore qui semble émerger d’un paysage imaginaire comme le refoulé ressurgit à la surface d’une mémoire torturée. Si le passé s’appréhende à partir du présent comme le suggère Maurice Halbwachs, qui s’attache à souligner les similitudes plutôt que les différences révélées par un regard rétrospectif[19]. Le récit de Stavros est enchâssé dans celui de Kazan, qui ouvre et ferme le film par un discours en voix off, suggérant que l’image de l’oncle et le souvenir de son exil demeurent vivants dans sa mémoire.

Le récit de l’exil : mémoire familiale et collective

Le commentaire de la voix off présente le film comme un « lieu de mémoire », visant à communiquer l’histoire familiale, transmise oralement de génération en génération :        

Cette histoire m’a été contée par mes aïeux. Ils se souvenaient de l’Anatolie, grand plateau situé au centre de la Turquie en Asie, et du Mont Argée, qui dominait la plaine. L’Anatolie, berceau des Grecs et des Arméniens, avait été envahie par les Turcs environ cinq cents ans plus tôt.

La voix off entremêle les fils d’un récit qui se déploie sur plusieurs modes : la dimension autobiographique croise le discours historique, lui-même traversé par des connotations oniriques qui nous font basculer dans le monde de la fable. Les images d’un paysage immaculé, désertique, renvoient au temps des origines, où s’écrivaient les mythes et les légendes. A contrario, les scènes de rue reconstruisent l’expérience quotidienne et terrifiante de l’occupation selon une esthétique réaliste de type documentaire.

Le discours relayé par la voix off insiste sur l’aspect historique de la séquence, qui rejoint la fiction au moment où Stavros apparaît à l’écran. Le mélange des genres vise à traduire le ressentiment de celui qui subit l’occupation, impression que la caméra trahit en s’attachant à ne pas dépasser un axe de vision horizontal. Placée près du sol, la caméra traduit le point de vue des minorités, attentives aux allers et venues des Turcs qu’elles observent passer sans même relever la tête. La voix off souligne l’opposition entre « conquis » et « conquérants »[24]. Le titre du film surgit de son œil et grossit à l’écran comme le fantasme d’un ailleurs grandit dans son esprit.

Le mélange des genres manifeste la distance du narrateur à l’égard d’une histoire qu’il tente de redécouvrir à travers l’adaptation filmique d’un roman qu’il a lui-même écrit, mais qu’il est contraint de raconter dans l’ombre depuis un point de vue extradiégétique. L’histoire se développe à un niveau métadiégétique comme elle s’inscrit dans l’inconscient du réalisateur, qui exprime sa double identité en mariant son accent américain aux airs dansants d’une musique traditionnelle grecque. La voix off attire l’attention sur le paysage montagneux balayé par la caméra, synonyme de conquête géographique pour les Turcs et métaphore de l’enfermement social pour les Grecs et les Arméniens. Les plongées et les plans rapprochés accentuent la sensation d’oppression créée par des espaces fermés, exigus, qui évoquent la rigidité d’un système oppressif. La domination turque est à l’origine des violences dont sont victimes les Arméniens, brûlés vifs dans une église incendiée par des prisonniers volontairement libérés.

Les motifs d’emprisonnement se multiplient, qui marginalisent Stavros dans la sphère familiale, soumise à l’autorité écrasante du père, comme dans les plaines d’Anatolie, placées sous le contrôle des Turcs[27][28]. Lorsqu’il donne à Stavros l’argent et les objets de valeurs de la famille pour qu’il s’installe à Constantinople, où le reste de la famille le rejoindra, le père exprime son impuissance à protéger plus longtemps sa famille d’une oppression toujours plus brutale. La jeunesse idéaliste de Stavros ne se satisfait pas de la compromission choisie par le patriarche dans une société de type déterministe, qui interdit le « rêve américain », car l’Amérique est une chimère. Le sentiment de non appartenance à la communauté grecque comme à la famille Topouzoglou confirme son aliénation de la société turque et permet au fantasme d’exil de croître dans son esprit. Exilée de Bulgarie et immigrée en France, la psychanalyste Julia Kristeva connaît ce sentiment d’étrangeté qui habite l’étranger et nourrit en lui le désir d’ailleurs :

Au plus loin que remonte sa mémoire, elle est délicieusement meurtrie : incompris d’une mère aimée et cependant distraite, discrète ou préoccupée, l’exilé est étranger à sa mère. Orgueilleux, il s’attache fièrement à ce qui lui manque, à l’absence, à quelque symbole. L’étranger serait l’enfant d’un père dont l’existence ne le retient pas. Le rejet d’un côté, l’inaccessible de l’autre : si l’on a la force de ne pas y succomber, il reste à chercher un chemin. Rivé à cet ailleurs aussi sûr qu’inabordable, l’étranger est prêt à fuir. Aucun obstacle ne l’arrête, et toutes les souffrances, toutes les insultes, tous les rejets lui sont indifférents dans la quête de ce territoire invisible et promis, de ce pays qui n’existe pas mais qu’il porte dans son rêve, et qu’il faut bien appeler un au-delà.

Rien ne peut empêcher le départ de Stavros, qui donne lieu à une scène de séparation endeuillée, dont l’aspect funèbre est signifié par les costumes sombres des femmes qui avancent en procession tel un chœur de pleureuses. Elles suivent le fils jusqu’au sommet d’une colline et le regardent partir, avec pour seule compagnie un âne chargé des possessions de la famille (tapis, nourriture, objets précieux…), sur un chemin pierreux. La scène suscite un sentiment de nostalgie inspiré par une séparation inéluctable, qui entraîne Stavros sur les traces d’Ulysse. La quête d’une nouvelle patrie est un périple semé d’embûches, qui n’offre guère l’espoir d’un retour.

Le voyage devient prétexte à un récit d’apprentissage alors que Stavros se libère de l’autorité parentale pour se lancer dans sa « quête de l’âge adulte ». Le jeune Stavros est brutalement mis à l’épreuve par les mauvaises rencontres qui le dépouillent avant d’arriver à Constantinople. Entre références mythiques et échos picaresques, l’Odyssée de Stavros est l’histoire d’une compromission et d’une corruption qui vont signifier son entrée dans le monde adulte.

La première épreuve est la traversée d’un lac sur un radeau que le passeur menace de faire chavirer si Stavros ne lui donne pas tout son argent. Mais Stavros n’est pas Ulysse et l’épreuve est humiliante pour lui qui ne sait pas nager. Un homme intervient, récupère l’argent volé des mains du passeur, et se donne pour mission d’escorter Stavros jusqu’à Constantinople car le pays est peuplé de bandits. Kazan détourne les tropes du récit d’apprentissage alors que l’homme censé guider Stavros à travers le désert le tourmente pour le délester progressivement de tous ses biens. France Grenaudier-Klijn explique que la quête du parcours initiatique « sous-entend la confrontation de deux univers antithétiques : le réel et l’idéal » ; cette confrontation doit permettre le retour du héros dans un monde avec lequel il est réconcilié. L’effet est inverse dans America America puisque le voyage de Stavros conforte son rêve américain, ajoute à son désir de fuite une quête d’honneur dont il est spolié par le tribunal corrompu des Turcs, qui appliquent leur justice en s’appropriant les objets dérobés à Stavros. Désormais ruiné, réduit à l’errance, Stavros a perdu le sourire et doit tuer avant d’être tué.

America America : corruption et rédemption.

L’exil géographique et social nourrit un exil intérieur, qui réduit Stavros au silence après avoir commis un meurtre inavouable. En rupture avec les siens depuis que son oncle lui refuse l’hospitalité car il n’a plus d’argent à investir dans son commerce de tapis, Stavros est contraint à l’errance et à la misère. L’argent déshumanise les relations humaines, se pose en obstacle aux projets de Stavros, dont les maigres économies sont volées par une prostituée, le contraignant à l’indigence. Les épisodes se succèdent comme autant d’anecdotes qui font de Stavros un héros picaresque, soumis aux vicissitudes du récit. Les motifs du genre[34][35][36] explique-t-il à Thomna. L’utilisation de what à la place de who indique le degré d’aliénation de Stavros, qui non seulement n’a jamais accédé au statut de sujet aux yeux des Turcs, ni aux yeux des siens, mais s’est en outre trouvé déshumanisé par l’extrême pauvreté lors de son voyage.

L’exil américain de Stavros repose sur la corruption du migrant, dont la survie n’est possible qu’au prix de la compromission. Le jeune homme joue les gigolos auprès de Madame Kebabian, qui épousa elle-même un Américain plus âgé pour fuir la Turquie. La construction de l’identité américaine de Stavros se construit à partir du fantasme que l’exil suscite, signifié par les journaux qu’il feuillette inlassablement dans l’appartement de Madame Kebabian comme par le chapeau américain qu’il essaie face au miroir, nourrissant le secret espoir de devenir quelqu’un d’autre – un Américain. La traversée maritime devient le symbole de cette corruption identitaire alors que Stavros divise son temps entre la troisième et la première classe. La double identité du jeune homme se reflète dans les figures qu’il côtoie : une amitié sincère le lie à Hohanes, symbole d’une innocence perdue et passée, tandis que Madame Kebabian représente elle-même l’exil américain, émotionnellement coupée d’un époux indifférent.

Pour Sylvie Rollet, les dernières séquences d’America America mettent en scène « la violence faite au rêve de l’émigrant lorsque l’image désirable fait place à la réalité ».[39] dit-il, tentant ainsi d’échapper au jugement de l’homme et de la société. Gilles Deleuze souligne l’autonomie de chaque séquence qu’il relie à la grande syntagmatique du film pour conclure à une confusion des valeurs (« l’innocence et la culpabilité, la honte et l’honneur ») nécessaire à la rédemption finale :

Dans « America, America », chaque séquence a sa géographie, sa sociologie, sa psychologie, sa tonalité, sa situation qui dépend de l’action précédente, et qui va susciter une nouvelle action, entraînant à son tour le héros dans la situation suivante, chaque fois par imprégnation et explosion, jusqu’à l’explosion finale (embrasser le quai de New York). Pillé, prostitué, meurtrier, fiancé, traître, le héros traverse ces séquences qui sont toutes englobées dans la grande tâche partout présente, échapper à l’Anatolie (S) pour atteindre New York (S’). Et l’englobant, la grande tâche, sanctifie ou du moins acquitte le héros pour tout ce qu’il a dû faire ici et là : déshonoré du dehors, il a sauvé son honneur intime, la pureté de son cœur et l’avenir de sa famille. Non pas qu’il trouve la paix. C’est le monde de Caïn, c’est le signe de Caïn, qui ne connaît pas la paix, mais fait coïncider dans une névrose hystérique l’innocence et la culpabilité, la honte et l’honneur : ce qui est et reste bien abjection dans telle ou telle situation locale est aussi l’héroïsme exigé par la grande situation globale, le prix qu’il faut payer.

Affaibli par une toux qui lui interdira l’entrée sur le territoire américain, Hohanes est victime du « monde de Caïn ». Il abandonne son passeport et son contrat de travail dans ses chaussures avant de sauter par-dessus bord ; Stavros prendra son identité pour entrer en Amérique et réalisera le rêve partagé par les deux amis. Hohanes se sacrifie et son nom est transformé par un agent de l’immigration soudoyé, qui renomme Stavros « Joe Arness », métaphore pour Sylvie Rollet d’une « ultime victoire des conquérants américains : déposséder les nouveaux arrivants de leur patronyme, c’est-à-dire les détacher de leur lignée pour mieux les délester du poids de leur histoire ». Ce détachement invite la voix off à venir compléter et conclure le récit pour souligner l’exploit de l’immigré, qui a réussi à faire venir toute sa famille en Amérique – à l’exception de son père décédé trop vite. Le billet de cinquante dollars envoyé au pays est reçu comme un cadeau de la part du fils prodige, dont les erreurs passées sont désormais absoutes.

Le générique final retourne vers les espaces fermés d’Ellis Island, où les corps s’entassent derrière les grillages, dans un lieu qui figure l’aliénation de l’exil. La construction visuelle de la séquence renvoie à un art photographique de type documentaire, qui confère au film de Kazan une dimension universelle. Les visages filmés ne sont pas sans évoquer les photographies de Lewis Hine, animé par le même désir d’enregistrer une trace visuelle et intime de l’immigration de masse qui culmina dans les années 1880 à 1910 aux États-Unis. Chaque visage exprime la fin d’un long voyage, dont America America nous donne une version imaginaire. Le lien entre la fiction America America et l’histoire américaine de l’immigration est représenté par des croisements iconographiques. Brian Neve souligne par exemple que la composition verticale des images filmées sur le bateau décrit une structure sociale rigide, photographiée par Alfred Stieglitz dans « The steerage » en 1907. L’histoire de Stavros semble pouvoir se décliner en multiples versions en fonction du visage que la caméra choisira.

A l’instar de nombreux films hollywoodiens, America America est construit sur le modèle de la success story, dont Régis Dubois suggère la portée idéologique en soulignant la focalisation imposée sur un individu porteur de vertus qui lui permettent d’atteindre son but. Le film d’Elia Kazan prend cependant le contrepied de cette tradition alors qu’il retrace les errements de son personnage et ses compromissions successives. Le film ternit l’image du migrant, dont l’arrivée en Amérique est l’aboutissement d’une série d’épreuves qu’il a fallu surmonter afin de survivre. Julia Kristeva présente l’exilé comme un double, un étranger qui se révèle au fil du voyage :

Étrangement, l’étranger nous habite : il est la face cachée de notre identité, l’espace qui ruine notre demeure, le temps où s’abîment l’entente et la sympathie. De le reconnaître en nous, nous nous épargnons de le délester nous-même. Symptôme qui rend précisément le « nous » problématique, peut-être impossible, l’étranger commence lorsque surgit la conscience de ma différence et s’achève lorsque nous nous reconnaissons tous étrangers, rebelles aux liens et aux communautés.

La naturalisation s’accompagne d’un rituel qui non seulement fait émerger le visage de cet étranger en lui donnant un nom (Joe Arness), mais il consacre également cette dualité fondatrice de l’identité américaine, souvent signifiée par un trait d’union entre deux qualificatifs. America America explore cet espace de l’entre-deux, où Elia Kazan puise toute la différence de son art. Les expérimentations menées au sein de l’Actors Studio, où se pratiquait « la Méthode », avaient pour objectif de faire émerger cet étranger à travers le corps des acteurs. Basées sur des exercices d’improvisation, les techniques d’apprentissage de l’interprétation visaient à promouvoir l’identification psychologique entre l’acteur et son personnage. America America prolonge cette identification entre le réalisateur et le protagoniste Stavros, déchiré entre le sentiment de déracinement et le désir d’appartenance, ambivalence qui accompagna le réalisateur tout au long de sa carrière.

BIBLIOGRAPHIE

BAYILI Blayse, Culture et inculturation : approche théorique et méthodologique, Paris, L’harmattan, 2008.

BENOIT Annick et FONTAINE Guy, Lettres européennes : manuel d’histoire de la littérature européenne, Bruxelles, Ed. de Boeck Université, 2007.

BOURGET Jean-Loup, Hollywood, un rêve hollywoodien, Paris, Armand Collin, 2006.

CARLET Yves, « Frank Capra and Elia Kazan, American outsiders », European journal of American studies, Special issue on Film, document 6, Online since 15 November 2010. URL : http://ejas.revues.org/8766 (dernière consultation le 17 décembre 2010)  
—, “Le retour du politique: L’homme de la rue (Meet John Doe) de Frank Capra et Sur les quais (On the Waterfront) d’Elia Kazan,” in Dir. BOLTER Trudy, Cinéma anglophone et politique, Paris, L’Harmattan, 2007, 85-98.

COLOMBANI Florence, Elia Kazan, Une Amérique du chaos, Paris, Editions Philippe Rey, 2004.

DELEUZE Gilles, L’Image-Mouvement, Paris, Editions de Minuit, 1983, p. 205.

DUBOIS Régis, Hollywood, cinéma et idéologie, Paris, Editions Sulliver, 2008.

FERRO Marc, « Le Ressentiment dans l’Histoire », in Dir. HÄHNEL-MESNARD Carola, LIÉNARD-YETERIAN Marie and MARINA Cristina, Culture et Mémoire, Représentations contemporaines de la mémoire dans les espaces mémoriels, les arts du visuel, la littérature et le théâtre, Palaiseau, Editions de l’Ecole Polytechnique, 2008, p. 17-23.

GIRGUS Sam B., Hollywood Renaissance: The Cinema of Democracy in the Era of Ford, Capra, and Kazan, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.

GRENAUDIER-KLIJN France, Une Littérature de circonstances : texte, hors-texte et ambiguïté générique à travers quatre romans de Marcelle Tinayre, Bern, Peter Lang, 2004.

HALBWACHS Maurice, La Mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997.

HALL Stuart, « Minimal Selves » in BHABBA Homi K and APIGNANESI Lisa, Identity : The Real Me, London, Institute of Contemporary Arts, 1987, 44-46.

KAZAN Elia, America America, New York, Popular Library, 1962.

—, Elia Kazan: A Life, New York, Da Kapo Press, 1997 (First Edition: New York, Knopf, 1988).

KRISTEVA Julia, Étrangers à nous-mêmes, Paris, Gallimard, 1991.

MARIENTRAS Elise, « Espoirs et embûches de la Terre Promise. Les premiers pas des élus en Amérique », Diasporas, Histoire et Sociétés, n° 1, « Terres promises, terres rêvées », octobre 2004, Toulouse, Presses universitaires du Mirail. Article en ligne
http://framespa.univ-tlse2.fr/76665718/0/fiche___pagelibre/&RH=diasporas (dernière consultation le 15/11/2010)

MICONE Marco, Le Figuier enchanté, Montréal, Boréal, 1998.

Dir. MOLHOX Maurice et REILLE Jean-Francis, Romans picaresques espagnols, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1968.

NEVE Brian, Elia Kazan, The Cinema of an American Outsider, London, IB Tauris, 2009.

—, “The Personal and the Political: Elia Kazan’s On the Waterfront” in RAPF Joanna E. (ed), On the Waterfront, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, 20-39.

NORA Pierre, Les Lieux de mémoire, tome III, Les France Vol 1, Conflits et partages, Paris, Gallimard, 1992.

ROLLET Sylvie, «  Le non-lieu et l’entre-deux dans America America d’Elia Kazan : un territoire d’images »,  Diasporas, Histoire et Sociétés n° 4, « Cinéma, cinéma », octobre 2004, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, p. 15-22.

SIMON Patrick, « La statistique des origines : l’ethnicité et la ‘race’ dans les recensements aux Etats-Unis, Canada et Grande Bretagne » in Dir. CHENU Alain, Société Contemporaines n° 26, La Catégorisation statistique, Avril 1997, 15.

ZENICK Clélia, « America America, la danse du désir », Positif n° 518.



« It was the second generation of immigrants who faced most acutely the problems of adjustment, alienated as they were both from their parents’ values and from those of mainstream America. » Neve Brian, “The Personal and the Political: Elia Kazan’s On the Waterfront” in RAPF Joanna E. (ed), On the Waterfront, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 23.

« America America is now my favourite of the films I’ve made, but early in 1963, when I was editing it with Dede Allen, I had doubts about its worth ». KAZAN Elia, Elia Kazan: A Life, New York, Da Kapo Press, 1997 (First Edition: New York, Knopf, 1988), p. 658.

BOURGET Jean-Loup, Hollywood, un rêve hollywoodien, Paris, Armand Colin, 2006, p. 202.

Le journaliste américain Joan Didion écrivit dans l’édition américaine de Vogue en 1961 : « La rédemption est le sujet du film : pas simplement la rédemption en tant que telle, mais l’idée de l’Amérique comme rédemptrice. » Joan Didion cité in COLOMBANI Florence, Elia Kazan, Une Amérique du chaos, Paris, Editions Philippe Rey, 2004, p. 105.

MICONE Marco, Le Figuier enchanté, Montréal, Boréal, 1998, p. 87-88.

« My name is Elia Kazan. I’m a Greek by blood, a Turk by birth and an American because my uncle made a journey.  »

« L’acculturation est négative quand elle constitue un facteur de désintégration (déculturation) ou quand elle provoque des tensions (notamment affective) aboutissant à des conflits internes. Par contre, elle est positive lorsqu’elle n’affecte pas le penser des individus et qu’elle permet un enrichissement mutuel des personnalités et des sociétés. » BAYILI Blayse, Culture et inculturation : approche théorique et méthodologique, Paris, L’harmattan, 2008, 40.

KRISTEVA Julia, Étrangers à nous-mêmes, Paris, Gallimard, 1991, p. 20.

« Kazan reverses the classic immigrant’s journey to rediscover what was left behind in the old world. Interestingly, his discarded self also entails a return of the Freudian ‘uncanny’; it is a hidden, unconscious self that never leaves but marks a permanent vacancy and negativity. For Kazan, the hungry self of every outsider and immigrant to America. » GIRGUS Sam B., Hollywood Renaissance: The Cinema of Democracy in the Era of Ford, Capra, and Kazan, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 171.

« What then is the American, this new man? He is an American, who, leaving behind him all his ancient prejudices and manners, receives new ones from the new mode of life he has embraced, the new government he obeys, and the new rank he holds. He has become an American by being received in the broad lap of our great Alma Mater. Here individuals of all races are melted into a new race of man, whose labors and posterity will one day cause great changes in the world. Americans are the western pilgrims. » St JOHN DE CREVECOEUR Hector J., « Letter III » in Letters from an American Farmer (1782), New York, Fox Duffield and Company, 1904, p. 54.

Simon Patrick, « La statistique des origines : l’ethnicité et la ‘race’ dans les recensements aux Etats-Unis, Canada et Grande Bretagne » in Dir. CHENU Alain, Société Contemporaines n° 26, La Catégorisation statistique, Avril 1997, p. 15.

Voir l’analyse de l’évolution du mythe proposée par Marientras Elise, « Espoirs et embûches de la Terre Promise. Les premiers pas des élus en Amérique », Diasporas, Histoire et Sociétés, n° 1, « Terres promises, terres rêvées », octobre 2004, Toulouse, Presses universitaires du Mirail. Article en ligne (dernier accès le 15/11/2010) : http://framespa.univ-tlse2.fr/76665718/0/fiche___pagelibre/&RH=diasporas

« Migration is a one way trip. There is no ‘home’ to go back to. » Hall Stuart, « Minimal Selves » in BHABBA Homi K and APIGNANESI Lisa, Identity: The Real Me, London, Institute of Contemporary Arts, 1987, 44.

Rollet Sylvie, « Le non-lieu et l’entre-deux dans America America d’Elia Kazan : un territoire d’images », in Diasporas, Histoire et Sociétés n° 4, « Cinéma, cinéma », octobre 2004, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, p. 18.

Ibíd.

Maurice Halbwachs relie le présent au passé ainsi que la mémoire familiale à la mémoire collective : « Dans le cadre de la mémoire familiale ce sont bien des figures et des faits qui font office de points de repère et chacune de ces figures exprime tout un caractère, chacun de ces faits résume toute une période de la vie du groupe, ce sont à la fois des images et des notions… à partir du cadre nous nous sentons capables de reconstruire les images des personnes et des faits. » HALBWACHS Maurice, La Mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997, p. 153.

Ferro Marc, « Le Ressentiment dans l’Histoire », in Dir. HÄHNEL-MESNARD Carola, LIÉNARD-YETERIAN Marie and MARINA Cristina, Culture et Mémoire, Représentations contemporaines de la mémoire dans les espaces mémoriels, les arts du visuel, la littérature et le théâtre, Palaiseau, Editions de l’Ecole Polytechnique, 2008, p. 20.

« This story was told me over the years by the old people in my family. They remembered Anatolia, the great central plateau of Turkey in Asia and they remember the Mount Argus standing above the plain. Anatolia was the ancient home of Greek and Armenian people, but five hundred odd years ago the land was overrun by the Turks. »

Brian Neve souligne que le chef opérateur, Haskell Wexler, mit son expérience dans le genre du documentaire au profit de la construction visuelle du film: « The film brings a strong documentary technique to constructing the look (esp. the look of the faces), as well as the sound and feeling of Anatolian life of the end of the 19th century. » NEVE Brian, Elia Kazan, The Cinema of an American Outsider, London, IB Tauris, 2009, p. 151.

La voix off évoque l’invasion turque au moment où la camera adopte un point de vue en plongée sur le village, puis elle aborde la question des minorités alors que les mouvements de caméra se limitent à un axe horizontal : « This story was told me over the years by the old people in my family. They remember Anatolia, the great central plateau of Turkey in Asia and they remember the Mount Argus standing above the plain. Anatolia was the ancient home of Greek and Armenian people, but five hundred odd years ago the land was overrun by the Turks. And from that day the Greeks and Armenians lived here but as minorities. The Greek subject people; the Armenian subject people. They wore the same clothes as the Turks, the fez and the sandal, ate the same food, suffered the heat together, used the donkeys for burdens, and they looked up at the same mountain but with different feelings, for in fact they were conquerors and conquered. The Turks had an army; the Greeks and the Armenians lived as best as they could ».

COLOMBANI Florence, Elia Kazan, Une Amérique du chaos, op. cit., p. 113.

KAZAN Elia, America America, New York, Popular Library, 1962.

Yves Carlet utilise l’image de cercles concentriques pour évoquer ce double enfermement: « Kazan’s protagonists are caught in two concentric circles in which they are both imprisoned and excluded: that of the family, whose constraints, taboos, prohibitions are seen as obstacles to growth, creativeness, opening out; and that of society which echoes and amplifies these girdles. » Carlet Yves, « Frank Capra and Elia Kazan, American outsiders », URL : http://ejas.revues.org/8766 (dernière consultation: 17 décembre 2010).

Dans sa biographie, Kazan explique que le père de Kazan se réfugiait derrière le « sourire anatolien » face aux Turcs comme aux Américains : « When Father had first come to America, he must have felt that he was still in a hostile and threatening environment—after all, he could not speak the language—so he continued to behave in New York as he had among the Turks, guarding himself to be circumspect, always beyond criticism on the streets and in the marketplace, always ready with his smile of compliance. He’d learned to bet by on his cleverness and never say anything that might be misinterpreted. He learned to survive by cunning, by guile, and by restraining his real reactions. He couldn’t afford to behave truly on the streets or in his store. He had to please and flatter his customer. » KAZAN Elia, Elia Kazan: A Life, op. cit., p. 11. 

« I’ve had to do things that… while we live at the mercy of the Turks, but Stavros, I’ve always kept my honour safe inside me ».

KRISTEVA Julia, Étrangers à nous-mêmes, op. cit., p. 14. A la question posée par l’auteure : « Faut-il admettre qu’on devient étranger dans un autre pays parce qu’on est déjà un étranger de l’intérieur ? », le film de Kazan semble répondre par l’affirmative. Ibidem, p. 26.

Zenick Clélia, « America America, la danse du désir », Positif n°518.

GRENAUDIER-KLIJN France, Une Littérature de circonstances : texte, hors-texte et ambiguïté générique à travers quatre romans de Marcelle Tinayre, Bern, Peter Lang, 2004, p. 76.

Ibídem, p. 77.

« L’histoire du « picaro » comporte, avec toutes sortes de variantes, un certain nombre de thèmes qu’on retrouve d’un roman à l’autre : le récit des origines du filou, son enfance et ce qui l’a réduit à l’errance sans fin, son obsession de la faim et de l’argent, son évolution dans une société caricaturale qui le rend à chaque étape moins niais et plus cynique. » BENOIT Annick et FONTAINE Guy, Lettres européennes : manuel d’histoire de la littérature européenne, Bruxelles, Ed. de Boeck Université, 2007, p. 261.

« Stavros, the protagonist of America America, escapes from the sterilizing control of his father only to fall under the sway of a succession of foster-fathers or father-figures, from his cousin the carpet-dealer to Garabet the revolutionary, then to Alebo the carpet “king,” and finally to the good-natured, but crafty padrone who helps him usurp the identity of his deceased friend, Hohannes. » Carlet Yves, « Frank Capra and Elia Kazan, American outsiders », URL : http://ejas.revues.org/8766 (dernière consultation: 17 décembre 2010).

Dir. MOLHO Maurice et REILLE Jean-Francis, Romans picaresques espagnols, « Introduction à la pensée picaresque », Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1968, p. XVIII.

« You have to be what I am to understand! »

“On board ship Kazan and Wexler create and observe the class divisions with something of the 159 pictorial care of Alfred Stieglitz, in his renowned 1907 photograph ‘The Steerage’. That picture of the second- and third-class decks, with a man on the upper deck in a straw hat catching the eye, was taken on the trans-Atlantic steamer Kaiser Wilhelm II, although it was travelling from rather than to America, carrying migratory workers.” Neve Brian, op. cit., p. 158.

Rollet Sylvie, «  Le non-lieu et l’entre-deux dans America America d’Elia Kazan : un territoire d’images »,  op.cit., p. 19.

« My honour is safe inside me. »

DELEUZE Gilles, L’Image-Mouvement, Paris, Editions de Minuit, 1983, p. 205.

Ibíd., p. 20.

Kate Smapsell-Willmann, Lewis Hine as Social Critic, Mississippi, University Press of Mississippi, 2009. Consulter les pages où l’auteur compare les photographies de Lewis Hine et Alfred Stieglitz. Ibidem, p.46-49.

« Beaucoup de récits hollywoodiens, et ce n’est bien sûr par un hasard, sont construits sur le modèle du success story : un individu – en général un quidam parti de rien ou face à une difficulté importante – surmonte un à un tous les obstacles qui entravent son ascension sociale, professionnelle ou autre et, parce qu’il fait montre de vertus (il est d’ordinaire courageux, loyal, volontaire), parvient à atteindre son but (l’amour, la réussite, le succès). » DUBOIS Régis, Hollywood, cinéma et idéologie, Paris, Editions Sulliver, 2008, 41.

KRISTEVA Julia, Étrangers à nous-mêmes, op. cit., p. 9.

BOURGET Jean-Loup, Hollywood, un rêve hollywoodien, op. cit., p. 26.

Der Ruf de Josef von Baky (1948/49) – De la difficulté de rentrer d’exil

Ce n'est pas tant pour ses qualités filmiques que pour le témoignage de première main sur l'exil de l'élite artistique et intellectuelle chassée d'Allemagne par les nazis qu'il constitue, que nous avons choisi de nous intéresser, dans le cadre de cette communication, au film Der Ruf de Josef von Baky dont l'acteur Fritz Kortner fut la cheville ouvrière.

Fritz Kortner, un des acteurs les plus en vue du théâtre allemand d'avant-guerre, avait quitté l'Allemagne au moment même où Hitler accédait à la Chancellerie. Profitant d'une tournée à l'étranger, il s'installa dans un premier temps en Autriche, avant de partir pour l'Angleterre en 1934, puis pour les États-Unis en 1937[2] » (« Kulturbolschewist ») que la presse officielle et officieuse stigmatisait alors à longueur de colonnes. Kortner constitue, à plus d'un titre, une figure emblématique de l'exilé: homme de culture, homme de gauche engagé et d'origine juive, la presse d'extrême droite ne manquant pas une occasion d'accoler son nom de baptême à son nom d'artiste. Après quinze ans passés hors d'Allemagne, Fritz Kortner était rentré des  États-Unis en décembre 1947 pour participer avant tout à la renaissance du théâtre allemand. Mais devant la difficulté à obtenir un engagement en raison de sa nationalité américaine, il se lança donc dans le projet d'un film qui devait contribuer à la réconciliation entre Allemands.

Pommer, l'homme tout-puissant du cinéma des années vingt, qui était alors le fonctionnaire américain à la tête du Département des films mit sur pied, grâce à un financement américain, la production d'un film qui devait s'opposer au néofascisme qui, à l'époque déjà, fleurissait ici ou là, et à l'antisémitisme qui n'était encore en partie pas éradiqué. Je fournis l'idée et écrivis le scénario: la 'Société de films von Baky et König' m'engagea pour le rôle et choisit Hanna[4]

Le film fut tourné dans un contexte difficile, à la fois sur le plan matériel et sur le plan humain: Outre le blocus de Berlin imposé par les Soviétiques aux Alliés occidentaux quelques jours avant le début du tournage, prévu le 1er juillet 1948 et qui obligea l'équipe à se replier à Munich, Der Ruf aborde de front une thématique qui est loin de soulever dans l'Allemagne d'alors l'enthousiasme du public. Le film met en scène un de ces émigrés rentrant d'exil (pour lesquels la langue allemande utilise le terme de Remigrant), c'est-à-dire pour reprendre une définition exacte du mot pas tant un de ceux « qui ont attendu 'le visage tourné vers l'Allemagne' la première occasion de rentrer au pays » qu'un de ceux « qui, dans le pays où ils avaient trouvé refuge, s'étaient déjà acculturés et pour lesquels un retour était donc un choix parmi plusieurs autres alternatives. »

Der Ruf débute à Los Angeles où le Professeur Mauthner vit en exil depuis quinze ans. Cette date est d'ailleurs l'occasion d'organiser une fête qui rassemble à la fois des compagnons d'infortune et quelques étudiants américains de Mauthner, qui a trouvé un poste aux États-Unis dont il est devenu citoyen. Cette soirée lui permet de faire part à ses connaissances du courrier qu'il vient de recevoir: l'Université allemande de Göttingen lui propose une chaire de philosophie qu'il envisage d'accepter. La soirée se poursuit par une discussion animée entre partisans et adversaires d'un retour en Allemagne. Le film continue par le récit du retour de Mauthner, accompagné de sa gouvernante allemande, de deux assistants ainsi que de l'assistante à laquelle il voue une admiration qui dépasse le seul cadre intellectuel: en bateau d'abord jusqu'à Cherbourg, puis en train via Paris, où Mauthner décide de renoncer à séjourner afin de rentrer plus rapidement en Allemagne.

La suite s'articule en deux parties:

une première se déroule à Berlin où Mauthner fait deux rencontres essentielles: celle de Fechner, un collègue qui briguait le poste que Mauthner vient d'obtenir et celle de Lina, son ex-femme qui lui apprend que leur fils, âgé aujourd'hui de 22 ans, a survécu à la guerre, mais qu'il est encore prisonnier. Le spectateur découvre bientôt qu'il a en été libéré et appartient au cercle d'étudiants qui entourent Fechner.

Une seconde retrace la prise de fonction de Mauthner à Göttingen et s'étend de l'accueil qui lui est réservé à la gare par les autorités de l'université à la soirée organisée en son honneur et au cours de laquelle se font jour les rancœurs antisémites d'une partie du monde universitaire (qui vont du reste provoquer sa mort) en passant par la leçon inaugurale qu'il prononce dans le vénérable amphi de l'université.

Nous avons donc affaire dans Der Ruf à la catégorie d'exilés qui était regardée avec le plus de mépris par les Allemands à leur retour, mais aussi à celle qui fut probablement le plus touchée par le déchirement identitaire qu'implique la perte de sa nationalité et la nécessité d'en trouver une de substitution. Nous commencerons par présenter la façon dont est montré l'exil aux États-Unis avant d'étudier les deux Allemagnes qui s'affrontent après le retour des émigrés. Nous nous demanderons enfin dans quelle mesure leur retour, plutôt qu'à une fin de l'exil, ne correspond pas à un exil après l'exil.

La situation de l'exilé

Le film débute par la soirée organisée au domicile de Mauthner pour fêter le quinzième anniversaire de son arrivée aux États-Unis. Les vingt premières minutes du film sont donc constituées de séquences à travers lesquelles apparaissent directement les conditions de vie de la communauté d'exilés installés à Los Angeles. L'exil, tel que le vivent ces intellectuels, est présenté sous un jour plutôt positif: loin du contexte allemand de l'immédiat après-guerre, ce sont des individus bien intégrés dans la société et menant une vie sociale sans histoire qui sont mis en scène. Le caractère agréable de cette existence est souligné, tout d'abord, par le jeu sur la lumière, le film débutant par des scènes de rues et l'arrivée au domicile de Mauthner sous un soleil éclatant. On voit du reste, au petit matin, Mauthner ouvrir les stores saluant « une journée magnifique » tandis qu'un de ses assistants s'exclame: « Qu'est-ce que je suis content d'être ici! » D'autre part, par le caractère léger, voire frivole des occupations auxquelles vaquent les personnages (qui assistent à un concert de musique classique ou devisent de la position « olympienne » de Goethe face aux femmes). Dans les deux cas, le contraste avec la deuxième partie du film située en Allemagne est aussi saisissant que symbolique: les scènes y sont alors quasi exclusivement tournées en intérieur et les quelques rares plans extérieurs se déroulent la plupart du temps la nuit.

Pourtant, il ne faudrait pas en tirer de conclusions trop hâtives qui conduiraient à se méprendre sur la réalité de l'exil entre 1933 et 1945. Kortner, qui était arrivé aux États-Unis en septembre 1937, rappelle l'ambiance qui régnait lors des rencontres entre exilés allemands, notamment au moment de l'entrée en guerre en 1941: « On discutait naturellement de la guerre, l'avancée époustouflante d'Hitler planait, paralysante, sur nombre de nos soirées. » Il faut garder à l'esprit le contexte de ces séquences: elles se situent après la reddition allemande et présentent donc un instantané de la situation des exilés. On ne saurait y voir un reflet fidèle de l'état d'esprit qui avait été le leur, fait de hauts et de bas, mais bien plus la volonté de faire ressortir a contrario les conditions que va trouver Mauthner à son arrivée en Allemagne.

Le film met surtout en évidence ce qui réunit en un même sentiment tous ces Allemands chassés de chez eux et transcende toute divergence d'appréciation, afin de cerner au plus près ce qui fait la spécificité de l'exil. L'éloignement et les années écoulées ne sont pas parvenus à faire se refermer la blessure qu'a représentée leur départ aussi brutal que forcé.

[…] l'Allemagne ne quittait pas notre esprit. J'y demeurais toujours attaché. J'étais partagé comme l'Allemagne aujourd'hui. Nous avions peur pour l'Allemagne et nous savions que le monde devait être libéré d'Hitler pour que nous et nos enfants pussions vivre

Ces mots de Kortner renvoient directement au mal du pays qui s'empare de Mauthner lorsqu'il raconte qu'il se souvient encore précisément de son ancienne adresse à Francfort, de même qu'ils font écho à la polysémie du titre: der Ruf est à la fois l'appel que lui a adressé l'université, mais c'est aussi bien sûr l'appel de la terre natale. La plupart du temps déchus de leur nationalité allemande, les exilés, pour certains, demandé, et obtenu, la nationalité de leur pays d'accueil. Fritz Kortner, né à Vienne en 1892, citoyen de l'Empire austro-hongrois, n'avait pas perdu la sienne, à la différence du personnage de Mauthner qui s'enquiert auprès d'un collègue des démarches à entreprendre pour obtenir le passeport qu'il ne possède plus. Cette séquence fait de ce simple document officiel le révélateur de la crise identitaire des exilés: Si son collègue a demandé un passeport, ce n'est pas pour voyager, c'est simplement parce qu'il en a été longtemps privé. Le passeport représente pour lui « quelque chose que l'on peut confisquer à son titulaire, quelque chose qu'on lui refuse simplement », mais aussi, lorsqu'on est devenu citoyen américain, un document qui permet de voyager dans le monde entier… à l'exception des puissances de l'Axe et interdit donc de rentrer chez soi.

Le « chez soi » ou la Heimat – pour reprendre le terme allemand, intraduisible parce qu'indéfinissable – apparaît donc comme une réalité qui se dérobe tant au niveau spatio-temporel que sur le plan matériel. On peut vérifier à plusieurs reprises la difficulté de lui donner un même et unique sens par la multiplicité des acceptions qu'il prend chez les personnages. Que l'on identifie – ainsi que le fait la gouvernante de Mauthner – le bon vieux temps à l'Allemagne stable de Guillaume II (l'un des invités lui faisant au demeurant remarquer que du temps du roi David la situation était encore plus confortable, allusion à peine voilée à la judéité de la majorité des exilés) ou que l'on prétende avoir trouvé dans les États-Unis une terre d'adoption (Wahlheimat) apte à remplacer l'Allemagne – à l'instar d'un collègue de Mauthner qui estime que « pour Los Angeles un aller simple suffit » – le refus de s'identifier à l'Allemagne contemporaine est manifeste. C'est pour Mauthner, du fait de sa plus grande tolérance que la difficulté à se situer est la plus aiguë. Il justifie la nécessité de rentrer en Allemagne, qui apparaît aux yeux de beaucoup de ses proches comme incompréhensible, en expliquant qu'entre l'Allemagne et lui, c'est « une histoire d'amour ».

Kortner et Von Baky ont choisi de souligner le déracinement et le déchirement de ces exilés en réservant un traitement particulier à la langue qui en fait une manifestation de cette crise identitaire. Mauthner, professeur de philosophie, fait partie de cette catégorie d'exilés pour qui il est extrêmement difficile, voire quasiment impossible, d'atteindre dans la langue étrangère un niveau d'aisance qui permette d'exercer son art avec la même finesse et les mêmes nuances que dans sa langue maternelle. Une expérience que Kortner avait lui-même faite, puisqu'il avait dû apprendre l'anglais lors de son séjour en Angleterre. En choisissant de réaliser un film bilingue, Kortner ne visait pas seulement le public américain; il souhaitait d'une façon plus large montrer à quel point la langue constitue le point d'arrimage le plus fort au pays natal, voire l'essence même de ce que représente pour Mauthner la notion de Heimat. (Notons au passage que ce lien relevait probablement davantage du vécu de  Kortner que de celui de son personnage). Lors de la halte que Mauthner fait à Paris sur le chemin du retour – qu'il écourte parce que le besoin de retrouver l'Allemagne est devenu trop impérieux – il avoue à son assistante: « Je suis trop près de l'Allemagne pour ne pas parler allemand. »

La langue est aussi utilisée à de multiples reprises comme élément scénaristique. (Il arrive aussi qu'elle le soit, à l'occasion, comme élément de comique). Lorsque Mauthner retrouve son ex-femme, ils s'adressent la parole en anglais. Tous deux trouvent l'usage d'une langue seconde étrange, mais néanmoins tout à fait adaptée à la situation de deux êtres qui se sont éloignés l'un de l'autre. La langue étrangère peut ainsi marquer de façon emblématique une appréhension plus distanciée de la réalité parce que les mots ne véhiculent pas la même charge émotionnelle, même s'ils recouvrent la même réalité. Je prendrai deux autres exemples: tout d'abord celui de la gouvernante qui reconnaît qu'elle a réussi à être « happy », mais pas « glücklich » aux États-Unis. Ensuite, celui de Mauthner pour qui prononcer le mot « Deutschland » est bien plus difficile que de prononcer « Germany ». Alors même qu'il se trouve sur le bateau qui le ramène en Europe, il ne parvient à répondre que de façon contournée à un passager qui lui demande où il se rend avant de parvenir, pour la première fois à prononcer le nom d'Allemagne:

– Où est-ce que vous allez ? En France ? En Suisse ?         
– Non, plus loin. Sur les traces de Heine. En Allemagne.

La réaction de son interlocuteur ("Nach Deutschland wollen Sie gehen?" en même temps qu'il fait volte-face) marque l'incompréhension à laquelle semblait s'attendre Mauthner. On notera au passage la référence à Heine, l'un des plus célèbres exilés de l'histoire de l'Allemagne, qui souligne l'ambivalence des sentiments de l'exilé, entre amour de sa patrie et rejet d'un système politique. Ce sont aussi des vers de Heine, extrait de Deutschland – Ein Wintermärchen, que cite Mauthner lors du passage de la frontière:

Et comme j'arrivai à la frontière        
      Je sentis puissamment cogner         
      A l'intérieur de ma poitrine, je crois même     
      Que mes yeux commencèrent à se mouiller.

Les deux Allemagnes

Une fois le retour effectué, la majeure partie du film aborde la situation qui s'offre à Mauthner dans l'Allemagne retrouvée. Le tableau est brossé de la perspective d'un regard étranger qui jette sur le pays et ses habitants un œil extérieur dépourvu de toute complaisance. Quel que soit le cadre dans lequel ont lieu ses rencontres, il apparaît dans un premier temps comme un privilégié qui n'a pas eu à souffrir des conséquences de la guerre et pense pouvoir mener dans le Berlin de l'après-guerre une existence normale, à l'image de Fritz Kortner qui note dans son livre de souvenirs:

Un malaise tenace pesait sur moi au cours de ces premières semaines à Berlin. En tant qu'Américain, je mangeais mieux, j'avais suffisamment de tabac ainsi que d'autres avantages. Je faisais cadeau de la plus grande partie pour adoucir mon subconscient

Ses différents interlocuteurs ne manquent d'ailleurs jamais de lui faire sentir, de façon plus ou moins marquée, qu'il n'est pas le bienvenu. Citons, à titre d'exemple, le dialogue entre Mauthner et un employé du service de recherche aux personnes qui lui conseille de se renseigner auprès de ses connaissances. Mauthner qui indique qu'il « va rapidement téléphoner » hérite alors en guise de réponse d'un « oui, c'est ça, vite », dont l'ironie souligne la façon dont le Remigrant est déconnecté de la réalité, passer un coup de fil dans le Berlin d'alors relevant en effet de la gageure. Évoquons encore cette scène au restaurant, où, alors qu'il s'apprête à passer commande, la serveuse lui signale qu'il est trop tard car l'établissement va fermer ou enfin, le plan qui résume le mieux le regard extérieur que porte Mauthner sur cette société où il a du mal à trouver sa place. Perdu au milieu d'une foule aux prises avec la bureaucratie, il regarde sur le mur la trace laissée par un tableau longtemps en place et enlevé depuis peu et ne peut s'empêcher de voir le portrait du Führer encore en place, comme le suggère la superposition des deux plans.

La position de Mauthner qui rentre en Allemagne est pourtant loin d'être celle d'un vainqueur revanchard venu en conquérant. Il ne vient au contraire que pour reprendre la place qui était la sienne et qu'il avait dû abandonner sous la contrainte du régime. Face à Lina, son ex-femme, il insiste sur le fait qu'« après une guerre, on devrait enterrer les inimitiés » et que plutôt que de se jeter sans fin des reproches au visage, il vaut mieux chercher à aller de l'avant. Son retour permet donc de le placer directement face à l'autre Allemagne qui prend les traits de trois personnages:

 ceux de Lina, son ex-femme, qui représente avant tout le lien avec le passé intime de Mauthner

 ceux de Fechner, qui incarne le lien avec le passé, mais aussi le devenir professionnel de Mauthner.

 ceux de Walter enfin, son fils que Mauthner ne connaît pas puisqu'il était encore bébé lorsque il a pris le chemin de l'exil et qui symbolise la relève des générations futures qui seront bientôt amenées à diriger l'Allemagne.

La confrontation entre Mauthner et chacun de ces trois personnages permet de dresser le tableau du Remigrant tel qu'il apparaissait dans l'espace public allemand de ces années-là. La première rencontre entre Lina et Mauthner est l'occasion de thématiser les griefs réciproques que chacun nourrit vis-à-vis de l'autre, mais qui dépassent les seuls individus: c'est, d'une part, le reproche de trahison adressé aux exilés, qui, par leur départ et leurs activités à l'étranger, auraient fait le jeu de l'ennemi et, d'autre part, le reproche adressé à ceux qui en restant au pays ont cautionné le régime. En témoigne cet échange:

– Ce n'est donc pas à moi en tant que personne que tu reproches les bombardements, mais en tant qu'Américain.

– Ce n'est pas ce que tu es?

– Encore un peuple auquel tu es hostile!

– Ça y est, c'est reparti?

– Tu fus ma première rencontre avec ce préjugé et cette haine.

Comme on le voit, la défiance est telle entre ces deux incarnations de l'Allemagne qu'elles semblent irréconciliables malgré la volonté affichée de Mauthner. L'allusion à l'antisémitisme de la société allemande, à travers le reproche adressé à Lina, est encore plus nette si l'on s'intéresse à la rivalité qui oppose les deux universitaires. Fechner, une des premières rencontres que Mauthner fait à son arrivée, apparaît d'emblée comme un personnage préoccupé avant tout par sa propre personne et convaincu que le poste pour lequel Mauthner est rentré lui revient de droit. On voit, à travers ce personnage, la rancœur et la jalousie vis-à-vis de celui qu'il considère comme un usurpateur prendre corps, tout comme on assiste au craquèlement progressif de l'apparente bonne conduite qui aurait été la sienne pendant le régime nazi.

Il se présente en effet comme membre de « l'émigration intérieure » Cette volonté manifeste de réconciliation de Mauthner (qui était également celle de Kortner) renvoie au refus de la thèse de la « culpabilité collective » à laquelle Kortner consacre quelques lignes dans ses mémoires:

J'étais et je reste persuadé qu'il n'existe pas de culpabilité collective allemande, mais une culpabilité collective des cercles dirigeants en Allemagne, en Angleterre, en France et en Amérique du fait de la tolérance à l'égard de l'ascension hitlérienne, de sa prise de pouvoir et de ses conquêtes. Cette complicité a pris fin en Amérique grâce à Roosevelt et en Angleterre grâce à Churchill

En Allemagne, les exilés qui rentraient se trouvèrent dans les premières années de l'après-guerre bien malgré eux au cœur d'une polémique déclenchée en août 1946 par une lettre ouverte dans laquelle l'écrivain Frank Thieß reprochait aux exilés « d'avoir assisté depuis les loges et les parterres de l'étranger à la tragédie de l'Allemagne ». On en retrouve les principaux points dans les déclarations polémiques de Maria Sevenich en juin 1946:

Bien des choses que [les Alliés] font de travers sont la faute de l'émigration. […] L'émigration juive en particulier a imposé à l'étranger des points de vue erronés. Les plus grandes difficultés viennent maintenant de ces émigrants qui se promènent en uniforme allié

Certes, pas plus Mauthner que Kortner ne portaient l'uniforme américain, mais le rappel des sentiments portés aux exilés montre que leur retour en Allemagne était bien loin de signifier pour eux la fin des problèmes. Der Ruf montre nettement l'échec de cette tentative: Mauthner, qui meurt peu de temps après sa leçon inaugurale, ne trouve pas sa place dans la société allemande d'après-guerre, car l'Allemagne ne peut offrir à l'ancien exilé la place qu'il pensait être la sienne. La « love affair » avec son pays qu'il évoque ne peut trouver d'issue positive. On peut penser que l'optimisme du philosophe et sa confiance dans le genre humain, dont témoignent son cours sur Platon et son insistance à démontrer que « la vertu est une valeur qui s'apprend », étaient sinon exagérés, du moins un peu prématurés. En cela, on peut se demander si à l'exil véritable, ne succède pas un exil après l'exil, tant la situation à laquelle est confronté Mauthner après son retour fait de lui un homme qui ne parvient pas à véritablement se réinsérer et demeure soutenu seulement par une poignée de fidèles, qui plus est, en grand nombre, américains.

Je prendrai comme exemples de cet isolement tout d'abord la conversation avec son ex-femme, qui se déroule dans la salle silencieuse et quasiment déserte d'un bar alors que dans la pièce d'à côté, Fechner répand son fiel sur ce qu'est en train de devenir l'Allemagne. La deuxième illustration est constituée par la réaction de rejet à sa leçon inaugurale sur Platon: à la fin de son exposé, la majeure partie du public quitte l'amphithéâtre sans dire mot pour manifester sa désapprobation. Le départ de Mauthner n'est salué que par de maigres applaudissements. Enfin, la soirée organisée à l'occasion de sa prise de fonctions –qui dégénère en affrontement entre partisans et adversaires– présente elle aussi un exilé perdu au milieu d'étudiants et de collègues hostiles.

Il est un autre élément qui peut, à mon avis, être interprété également dans le sens de ce deuxième exil contraint. C'est le traitement de la langue dans la scène centrale de la leçon inaugurale de Mauthner à l'Université de Göttingen. Bien qu'il se trouve devant un parterre d'étudiants et d'universitaires allemands, le discours est tenu, à l'exception des premières phrases, en anglais. Le passage d'une langue à l'autre se fait par un changement de plan qui fait basculer de l'amphithéâtre à une pièce contiguë dans laquelle un des assistants américains de Mauthner écoute le discours que Mauthner a enregistré en anglais quelques heures plus tôt. Rien ne justifie effectivement ici le choix de l'anglais, hormis la volonté de souligner la distance qui s'est installé au cours de l'exil entre l'intellectuel perçu comme un donneur de leçons et un public qui, il y a peu de temps encore, subissait les assauts répétés de la propagande nazie.

Il faut attendre la dernière séquence du film au cours de laquelle Walter, le fils de Mauthner, vient s'excuser auprès de lui, pour pouvoir dépasser cette vision unilatéralement pessimiste. En effet, l'évolution positive de son fils –à l'image de l'évolution de son ex-femme qui est revenue sur sa position– souligne le rôle indispensable que joue le retour de l'exilé, qui semble avoir eu raison de croire en une autre Allemagne. En imposant sa présence aux yeux de la société allemande, il force celle-ci à dépasser les préjugés qui sont les siens et du même coup à repenser son attitude vis-à-vis des exilés. Son fils passe ainsi du rejet total formulé en ces termes: « Retournez en Amérique. Nous ne vous avons pas appelé. » à une attitude qui montre que les espoirs d'amendement que place Mauthner en l'espèce humaine ne sont pas infondés: En s'excusant, Walter conjure son père de rester.

C'est donc finalement par le rôle de catalyseur que joue Mauthner en rentrant au pays que les idées qu'il défend retrouveront la place qui leur revient dans l'Université et la société allemandes. Cela passe par le nécessaire « sacrifice » du personnage, qui est un moyen de tempérer l'optimisme dont il faisait preuve avant de rentrer, à l'image de Kortner lui-même qui se trouvait « sous l'emprise d'un enthousiasme presque excessif vis-à-vis de ce qu'on appelait l'autre, la bonne Allemagne».

Il nous semble, en conclusion, que l'issue du film relativise quelque peu les espoirs de réconciliation que nourrissait Mauthner avant de rentrer et montre que bien des progrès doivent encore être accomplis. L'exil apparaît fondamentalement comme une perte de repères traumatisante, une cassure irrémédiable qui fait que rien ne peut plus être comme avant.

Pourtant, la succession d'images qui défilent en surimpression, dans un mélange d'onirisme et de remémoration alors que Mauthner gît sur son lit de mort, laisse entendre qu'il n'y a pas une unique réponse. Tandis que les compagnons de Mauthner se détournent, sans doute pour toujours, de cette Allemagne décidément inamendable, on voit Mauthner revenir aux États-Unis, mais sans quitter son manteau et en précisant qu'il ne peut pas rester, car ce lieu n'est pas, pour lui, celui où il pourra trouver la paix ainsi qu'il le souligne par ces mots: « Je veux retourner chez moi. »



       Pour les détails concernant la biographie de Fritz Kortner, on se reportera à son autobiographie Aller Tage Abend, parue en 1959, ainsi qu'à l'ouvrage de Peter Schütze Fritz Kortner dans la série Rowohlts Monographien, Rowohlt, Reinbek bei Hamburg, 1994.

       Comme le rappelle Gilbert Merlio, le « bolchevisme culturel » est un « terme vague qui désigne l'ensemble des formes d'art et de culture considérées par les tenants du nationalisme antidémocratique comme 'étrangères' (artfremd) et nuisibles à la culture nationale. Le national-socialisme mettra un soin particulier à se poser comme héritier de la grande culture allemande du passé (amputée néanmoins de toute la part qui revient aux créateurs et intellectuels juifs!) alors qu'il n'en est que la perversion ultime. Hitler sera bientôt perçu non seulement comme celui qui aura effacé les effets du Traité de Versailles, mais aussi comme l'homme d'État ayant achevé l'œuvre bismarckienne en faisant coïncider nation politique et nation ethnoculturelle. Seuls les exilés continueront à se réclamer de 'l'autre Allemagne', celle de la Kulturnation libérale et cosmopolite qu'ils opposaient au mythe du Reich. »             
MERLIO Gilbert, « Kulturnation et lieux de mémoire littéraires », in: DEMESMAY Claire et STARK Hans, Qui sont les Allemands?, Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve d'Ascq, 2006, p.99.

       Johanna Hofer était l'épouse de Fritz Kortner.

       « Pommer, der allmächtige Filmmann der zwanziger Jahre, nun beamteter amerikanischer Leiter der Abteilung für Film, brachte die Produktion eines Filmes, mit amerikanischer Finanzhilfe, zustande, der sich gegen den schon damals da und dort auflebenden Neofaschismus und den zum Teil noch unbeseitigten Antisemitismus wenden sollte. Ich lieferte die Idee und schrieb das Drehbuch; die 'von-Baky-und-König-Filmgesellschaft' engagierte mich für die Rolle und Hanna, die inzwischen eingetroffen war, als meine Partnerin. »       
Fritz Kortner, Aller Tage Abend, 4ème édition, dtv, 1972, p.359.

       On se reportera à la préface du volume de la revue Exilforschung consacré à l'exil et la « rémigration ».       
CROHN, Claus-Dieter (Dir.) Exil und Remigration, Revue Exilforschung N°9, edition text+kritik, Munich, 1991.

       Fritz Kortner, Aller Tage Abend, p.320.

       « uns ging Deutschland nicht aus dem Kopf. Ich hing und hing daran. Ich war gespalten wie heute Deutschland. Wir bangten um Deutschland und wussten, die Welt musste von Hitler befreit werden, wenn wir und unsere Kinder leben sollten. » Fritz Kortner, Aller Tage Abend, p.325.

       « Wohin wollen Sie fahren? Nach Frankreich? Nach der Schweiz? / Nein, weiter. Auf den Spuren Heines. Nach Deutschland. »

       « Und als ich an die Grenze kam      
                Da fühlt'ich ein stäkeres Klopfen    
                In meiner Brust. Ich glaube sogar   
                Die Augen begunnen zu tropfen. »
                HEINE Heinrich, Deutschland. Ein Wintermärchen, Cap.I, 5ff.

    « Ein zähes Unbehagen lastete auf mir in jenen ersten Wochen in Berlin. Als Amerikaner aß ich besser, hatte reichlich Tabak und andere Vergünstigungen. Ich verschenkte das meiste zur Besänftigung meines Unterbewusstseins. »          Fritz Kortner, Aller Tage Abend, p.358.

« Du wirfst mir die Bombardierungen also nicht persönlich vor, sondern als Amerikaner? / Bist du das denn nicht? / Wieder ein Volk, dem du feindselig gegenüberstehst. / Geht das wieder los? / Du warst meine erste Begegnung mit diesem Vorurteil und diesem Hass. »

    « Nous de l'émigration intérieure » dit-il en parlant de lui ( « Wir von der inneren Emigration. » )

    « Es gibt weder ein Volk von Verbrechern, noch ein Volk von Helden. Was weiß ich, wie ich mich verhalten hätte, wenn ich hätte drüben bleiben können? »

    « Ich war und bin überzeugt davon, dass es keine deutsche Kollektivschuld gibt, jedoch eine Kollektivschuld der machthabenden Kreise in Deutschland, England, Frankreich und Amerika durch die fast komplicenhafte Duldung des hitlerischen Aufstiegs, seiner Machtergreifung und seiner Raubzüge. Diesem Komplicentum wurde in Amerika durch Roosevelt und in England durch Churchill ein Ende bereitet. »              Fritz Kortner, Aller Tage Abend, p.344.

    Fritz Kortner, Aller Tage Abend, p.320.

A la recherche de la noblesse émigrée dans les films français concernant la Révolution française

Le 17 juillet 1789, le comte Charles Philippe d'Artois, frère cadet de Louis XVI et futur Charles X, réputé pour ses frasques et ses débauches, quitte Versailles pour l’Italie. On sait son hostilité radicale à la transformation politique entamée dans le royaume depuis mai. Il n’a pas hésité à qualifier les députés aux Etats Généraux de « canailles » et ses thèses radicales lui valent l'inimitié du peuple. Après la prise de la Bastille, le 14 juillet 1789, Louis XVI a refusé de se rallier aux propositions radicales du parti aristocratique que mène son frère cadet, chef de file de ces absolutistes. Il quitte donc la France pour l'étranger plus précisément d’abord pour Bruxelles puis pour Turin où il rejoint le duc de Savoie et roi de Sardaigne, Victor Amédée III, père de son épouse, Marie Thérèse de Savoie. Il est accompagné de ses enfants et de plusieurs grands seigneurs : le prince de Condé et sa famille, les Polignac, le comte de Vaudreuil, amant de Madame de Polignac, l'abbé de Vermond, confesseur de Marie-Antoinette…

Très vite, l'opprobre de la population les accompagne dans leur périple : « Ce ne fut pas sans difficulté. Ils trouvèrent partout l'horreur de leur nom, le peuple soulevé contre eux (…). La conspiration de la Cour aggravée de mille récits populaires, étranges et horribles, avait saisi les imaginations, les avaient rendues incurablement soupçonneuses et méfiantes ». Ces princes sont associés à la lutte contre la Révolution et au combat en faveur de la monarchie absolue. En Allemagne, à Vienne, ou en Angleterre, ils préparent avec Charles Alexandre de Calonne, l'ancien contrôleur du Trésor, un plan pour reconquérir la France et Louis V Joseph de Bourbon-Condé, huitième prince de Condé sert même dans le corps des émigrés contre les armées révolutionnaires. La fuite de cette grande noblesse et son hostilité radicale à la Révolution apparaissent comme le trait majeur de ce groupe aristocratique auquel est associée une noblesse moyenne ou petite qui serait, elle aussi, hostile à la nouveauté révolutionnaire, à la liberté et l’égalité pour tous.

Les travaux de Jean-Clément Martin[3][4] après 1814 et marque la phase de restauration du premier XIXème siècle.

Le cinéma français a contribué à entretenir cette approche négative de la noblesse émigrée. Même si le XXème siècle a produit quelques films sur le contexte de la Révolution française, ceux-ci restent néanmoins relativement peu nombreux et surtout n’évoquent que de façon très allusive la question de ces Français partis à l’étranger. Nous allons néanmoins mettre en valeur quelques traits de cette population très stéréotypée par le grand écran. Notre choix de films s’est limité à des œuvres facilement accessibles excluant ainsi les films muets du début du XXème siècle et surtout comportant des scènes mettant en valeur la phase d’émigration sa justification voire le retour d’exil.

1        Les émigrés de Coblence

Après juillet 1791, le prince-électeur de Trèves accueillit le comte d'Artois. Petit à petit, Coblence devint un temps le quartier général des opposants mais à l’approche des troupes révolutionnaires lors de la première guerre des coalitions, le Prince Wenceslas fut obligé de fuir et dut quitter son territoire le 7 octobre 1794. Coblence fut donc un point de chute pour nombre de nobles qui désertèrent le royaume de France dès les débuts de la Révolution de 1789. Les émigrants arrivèrent dans la ville avec à leur tête les frères de Louis XVI. De là, ils organisèrent une contre-révolution en sollicitant l'aide armée des royaumes voisins. Une guerre s'ensuivit, menant les troupes de la jeune République française sur la rive gauche du Rhin en 1794.

C’est cela que cherche à rendre Jean Renoir (1894-1979) dans l’extrait de la Marseillaise ou chronique de quelques faits ayant contribués à la chute de la Monarchie[7][8][9]. Une première version du scénario, très ambitieuse, était prévue pour un film d'une durée de 12 heures, mais après avoir été abandonné par ses financiers, Renoir est obligé de revoir entièrement son script. Dès lors, il entreprend non pas de conter l'histoire de la chute de la monarchie comme le prévoit néanmoins le titre, mais celle de l'unification d'un peuple vers un seul et même but en s’attachant à des personnages touchants. Certes, les partis-pris du film tendent principalement à glorifier le peuple français, le courage de gens simples, riches ou pauvres qui ont affronté, ensemble, les mêmes épreuves. Cela peut expliquer le soutien apporté par le Parti communiste français, car le film est en effet très orienté politiquement. L’univers filmique de la Révolution Française s’y lit alors à l’aune des visées marxistes. Renoir n’a jamais été membre du PCF, mais il a rencontré Marguerite Houllé qui devient sa femme. Elle est fille de militants communistes et réussit à le convaincre d'épouser la cause du peuple ; elle devient sa monteuse pour ses chefs-d'œuvre des années 1930.

Mais, même si la Marseillaise est avant tout un film de commande, il a été réalisé pour l'anniversaire des  150 ans de la Révolution et constitue ainsi une vision d’un phénomène historique. Dans ce film, Jean Renoir peint des révolutionnaires semblables à des gens « très humbles….des simples troupiers » et non des caricatures de personnages hirsutes, le couteau entre les dents comme le véhiculent les anti-communistes de l’entre-deux-guerres. Pour justifier ce parti-pris particulièrement audacieux pour l'époque, le cinéaste s’appuie sur toute une série de notes historiques.

Dans la scène qui nous intéresse, on découvre que le marquis de Saint Laurent, interprété par Aimé Clariond de la Comédie Française, commandant en chef de tous les forts de Marseille, s’est vu renversé par un groupe de citoyens dirigé par un certain Arnaud. Avant de devoir partir en exil, Saint Laurent a eu une discussion avec Arnaud sur la Nation et les citoyens de la France révolutionnaire. Tenant des positions traditionnelles de la société de l’Ancien régime, Saint Laurent a voulu justifier l’ordre du privilège qui le place à la tête des forteresses marseillaises et sa position au service du roi. Incrédule de la situation, Saint Laurent a demandé à Arnaud quel sort l’attendait :

– maintenant une question : qu’est ce que vous allez faire de moi ?   
– vous souhaiter un bon voyage jusqu'à la frontière, un heureux séjour en Allemagne,
et à ne plus vous revoir

Sur fond de musique militaire, le marquis salue, d’un geste de la main, Arnaud qui lui tourne le dos et s’éclipse. La tirade est très orientée puisque, placée en juin 1790, elle présuppose que le marquis veut rejoindre l’Allemagne alors que le mouvement contre révolutionnaire est plutôt alors à Turin autour du comte d’Artois qui cherche désespérément à nouer des alliances avec les souverains européens alors bien ennuyés par cet hôte gênant.

Séquence : Avril 1792. Dans un hôtel de Coblentz, des aristocrates émigrés évoquent leurs souvenirs

Après un fondu au noir, une longue scène de 7 minutes s’ouvre sur un tableau ou l’on peut lire avec une faute :

Hotel Stadt Coblentz
Messieurs les Pensionnaires
sont prié de payer
la Semaine en Avance
Coblentz April 1792                Der Wirt

La scène se joue donc à Coblence capitale du prince souverain de Trèves Clément Wenceslas de Saxe (1739-1812), devenu un des huit électeurs de l'Empire en accédant à l'archevêché en 1768. Il y fait bâtir un nouveau château sur le Rhin en 1786. La ville accueille ainsi des émigrés de plus en plus nombreux.

En 1789 et 1790, il était encore relativement aisé de plier bagages, et de passer la frontière, sain et sauf, même avec ses biens, son argenterie et son or. Il n’en est plus de même après 1791. L'Assemblée législative a par un décret du 31 octobre 1791 ordonné aux émigrés de rentrer avant le 1er janvier de l'année suivante sous peine d’être déclarés rebelles et déchus de leurs droits et un second décret rétablit l'utilisation du passeport (Décret du 1er février 1792). Les princes de la famille royale ayant refusé d’obéir, la Législative ordonna en février 1792 aux émigrés de rentrer sous peine de payer une triple contribution. Elle déclara traîtres à la Patrie tous ceux qui correspondaient avec le prince de Condé ou les autres émigrés. On enjoignit aux fonctionnaires publics et aux soldats d’arrêter les personnes qui tenteraient de sortir du royaume. On empêcha toute exportation d’espèces, d’or ou d’argent, d’armes, de munitions, d’effets, de voitures et de chevaux. Cela joua un rôle non négligeable, on va le voir, dans la « pauvreté » des émigrés. Enfin on ordonna la confiscation des biens des émigrés (le 30 mars 1792) ; puis la peine de mort pour tout émigré « pris les armes à la main ». En effet, à la frontière se massait ce qu'on appelle l'Armée des Princes, formée de royalistes, qui attendaient la première occasion pour renverser la jeune République. Et Coblence focalisa donc la menace dans le discours révolutionnaire. L’article de Christian Henke montre l’importance prise par la ville dans le discours à l’Assemblée. Elle devient le symbole de la menace à abattre et pour les Jacobins, la cause principale des troubles français.

Renoir nous introduit dans le cénacle des réactionnaires par une scène qui contraste avec le discours belliciste qui règne alors en France et c’est par un air traditionnel auvergnat joué au clavecin par Mme de Saint Laurent qu’une langueur semble imprégner la pièce.

Combien j'ai douce souvenance
Du joli lieu de ma naissance !
Ma sœur qu'ils étaient beaux les jours
De France.
Ô mon pays, sois mes amours,
Toujours.

Les paroles de cette chanson sont un long poème de François-René de Chateaubriand (1768-1848) appartenant à Romance, Souvenirs du pays de France où l’on retrouve toute la nostalgie qui plait tant aux Romantiques. En 1791, Chateaubriand s’éloigne de la France et s’embarque pour le Nouveau Monde qu’il parcourt et où l’inspiration le guide pour ses œuvres majeures. Puis il rentre en France et rejoint Coblence et l’armée des Princes, où il est blessé en août 1792 au siège de Thionville, puis décide de rejoindre l’Angleterre. On lit dans les Mémoires d’outre tombe[13]. Ce voyage évoqué est une sorte de pèlerinage accompli par l’auteur sur les terres auvergnates de son amie Madame de Beaumont décédée à Rome en 1803. Il se déroule en 1805. La chanson est donc ici d’un anachronisme total mais Renoir s’en sert pour établir une émotion très palpable.

La voix de Madame de Saint Laurent accompagne une longue partie de la scène où son mari déambule dans une petite pièce, assurément un salon où sont logés les émigrés. A la fin de la chanson, Monsieur de Saint Laurent exprime à sa femme les sentiments qu’il éprouve. « Madame cette chanson m’émeut profondément… ». Pendant que son épouse chantait, un gros plan a focalisé sur ses yeux tristes et sur le sentiment intériorisé qu’ils semblent exprimer là. La réponse de sa femme est tout aussi empreinte de tristesse « je vous prie de m’excuser, je ne peux la chanter sans avoir les larmes aux yeux ». Cette scène intense pleine de mélancolie contraste avec le ridicule du reste de l’action sur lequel nous allons revenir. Néanmoins la réplique de Monsieur de Saint Laurent prête à sourire lorsqu’il dit « elle me rappelle notre Provence » sachant que la composition fut auvergnate ! Pour autant cette humanité et ces sentiments de Monsieur de Saint Laurent tranchent surtout avec le reste de l’aréopage présent dans la scène. La première partie de cette scène montre des nobles désœuvrés. On joue aux cartes, aux dominos. Un jeune aristocrate maladroit s’essaye à l’émigrette. Il s’agit de l’ancêtre du yoyo, le bandalore découvert en Angleterre au XVIIIème siècle par les émigrés qui le ramènent et le popularisent sous le nom de joujou de Normandie ou émigrette. Dans sa culotte et son justaucorps, le jeune homme la main sur la hanche a l’air particulièrement raffiné avec sa perruque poudrée. Il est le seul jeune homme de l’assemblée qui regroupe hommes et femmes. Très vite à la fin de la chanson, la conversation s’échauffe autour de la situation politique.

En 1791, les émigrés français fomentaient des projets d’invasions et imaginaient, avec quelques troupes, de soumettre Paris qui, pour eux, était dominé par quelques groupes d’agitateurs. L’assemblée législative prit alors à leur encontre successivement deux décrets (octobre puis novembre 1791) mais une suspicion importante régnait sur le roi. La confiance n’était plus là depuis la fuite à Varenne et surtout on imaginait qu’il voulait rejoindre ses frères puis rentrer en France avec les armées étrangères.

Louis XVI prit alors un décret contre l’un des princes rhénans, l'électeur de Trèves et vint le 14 décembre 1791 annoncer à l’Assemblée qu’il ordonnait à ce prince de chasser les émigrés de ses possessions[15][16][17] pour faire disperser les rassemblements d’émigrés en Rhénanie. Le tout nouveau souverain repoussa la demande. Le 20 avril 1792, Louis XVI se rendit alors à l’Assemblée législative et proposa de déclarer la guerre à l’Autriche.

La conversation de nos émigrés de Coblence doit donc mettre en valeur la menace qu’ils représentent dans le discours politique français, même si Renoir a fait le choix de jouer un certain ridicule à l’affaire. Premier temps : une jeune femme à fort accent germanique qui écoutait la chanson auprès du clavecin s’enthousiasme voulant réconforter Monsieur et Madame de Saint Laurent pour qui l’exil est long. « Le temps des regrets est passé, vous allez la retrouver votre France ! Quand ? Dans trois semaines ! »

L’émigration de nombreux officiers nobles a profondément désorganisé l’armée française au point que La Fayette et les principaux généraux, considérant la situation catastrophique, sollicitaient le roi pour demander la paix : une trêve de trois mois fut donc conclue dès le mois de mai 1792. Nos émigrés sont donc très remontés. Renoir combine leurs discours qui contrastent avec un certain pessimisme de Monsieur de Saint Laurent. Une ponctuation marque même un tournant dans la scène lorsqu’une jeune femme de dos pousse un « enfin !» qui ressemble plus à un soupir qu’à un adverbe de triomphe. Une jeune femme interroge alors un très vieux noble, un Monsieur de Boishue, lui demandant s’il fera campagne dans sa compagnie ou s’il sera affecté à l’état major des princes. En effet, il a été constitué un groupement militaire hétéroclite où l’on trouve des aristocrates issus de l’armée royale, des troupes payées grâce aux différents subsides que réunissent les frères du roi. Les actions de cette force restèrent très faibles et seul le corps de troupe dirigé par le prince de Condé eut une action significative. Renoir cherche donc à jouer sur le ridicule d’un noble d’épée d’un âge avancé alors qu’alentour de jeunes hommes jouent aux cartes. Par ailleurs l’homme se plaint de l’état de ses chaussures « qui baillent avec insolence mais pour le service de sa majesté on peut bien aller pieds nus ». On imagine difficilement ce personnage allant sur les routes combattre alors qu’il a demandé à « rester dans le rang ». Un de ses voisins, Monsieur de Fougerolles, occupé à jouer aux cartes, se retourne et lui lance « Vos chaussures tiendront bien jusqu’a Paris. Cette expédition ne sera qu’une petite promenade ». Cela traduit l’engouement de ces aristocrates pour l’armée des émigrés dont on estime qu’elle comportait en 1792 prés de 5200 officiers débauchés de l’armée royale pour une population d’émigrés de 10 à 15 000 français refugiés dans l’électorat de Trèves. L’idéal d’une victoire est très affirmé ici au point que deux personnages se succèdent pour le justifier auprès des autres. La jeune femme à fort accent allemand décrit, telle une scène mystique, l’avancée et le triomphe du comte d’Artois face aux villes françaises.

Je vois d’ici son altesse le comte d’Artois se présentant devant les villes assis nonchalamment entre Melle de Poulterie et Mme Delages. Devant lui les portes s’ouvrent et la population à genou lui présente les clefs. Le peuple enfin délivré acclame avec amour le drapeau blanc et les fleurs de lys.

Ce genre d’entrée royale nous rappelle que, au sein des émigrés, la popularité de Charles comte d’Artois[20] auquel on imaginait au mieux un rôle de régent.

Monsieur de Fougerolles se lance alors dans une diatribe : « et même s’il y a combat, les révolutionnaires ne tiendront pas. On ne fait pas la guerre avec une armée de savetiers, de tisserands et d’avocats ». Le propos est construit sur le dédain d’un grand aristocrate vis-à-vis du troisième ordre de la société qui a pris en main la révolution. Renoir construit alors un dialogue politico-historique entre De Fougerolles et De Saint Laurent. Ce dernier explique « qu’on n’a pas toujours battu les Français et qu’il sauront disputer le terrain. » Expulsé de son fort Saint-Nicolas, Saint Laurent incarne donc une noblesse plutôt lucide et patriote. A l’inverse, la succession des intervenants crée un argumentaire contre révolutionnaire au ton décalé voire choquant en cette année 1937. De Fougerolles, personnage poudré et maniéré, joue alors un aristocrate à l’ancienne. C’est l’art de la conversation qui faisait l’art de cour. Il utilise donc des arguments historiques pour placer son effet voulant dénigrer la population qui l’a forcée à fuir.

Et à Rosbach, pendant la guerre de sept ans, ont-ils vraiment su disputer le terrain devant les Prussiens ? Vous connaissez le quatrain à propos du maréchal de Soubise :

« Soubise dit, la lanterne à la main :     
J'ai beau chercher, où diable est mon armée ?    
Elle était là pourtant hier matin.
Me l'a-t’on prise ou l'aurais-je égarée ?
 ?»

Eh bien aujourd’hui ces Prussiens sont avec nous et nous sommes commandés par le duc de Brunswick, le grand vainqueur de cette même guerre de sept ans !

Ce discours est complété par une intervention d’une extrême virulence. Une femme de la noblesse mais à la gouaille particulière explique alors son soutien aux Prussiens.

Moi c’est bien simple j’adore les Prussiens et depuis le jour béni ou j’ai appris qu’ils marchaient avec nous, je cherche toutes les occasions de les acclamer ! J’ai eu la joie et l’honneur d’approcher sa majesté le roi de Prusse a Pillnitz. Mais peut être vous l’ai-je déjà raconté (l’entourage approuve béatement)… Eh bien voila un homme, un véritable Achille, un Agamemnon qui pèse au moins ses 200 livres et le jacobin le plus borné après l’avoir vu n’oserait plus prétendre que les hommes sont égaux. Vive la Prusse et vive les Prussiens !

Le spectateur à la sortie du film ne peut manquer de réagir à cette longue tirade très théâtrale. La guerre de 1870 contre les Prussiens et celle de 1914-18 avec l’Allemagne achevée à peine 20 ans plus tôt sont au cœur de l’histoire de la vie des Français de la IIIème République. On ne peut donc appréhender ces personnages qu’avec une inimitié évidente. Comportement hautain, discours pro-prussien, la scène serait aberrante si le contraste ne jouait avec Monsieur de Saint Laurent qui rejette tout lien avec une Prusse ancien ennemi et surtout de religion réformée. Il conclut par un « c’est le mariage de la carpe et du lapin » signifiant ainsi que c’est une alliance saugrenue, une union mal assortie. De Fougerolles en aristocrate pragmatique et intéressé justifie cette alliance par le soutien financier que le roi de Prusse accorde à la noblesse refugiée en Allemagne et par l’aide militaire qui leur permettra de rentrer en France. De Saint Laurent est ulcéré par ce discours et rétorque en réaffirmant la pureté des idéaux de grandeur du pays qu’il défend. De Fougerolles joue à nouveau les hautains en répliquant que ces « scrupules sont bons pour des petites gens, des paysans des artisans qui vivent confinés sur quelque point de terroir. Ils ne peuvent avoir aucune largeur d’idée… on comprend que ces gens là se gargarisent du mot Nation…leur Nation c’est la réunion de la canaille contre les gens de qualité ! ».          
Derrière cette querelle patriotique, on ne peut s’empêcher de projeter les tensions de la société française Elle est confrontée dans les années 1930 à la montée de la menace allemande. De plus la France montre, à l’aune du Front Populaire, le visage des inégalités au sein de la société, en particulier les résistances de la bourgeoisie à toute amélioration du sort des classes prolétaires défendues par le PCF. L’extrait ne peut manquer d’avoir ici donc une résonnance immédiate. Néanmoins la dispute entre un noble progressiste et un aristocrate réactionnaire est interrompue pour régler un différent « de la plus haute importance. A Versailles pendant la 3ème figure de la gavotte, regarde-t-on à droite en allant à droite ou bien à gauche ? » De Fougerolles après une gestuelle très ampoulée, avoue qu’il a oublié. Il retrouve donc ici ses airs de noble de cour. De Saint Laurent quelque peu écœuré par ce microcosme préfère prudemment se retirer. On demande donc à Boishue présenté comme « un pilier de Trianon » qui rappelle l’étiquette et tout ce petit monde danse sur la musique du clavecin.

La scène se construit donc autour d’un vrai décalage de compréhension de cette aristocratie qui préfère soutenir l’ennemi dont elle tire des revenus pour survivre au lieu d’essayer de percevoir la société française révolutionnaire dans la réalité de sa transformation. Hormis Monsieur De Saint Laurent qui s’interroge et qui malgré son idéal reste lucide, cette aristocratie est donc présentée comme hautaine et dédaigneuse, prête à toutes les compromissions pour maintenir ses privilèges.

Le 6 juillet 1792, la Prusse entrait en campagne aux côtés de l’Autriche, et l’Assemblée proclame « la Patrie en danger ». Le manifeste de Brunswick, attribué au commandant des forces austro-prussiennes, connu à Paris le 1er août, promettait « une exécution militaire et une subversion totale » s’il était fait la moindre violence à la famille royale. Cette proclamation contribuait à précipiter les événements du 10 août 1792 qui aboutissent à la suspension du roi, pendant que les armées austro-prussiennes du duc de Brunswick pénétraient en France. La Convention nationale ordonna le 23 octobre 1792 le bannissement à perpétuité du territoire de la République pour les émigrés, et condamna à mort ceux qui rentreraient. Les émigrés, pris les armes à la main, avaient été déjà, par un décret précédent, condamnés à la même peine et neuf d’entre eux guillotinés sur la place de Grève. Alors que cette guerre avait été voulue par lui, le roi en subit les conséquences car il était associé à ces émigrés qui luttaient contre la France. Le député de l’Isère et président de l’Assemblée Nationale Jean Baptiste Aubert-Dubayet dans son discours du 6 mars 1792 s’interrogeait si « Louis XVI est le roi des Français ou de Koblence ». Les machinations des émigrés jetaient un profond discrédit sur le roi. C’est aussi largement le résultat de l’épisode de juin 1791. 

2         La fuite du roi

« Dans les révolutions, ce ne sont pas les révolutionnaires qui gagnent, ce sont les réactionnaires qui perdent ». Dans son film, Jean Renoir a donné à Louis XVI, joué par son propre frère Pierre Renoir, un rôle modéré bien qu’entouré de réactionnaires telle Marie-Antoinette. La situation confuse des actions du roi n’a cessé d’entretenir l’idée de la fausseté du rattachement de Louis XVI à la Révolution et la fuite à Varenne sembla incarner après le départ de ses frères, outre la trahison du roi, le signe de sa désacralisation par la forme de cette émigration que nous observons. Une approche atypique peut être travaillée à partir de la comparaison du film du bicentenaire La Révolution Française : les années Lumière et du film D’Ettore Scola, la nuit de Varenne.

Séquence : Départ précipité du comte d’Artois et adieux déchirants de Marie-Antoinette

Les années Lumière[28][29][30]. L’érotisme de la scène est palpable entre larmes et doux baisers mais l’on a surtout l’impression d’un véritable abandon.

Séquence : la fuite de Louis XVI à Varennes

Dès 1789, l’idée du départ du roi fut envisagée. En particulier à l’occasion de l’invasion de Versailles, on proposa à Louis XVI de fuir mais celui s’y refusa redoutant sans doute que la situation ne dégénère. Il fit alors le choix de venir à Paris et s’installa au Palais des Tuileries. Néanmoins il autorisa son entourage et celui de Marie-Antoinette, en premier lieu Axel de Fersen, « l'intendant », à lui soumettre un plan d'évasion, minutieusement préparé pour fuir le palais. Beaucoup de ses partisans le déclaraient « prisonnier » depuis sa rentrée à Paris. Un épisode précipita le choix de la fuite. Le 18 avril 1791, il voulut, publiquement, se rendre à Saint-Cloud pour y faire ses Pâques. A l’occasion de la messe des Rameaux, il pensait sans doute en profiter pour se confesser à un prêtre non-jureur car le débat sur la Constitution civile du clergé avait profondément envenimé la situation.

C'est dans la nuit du 20 au 21 juin qu'il s'enfuit avec les siens. Le 20, il a fait présenter à l’assemblée son testament. Il y défendait le principe de la monarchie constitutionnelle et acceptait les acquis de la révolution, les libertés et les droits de l’homme. Il n’apparaissait donc pas comme un nostalgique de l’ancien régime. Néanmoins il partait après avoir rédigé une longue justification, où il énumérait les griefs qui l’empêchaient d’exercer ses fonctions de monarque. Le but était de rallier discrètement la place forte de Montmédy, pour y rejoindre le marquis François Claude de Bouillé (1739-1800), général en chef des troupes de la Meuse, Sarre et Moselle, connu pour son attachement à Louis XVI et par la répression de la garnison de Nancy le 31 août 1790. Il était co-organisateur du plan d'évasion avec Axel de Fersen (1755-1810) un favori du couple royal sur lequel on a beaucoup glosé, lui prêtant une relation avec Marie Antoinette. Le stratagème de la fuite consistait à se faire passer pour l'équipage de la baronne de Korff, veuve du colonel russe, qui se rend à Francfort. Louis XVI se déguise alors en valet de chambre accompagné de deux enfants, d'une femme (Marie-Antoinette). Mais rien ne se déroula comme prévu. Ce même 20 juin 1791, le comte de Provence quittait également sa résidence surveillée. Déguisé, muni d'un passeport anglais, il se réfugia sans encombre à Bruxelles puis à Coblence, capitale de l’électorat de Trèves, où il retrouvait son frère Charles.

Le film de Robert Enrico choisit de ne traiter que la partie finale de la fuite à Varennes. Au petit matin, on réveille Lafayette : le départ du roi est découvert. Le marquis, chef de la garde nationale, se précipite alors aux Tuileries où une scène permet de rendre la haine sourde[34][35], inquiet et qui très vite pose le problème politique. La fuite du roi remet en cause toute l’évolution politique de la Révolution depuis mai 1789. Elle porte atteinte à la future Constitution qu’on a mis si longtemps à rédiger et qui élabore la monarchie constitutionnelle. Elle dévoile l’opposition de Louis XVI monarque absolu qui refuse la rénovation de la société française et fait la part belle à ceux qui souhaitent une action plus radicale contre la monarchie.

L’inquiétude de Bailly repose sur l’idée que s’il passe la frontière, il reviendra avec une armée d’émigrés et ce sera la guerre civile. La menace des groupes aux frontières et surtout à Coblence semble donc prise très au sérieux. Il faut donc agir et le temps de réunir les représentants de la nation est trop long : c’est donc La Fayette qui tel un héros de film américain prend l’initiative d’une missive afin d’agir au « nom du salut public ». Sam Neil y ressemble plus à un shérif qui doit agir contre des vilains et imagine donc la théorie de l’enlèvement du roi.

Les ennemis de la révolution ont enlevé le roi. De ce fait, le porteur de ce message est chargé d’avertir tous les bons citoyens au nom de la patrie en danger de le sauver de leur main et de le ramener en sécurité à l’assemblée nationale. Je prends moi-même la pleine responsabilité du présent ordre.

Si l’on connait bien la formule de la Patrie en danger à partir des discours de Georges Danton avec la guerre votée en 1792, on oublie que l’appellation est plus ancienne et fut utilisée par les révolutionnaires pour justifier la confiscation des biens des émigrés.[37][39], l’épicier Jean-Baptiste Sauce, que la voiture de la famille royale en fuite est arrêtée en haut de la ville. Les voyageurs sont contraints de descendre. On les fait entrer dans la maison de l’épicier qui est à quelques pas. Jean-Baptiste Sauce est allé chercher le juge Destez qui a vécu assez longtemps à Versailles, et qui reconnaît formellement le roi.

La scène prend des airs de Far-West lorsque l’on observe Dominique Pinon qui interprète le maitre de poste Drouet. Il est présenté comme le pourfendeur de la monarchie qui impose au syndic d’agir contre la berline. Alors que les passagers entrent chez l’épicier et que Louis XVI n’est encore que M. Durand, l’intendant de la baronne de Korff, Drouet est de dos, se retourne et joue les redresseurs de tort. Faisant sauter le louis dans sa main, il s’approche du roi sourire aux lèvres, le toise d’un « Bonsoir sire » avec un zozotement aux limites du ridicule.

Séquence : A la poursuite de la Berline de Louis XVI jusqu’à Varennes

L’approche choisie par Ettore Scola est moins historique puisque le scénario de Sergio Amidei repose sur les aspects romanesques du livre de Catherine Rihoit[41][42]. Il fut d’ailleurs récompensé par l’Académie du cinéma italien d’un David di Donatello.

L’écrivain libertin Restif de La Bretonne est le témoin du départ, en pleine nuit et depuis le Palais Royal, d’un mystérieux carrosse. Intrigué, Restif se lance à sa poursuite en rattrapant la diligence de Metz. Il fait alors le voyage en compagnie de personnages très différents dont le chevalier de Singalt, Giacomo Casanova (1725-1798) magistralement interprété par Marcello Mastroianni, l’auteur anglo-américain observateur de la Révolution, Thomas Paine (Harvey Keitel) ou une cantatrice italienne Virginia Capacelli (Laura Betti). Si ces regards sur la révolution française sont étrangers, les Français du voyage offrent un panel d’opinions contrastées face aux évènements qui se sont déroulés depuis 1789. Daniel Gélin y incarne l’industriel De Wendel, partisan des acquis libéraux. A l’occasion d’une halte, les voyageurs doivent descendre pour gravir une pente trop raide pour le véhicule très chargé. A proximité se trouve un groupe de charbonniers qui produisent du charbon de bois. De Wendel et un autre passager, le magistrat De Florange, débattent de la situation économique et sociale en particulier des grèves qui touchent de plus en plus des ouvriers. De Florange semble hostile à un trop grand développement de l’industrie et De Wendel dénonce les influences du Club des Cordeliers qui œuvre pour une plus grande redistribution financière. La conversation a lieu sur un air de Mozart entonnée par Casanova et la contre alto Capacelli. Au terme de son interprétation, Casanova se lamente sur la disparition de sa « douce et belle France ». Il est violemment pris à parti par Émile Delage, un étudiant révolutionnaire qui lui interdit de parler. Cette société française de 1791 est profondément heurtée entre les traditions usuelles et les attentes d’un changement radical.

Deux personnages nous ramènent à la thématique des émigrés. Le premier est la Comtesse Sophie de la Borde[45], banquier et fermier général sous Louis XV. Le second est son coiffeur au style très efféminé, Monsieur Jacob.

La diligence suit la même route que la berline de Louis XVI. Chemin faisant, le bruit de la fuite du roi se confirme et les masques tombent. Progressivement, la comtesse de Laborde se révèle être un acteur dans la fuite du roi. Elle trouve les restes d’un déjeuner sur l’herbe et y ramasse un mouchoir, qu’elle plie avec attention, assurément signe de l’avancée du roi qui fuit. Puis dans la diligence pour Châlons, elle insiste sur l’amour du peuple pour son roi refusant d’entendre les arguments de Restif de la Bretonne qui argumente sur la contestation populaire. Toute à son imaginaire mystique, la comtesse évoque avec émotion le voyage royal à Cherbourg le 21 juin 1786 à l’occasion de l’inauguration du port militaire.

Les hourras de 20 000 citoyens couvrirent les salves de 600 canons…Si vous l’aviez vu à Cherbourg dans son manteau rouge. C’était mon roi, c’était mon idéal, c’était ma religion !

Elle sort alors une trousse qui contient les médaillons des portraits de la famille royale. Cette aristocrate qui a fréquenté la cour fait montre d’une dévotion religieuse pour les souverains. Les réactions sont très diverses à l’ouverture du reliquaire. Alors que le magistrat De Florange observe d’un œil bienveillant, Restif de la Bretonne détourne rapidement les yeux et par curiosité, Thomas Paine demande à les regarder. Il y a dans cette France de 1791 une approche triple de la monarchie. La musique de hautbois qui étaye la présentation des médailles par la comtesse Sophie inspire une religiosité liée indubitablement à la sacralité de la personne royale. Louis XVI et la famille royale incarnent, de par le sacre, un monde hors du commun des mortels que seuls quelques privilégiés peuvent approcher et vénérer. Une autre partie de la population considère que la Révolution ne doit pas tout ébranler et craint les débordements de la foule et les revendications républicaines des Jacobins : ce sont les Monarchiens. Enfin pour une partie de l’opinion publique, le roi n’est plus crédible. Ses choix politiques (usage du veto) et son entourage ont décrédibilisé la monarchie et beaucoup sont convaincus que le roi n’attend que de rétablir l’absolutisme en France dont il est le souverain par grâce divine. L’enlèvement royal n’est pas crédible et la fuite incarne donc le désamour profond entre la nation et de son roi qui a choisi de rejoindre ses frères et revenir à la tête de l’armée des émigrés.

Quand la diligence arrive à Varennes, Louis XVI, Marie-Antoinette et leurs enfants sont en état d'arrestation dans la maison de M. Sauce, modeste marchand d'épices et de chandelles. Ettore Scola fait alors le choix d’une représentation du roi et de la reine très impressionnante. Regroupés dans une pièce à l’étage, la famille royale n’est vue que depuis un escalier où une foule se presse formant un véritable obstacle pour la comtesse Sophie et monsieur Jacob. Par un interstice, ils aperçoivent les bottes du roi et le bas de la robe de la reine. On ressent avec eux l’oppression de la foule qui tient le roi désormais prisonnier, on entend la colère de Marie-Antoinette lorsque le représentant de l’Assemblée Nationale, le lieutenant Jean-Louis Romeuf (1766-1812), aide de camp du marquis de La Fayette, remet au roi le décret qui annule ses pouvoirs et l’oblige à retourner à Paris. D’une voix monocorde, Louis XVI après avoir lu le décret de l’Assemblée dit « En France il n’y a plus de roi ». « Frechheit », « Quelle impudence ! » hurle la Reine dont on a déjà vu l’hostilité à toute faiblesse face à la révolution. La fuite a échoué, Louis XVI semble s’abandonner à son sort et laisse glisser le décret dans le lit du seul personnage dont on peut voir le visage. Il s’agit du dauphin le jeune Louis-Charles (1785-1795) qui dort. Marie-Antoinette jette alors au sol le document qui signe sa défaite refusant qu’il souille le corps de son fils assoupi. Cette technique qui consiste à ne pas montrer les protagonistes mythifie encore plus la Famille royale d’autant que le seul visage est celui du dauphin victime innocente de la Révolution. Scola complète cela par deux scènes qui rendent compte de la situation des émigrés face à la France révolutionnaire. Une scène très tendue montre la difficile avancée de la comtesse et de monsieur Jacob, le coiffeur, au sein d’une foule de paysans armés de leurs fourches pour s’éloigner de la maison du procureur Sauce. Elle laisse imaginer une avancée vers la guillotine instaurée contre les ennemis de la Révolution. Les deux personnages se livrent ensuite dans la pièce où ils ont trouvé refuge à la reconstitution du costume royal qu’ils avaient emporté pour l’émigration du souverain. Face à un pantin habillé par monsieur Jacob, la comtesse accomplit une révérence parfaite en murmurant un Majesté qui rend toute la force de sa dévotion. Il y a une obsession des apparences, une incompréhension de la situation qui est amplifiée hors de France par un groupe d’émigrés qui idéalisent la monarchie et son faste. En février 1792, Axel de Fersen rentrait en France et rencontrait la reine, puis le roi, en secret pour leur faire part de son plan d'évasion par la Normandie, Louis XVI refusa toute nouvelle tentative de fuite.

3         Les conditions du retour

Le 21 janvier 1793 le roi Louis XVI montait à la guillotine. Monsieur son frère, Louis Stanislas se proclamait alors Régent au nom du jeune dauphin Louis qui meurt en 1795. Il devint donc le détenteur du titre monarchique mais prétendant bien gênant balloté au gré de la politique européenne. Les coups d’état manqués des royalistes et le règne de Napoléon laissaient peu d’espoir pour une restauration de la monarchie des Bourbons. Pour une large part des émigrés néanmoins, une possibilité de retour s’ouvrit sous le consulat. La situation évolua pourtant progressivement. La loi sanctionnait ceux qui s’attaquaient au régime comme dans le cas de l’attaque de Toulon. Le décret du 26 fructidor an V (12 septembre 1797) donnait « l’ordre aux émigrés qui sont dans Paris d’en sortir ». L’assouplissement des mesures permit alors un premier retour. On raya des noms de la liste des émigrés et ceux qui rentraient se soumettaient au nouveau régime en place.

Le cinéma illustre peu le retour d’une aristocratie qui rentre dans les rangs mais montre plus volontiers les comploteurs qui veulent renverser le régime. Il pose aussi la question de la restauration. Dans Chouans de Philippe de Broca, sorti en 1988, Aurèle, fils naturel du Comte Savinien de Kerfadec rentre en France après un séjour américain. Le scénario le fait devenir, un peu malgré lui, un acteur majeur de la lutte aux côtés du Baron de Tiffauges ou d’Olympe de Saint-Gildas qui soulèvent la Bretagne contre les Républicains. La scène de son retour de nuit est l’occasion d’apercevoir dans l’auberge où il cherche abri un groupe de comploteurs émigrés rentrant d’Angleterre avec fusils et munitions pour armer la résistance en Bretagne et en Vendée.

Dans les Mariés de l’an II (1971), Jean-Paul Rappeneau construit une comédie où Nicolas Philibert est un candidat au divorce entraîné malgré lui dans la Révolution française. Ayant fui la France pour l’Amérique avant la révolution pour avoir occis un noble, il rentre en France avec l’objectif de divorcer de sa femme Charlotte pour épouser une riche héritière de Caroline du Sud. Il entend bien aussi vendre le grain de son futur beau père et faire des affaires. Mais Charlotte est désormais la compagne du marquis Henri de Guérande. Il s’ensuit une longue cavalcade où l’on passe du camp républicain au camp royaliste. Deux scènes sont une illustration intéressante de l’image des émigrés. A son arrivée à Nantes, où règne la disette, son bateau manque d'être canonné avant qu'on annonce qu'il amène du blé. Accueilli avec enthousiasme par la population, Nicolas Philibert est néanmoins accusé par le principal magistrat de la ville de vouloir empoisonner la population et il est arrêté. La suspicion est de mise face à ce qui provient de l’extérieur. Dans une deuxième scène, Rappeneau joue sur le registre de la farce. Au milieu d’une rivalité amoureuse entre les différents protagonistes, un prince arrive pour organiser la contre-révolution. Il lit alors un discours, une lettre émanant du roi s’adressant à chacun.

Chers et loyaux sujets, la nuit s’est abattue sur nos villes et nos chaumières mais Dieu verra refleurir nos lys. Déjà le jour se lève aux frontières du royaume, les souverains d’Europe volent à notre secours la république chancèle sous leurs coups. Autriche et Prusse sont en Alsace, Espagne franchit les Pyrénées, mais c’est Vous, Combattants de Bretagne et de Vendée, qui porterez le coup fatal aux ravisseurs du trône et de l’autel. Vos premières victoires en annoncent de plus hautes. Aujourd’hui votre devoir est clair. Marchez sur Nantes prenez la ville, donnez un port à la flotte anglaise…

On y retrouve traditionnellement les thèmes de la lutte contre la Révolution. La victoire est a portée de main. Le soutien divin est acquis face à la révolution qui a rejeté Dieu et surtout l’appui des monarques étrangers doit permettre la reconquête du territoire même si sur le terrain, l’an II (1793-94) se traduit plus par un recul des forces contre révolutionnaires : reprise de Lyon, défaite des Vendéens à Cholet en octobre puis défaite du Mans en décembre 1793 ou encore victoire de Fleurus le 26 juin 1794 qui ouvre les portes des Pays-Bas autrichiens. Le paradoxe tient peut être aux opérations anglaises qui attaquaient Toulon en décembre 1793 puis s’emparaient de la Corse y constituant le royaume anglo-corse jusqu’à sa reprise en 1796. C’est en Angleterre que Louis XVIII dut trouver refuge après son séjour prussien puis russe. Vainqueur des royaliste à Toulon, le général Bonaparte devint le maitre du nouveau régime et à une lettre naïve du comte de Provence qui lui demandait personnellement de travailler à son rétablissement, il répondit sans ambages : « Vous ne devez pas souhaiter votre retour en France, il vous faudrait marcher sur cent mille cadavres. » Le régime impérial se satisfaisait du retour d’une partie des émigrés qui acceptent le « retour à la normale » de la situation française. Il subissait pourtant les attaques des royalistes tel Cadoudal. Alors que l’attentat de la rue Saint-Nicaise déclenchait la répression de la police de Foucher et des tribunaux (19 inculpés dont Cadoudal sont condamnés à mort), la mobilisation des nombreux aristocrates déjà rentrés d'émigration décidait Bonaparte à gracier tous les condamnés nobles.

Le vrai problème semblait donc plutôt celui du retour des Bourbon en France et de la restauration monarchique. C’est le thème central du film Le souper réalisé par Edouard Molinaro et sortie en 1992. Le tête-à-tête de Foucher le révolutionnaire et de Talleyrand le royaliste pendant le souper du 6 juillet 1815 pose en permanence la question de l'avenir du pays. On s’y dit des vérités sur les princes de la famille royale mais ils n’apparaissent pas. La vision la plus satirique du retour des Bourbons se trouve dans le film de Sacha Guitry Le diable Boiteux[49]. Il y incarne Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord dans sa relation à l’empereur Napoléon Ier et surtout aux deux Bourbons qui règnent ensuite : Louis XVIII et Charles X. Le retour d’émigration des deux hommes est présenté de façon très ridicule à l’occasion de plusieurs scènes. « Ce Cher Louis XVIII pauvre monarque errant », c’est ainsi que Guitry agrémente une scène où les Bourbons arrivent avec leurs bagages à Mitau. Une femme de service annonce « Sa majesté Louis XVIII ». Louis XVIII est joué par Henri Laverne connu dans les années 30 comme le membre du duo comique Bach et Laverne. Il est l'un des acteurs fétiches de Guitry. Il n’y a donc pas de réalisme historique dans son interprétation du roi ses premières paroles de la scène étant « Oui ah ! Il est beau le roi Louis XVIII ! ». Quant à son frère Charles X, c’est Maurice Taynac, comédien de théâtre filiforme surtout connu en 1949 pour avoir interprété Fantomas. La scène est donc à prendre au sens de la farce mais la dernière réplique joue le registre du tragicomique puisque constatant son exil permanent, Louis XVIII demande à son frère « Connaissez vous rien qui soit plus triste au monde que d’être des émigrés ? ».

Une deuxième scène se joue alors que Napoléon ayant abdiqué pour la première fois est en route pour l’île d’Elbe. Talleyrand au petit matin est chez lui, il y apprend les nouvelles et y reçoit tel un aristocrate d’ancien régime « pour son petit lever ». Il a signé la veille le traité de Paris et le retour de la monarchie est donc en marche. Talleyrand justifie le retour de la maison de Bourbon par une longue tirade.

Seule la maison de Bourbon pouvait rendre à la France la place qu’elle doit occuper dans le monde. Jamais on ne peut gouverner efficacement qu’au nom d’un principe et Louis XVIII est un principe, le roi légitime de la France et tout le reste est une intrigue.

C’est ainsi pour Guitry l’occasion de comparer les deux futurs souverains de la restauration. « La France n’a rien à redouter d’un monarque aussi fin. Je n’en dirais pas autant de son frère » Si en effet le règne des deux Bourbon est souvent confondu, il faut pour autant savoir opposer la finesse politique de Louis XVIII au radicalisme archaïsant de Charles X. Mais la scène n’est pas juste celle d’un jugement historique. La duchesse de Dino, maitresse de Talleyrand y égrène les nouvelles. Madame de Staël fait savoir qu’elle est rentrée en France. Chateaubriand est rentré lui aussi et a demandé des nouvelles[51][52] cherchant à revenir sur les évolutions issues de la Révolution.

L’approche cinématographique de la question de l’émigration pendant la Révolution Française semble ainsi très orientée par une vision assez négative du groupe des émigrés. Les répercutions de l’ensemble des mesures de bannissement et de privation des biens voire d’exécution ont fourbi une image particulièrement violente. S’attacher même au sujet peut aussi avoir des conséquences imprévues. Ainsi a-t-on beaucoup taxé Philippe de Broca pour Chouans d’être royaliste. Malgré les deux siècles qui nous séparent des évènements, les sensibilités restent toujours très fortes et il faudra encore de nombreux travaux d’historiens et de réalisateurs pour appréhender, par la petite histoire, les destinées personnelles de ceux qui ont dû partir et pu parfois revenir.



Jules Michelet dans son Histoire de la Révolution française.

La contre-révolution en Europe 18ème-19ème siècles, Réalités politiques et sociales, résonances culturelles et idéologiques, Presses universitaires de Rennes, 2001. 300p.

Les noblesses françaises dans l'Europe de la Révolution, Presses universitaires de Rennes, 2010. 602p.

La formule désigne le retour des émigrés en même temps que l’occupation étrangère.

« Pendant ce temps, le comte d'Artois se dirigeait à petites journées vers Coblentz, en suivant les bords du Rhin. Le long de sa route, il traversait des villes déjà remplies d'émigrés. Depuis plusieurs mois, c'est sur l'Allemagne, où … se portait la partie jeune et active de l'émigration. Tous ceux qui sortaient de France dans le dessein de combattre par les armes le régime révolutionnaire, fixaient leur résidence à Francfort, à Cologne, à Mayence, à Worms, à Coblentz, à Bayreuth, à Mannheim, partout où ils étaient sûrs de trouver asile à proximité de la frontière française. » in Ernest Daudet, Histoire de l’émigration pendant la Révolution Française, Paris 1904.

Pour une étude plus complète du film voir Guillaume-Grimaud Geneviève, Le cinéma du Front populaire, Editions Lherminier, 1986 ainsi que Gauteur Claude, La Marseillaise de Jean Renoir, Paris, Ed. de la Femis. 1989.

« Le meilleur sujet, évidemment, serait la vie actuelle : la victoire de mai, les grèves de juin. Ce serait magnifique, mais le film ne sortirait jamais. Alors, nous nous sommes rabattus sur l’époque qui offrait le plus de similitudes avec la nôtre : la Révolution française. » Jean Renoir, 1937.

Le générique du film comporte d’ailleurs l’appellation « équipe technique et ouvrière CGT »

Les fonds recueillis se révélèrent largement insuffisants et la production fut reprise par une société de production de type classique.

Interview de Jean Renoir par Pierre Tchernia (bonus du DVD La Marseillaise).

Chateaubriand, Œuvres complètes.

3ème couplet « Ma sœur, te souvient-il encore Du château que baignait la Dore ? Et de cette tant vieille tour Du More, Où l'airain sonnait le retour du jour ».

Le roi fait savoir à l’électeur de Trèves qu’il avait jusqu’au 15 janvier 1792 pour disperser les rassemblements d’émigrés ; passé cette date il ne verrait plus en lui « qu’un ennemi de la France ».

Pressés par l'ex-ministre Calonne et par les intrigues du comte d’Artois, la déclaration des deux monarques, après la fuite manquée de Louis arrêté à Varennes et ramené de force à Paris (juin 1791) est rédigée en Saxe au château de Pillnitz en aout 1791. Les souverains demandaient le rétablissement du roi sur son trône et de ne pas porter atteinte à ses droits. Ils attiraient l’attention de tous les souverains européens et les invitaient à « agir d'urgence au cas où ils seraient prêts ». L’empereur Léopold menaça, à titre personnel, la France d’une guerre.

Léopold II meurt le 1er mars1792.

Cette formule s'explique par le fait que le souverain habsbourgeois n'a pas encore été couronné empereur.

On a déjà évoqué le jeune homme jouant au yo-yo, un autre personnage s’amuse, lui, avec un petit singe.

Le comte d’Artois futur Charles X fut sans conteste le membre de la famille royale le plus radical dans sa lutte contre la révolution, autant durant sa période d’exil à la recherche d’alliance (instigateur de la déclaration de Pillnitz) que pendant la restauration à la tête des Ultras.

Futur Louis XVIII.

Le 5 novembre 1757, la bataille de Rossbach oppose l'armée du roi Frédéric II de Prusse aux troupes franco-impériales. Malgré un avantage numérique important (54 000 contre 22 000 hommes), l'armée franco-impériale commandée par le prince de Soubise, Charles de Rohan, est défaite, notamment en raison de l'assaut de la cavalerie prussienne.

Le quatrain s’achève sur : « Prodige heureux ! La voilà, la voilà ! Ô ciel ! Que mon âme est ravie ! Mais non, qu'est-ce donc que cela ? Ma foi, c'est l'armée ennemie. »

Le mariage de la carpe et du lapin, c'est à dire d'un poisson et d'un mammifère est contre nature donc vouée à l'échec. Cette expression française appliquée aux humains servait de métaphore au couple composé d'un noble et d'une roturière. Pour y pallier, le noble se voit dans l'obligation de donner la main gauche à l'épouse pendant la cérémonie, signifiant par ce geste qu'il ne transmettait son rang ni à sa femme ni à leur progéniture. Il est à signaler que si le noble donne sa main gauche, c'est parce que l'alliance normale entre deux personnes de même rang se mettait à la main droite.

On peut avoir en tète les scandales financiers qui touchent la haute société entre autre l’affaire Hanau, l’affaire de l’aérospatiale ou enfin l’affaire Stavisky.

Révolutions de Paris 1792: Illustrations N°. 172, du 20 au 27 octobre 1792, p. 207 « Neuf émigrés ayant été pris les armes à la main furent amenés à Paris, jugés par un conseil de guerre et exécutés sur la place de Grève. Le plus âgé n'avoit pas 30 ans. ».

Interview de Jean Renoir par Pierre Tchernia (bonus du DVD La Marseillaise).

Le deuxième film, « Les années terribles » (réalisé par Richard T. Heffron), relate l’histoire de la Révolution de 1792 à l'exécution de Robespierre.

Jane Seymour en reine Marie-Antoinette, Peter Ustinov joue le célèbre marquis de Mirabeau, et La Fayette interprété par l’acteur américain Sam Neil.

« Adieu la plus tendre des amies ; le mot est affreux, mais il le faut ; je n'ai que la force de vous embrasser. » écrit Marie-Antoinette à Mme de Polignac.

Victime des massacres de septembre 1792, on sait l’épisode de sa tête était promenée au bout d’une pique jusqu’à la tour du Temple où était enfermée Marie-Antoinette. Une littérature révolutionnaire abondante décrivait avec force détails macabres, la mise à mort, la mutilation, le dépeçage… Pour Antoine de Baecque, cette description morbide visait à « exprimer l’anéantissement du complot aristocratique » et à réprimer le complot féminin et lesbien de « la Sapho de Trianon ». Cf. Antoine de Baecque « Les Dernières heures de la princesse de Lamballe », L’Histoire, n° 217, janvier 1998, p. 74-78.

Voir les travaux de Patricia Bouchenot-Déchin, chercheuse associée au Centre de recherche du château de Versailles. Par exemple sa conférence Marie-Antoinette et Fersen : réalité historique et mensonge romanesque.

Redécouvert récemment aux Etats Unis, le document que le roi a mis plusieurs mois à rédiger se trouve exposé au Musée des lettres et manuscrits de Paris.

Cette haine trouvera son paroxysme dans les discours de Saint-Just et de Robespierre, qui réclament la mort de Louis lors de son procès.

On pourra se reporter aux ouvrages biographique d’Evelyne Lever comme au film de Pierre Granier-Deferre, L’autrichienne, 1989, qui montre la haine de la reine jusqu’à l’échafaud.

Jean Sylvain Bailly (1736-1793) fut le premier maire de Paris et accrochant la cocarde au chapeau du roi le 17 juillet 1789. Après la fuite à Varennes, pour éviter l’agitation républicaine qui vise à obtenir la déchéance du roi et, à la demande de l’Assemblée, il proclame la loi martiale. Le 17 juillet 1791 il ordonne à la Garde nationale de tirer sur la foule des émeutiers c’est la Fusillade du Champ-de-Mars. Sa popularité, restée jusque-là à peu près intacte, tombe au plus bas. Il refusera de témoigner contre Marie-Antoinette ce qui provoquera son exécution.

Edmond de Beauverger, Des constitutions de la France et du système politique de l'empereur Napoléon Paris 1852

L’ancien époux de Joséphine, future impératrice, est resté célèbre pour le calme avec lequel il a annoncé le départ du roi: «Messieurs, dit-il en ouvrant la séance, le roi est parti cette nuit; passons à l'ordre du jour.»

Voir les Études Marnaises de la SACSAM 2010.

Magistrat apparu sous la Révolution française qui personnifie le pouvoir exécutif au niveau d'un département ou d'un district

Catherine Rihoit La Nuit de Varennes ou l'Impossible n'est pas français, Ramsay, 1982. 280 p.

Réédités chez Omnibus en 2009.

Titre italien choisi par Scola.

François Ignace de Wendel (1741-1795) : propriétaire des fonderies d'Indret près de Nantes depuis 1779, il crée en 1781 – avec le maître de forges anglais William Wilkinson – les forges du Creusot puis découvre, avec l'ingénieur Jars, le secret de le fonte au coke à l'anglaise. En 1793, il émigre avec ses fils en Allemagne.

Le personnage est évoqué dans Sylvie Dallet, « Faire ou subir les révolutions » Annales historiques de la révolution française n°347, janvier-mars 2007, pp. 168-175.

Jean-Pierre Thomas, Jean-Joseph De Laborde – Banquier De Louis XV, Mécène Des Lumières, Librairie Académique Perrin, 2002, 380 p.

Une liste très détaillée se trouve dans Table générale par ordre alphabétique de matière des lois, sénatus-consultes, décrets, arrêtés, avis du conseil d’Etat, etc… publiés dans le bulletin des lois et les collections officielles depuis l’ouverture des états généraux au 5 mai 1789 jusqu’à la restauration de la monarchie française au 1er avril 1814 par Rondonneau et Decle 1816.

Il s'agit d'une libre adaptation du roman Les Chouans d'Honoré de Balzac. Philippe Noiret y interprète Kerfadec, Sophie Marceau sa fille, Jean Pierre Cassel le baron de Tiffauges et Charlotte de Turckheim la marquise de St-Gildas.

Ce film de 1948 est du même ordre que Si Versailles m'était conté, Napoléon, ou Si Paris nous était conté. Néanmoins on ne peut oublier qu’il s’agit d’un film où Guitry cherche à justifier son action, surtout pendant la collaboration, à travers le personnage qui a poursuivit son travail avec toujours comme seul but de servir la grandeur de la France.

Indiqué ainsi au début du générique.

On sait l’hostilité entre les deux personnages qui fit dire à Chateaubriand dans les Mémoires d’outre tombe à propos du gouvernement dirigé par Talleyrand en 1814 qu'« il y plaça les partners de son whist ».

Voir la chanson de Pierre-Jean de BERANGER « Sacre de Charles le Simple » 1825.

Loi de 1825 cherchant à indemniser les émigrés qui avaient perdu leurs biens confisqués et vendus par la révolution. Le plus grand bénéficiaire en est le comte d’Orléans futur Louis Philippe.

Fernando Arrabal et l’exil libérateur : ¡Viva la muerte ! (1971) ou l’expression du traumatisme sans tabous

 

Vouloir parler de Fernando Arrabal sans être ni spécialiste de la postmodernité ni psychanalyste pourrait paraître très présomptueux, mais dans le souvenir lointain d’un film, vu pour la première fois il y a près de 40 ans, reste le choc ressenti par la réception d’une œuvre cinématographique qui tranchait alors fortement avec l’ensemble de la production, tant sur le plan esthétique que narratif.     
Dans le documentaire d’Emmanuel Vincenot et Ramón Suárez, consacré à Fernando Arrabal[2]"     
Reprenant dans son titre ce qui était le cri de guerre de Millán Astray et des légionnaires fascistes du Tercio, Arrabal situe sa narration à la fin de la Guerre Civile espagnole.           
Mais si l’œuvre théâtrale et filmique d’Arrabal a connu un retentissement considérable, cet auteur est un peu injustement oublié et c’est pourquoi il est indispensable de poser quelques repères pour mieux comprendre ¡Viva la muerte ! qui se veut être partiellement autobiographique.    
Mais c’est une autobiographie représentée à différents niveaux qu’il faut à chaque instant décoder et où le traumatisme de la dictature qui s’abat sur l’Espagne en 1939 est présent en permanence au point de constituer la pierre d’achoppement de l’œuvre. C’est à partir de ces représentations multiples que se pose la question de l’exil, puisque ¡Viva la muerte! est un film conçu en France et tourné en français dans sa version originale. Mais il ne pouvait en être autrement en 1971 !          
Né à Melilla enclave espagnole en territoire marocain, en 1932, Fernando Arrabal voit son père resté fidèle à la République lors du soulèvement du 18 Juillet 1936, arrêté sous ses yeux et à ce titre condamné à mort pour rébellion militaire.

Emprisonné jusqu’en décembre 1941, celui-ci s’évade de l’hôpital où il a été transféré, étant supposé malade mental, mais on ne retrouvera plus jamais aucune trace de lui. Fando vit, désormais, avec sa mère qui va se déplacer de Ciudad Rodrigo à Burgos, alors capitale de l’Espagne franquiste, puis à Madrid à la fin de la guerre.    
Le petit Fernando va, de ce fait, poursuivre sa scolarité dans des écoles religieuses. En 1954, il se rend à Paris pour voir la pièce de Bertold Brecht, Mère Courage et ses enfants, qui est jouée par le Berliner Ensemble. Il y revient définitivement en 1955, choisissant d’y vivre "desterrado", littéralement "privé de terre", apatride, mi-expatrié, mi-exilé. Un exil qu’il a choisi, le considérant comme sa terre d’accueil.         
Auteur prolixe et protéiforme, Fernando Arrabal, qui déclare avoir détesté le cinéma lorsqu’il était enfant, a réalisé sept films. ¡ Viva la muerte ! (1971) est le premier d’une trilogie où la Guerre Civile et la répression franquiste occupent une place importante. Suivront J’irai comme un cheval fou (1973), puis l’Arbre de Guernica (1975), mais c’est sans conteste le premier qui a connu le succès le plus important et suscité les polémiques les plus virulentes. Le film est très fortement inspiré de la propre vie d’Arrabal et du drame familial qui a marqué son enfance.       
Dans le film, Fando est hanté par le traumatisme qu’il a subi lors de l’arrestation brutale de son père. Il va découvrir, dans une lettre que sa mère a envoyée à l’un de ses oncles, qu’elle est à l’origine de cette arrestation :

Mon mari est un renégat qui a compromis le bonheur des siens pour de mauvaises idées, progressistes et dangereuses. Mon devoir est de le dénoncer aux autorités afin qu’il soit arrêté au plus vite.

Une révélation que sa mère ne lui confirme qu’à la fin du film. Lorsque Fando lui demande avec insistance : "Est ce que tu l’as dénoncé ?" et sa mère de répondre :

Je n’ai dit que la vérité. Il aurait dû le dire dès le premier jour. A cause de mon témoignage, de mon attitude soumise, ils ont été plus indulgents envers lui. Toute sa vie, il m’aura rendu le mal pour le bien.

Il serait légitime, à ce stade de l’analyse de se poser la question de savoir si la mère d’Arrabal a réellement dénoncé son père ? Nous ne pouvons apporter ici qu’une réponse fragmentaire et même si la réalité a pu être tout autre, c’est en tout cas le choix que l’auteur a fait dans cette œuvre.    
Quoi qu’il en soit, cela est du domaine du plausible, tant le schéma du clivage idéologique au sein des familles est un fait établi, à fortiori au sein d’un couple. Et si bon nombre d’entre eux n’ont pas résisté à ces tensions, ni aux séparations imposées par la guerre, ces divisions n’entraînèrent pas de facto la dénonciation !       
Dès le début du film, Arrabal choisit de contextualiser sa narration dans une séquence où un camion muni d’un haut parleur diffuse le communiqué du 1er avril 1939, annonçant la fin de la guerre et la victoire des franquistes mais un communiqué qu’il modifie en lui ajoutant deux phrases supplémentaires :

les traitres seront exterminés. Si nécessaire nous tuerons la moitié du pays. ¡Viva la muerte !

Ainsi, Arrabal nous livre d’entrée de jeu la lettre du communiqué qui marque la naissance officielle de l’Espagne franquiste et il y ajoute l’esprit : violence et vengeance, vainqueurs et vaincus, qui sont quelques paradigmes de la dictature franquiste.           
Dans une séquence postérieure, Arrabal choisit également de représenter l’important instrument de propagande qu’étaient les actualités cinématographiques, le NO-DO. Alors que la guerre est finie officiellement, ce sont encore des images de combats qui sont diffusées, sans que nous parvenions à identifier si ce sont réellement des images d’archives de la Guerre Civile ou d’un autre conflit, ce que l’observation des uniformes rend vraisemblable. Quant aux commentaires de la voix off, ils sont purement réécrits et portent la patte sarcastique de Fernando Arrabal qui prend un malin plaisir à tourner en dérision les militaires :

nos troupes attaquèrent simultanément à gauche, à droite et au centre […].       
pour aboutir à l’occupation de deux hauteurs à chaque extrémité du front […].     
le gouvernement qui était le misérable bâtard du concubinage des rouges et des socialistes […] 
l’armée bénie par la sainte église tient à jamais les rênes du pouvoir…. 

Le discours excessif du régime est amplifié par l’auteur, qui réussit ainsi à le rendre parfaitement ridicule.        
La misère et les privations de l’après-guerre sont également évoquées à travers plusieurs scènes : dans l’une un enfant dévore une mouche, ailleurs des insectes font la garniture d’un sandwich et plus loin Fando mange la tête d’un lézard. A un autre moment, nous découvrons la famille réunie autour de la table qui trie les lentilles en récitant l’Ave Maria. Ces lentilles qui furent pendant la guerre l’un des plats les plus fréquents, à tel point qu’elles furent appelées "les petites pilules du Dr Negrín".

L’Espagne franquiste que nous montre et que dénonce Arrabal c’est un régime où les militaires règnent avec la bénédiction de l’Eglise catholique qui impose des pratiques dignes de l’Inquisition. A l’école, une religieuse fait fonction d’institutrice pour imposer aux enfants un enseignement orienté et répressif.        
Face à cet environnement dont Arrabal nous fait une représentation aussi tragique que grotesque, il y a l’interprétation que s’en fait l’enfant Fando, dans ses rêves et ses visions.
La distinction entre ces deux niveaux de représentation est opérée par les couleurs utilisées. Au premier niveau la couleur classique du film et au deuxième niveau l’utilisation d’un filtre monochrome qui donne des images rouges, mauves, vertes ou grises pour représenter les fantasmes et le traumatisme de Fando, alimenté par ses fantasmes de préadolescent. C’est également le père qui, de sa prison, envoie à l’enfant une maquette d’avion avec laquelle ce dernier va reproduire les combats aériens et les bombardements de la Guerre Civile.     
L’enfant est déchiré par cette séparation brutale : il est privé de son père qu’il adore tout autant que sa mère, comme nous le montrent deux scènes parfaitement symétriques. Fando et son père sont assis sur le sable[9]. A la brutalité de la séparation s’ajoutent autant les paroles prononcées que les non-dits dans un environnement idéologique qui est celui de l’Espagne franquiste de l’après guerre.           
Tous ces éléments amènent l’enfant à recomposer la réalité et se proposer à lui-même une autre lecture fondée sur une construction mentale différente qui revisite le traumatisme en l’alimentant des fantasmes propres de la préadolescence.            
Ainsi ces images monochromes rouges, mauves, vertes ou ocres qui donnent à l’ensemble une connotation "psychédélique" peut-être un peu datée aujourd’hui, nous rappelant les images de More (1969), le film de Barbet Schroeder, qui lui est contemporain.
Dans cet univers cohabitent l’innocence et la cruauté comme nous le suggère le générique de début où une chanson enfantine (dans une langue incompréhensible, qui s‘avère être du danois) qui évoque une comptine est superposée à une série de dessins de Topor, son complice avec Alexandre Jodorovski au sein du mouvement Panique, où les corps mutilés se mêlent aux images érotique et à des scènes de torture qui nous rappellent les célèbres gravures de Goya. Souvenons-nous du "Songe de la Raison engendre des monstres". Certes, s’agissant de Franco, la raison n’a pas de place, mais les enfants du film ont parfois des allures bien monstrueuses.

Les jeux sont des batailles où les "rouges" et les nationalistes continuent de s’affronter, comme si la Guerre Civile n’était pas encore achevée. Dans une autre scène, les enfants jouent aux dés. Mais, comme dans l’Espagne de l’époque, il y a les bourreaux et les victimes et le perdant doit recevoir les coups de fouets de la main d’un bourreau cagoulé, selon les ordres d’un roi aussi sadique que capricieux.  
L’hypothétique exécution de son père le hante dans de nombreuses scènes comme l’exprime son cri "papa, je ne veux pas qu’on te tue" où cette séquence où une troupe de cavaliers avancent sur le corps de son père enterré, dont seule dépasse la tête.    
Les bourreaux, tortionnaires en cagoules de cuir apparaissent en de nombreux plans mais ce sont à la fois les tortures de l’Inquisition et les images de la Passion du Christ sur fond de chants de saetas, directement tirées de la Semaine Sainte de Séville.            
Les exécutions représentées par Arrabal ou fantasmées par Fando rappellent la représentation que s’en faisait Luisito, dans La Prima Angélica (1973) de Carlos Saura, lorsque son oncle lui prédisait la mort de son père.       
Cette superposition entre les images de la Passion et la torture de la Guerre civile est manifeste dans des scènes où le parallèle est établi avec la flagellation de Jésus.            
En réaction à cette présence pesante, les représentations ou références religieuses sont pour le moins irrévérencieuses, voire iconoclastes, à l’instar du dessin de Topor figurant dans le générique :

Lorsque le prêtre vient porter l’extrême onction au grand père à l’agonie, ce-dernier lâche quelques pets bien sonores. Après avoir béni les armes, le curé devenu victime est condamné à manger ses propres testicules dans une scène anthropophage et parodique qui rappelle Jésus offrant son corps. Le prêtre s’exclame :

Merci, Seigneur, pour ce met divin.        
Seigneur, vous me les avez données et vous me les avez reprises. Béni soit votre saint nom 

Les mortifications avec le cilice font l’objet de deux scènes où c’est tout d’abord Fando qui s’impose cette pénitence, puis sa tante.       
Et la collusion entre l’armée et l’Eglise espagnole est montrée lorsque le curé bénit les armes des rebelles à la sortie de l’église.

L’image de la mère et de la tante

Les rapports que l’enfant va entretenir et développer avec les femmes sont exprimés à travers trois personnages, en premier lieu sa mère, puis sa tante et enfin Teresa, une petite fille un peu plus jeune que lui. Mais c’est sa mère et sa tante qui nous intéressent ici. Ses rapports sont d’autant plus complexes que sa mère incarne celle qui a dénoncé son père qu’il hait mais également la femme qui trouble l’adolescent et qui l’attire.
Sa mère est également l’incarnation de la vierge Marie, qui est dans le film une image récurrente.        
Tantôt une Vierge à l’enfant de Murillo, elle apparaît à un moment sous un tableau du maître, la tête couverte d’un voile blanc. Tantôt Mater Dolorosa, elle recueille le corps flagellé de son père, comme Marie recueille celui du Christ dans une Pietà.  
Mais la haine de l’enfant, lorsqu’il découvre les photos découpées, amputées de l’image du père, s’exprime avec une force inégalée : dans une de ses visions, elle est tout d’abord une Vierge à l’enfant de facture classique avant d’officier comme un prêtre et de donner la bénédiction puis la communion aux fidèles et d’apparaître enfin avec un couteau entre les dents[13]

Puis mi-Pasionaria, mi-Agustína de Aragón, nous la retrouvons au pied du canon prenant la tête des troupes qu’elle exhorte par ce cri : "Tuez-les !"
Si nous sommes encore ici dans la dérision, la haine s’exprime dans quelques autres scènes avec une violence de ton qui frôle l’obscénité. Tel un petit chien, la mère lèche les bottes des vainqueurs. Puis elle se vautre dans le sang d’un taureau, métaphore traditionnelle de l’Espagne, qu’elle a tué et qui incite son fils à couper ses liens avec son père en lui coupant les testicules "tu es déjà grand, coupe les couilles de ton père", sans oublier une scène particulièrement crue où la mère défèque sur le père. Autant d’images souvent insoutenables, crues, violentes, grotesques, voire vulgaires. Arrabal crée chez le spectateur de la gêne mais il crée également de l’émotion.   
Mais la femme c’est également sa tante Clara vers qui le poussent des pulsions érotiques qu’elle semble entretenir.    
L’enfant l’observe, l’épie, guette sa nudité et ses jeux solitaires. Cherche–t-elle à le séduire ou ne sont-ce que fantasmes du préadolescent, Arrabal entretient le doute et appuie cette ambigüité en utilisant la musique d’une célèbre zarzuela La Verbena de la Paloma, où deux jeunes madrilènes, l’une brune et l’autre blonde mènent par le bout du nez un vieil apothicaire en mal de chair fraîche.      
Les rapports entre les deux personnages, sont à la fois sadiques et masochistes, comme le suggère, là encore, un des dessins de Topor figurant dans le générique de début.

Arrabal et l’exil

L’exil de Fernando Arrabal n’est pas à proprement parler un exil directement politique, dans la mesure où, lorsqu’il choisit en 1955, l’exil à Paris, il est un parfait inconnu et que, même si par la suite ses prises de positions ont un caractère éminemment politique, il n’est pas, à proprement parler, un militant.    
Ne s’agissant pas, non plus, d’un exil économique, c’est plutôt, un exil créatif. C’est ce qu’il explique dans la Lettre au général Franco :

Dans ce climat d’oppression, j’étouffais littéralement puisque je ne pouvais pas respirer spirituellement ; j’ai fini par avoir des problèmes pulmonaires et finalement je suis devenu tuberculeux. Nos poumons étaient peuplés de vieux vêtements et d’excavatrices assoiffées. Dans ces années là, j’ai pris la décision quichotesque d’être écrivain en Espagne, sans renoncer à mon indépendance, à ma liberté. Une entreprise à laquelle je ne parviendrais jamais. Après vingt années d’écriture, je n’ai jamais pu être écrivain dans mon pays.

Il fait ici référence à la tuberculose qu’il va effectivement contracter et soigner en France, ce qu’il reconnaît avoir été une chance.           
Il choisit donc, plus précisément Paris, qui est encore à ce moment le premier centre intellectuel où se retrouvent les avant-gardes. Un lieu où existe cette totale liberté de création et qui est ce creuset culturel où il va rencontrer Roland Topor et Alexandre Jodorowsky, entre autres, avec qui il va fonder, en 1962, le mouvement PANIQUE, en hommage au Dieu Pan. Ils se démarquent du surréalisme et s’affichent ainsi :

Nous ne voulions pas de hiérarchie, pas de pape, pas d'exclusion. Tout le monde peut être panique, ou ne plus l'être. Nous ne voulions pas une morale, mais toutes les morales. Pratique de la provocation (happenings, animations), affirmation de l'individualité, pouvoir absolu du jeu comme moyen de communication et d'exorcisation, option délibérée pour la dérision et l'utopie.

Arrabal vit ainsi en France un exil choisi qui ne l’empêche pas de retourner régulièrement en Espagne où il sera d’ailleurs emprisonné en 1967. Sa Lettre au général Franco (1971) est un pamphlet violent contre le dictateur qu’il accuse d’avoir assassiné son père. C’est donc, à sa manière, iconoclaste, provocatrice un opposant notoire au régime franquiste.     
S’il vit en France, il demeure, de toute évidence un artiste qui garde avec son pays des liens très forts, s’inscrivant ainsi dans une filiation directe avec Goya ou Buñuel.       
J’ai déjà fait référence à sa proximité avec l’œuvre gravée de Goya, mais il en va de même avec Buñuel comme le montrent quelques images d’ecclésiastiques qui semblent sortir du Chien andalou ou ce personnage qui, affublé d’un tutu, danse autour de sa mère comme le mendiant pendant le banquet de Viridiana.        
C’est dans cette continuité que nous pouvons l’inscrire et qu’il nous raconte son Espagne.
C’est de l’exil qu’il nous décrit ce que Bernard-Henri Lévy, appelle "le tragique de la condition humaine, mais pas pris au sérieux[18]". Ce lieu, cette nouvelle patrie, c’est l’exil. Et cet exil se situe en France.
Pour prolonger la comparaison déjà établie avec Carlos Saura, nous mesurons à quel point l’écriture cinématographique de ce dernier, à laquelle la censure encore en vigueur en Espagne, imposait bon nombre de contraintes, est aux antipodes de celle d’Arrabal.           
Si Arrabal dit qu’il s’intéresse au cinéma car "c’est un art métaphorique", il est clair que la métaphore n’a pas chez l’un et chez l’autre la même fonction. Chez Saura, c’est une façon de contourner la censure, chez Arrabal, c’est une manière de nous représenter son univers. Il ne s’agit pas, non plus, de faire du lieu où Arrabal a choisi de situer son exil, un lieu idéal de tolérance. Arrabal raconte lui-même les pressions, plus ou moins amicales, mais pressions tout de même, auxquelles il fut soumis de la part du Ministre de la Culture de l’époque, qui cherchait à lui faire supprimer quelques scènes jugées particulièrement scabreuses. Devant le refus de l’auteur, le ministre battit en retraite, le film fut présenté à Cannes puis diffusé dans les salles avec un succès important.         
La France d’après 68, encore bien pensante était, toutefois, une terre plus accueillante qui a permis à Arrabal de nous raconter le drame vécu par Fando (et en partie par lui-même) avec toute la violence qu’il souhaitait y mettre et le mépris d’un régime franquiste qu’il voulait exprimer. L’exil, en même temps qu’il le protège, lui permet de porter un regard distancié sur son vécu.   
Au moment où la liberté de création est fortement remise en question au nom d’une correction morale souvent quelque peu rétrograde, pensons aux récents incidents survenus à Avignon autour d’une œuvre photographique d’Andrés Serrano, ou des œuvres de Larry Clark, au Musée d’art Moderne de la Ville de Paris, il y a quelques mois, il était important de montrer ce qu’un artiste exilé pouvait exprimer, il y a quarante ans dans une France, terre d’accueil universel.  

Artiste aussi controversé que Pasolini, dont il est le contemporain et auquel il peut parfois faire penser, Arrabal est aussi profondément politique que joyeusement ludique et aussi sarcastique que pouvait l’être Fellini. A l’instar du reste de son œuvre, ¡Viva la Muerte ! demeure un film choc et l’un des pamphlets les plus violents et provocateurs contre la dictature franquiste.



Arrabal, cinéaste panique, 2007, film écrit par Emmanuel Vincenot et réalisé par Ramón Suárez.

Ibíd., 30’50’’.

Ibíd., 16’56’’.

Ibíd., 1h14’49’’.

NO-DO, Noticiario Documental.

Ibíd. 30’40’’-32’29’’.

Negrín, chef du gouvernement de la République. Il préconisait la consommation de lentilles, pour leur haute valeur nutritive, pour lutter contre la pénurie.

Ibíd., 24’.

Ibíd., 59’40’’.

Ibíd. 55’.

Ibíd. 50’.

Ibíd. 24’50’’

Ibíd. 33’35

Ibíd., 1h19’46’’.

Fernando Arrabal, Carta al general Franco, Paris, Union Générale d’Editions, 1972, 168
En este clima de opresión yo me ahogaba literalmente como no podía respirar espiritualmente, terminé por tener dificultades pulmonares y por fin caí tuberculoso.
Nuestros pulmones se poblaban de ropa vieja y de excavadoras sedientas. Por aquellos años tomé la quijotesca decisión de ser escritor en España sin renunciar a mi independencia, a mi libertad. Empresa que jamás consiguiría. Tras veinte años escribiendo… nunca he podido ser escritor en mi país

http://www.larousse.fr/encyclopedie/peinture/Panique/153715

Arrabal cinéaste panique, 30’50’’.

Ibíd.

Le ministre français de la Culture était Jacques Duhamel.

« Attente » et « Espera » : différences et convergences

L’histoire des mots « attente » et « espera » sera envisagée à partir de leurs étymons latins attend?re et sper?re[1] à travers la lexicographie française et espagnole, ancienne et moderne, et ils seront aussi considérés dans le cadre des différents systèmes d’opposition existant dans la langue actuelle : « attente vs espoir vs espérance » et « attendre vs espérer » ; « espera vs esperança », « esperar vs atender » et « esperar vs aguardar ».

Dans la continuité de leurs étymons latins, ces vocables réélaborent sémantiquement des notions physiques simples telles que la tension et le regard, ainsi que l’activité proprement humaine de pronostic, que les Anciens appelaient divination et que nous appelons probabilité.

Leur contenu sémantique est complexe ; par le récit de leur évolution et l’analyse des composantes de leur sens, nous espérons contribuer à démêler cette complexité. Nous espérons aussi rendre compte de la singularité de ces deux parasynonymes, « attente » et « espera » qui, s’ils convergent dans l’usage, n’en véhiculent pas moins des résonances différentes.

« Tension vers » : le verbe latin attend?re

En latin classique, le verbe attend?re (adtend?re), en tant que dérivé de tend?re signifie la notion physique de tension (au passif, il signifie « s’étendre ») ou de tension vers (« tendre les mains ou l’oreille »), qui trouve une application psychologique et intellectuelle : « tendre son esprit vers », c’est-à-dire « être attentif à », « remarquer », réfléchir à », « s’occuper de[2] », qui est en fait la plus usitée[3].

Dans une continuité sémantique, le latin tardif attendere peut renvoyer à des sens plus spécifiques tels que « servir », « faire sa cour à quelqu’un » ainsi que « attendre[4] ».

Ces deux orientations sémantiques vont s’affirmer au cours de l’évolution du mot et s’imposer au détriment des autres, la première en espagnol, la seconde en français.

De la tension à l’attention : attendre et atender

Atendre est attesté en français dès le XIe siècle. Il continue les sens latins dans les applications physiques de la tension (tendre la main, tendre un anneau)[5] et dans ses applications psychologiques  et intellectuelles : poursuivre, tendre vers un but[6], s’appliquer à, prêter attention à. Ces dernières sont attestées en français du XIIIe au XVIe siècle, avec la forme simple ou avec la forme pronominale « s’atendre » pour « aspirer à, s’appliquer à », comme dans cet exemple emprunté à Montaigne (Essais, III, 2) : Je ne me suis pas attendu d’attacher monstrueusement la queue d’un philosophe a la teste et au corps d’un homme perdu. Ou cet autre, extrait des archives municipales de Montauban (1557) : Au lieu d’étudier et se actandre à leur devoir[7]. Ce sens, écrit Alain Rey[8], rend compte du rapport entre attendre, attention et attentif, aujourd’hui détruit.

Le rapport entre atender, atención, atento, s’est conservé par contre en espagnol. Atender, attesté dès le XIIe siècle, continue les sens issus de son étymon latin (tendre l’oreille, prêter attention à, s’occuper de) et como en otros romances,écrit J. Corominas, a veces vale aguardar en la Edad Media[9]. Les dictionnaires de la langue moderne continuent d’ailleurs à donner aguardar et esperar comme première définition de atender[10], qui dans l’usage s’est pourtant spécialisé dans l’expression de l’attention avec ses différentes modalités[11].

De la tension à la station : attendre, attente

Dès le début, le verbe « attendre » développe cette nouvelle signification déjà apparue en latin médiéval, qui s’ajoute aux autres significations héritées du latin et va s’imposer dans la langue moderne : « demeurer jusqu’à l’arrivée de quelqu’un ou quelque chose [12]». Considérée comme une innovation sémantique propre au domaine gallo-roman[13], elle témoigne d’une modification de la représentation du processus. Celui-ci n’est plus saisi par la pensée en un temps unique, comme processus dynamique visant un but : la saisie se fait en deux temps, celui de la latence, statique (explicité par « demeurer ») et celui du terme de cette latence (explicité par des expressions telles que « jusqu’à »).

Cette scission du processus en deux temps successifs s’exprime très clairement dans des définitions du mot « attente », « où l’accent est mis sur le simple écart de quelqu’un en tel lieu, et le moment où quelqu’un ou quelque chose doit arriver[14] ». Lorsque seul le premier temps est visé, l’attente sera définie comme « le temps pendant lequel on attend », et pourra alors renvoyer à des parasynonymes tels que « faction, pause, station [15]».

Dépourvue de toute portée axiologique, l’attente se distingue ainsi de l’espoir et l’espérance ainsi que de la espera, héritiers du latin sper?re.

« Perspective du bonheur » : le verbe latin sper?re

La racine indo-européenne sp?- est liée aux sens de divination, présage, prédiction et pronostic[16], ainsi qu’aux sens d’extension, de prospérité[17]. En continuité avec eux, le verbe sper?re, issu de cette racine, renvoie en latin classique à la notion d’attente[18], et plus particulièrement dans la perspective d’un évènement heureux. Néanmoins, dans un mouvement de renversement axiologique, on peut aussi avec sper?re « attendre, s’attendre à ou appréhender quelque chose de fâcheux »[19].

En latin tardif, on voit se diversifier et se spécialiser les sens de sperare selon les deux orientations sémantiques initiales, dans des significations telles que « attendre quelqu’un », « solliciter ou avoir droit à quelque chose », « penser que, croire que », liées au concept de perspective, et « être persuadé que », « obtenir »[20], liées au concept de « bonheur », sous la forme concrète de l’aboutissement, de la réussite[21] ».

De l’espoir à l’attente : espérer, esperar, asperar

« Espérer : attendre un bien qu’on désire et que l’on entrevoit comme probable »[22] est en continuité sémantique[23] avec le sens classique du latin depuis l’apparition du mot en français (attesté depuis le milieu du XIe siècle) jusqu’à nos jours dans son usage courant, mais à partir du XIIe et jusqu’au XIXe siècle, il avait également le sens de « attendre, s’attendre à[24] ».

De même, « esperar », est attesté depuis le XIIe siècle avec ces deux signifiés : « tener esperanza », « aguardar [25]». Il a connu une variante asperar très usitée en ancien castillan et dans la langue classique jusqu’au milieu du XVIe siècle. El sentido de asperar era casi siempre “aguardar” (no “tener esperanza”) como define con precisión Juan de Valdés[26]. Cette distinction qui aurait pu, selon Corominas, se réaliser sous l’influence de aguardar, n’est pas universellement reconnue par les spécialistes anciens de la langue, qui consignent esperar et non asperar [27].

Incertitude et présupposition : esperar vs asperar

Répondant à la question de Marcio: -¿haréis alguna diferencia entre asperar y esperar ?-, Valdés définit l’opposition sémantique entre les deux verbes en ces termes: Yo sí, diziendo asperad en cosas ciertas, y esperad en cosas inciertas, como vosotros usáis de aspettar y sperar; y assi digo: aspero que se haga hora de comer, y digo: espero que este año no abrá guerra. Bien sé que pocos o ninguno guardan esta diferencia pero a mí me ha parecido guardarla por dar mejor a entender lo que scrivo[28].

La distinction est ainsi analysée par Valdés comme une opposition entre incertitude et présupposition : esperar lorsque l’objet visé par le processus reste una cosa incierta[29] et asperar lorsque son existence est présupposée comme una cosa cierta. C’est par le biais de la présupposition que l’analyse sémantique de asperar rejoint celle de attendre = tendre vers un objet ou un évènement, l’existence de celui-ci étant nécessairement présupposée comme terme de la tension.

Du regard à l’attente : aguardar, (lat.) aspect?re (adspect?re), (it.) aspettare

Aguardar, attesté en castillan depuis les origines, par exemple dans le Cid, est dérivé du substantif guarda, héritier d’un emprunt fait par le latin tardif au germanique[30]. Dans les formes wardôn « guardar, montar guardia, cuidar », dérivé de warda « acto de buscar con la vista », lui-même dérivé de warôn « atender, prestar atención » se manifeste le rapport sémantique entre le regard, l’attention et l’attente[31], qui va aboutir à la signification actuelle de aguardar : « esperar a que llegue alguien o algo, o a que suceda algo[32] ».

Le même rapport se révèle dans l’évolution sémantique qui a affecté le latin aspect?re « tourner ses regard vers, regarder avec attention, être attentif à[33] », pour aboutir à l’italien aspettare : « attendere una persona che deve giungere o un evento che sta por verificarsi »[34].

La innovación semántica en virtud de la cual SPERARE reemplazó a ASPECTARE es propia de los tres romances hispánicos y algunas hablas occitanas[35]. Ce faisant, l’espagnol a substitué à une représentation de l’attente élaborée à partir du regard, comportement physique, une autre conception initialement à portée axiologique véhiculée par esperar, pour réintroduire sous la forme du verbe aguardar le premier type de représentation.

Aspect?re : regard, divination et bonheur :

Aspect?re est un dérivé du verbe spect?re, lui-même forme fréquentative de spec?re (ou spic?re). A spec?re correspond un mot racine –spex usité comme second terme dans les composés conservés dans la langue religieuse : auspex, d’où auspicium, haruspex, haruspicium […][36]. L’auspex est donc celui qui examine les oiseaux. Le substantif désigne celui qui prédit d’après le vol, le chant, la manière de manger des oiseaux, mais l’adjectif a une portée axiologique et renvoie à une chose ou un événement favorable, heureux, de bon augure[37]. On voit ainsi se former un réseau de relations entre regard, prédiction et perspective du bonheur qui peut contribuer à justifier la substitution de aspectare par sperare.

Esperar : espérer et attendre

Ces deux significations, « tener esperanza de conseguir alguna cosa » et « aguardar, permanecer en el sitio adonde se cree que ha de ir alguna persona o en donde se presume que ha de ocurrir alguna cosa », sont véhiculées par esperar depuis le XIIe siècle[38]. Nebrija (1492) retient trois significations, qu’il expose à l’aide d’une formule en castillan et par des équivalents latins : « esperar algun bien » (lat. sperare), « esperar como quiera » (lat. expectare[39], manere[40]), « esperar lo que ha de venir » (lat. operiri[41], praestolari[42]). Elles s’intègrent toutes les trois dans deux orientations sémantiques : d’une part la perspective du bonheur, dans la continuité du sens classique de sper?re, et d’autre part l’expectative sans visée axiologique.      
Pour en venir rapidement à la langue moderne, retenons que le D. A.
[43] retient la perspective du bien (sperare), l’expectative (expectare, operiri), et ajoute la croyance ou confiance (confidere), qui n’est en fait qu’un cas particulier de la perspective du bonheur[44]. Les dictionnaires actuels consignent les mêmes significations à l’aide de paraphrases variables.

Espera vs esperanza

Si esperar se distingue par sa capacité, tout au long de son histoire, à renvoyer à la fois à l’espoir ou l’espérance et à l’attente, il en va autrement du substantif espera.

« Espera » : la sphère et l’attente 

Il faut savoir tout d’abord que du XIIIe au début du XVe siècle, sous la forme espera cohabitent un substantif dérivé de esperar (acción de esperar) et l’adaptation castillane du mot latin sphera. Et face à espera, le mot esperanza, attesté plus tôt, dès le XIIe siècle, désigne « un estado de ánimo en el cual se nos presenta como posible lo que deseamos »[45].

Chez Nebrija, espera, n’est consigné que comme forme castillane du latin sphera (espera de astrologia, sphera, ae ; globus, i), et esperança endosse donc toutes les orientations sémantiques de esperar (esperança de algun bien, spes ; esperança como quiera, expectatio ; esperança de lo que ha de venir, prestolatio)[46]. Plus tard, Covarrubias (1611) consigne esfera (lat. sphera) et esperança mais pas espera.

« Esperanza » vs « espera »: spes vs expectatio

La différenciation entre les deux types d’expectative, qui se matérialise dans l’opposition espera vs esperanza va être consignée peu à peu dans la lexicographie et la configuration de la langue actuelle s’exprime déjà sans ambigüité dans le D.A. : « Esperanza : […]. La humana es un afecto, ù passion del alma con que esperamos el bien ausente que juzgamos por conveniente, Lat. Spes » […], s’oppose à « Espera : El acto de estar aguardando ù esperando. Lat. Expectatio ». Une configuration qu’exploite brillamment Antonio Machado dans ce passage : Porque aun la vida beata, en la gloria de los justos, ¿estará, si es vida, fuera del tiempo y más allá de la espera? Adrede evito la palabra “esperanza”, que es uno de esos grandes superlativos con que aludimos a un esperar los bienes supremos, tras de los cuales ya no habría nada que esperar. […] Solo he de advertiros que allí se renuncia a la esperanza, en el sentido teológico, pero no al tiempo y a la espera de una infinita serie de desdichas[47].

Espoir vs espérance, Esperanza

Espoir et incertitude

« Espoir : Le fait même d’espérer. Le sentiment inspiré par le fait d’espérer[48], est attesté depuis 1155. Du point de vue morphologique, il s’agit de la substantivation de formes conjuguées au présent de l’indicatif sur la base dite forte (espeir) du verbe espérer[49]. Le mot véhicule en ancien français l’expression d’un jugement ou d’une opinion : au mien espeir, « à mon avis » ou d’une simple hypothèse : espoir ou espeir (adv.), « sans doute » ou simplement « peut-être ». Cette configuration sémantique rencontre celle qui se manifeste à propos du verbe esperar, lorsqu’il est rapporté à l’expectative des choses incertaines (v. supra).

Espérance, esperanza : vers la probabilité mathématique 

« Espérance : Attente d’un bien qu’on désire et qu’on entrevoit comme probable[50] est attesté beaucoup plus tôt dans la langue (1080), dans la construction n’aveir esperance de : « ne pas s’attendre à ». L’évolution sémantique de « espérance » va dans le sens de l’expectative d’un évènement déterminé[51], rencontrant ainsi la notion de présupposition, qui s’oppose à celle d’incertitude véhiculée par « espoir ». Dans ses derniers développements, cette évolution privilégie la notion de probabilité au détriment de la notion de désir dans des expressions techniques présentes en espagnol comme en français : « espérance de vie », « esperanza de vida », « espérance mathématique : toute valeur que peut prendre une variable et qui est établie selon une probabilité », « esperanza : valor medio de una variable aleatoria o de una distribución de probabilidad », « contre toute espérance : alors que cela semblait impossible », « qué esperanzas ! », interjection en usage à Cuba, au Mexique et au Vénézuela « para indicar la improbabilidad de que se logre o suceda algo »[52].         

Nous insisterons pour conclure sur deux processus généraux qui forment un cadre à l’évolution sémantique spécifique de « attente » et « espera ».

La continuité historique du sens

Nous avons considéré que la principale évolution sémantique affectant le mot « attente » est l’émergence de la notion de « station ». Celle-ci se trouve en continuité sémantique avec sa racine indoeuropéenne : en effet, le verbe latin tend?re et son dérivé attend?re ainsi que leurs héritiers castillans et français atender, attendre, attente, ont leur origine dans la racine *ten-, dont est également issu le verbe latin ten?re qui « était spécialisé dans le sens de « tenir » (avec l’idée de continuité) et, au sens absolu, « durer, persister » ou « se maintenir dans une position » (langue militaire) […] »[53]. Les concepts de station, permanence, durée, qui se manifestent dans le schéma sémantique de l’attente en français moderne, ne représentent donc pas une innovation dans la mesure où ils étaient déjà contenus en germe dans le signifiant.

La simplification et la spécialisation du sens

La spécialisation sémantique de « attente », qui va s’opposer à « attention »[54] est un processus général également à l’œuvre sous une autre forme dans le cas du mot « espera », qui n’a pas conservé les deux orientations sémantiques du verbe-base et s’est spécialisé dans l’une d’entre elles seulement[55]. La spécialisation sémantique va de pair avec une tendance à la spécialisation lexicale, comme le montre l’opposition dans la langue moderne entre « espera » et « esperanza » et dans la langue ancienne entre esperar et asperar.



 


[1] Précisons que « attente » représente l’évolution phonétique d’une forme non-attestée du latin, *attendita, participe passé passif féminin, dérivé par suffixation de la forme classique du participe de attendere : attentus, a (Voir Rey A., Dictionnaire historique…, art. ATTENDRE). Ce mot est donc entré en français par héritage alors que « espera » est une création castillane, dérivée du verbe esperar, lui-même héritier du latin sper?re.

[2] Gaffiot Félix, Dictionnaire latin-français, Hachette, Paris, 1934, art. ADTENDO.

[3] Voir Ernout A, Meillet A., Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris, Klincksieck, 1985 (1ère éd. 1932), art. TEND?.

[4] Niermeyer J.F., Vande Kieft C., Mediae Latinitatis Lexicon Minus, Brill, Leyde-Boston, 2002.

[5] Godefroy Frédéric, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle. Paris, 1891-1902. Réimpr. Slatkine, Genève-Paris, 1982, art. ATENDRE, où l’on trouve ces exemples :

                « Il vint au puic, si l’en apiele :               
                Y estes vous, amie biele ?    
                Or cha vostre main atendes ». (Sept Sages)      
Ou encore :           
                « Adonc devant la dame Hellie s’adrecha,           
                L’anel lui ataindit, et celle le baisa ». (Ciperis)

[6] Ibid. Par exemple : « […] la femme […] tousjours a actendu a avoir authorité et seigneurie en la maison, autant comme son mary, ou plus, si elle a peu ».

[7] Ibid.

[8] Rey Alain (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, 1992, art. ATTENDRE.

[9] Dcech, Coromias J. et Pasual J. A., Diccionario crítico etimológico castellano e hispánico, Madrid, Gredos, 1992, art. TENDER: « Atender, de att?nd?re, “tender (el oÍdo hacia algo)”, “poner atento (el ánimo)”, “atender” ».

[10] Voir DRAE, 2001: « ATENDER. 1. Esperar o aguardar »; MOLINER, 1998: « ATENDER. 1. Esperar ».

[11] Par exemple: « acoger favorablemente, o satisfacer un deseo o mandato », « aplicar voluntariamente el entendimiento a un objeto espiritual o sensible» (DRAE, 2001); « disponer los sentidos y la mente para enterarse de algo que se dice, hace u ocurre en su presencia» (MOLINER, 1998).

[12] Trésor de la Langue Française, Paris, CNRS, 1974, art. ATTENDRE, qui donne ces exemples du XIe siècle : « Jo atendeie de tei bones noveles », ou encore « Sire dist ele, Com longe demorede ! Atendut t’ai en la maison ton pedre » (Alexis).

[13] Rey A., Dictionnaire historique…art. ATTENDRE.

[14] Trésor de la Langue Française, ibid.

[15] Le Grand Robert de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2001.

[16] Mann Stuart E., An indo-european comparative dictionary, Hamburg, Helmut Buske Verlag, 1984-1987, p. 1251.

[17] Gransaignes d’Hauterive R., Dictionnaire des racines des langues indo-européennes, Paris, Librairie Larousse, 1948, rééd. Larousse, 1994, pp. 196-197 ; ROBERTS Edward A. & PASTOR Bárbara, Diccionario etimológico indoeuropeo de la lengua española, Madrid, Alianza Editorial, 1996 (6è réimpr. 2007), p. 164-165.

[18] Gaffiot F., Dictionnaire latin-français, art. SPERO : « tr., attendre, s’attendre à ».

[19] Gaffiot F., Dictionnaire…, ibid., qui donne cet exemple tiré de Cicéron: « haec satis spero vobis molesta videri : je crains bien que cela vous paraisse fastidieux ».

[20] Niermeyer J.F. & Vande Kieft C., Mediae Latinitatis…, art. SPERARE.

[21] Rey A., Dictionnaire historique…, art. ESPERER, signale que pareillement, la racine spe– a fourni des formes verbales au slave sp?ti “aboutir, réussir”, au germanique (cf. le vieil anglais spówan “réussir”).

[22] Blum Claude (dir.), Le Littré, Paris, Editions Garnier, 2007.

[23] Cette continuité est parallèle à la continuité de l’écrit, qui entraîne également une continuité phonétique propre aux mots dits « savants » ou « semi-savants ». Cf. Bloch O., Von Wartburg W., Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, PUF, 2002 (1re éd. 1932),  art. ESPERER: « […] le maintien de l’s et le traitement de la voyelle étant dus au maintien du contact avec le latin écrit ».

[24] Rey A., Dictionnaire historique…, ibid.

[25] Alonso Martín, Diccionario medieval español, U. Pontificia de Salamanca, 1986, art. ESPERAR, qui cite ces 2 exemples tirés de Mío Cid : « Qui buen mandadero en bia, tal deve esperar [= tener esperanza] » et « A todos esperando [= aguardando] la cabeça tornando va ».

[26] Dcech, art. ESPERAR.

[27] Nebrija, par exemple (cf. infra).

[28] Valdés Juan de, Diálogo de la lengua, Clásicos Castalia, Madrid, 1983, p. 103. Rappelons que Valdés s’adresse à un interlocuteur italophone.

[29] En d’autres termes et de façon moins appuyée, Covarrubias confirme le rapport entre esperar, continuateur sémantique de sper?re et la notion d’incertitude : « ESPERAR : aguardar el suceso de alguna cosa buena, porque la mala antes la tememos que la esperamos, aunque de ordinario esso mesmo que deseamos tememos por su incertidumbre […] » (mis en gras par nous). Voir Covarrubias Sebastián de, Tesoro de la lengua castellana o espa?ola, Barcelona, Editorial Alta Fulla, 2003.

[30] La racine indo-européenne (S)WER-, SER– véhicule l’idée de garder, servir, conserver, surveiller et a donné de nombreux vocables dans les langues romanes et germaniques (v. Grandsaignesd’’Hauterive, Dictionnaire…, p. 209, Mann An Indo-european…, pp. 1131-1132, art. SER? et SERV? et Roberts E. A. & Pastor B. Diccionario…, p. 194, art. WER3-).

[31] Un rapport présent également dans l’italien « guardare: Cercare di percepire con la vista; volgere, posare lo sguardo; dirigere, fissare gli occhi su qualcosa o qualcuno (e non implica necessariamente la nozione di vedere » (Battaglia Salvatore, Grande Dizionario della Lingua Italiana, Torino, Unione Tipografico. Editrice torinese, 1961). Covarrubias, d’ailleurs, voyait dans le verbe aguardar un emprunt à l’italien, v. Tesoro…, art. AGUARDAR: « es vocablo antiguo español ; vale esperar, por aver visto o considerado alguna cosa que le ha hecho reparar al que aguarda ; y tomóse del verbo toscano sguardare, que vale mirar ».

[32] DRAE, 2001.

[33] Gaffiot F. Dictionnaire…, art. ASPECTO.

[34] Battaglia Salvatore, Grande Dizionario…

[35] Dcech, art. ESPERAR.

[36] Ernout A., Meillet A. Dictionnaire étymologique…, art. SPECI?.

[37] Gaffiot F., Dictionnaire…, art. AUSPEX.

[38] Voir Alonso Martín, Diccionario medieval español, art. ESPERAR.

[39] Voir Gaffiot F., Dictionnaire…, art. EXSPECTO (expecto). « 1. Attendre […] » et Ernout A., Meillet A. Dictionnaire étymologique…, art. SPECI? : « Exspect?re “regarder de loin” s’est spécialisé dans le sens de “attendre”, où il a supplanté opperior[…] ».

[40] Voir Gaffiot F., Dictionnaire…, art. M?N?O : « I. int. 1. Rester […] II. tr. 1. Attendre ».

[41] Voir Gaffiot F., Dictionnaire…, art. OPP?R?OR: « Attendre ».

[42] Voir Gaffiot F., Dictionnaire…, art. PRAEST?LOR: « tr. et intr. Attendre ».

[43] Diccionario de Autoridades, Madrid, Gredos, edición facsímil, 1990, art. ESPERAR: « 1. Concebir en el ánimo y tener esperanza de conseguir algún bien […]. 2. Vale asimismo aguardar, hacer tiempo para que uno venga. 3. Vale también poner la confianza en alguno, tener seguridad y confiar en él ».

[44] « Mettre sa confiance en quelqu’un » c’est en effet attendre quelque chose de bon de cette personne. D’autre part le latin conf?d?re peut endosser des significations telles que « espérer fermement que ». Voir Gaffiot F., Dictionnaire…, art. CONF?DO.

[45] Alonso Martín, Diccionario medieval…, art. ESPERA, ESPERANZA.

[46] Gili Gaya S. Tesoro lexicográfico, Madrid, CSIC, 1947, art. ESPERA, ESPERANÇA.

[47] Machado, Antonio, Juan de Mairena, Madrid, Espasa-Calpe, 1973, p. 36

[48] Blum Claude (dir.) Le Littré, art. ESPOIR.

[49] Bloch et Wartburg, Dictionnaire étymologique…, art. ESPERER ; REY A., Dictionnaire historique…, art. ESPERER.

[50] BLUM Claude (dir.) Le Littré, art. ESPERANCE.

[51] Cf. l’expression « avoir des espérances » : attendre avec conviction un héritage (ou une réussite, sociale ou financière)

[52] Blum Claude (dir.) Le Littré, art. ESPERANCE et DRAE, 2001, art. ESPERANZA

[53] Ernout A., Meillet A. Dictionnaire étymologique…, art. TENE?

[54] Du latin adtent?o (att-) : « attention, application ». Voir Gaffiot F., Dictionnaire….

[55] Le même processus sous-tend l’évolution actuelle de « esperanza » et « espérance », où la notion simple de probabilité s’impose au détriment de la notion complexe de « probabilité (ou perspective) du bonheur ».