Hina GHULAM
Université de Lille, ALITHILA (ULR 1061)
Madeleine de Scudéry avait pour règle de toujours effacer son nom des premières pages de titre ; d’abord avec son frère Georges qui était officiellement l’unique auteur des romans Ibrahim (1641-1644), Artamène (1649-1653) et Clélie (1654-1661), puis avec les Conversations (1680-1692). L’autrice manifeste une discrétion presque excessive qui l’éloigne du devant de la scène littéraire. Plus encore, elle refuse d’afficher auprès de ses contemporains un quelconque savoir. Elle fait même de la modestie une vertu nécessaire chez de nombreux personnages féminins ; sauf exception. Pourtant avec les Conversations il y a une évolution de la pratique conversationnelle de l’autrice qui tend à rendre sa conversation bien plus savante qu’il n’y paraît. On pourrait se demander si dans ce texte plus audacieux que Mlle de Scudéry ne le montre pour elle-même, les femmes n’accèdent pas à une place inédite. Plusieurs questions ne manquent pas de se poser à cet égard ? Les Conversations amènent-elles à réviser le modèle galant, contribuent-elles à donner un rôle nouveau aux femmes dans la diffusion du savoir, et redéfinissent-elles le statut éthique des personnages féminins ?
1. Une pratique galante du dialogue antique
Madeleine de Scudéry avec ses recueils[1] aurait pu faire un énième traité sur la conversation avec ce que cela induit : c’est-à-dire une liste de recommandations donnée aux lecteurs afin qu’ils puissent s’assurer la maîtrise d’un art du bien-dire en société. Cependant, l’autrice fait le choix de suivre la tradition du dialogue platonicien. Son héritage se manifeste par son propos introductif plutôt original. En effet, Madeleine de Scudéry n’a pas écrit les habituelles épîtres ou dédicaces en prose. Elle a fait le choix d’introduire les Conversations par un Dialogue (1680, f. XVI ro), dans lequel deux personnages masculins conversent tout en se promenant dans le jardin des Tuileries. Cléonte dit à Théandre qu’il est venu « hier » avec un ami commun. C’est alors qu’à la demande de Théandre, Cléonte rapporte la conversation qu’il a eue la veille avec le fameux Philidas. Platon dans son Banquet met en scène deux personnages masculins Glaucon et Apollodore. Durant leur promenade, le premier réclame au second un résumé des échanges qui se sont tenus lors du banquet avec Socrate.
Glaucon : Apollodore, dit-il, justement je cherchais à te rencontrer, pour connaître tous les détails concernant l’événement qui réunit Agathon, Socrate, Alcibiade et les autres qui avec eux prirent alors part au banquet, et quels discours ils tinrent sur le thème de l’amour[2].
Par cette épître liminaire, l’autrice indique au lecteur que les Conversations sont les héritières du dialogue antique.
Si les Conversations ont pour prétention d’être les légataires de Platon et d’Aristote, il est tout à fait légitime de se demander si celles-ci sont uniquement des calques conformes aux prédécesseurs ou si au contraire elles font l’objet d’une réécriture de la part de l’autrice.
L’objectif commun du dialogue platonicien comme scudérien est d’instruire le lecteur. Chez Platon, les convives d’Agathon débattent de l’Amour tandis que chez Mlle de Scudéry le dialogue a pour fonction de transmettre des codes galants. Cependant, l’ensemble des Conversations ne se rapporte pas exclusivement à cette culture mondaine. Madeleine de Scudéry examine les passions violentes que sont « la Colère » et « la Haine », elle plaide « Contre ceux qui parlent peu respectueusement de la Religion », elle observe des « Caméléons » et s’interroge sur « la manière d’inventer une fable ». Les sujets débattus dans les recueils sont bien plus proches des auteurs antiques grecs et romains (Platon, Aristote, Sénèque, Plutarque) que des sujets attendus dans une conversation idéale. Les thèmes abordés coïncident avec des questions de société, souvent éloignées de ce que l’on attend d’un traité de civilité.
Les Conversations suivent toutes un même modèle[3] : une « compagnie » de personnes choisies se réunit dans un cadre éloigné de la ville, un élément déclencheur introduit le sujet, chacun des personnages masculins ou féminins donne son opinion divergente ou parfois convergente sur le thème désigné et la conversation se termine par une approbation collective. Le consensus peut se faire à travers l’éloge (soit d’un personnage, soit de Louis XIV) ou sur la validation collective d’un argument. La structure narrative des conversations est presque identique à celle du dialogue platonicien[4].
Madeleine de Scudéry ne se contente pas de copier ses prédécesseurs, elle s’approprie le genre du dialogue en y introduisant son esprit galant. Dans « de la Conversation », les personnages cherchent à définir un modèle idéal du dialogue. Pour cela, plusieurs critères reviennent régulièrement dans leurs remarques : le choix de la « compagnie », celui du sujet, les qualités nécessaires pour avoir une bonne conversation et ce qu’il faut à tout prix éviter[5]. En ce qui concerne le premier point Mlle de Scudéry confie à l’un de ses personnages le soin de définir en quoi consiste une bonne « compagnie » :
[…] je dis, à la honte de nôtre sexe, que les Hommes ont un grand avantage sur nous pour la Conversation : & pour le prouver, je n’ay qu’à dire à la « compagnie », qu’étant allée chez Lysidice, je la trouvay dans la chambre de sa mere, où il y avoit une grande quantité de Femmes, qu’à peine y pûs-je trouver place ; mais il n’y avoit pas un seul Homme. Je ne sçaurois vous dire de quelle maniere toutes ces Dames avoient l’esprit tourné ce jour-là, quoy qu’il y en eût de fort spirituelles. Mais je suis contrainte d’avoüer, que la Conversation ne fut pas fort divertissante. Car enfin on ne parla presque que de bagatelles ennuïeuses : & je puis dire, que de ma vie je n’ay tant entendu parler, pour dire si peu de chose. […] il arriva un de ses parens [l’un des parents de Lysidice]. Mais ce qu’il y eut de remarquable fut, qu’encore que cet Homme n’ait pas un de ces esprits élevez qu’on trouve si rarement, & qu’il ne soit que du rang des honnestes Gens ordinaires, la Conversation changea tout d’un coup, & devint plus réglée, plus spirituelle, & plus agréable, quoy qu’il n’y eust nul changement à la « compagnie », sinon qu’il était arrivé un Homme qui ne parla pas mesme beaucoup. Mais enfin, sans que je vous en puisse dire la veritable raison, on parla d’autre chose ; on en parla mieux : & les mesmes Personnes qui m’ennuïoient, aussi bien que Lysidice, me divertirent extremement. (1680, I., « De la Conversation », p. 12-15)
Ainsi, il est nécessaire qu’au moins un homme soit présent dans les « compagnies » exclusivement féminines pour que les sujets deviennent divertissants. Mais, l’inverse est également vrai :
Car lorsque les Hommes ne parlent precisément que pour la necessité de leurs affaires, cela ne peut pas s’appeler ainsi. […]. Tous ces gens-là [Plaideur, Marchand, Général, Roi] peuvent bien parler de leurs interest & de leurs affaires ; & n’avoir pas cet agreable talent de la Conversation, qui est le plus doux charme de la vie, & qui est peut-estre plus rare qu’on ne le croit. (Ibid., p. 2-3)
La conversation ne doit pas être composée que d’hommes puisqu’à leur tour ils ne feraient que parler de choses trop sérieuses.
Il existe une complémentarité entre les deux sexes ; le « beau sexe » apporte le naturel et l’enjouement qui sont nécessaires à la conversation alors que le « sexe fort » donne du piquant ou au moins du divertissement aux sujets.
L’autrice attribue aux femmes une nouvelle place au sein de la conversation, ce qui n’a pas toujours était le cas dans ses imitations du dialogue antique. Ainsi, dans Artamène ou le Grand Cyrus (1649-1653), Madeleine de Scudéry introduit l’« Histoire du Banquet des Sept sages »[6]. Au début du récit, l’un des sages, Chilon, est prêt à refuser de participer à un banquet parce que des femmes y seront présentes. Mais il finit par accepter l’invitation qui lui est faite en constatant que ces femmes sont des « Femmes ou [des] Filles de Sages comme luy »[7]. Il s’agit en effet de la femme de Périandre, Mélisse ; de sa fille Cléobuline et de la Princesse des Lindes, Eumetis. Progressivement, deux banquets se forment, le premier avec les sept sages et le second avec les trois dames mentionnées, Ésope, le narrateur et d’autres personnages masculins. Les femmes sont donc exclues du banquet des Sept sages parce qu’elles n’ont pas le même statut que les hommes. Plus encore, elles sont littéralement écartées de celui-ci. D’une part se forme une « compagnie » mixte et de l’autre une « compagnie » exclusivement masculine. Le personnage d’Ésope joue le médiateur entre les deux mondes. En effet, par la suite, lorsqu’Eumetis propose une énigme à sa « compagnie » et que celle-ci souhaite la montrer aux sages, ce ne sont pas les femmes qui font les messagères entre les deux groupes, mais Ésope ; celui qui appartient au cercle des Sages. Aucun des convives du banquet des Dames ne trouve la réponse. Du côté des sages, Solon réussit à répondre à l’énigme, mais par civilité, « il ne voulut pas faire connoistre qu’il la devinoit : afin de donner la joye à la Princesse des Lindes que son Enigme n’eust pas esté devinée »[8]. Les femmes sont certes décrites comme pleines d’esprit : elles semblent malgré tout rester inférieures aux sages ou du moins être ostracisées.
C’est à ce titre que les personnages féminins des Conversations se distinguent puisqu’elles sont tout autant détentrices de savoirs moraux, philosophiques, scientifiques, galants que les personnages masculins. Qui plus est, elles seront souvent considérées comme des enseignantes auprès des personnages masculins.
Ainsi, dans sa dernière œuvre Madeleine de Scudéry conçoit un genre littéraire hybride entre le dialogue antique, sérieux et savant et la conversation galante, plaisante et ludique. Elle crée un espace dans lequel il est possible pour l’ensemble des personnages d’échanger sur la morale, la philosophie et la science. Cette ouverture du dialogue aux femmes a été sans nul doute favorisée par l’émergence de la mode galante dont les salons mondains ont été les meilleurs médiateurs[9]. Une autre hypothèse est également possible, l’autrice semble être retournée à une forme d’humanisme cultivé par certaines, comme l’ont connu les femmes au XVIe siècle ainsi qu’au début du XVIIe siècle[10]. Pour éviter tout pédantisme, elle aurait fait en sorte d’insuffler dans celui-ci son esprit galant ; pour éviter de devenir l’une des Femmes savantes de Molière.
2. Les personnages féminins et leur relation au savoir dans les Conversations
La place des femmes dans le dialogue galant est une question centrale dans la relation au savoir qu’entretiennent les personnages féminins dans les Conversations. Comme dit précédemment, les « Dames » entretiennent un autre rapport à la connaissance. Pour mieux comprendre leur rôle, il faut observer en détail les interactions entre les membres de la « compagnie ». Delphine Denis dans La Muse galante, poétique de la conversation dans l’œuvre de Madeleine de Scudéry (1997) en propose une typologie : il y a le Régisseur, le Plaideur, l’Arbitre, le Contradicteur, le Curieux et l’Expert[11]. Qu’en est-il du « Sage » ? Peut-il être incarné par une figure féminine ? À chaque début de conversation, l’autrice/narratrice prête des qualités aux personnages qui composeront la « compagnie ». On peut voir chez les femmes le charme, la beauté, l’esprit, l’enjouement et le mérite et chez les hommes l’esprit, le mérite, l’honnêteté et la galanterie. On peut compléter utilement cette approche en observant que parfois Mlle de Scudéry attribue aux femmes un rôle de sage ou de détentrice d’un savoir. Trois cas de figure sont possibles : dans le premier, seul le personnage féminin est considéré comme « sage »[12] ; dans le deuxième, c’est un personnage masculin qui possède cette qualité et dans le dernier, la sagesse est à la fois tenue par un personnage féminin et un personnage masculin[13]. Cette répartition des rôles se retrouve dans de nombreuses conversations, mais pour des raisons de clarté, on se limitera ici à un seul exemple.
La compagnie de la conversation qui examine « la Colère »[14] se compose de quatre dames (Pasithée, Arpalice, Clariste et Lysimene) et de quatre hommes (Poliandre, Philiste, Timante et Hermogene). D’après les portraits donnés des personnages, Pasithée, Timante et Hermogene jouent manifestement les rôles de « sage » dans cette conversation. Les mentions permettant de les qualifier ainsi sont certes brèves, mais significatives. Pasithée est la seule parmi les personnages féminins à être qualifiée de « sage ». En effet, il apparaît qu’elle joue un rôle différent au sein de la compagnie, c’est elle qui décide d’organiser la conversation selon un jeu rhétorique à la manière des académies :
[…] repliqua Pasithée, mais je seray bien aise que Lisimene nous aprenne ce qu’elle avoit commencé de dire, & puis nous examinerons cette passion en elle-même, car la compagnie me paroist fort propre à cela. Poliandre & Philiste soûtiendront volontiers le party de la colere, Timante qui sçait toutes choses aidera à Lisimene, à Arpalice & à moy, à défendre la bonne cause, & Hermongene tiendra le milieu entre ces deux sentimens ; car il est sensible & sage. (1686, I., « de la Colère », p. 313)
Et ses remarques sont toutes considérées comme pertinentes pour son entourage. Qui plus est, aucun personnage ne s’oppose à ce qu’elle dit. Le rôle attribué n’est pas si original. Dans la conversation, Pasithée tient son rôle de femme mondaine cultivée ; elle « se distingue surtout par son écoute intelligente, par son désir de faire briller les autres, par son aptitude à relancer la conversation par une question à propos. C’était aussi le rôle des femmes dans les salons, particulièrement des maîtresses de maison : animer, diriger, entretenir la conversation »[15].
Du côté des personnages masculins, deux figures de sagesse sont représentées. Il y a Hermogene l’honnête homme et surtout Timante « le sage » (Ibid., p. 325). La locution n’est pas anodine puisque l’ensemble des références savantes historiques et philosophiques sera en grande majorité prononcée par ce personnage.
La sagesse se manifeste différemment selon les personnages. Il y a la sagesse féminine qui permet de préserver l’harmonie du groupe ainsi que la cohérence du dialogue ; la sagesse de l’honnête homme cultivé et celle du savant. Pour le dernier type de sagesse, le personnage n’est pas dans une représentation excessive du savoir, la démonstration de la science reste modérée et surtout pertinente, dans le cas contraire une « dame » restreint le personnage masculin. Par exemple, dans l’« Histoire de la morale », l’une des femmes dit : « Croyez-moy, Méliton, ajoûta-t-elle, ce temps-là est trop éloigné & trop différent du nostre pour s’y arrester […][16] »
Cependant, les personnages féminins ne sont pas seulement relégués dans des rôles de médiatrice et de régisseuse. Elles ont leur place dans l’argumentation, au même titre que leurs homologues masculins. Par exemple, lorsqu’Arpalice n’est pas de l’avis de Poliandre, celle-ci lui répond :
Mais contez-vous cela pour rien, dit Arpalice, pour moy je ne suis pas de vostre avis, & ce qui me rend les passions plus redoutables, c’est que je connois bien qu’elles trompent ceux qui en sont possedez : Et ce qui me fait encore haïr la colere, c’est que les gens défians & soupçonneux y sont plus sujets que les autres ; car enfin il faut que la colere ait quelque raison fausse ou veritable qui la fasse naistre, & que le mal est que quand la volonté la laisse croistre elleva toujours plus loin que la raison ne veut. (1686, I., « de la Colère », p. 325)
Ou lorsqu’il est question de l’expression de la colère chez les femmes, les personnages masculins ne prennent pas part au débat[17]. Dans bien d’autres conversations, les personnages féminins contredisent les hommes ou d’autres « dames ». Leur rôle n’est pas réduit à un type d’intervention.
L’étude onomastique n’a donné aucun résultat sur l’attribution de la sagesse parmi les « compagnies » ; mis à part pour deux cas particuliers. Dans « l’Histoire de la morale » (1688, I., p. 32-191), l’un des personnages masculins se prénomme Méliton, ce qui renvoie explicitement au théologien Méliton de Sardes et tout au long de la conversation celui-ci sera considéré comme la référence savante à la fois philosophique et religieuse de la « compagnie ». Pour ce qui est du second exemple, le personnage de Timante est qualifié de « sage » dans deux conversations, mais rien ne semblerait indiquer un quelconque rapport avec la signification de son prénom (timaô < estimer et anthos < fleur), à moins que Mlle de Scudéry ne considère l’étymologie du prénom comme une extension de la notion de florilège. Ainsi, Timante serait savant parce qu’il détiendrait un savoir lettré varié.
Dans les Conversations, les savoirs détenus par les personnages masculins ne sont pas supérieurs aux connaissances détenues par les personnages féminins. C’est ce qui fait la force et l’originalité des recueils. Les femmes ont autant de jugement que les hommes ; les hommes au même titre que les femmes doivent faire preuve de modestie. Ce sont les manifestations et l’expression de ces qualités qui distinguent les deux sexes. Sa position philogyne certes mesurée transparaît dans la complémentarité entre les femmes et les hommes. Chacun des sexes apporte les compétences nécessaires à la construction d’un modèle de société savante idéale.
3. Sur le statut éthique des personnages féminins dans la conversation « De la Colère »
Avant Madeleine de Scudéry ce sont Plutarque et Sénèque qui ont écrit un traité capable d’aider les lecteurs à « réprimer » leur colère. Tous deux sans exception ont choisi la forme du dialogue pour transmettre leurs opinions à l’encontre de cette passion. Cependant, l’autrice se distingue de ses modèles sur de nombreux points.
« De la Colère » est un dialogue polyphonique, dans lequel les personnages féminins ne sont plus totalement exclus des échanges comme chez les deux auteurs antiques[18]. En effet, les « dames » témoignent non seulement de leur capacité à exprimer leur opinion, mais aussi dans certains cas de leur colère au même titre que les hommes. Les « dames » discutent à deux reprises de la nature de la colère chez les femmes et de la manière de la réprimer[19].
Dans un premier temps, Clariste, Lisimene et Pasithée définissent cette nature. Elles disent de la colère féminine qu’elle ne peut être aussi excessive que celle des hommes ; qu’elle n’est pas aussi violente, mais bien plus ridicule dans les actions ; qu’elle est encline aux « colere[s] d’habitude », c’est-à-dire qu’elles s’expriment « en tout temps, en tous lieux, devant toutes sortes de personnes, & pour toutes sortes de choses » (Ibid., p. 310) et enfin qu’elle est capable de défigurer la beauté des femmes. Peut-être qu’aux yeux de la moraliste les femmes ne peuvent être soumises violemment à cette passion puisque la colère est une émotion bestiale, à la fois animale et violente[20]. Justement, la sage Pasithée oppose à la colère la patience. À ses yeux, c’est une :
des vertus qui sied le mieux à une Dame, elle ne gaste point la beauté, elle s’accommode sans peine avec la modestie de son sexe, elle conserve toute la liberté de la raison, elle n’agrandit pas les sujets de plainte qu’on peut avoir & sert plutost à appaiser le cœur qu’à l’irriter. (Ibid., p. 309.)
Si Pasithée prescrit cette vertu en particulier c’est parce qu’elle permet d’aller à l’encontre de la nature de la colère féminine décrite juste avant. Effectivement, la patience apaiserait l’âme des femmes offensées et par conséquent préserverait la beauté du visage féminin qui ne serait plus déformé[21]. La modestie et la patience sont les deux qualités que Madeleine de Scudéry prête surtout aux femmes. Les deux vertus se rapportent à la notion de constance dans l’humeur et de retenue. Serait-il possible de voir une certaine supériorité des femmes dans l’expression des passions ? Elles n’auraient pas d’expression héroïque comme chez les hommes, c’est-à-dire qu’elle permettrait d’exprimer du courage, mais elles seraient bien plus raisonnées. Il apparaît que dans l’ensemble des conversations, les hommes expriment aussi de la modestie et de la patience sous des formes différentes. Ils ne doivent pas se montrer trop savants et ils doivent faire preuve de tempérance.
Dans le second passage, Clariste se demande si la colère doit être soustraite chez les femmes. Si tel est le cas comment les femmes peuvent-elles se faire craindre et respecter de certaines personnes ? La colère est pour elle un moyen de se défendre. C’est alors que Lisimene propose une alternative, celle du mépris qui s’exprimera par la « noble indignation » et la fierté. Lisimene continue sa description par des détails physiologiques : sous son effet, le visage rougirait comme sous l’effet de la colère, mais elle ne ferait que l’« embelir »[22]. Aux yeux de Lisimene, il s’agirait là d’une rougeur plus efficace que celle de la colère pour éloigner les importuns. Lisimene termine son intervention en demandant à Timante de « prescrire des regles » pour que les hommes puissent réprimer à leur tour la colère. Le sage Timante lui assure qu’il n’y a plus rien à ajouter à la suite de leurs échanges[23] et que s’il devait ajouter quelque chose il dirait que l’« honneste homme ne doit jamais oublier que la colere excessive est le défaut ordinaire des gens faibles […][24] »
Les colères féminines sont donc moins violentes que les masculines, mais les femmes n’en seraient pas dépourvues et pourraient en faire usage selon les circonstances et dans une moindre mesure.
Les femmes sont donc susceptibles d’être en colère comme les hommes, mais elles devraient en faire des usages plus modérés accordés aux circonstances. Les femmes ne se montrent pas catégoriques dans leurs propos, au contraire elles affirment leurs opinions avec beaucoup de conviction. Elles laissent le choix aux autres membres de la compagnie et aux lecteurs d’acquiescer ou non à leur point de vue[25].
Le traité sur la colère de Mlle de Scudéry se rapproche bien plus de celui de Plutarque, Sur les moyens de réprimer la colère que de celui de Sénèque, De la Colère. Comme le philosophe sa réflexion se nourrit de nombreux exemples. La notion d’expérience est au centre de la conversation. Il faut expérimenter et reconnaître la colère pour pouvoir la corriger. Cependant, chez l’autrice les femmes peuvent être tout autant éprises de colère à l’instar de leurs homologues masculins et ce ne sont que les expressions et les alternatives qui diffèrent selon les deux textes[26].
Cette volonté d’enseignement et de diffusion d’un savoir éclectique se retrouve dans l’ensemble des recueils. Madeleine de Scudéry construit une nouvelle image de la « femme humaniste » savante et cultivée, décriée aux siècles précédents et durant son siècle. Même s’il faut admettre qu’elle ne cultive pas la polémique dans sa redistribution des valeurs morales comme, par exemple, chez Marie de Gournay, celle-ci montre aux lecteurs que le savoir moral ou philosophique n’est pas exclusivement masculin ou féminin, mais qu’il existe des expressions différentes et une complémentarité entre les deux sexes. Les Conversations développent et diffusent la vision du monde et de la société de son autrice par l’intermédiaire de différentes thématiques : les passions, les émotions, les Lettres, la société des Hommes et la Morale. Les recueils deviennent un espace de réflexion et de méditation pour le lecteur tout en diffusant des valeurs propres à la culture sociale et intellectuelle du temps et de l’autrice. Au-delà de la question du savoir, Mlle de Scudéry redéfinit les lignes de partage séparant les deux sexes quand il est question de leurs relations aux passions, ainsi que le met en évidence la conversation « De la Colère ». Cette redéfinition des rôles prêtés aux femmes et aux hommes se poursuit à travers ses conversations à propos de questions aussi diverses que les Lettres, la Morale ou la condition sociale.
Bibliographie
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(de) SCUDÉRY Madeleine, Conversations morales, À Paris – Sur le Quay des Augustins, à la descente du Pont-neuf, à l’Image Saint Louis, Thomas Guillain, Avec privilège du Roy, 1686 [1ère éd.], 2 vol., dont un titre alternatif : « La morale du monde ou Conversations par M. de S. D. ».
(de) SCUDÉRY Madeleine, Nouvelles conversations de morale, À Paris – Rüe Saint-Jacques, aux Cigognes, Chez la Veuve de Sebastien Mabre-Cramoisy, Imprimeur du Roy, Avec privilège de sa Majesté, 1688 [1er éd.], 2 vol., dont un frontispice de Sébastien Leclerc au Tome Ier.
(de) SCUDÉRY Madeleine, Entretiens de morale dédiées au Roy, À Paris – Rüe S. Jacques à la Fleur de Lis de Florence, Jean Anisson, Directeur de l’Imprimerie Royale, Avec privilège du Roy, 1692 [1re éd.], 2 vol., frontispice de Jean Mariette au Tome Ier.
(de) SCUDÉRY Madeleine et (de) Scudéry Georges, Artamène ou Le grand Cyrus, dédié à Madame la Duchesse de Longueville, Imprimé à Leyden, et se vend à Paris, chez Augustin Courbé, dans la petite Salle du Palais, à la Palme, Avec privilège du Roy, 1656 [réédition] [1re éd. : 1649-1653], 10 vol.
SÉNÈQUE, Œuvres complètes, J. Baillard (traduction), Tome II, Paris, Hachette, 1861.
TIMMERMANS, Linda, L’accès des femmes à la culture sous l’Ancien Régime (1598-1715). Un débat d’idées de Saint François de Sales à la Marquise de Lambert, Paris, Champion, 1993.
[1] Nous avons décidé de citer les recueils dans le corps du texte, sous la forme suivante : Date de publication, Tome, pages. Pour les références complètes, voir la bibliographie.
[2] Platon, Le Banquet, Luc Brisson (éd. et trad.), Paris, GF, 2016, p. 85.
[3] Quelques exceptions sont à relever : dans Conversations sur divers sujets (1680) : « De la Conversation », « Les Bains de Thermophiles » ; dans Conversations nouvelles sur divers sujets (1684), « De la Magnificence et de la Magnanimité », « De la Politesse », « De l’Absence », « De la Douceur », « De la Fierté », « L’ennui sans sujet » ; dans Conversations morales (1686), « De la Tyrannie de l’usage », « De la Colère » ; dans Nouvelles conversations de Morale (1688), « De Saint-Cyr », dans Entretiens de Morale (1692), « Quelles sont les plus grandes Douceurs, de la Gloire ou celles de l’Amour ? », « Des fausses consolations ». Certaines exceptions, notamment celles de 1680 peuvent s’expliquer puisque Mlle de Scudéry a repris des conversations présentes dans ses romans et notamment Clélie, Histoire romaine (1654-1661), comme l’a très bien démontré Paule Letteri dans son Édition critique de Conversations sur divers sujets (1680) de Madeleine de Scudéry, thèse dirigée par Bernard Beugnot et soutenue en 1993 à Université de Montréal. Pour ce qui est des autres, le choix du sujet se prêtait peut-être mieux à un autre type de narration.
[4] Rappelons que dans le Banquet de Platon juste après la scène d’Apollodore et de Glaucon, le dialogue débute. Agathon convie certaines personnes à son banquet (Socrate, Phèdre, Pausanias, Éryximaque, Aristophane et Alcibiade), après le repas les convives acceptent de faire l’éloge de l’amour, c’est alors que commence le débat sur l’Amour et le dialogue se termine par une narration.
[5] Il ne s’agit pas d’une analyse linéaire de la conversation. Notre approche de la conversation idéale a été élaborée à partir des passages suivants tous extraits de l’édition de 1680 de « De la Conversation » : I. La conversation masculine et la conversation féminine et quelques généralités sur la conversation (sur le choix de la « compagnie », sur l’ennui, sur le choix du sujet) [p. 2-23] ; II. Le « rire éternel », les larmoyants et les « réciteurs éternels » dans les conversations [p. 24-27] ; III. La conversation importune [p. 28-36] ; IV. Qu’est-ce que la « bonne conversation » ? [p. 36-45] ; V. La définition de la conversation [p. 38-45] ; VI. Excipit [p. 45]. Comme nous avons pu le dire, il s’agit d’une reprise modifiée de la conversation présente dans Clélie, Histoire romaine (1654-1661).
[6] Mlle de Scudéry, Artamène ou le Grand Cyrus, Paris, Augustin Courbé, 1656, partie IX, livre II, p. 358-382.
[7] Ibid., p. 360.
[8] Ibid., p. 365. On retrouve ici, le motif de l’honnête homme qui est certes cultivé et savant, mais qui n’est pas exempt de civilité.
[9] Madeleine de Scudéry a fréquenté les salons les plus à la mode durant son siècle, l’Hôtel Clermont, la chambre bleue des Rambouillet et le salon de Mme des Loges. Elle a été à l’origine de son propre salon qui a donné lieu à une publication en collaboration avec Paul Pellison, Les Chroniques des Samedis (1653-1654). Il existe une réédition d’Alain Niderst, Madeleine de Scudéry, Paul Pellison et leur monde, Paris, PUF, 1976.
[10] On pensera, aux plus célèbres, la maréchale de Rezt, à Marguerite de Valois, Cf. Linda Timmermans, L’accès des femmes à la culture de l’Ancien régime, Paris, Honoré Champion, 1993, « Première partie », chap. 1, p. 63-132 et chap. 6, p. 319-386.
[11] Cf. Delphine Denis, La muse galante : Poétique de la conversation dans l’œuvre de Madeleine de Scudéry, Paris, Honoré Champion, 1997, p. 71, 83, 85, 185 et 215.
[12] « Des Plaisirs » (1680, I., p. 46-82),« Du Discernement » (1688, I., p. 354-412) « De la Confiance » (1688, II., p. 630-754), « Histoire de la Coquetterie » (Ibid., p. 755-844), « De la Diversité des Amitiés » (1692, I., p. 38-118), « De l’Expérience » (Ibid., p. 216-264).
[13] « De la Colère » (1686, I., p. 289-364), « De l’Incertitude » (Ibid., p. 365-496), « Histoire et conversation d’Amitié » (1686, II., p. 871-1026), « Histoire de la morale » (1688, I., p. 33-246).
[14] Il fallait une conversation dans laquelle il n’y avait pas de complexité narrative (enchâssement), qui se rapprochait le plus possible du dialogue antique par la thématique et qui permettait de faire une comparaison plus minutieuse sur les interactions qu’entretenaient les deux « Sages » (masculin et féminin) avec le savoir diffusé.
[15] Cf. Linda Timmermans, op. cit., p. 350.
[16] Cf. 1688, I., « Histoire de la Morale », p. 61.
[17] Il y a deux passages en particulier qui s’intéressent à la colère chez les femmes aux p. 308-312 et p. 314-323 de la conversation « De la Colère ».
[18] Chez Sénèque et Plutarque, la colère des femmes n’existe pas. Il n’y a aucun exemple ou aucune mention qui peut être relevée.
[19] Cf. 1686, I., « de la Colère », p. 308-323 et p. 355-361.
[20] Le Dictionnaire de Furetière (1690) dit de la « Colere » qu’elle « fait agir [les animaux] & s’emporter contre ce qui les offence. »
[21] La gravure de Charles Le Brun qui représente un visage d’homme en colère est tout à fait frappante. Nous pouvons observer que les rides du visage sont creusées et que l’ensemble du visage est disgracieux.
[22] 1686, I., « de la Colère », p. 358.
[23] Ibid., p. 358-359.
[24] Ibid., p. 359.
[25] Bien évidemment, nous ne pouvions analyser l’ensemble des thématiques abordées autour de la colère. C’est la raison pour laquelle, nous avons fait un relevé : Le récit d’Angenor (p. 290-308) ; La colère chez les dames (p. 308-312) ; La colère et les vertus (p. 312-314) ; Le récit d’une colère féminine par Lisimene (p. 314-323) ; Les réactions des devisants (p. 323-332) ; Colère et volonté (p. 332-334) ; Colère et médisance (p. 334-336) : La colère chez les animaux (p. 336-337) ; Le colère chez les orateurs (p. 337-341) ; Colère et Haine (p. 341-343) ; Que faut-il faire pour la retenir ? (p. 343-346) ; Exemples de colères bizarres (p. 346-348) ; La colère contre soi est-elle permise ? (p. 348-349) ; Des cas particuliers de colère (p. 349-353) ; Les personnages exemplaires de la compagnie (p. 353-355) ; La colère chez les dames (p. 355-361) ; La colère du Roi (p. 361-363).
[26] Chez Sénèque, les analyses semblent disparates et surtout prescriptives, tandis que chez Plutarque, on décèle une certaine ouverture d’esprit. Il ne prétend pas guérir la colère et il cherche, avant tout, à aider les lecteurs à la contrôler par la description détaillée des symptômes et les exemples (voire les contre-exemples).