Introduction
par Sophie SOCCARD
Université du Mans, laboratoire 3L.AM
Tandis qu’elle explore les rayons de sa bibliothèque, Virginia Woolf feuillète désespérément quelques volumes poussiéreux et puis soupire : « on ne sait rien qui concerne les femmes avant le XVIIIe siècle ». On ne sait rien en effet, ou si peu, et sûrement pas assez. La participation des femmes au corpus canonique a longtemps été niée et la littérature féminine des siècles anciens reste encore assez largement ignorée des manuels scolaires. Les productions féminines sont restées des objets d’étude trop souvent invisibilisés et les savoirs universels et spécifiques que les femmes ont développés ne s’inscrivent encore que difficilement dans l’arbre des connaissances.
Dans la lignée d’une histoire paritaire des femmes, ce numéro de Quaïna a l’ambition d’apporter sa pierre à l’édifice d’un mouvement historiographique désormais établi. La réévaluation permanente de l’histoire qui se trouve au cœur de nos activités de chercheuses et de chercheurs commence à se doubler d’une posture ouverte au décentrement, favorable à la considération des actions, des paroles, des écrits de femmes minorés sinon oubliés. Cette occultation est fondée en partie sur l’image publique des femmes, durablement fragilisée par la croyance en la différence des sexes, postulat à la source d’inégalités que génère la porosité entre le biologique et le social.
Sortir les invisibles de l’ombre, les affranchir de stéréotypes genrés, c’est aussi se préoccuper d’identifier les assignations des femmes à des domaines spécifiques, ou encore d’exhumer les interdictions à publier qui leur ont été faites, sous prétexte de les préserver de l’indécence. Ainsi, explorer le savoir des femmes dans l’Europe dite Moderne, c’est à la fois vouloir briser la circularité accablante de découverte et puis d’oubli, mais c’est aussi s’efforcer de décoder ce qui se joue aujourd’hui dans notre manière de construire et de représenter les savoirs.
Parfois dés-attribuées par la voie de l’anonymat, ou hélas tournées en ridicule, les contributions des femmes savantes restent mal connues. Cependant, l’observation des contraintes qui leur furent imposées révèle aussi les stratégies ingénieuses qu’elles ont développées dans la transmission des savoirs. Car, bien que réduites à l’expression d’une sensibilité réputée ne pouvoir rimer avec rationalité, les femmes ont tenté d’échapper aux injonctions identificatoires, dans un jeu de forces qui a stimulé leur créativité, invitant le contournement ou le détournement à ne jamais correspondre au renoncement.
Les contributions qui constituent ce numéro portent sur des textes d’autrices dont le discours a joué un rôle déterminant dans la réflexion littéraire, pédagogique ou religieuse. De l’Angleterre à la Nouvelle-Angleterre en passant par la France Renaissante et celle du « grand siècle », ce numéro se lit comme un voyage virtuel, destiné à nourrir notre représentation du paysage intellectuel européen et à dégager l’opacité qui masque les savoirs des femmes dans l’Europe Moderne.
Pour comprendre la manière dont s’est construite l’interdiction du savoir opposée aux femmes, deux contributrices ouvrent ce numéro en présentant une analyse des lieux du savoir. Car comme le pressentait Virginia Woolf, la femme n’a pu changer de statut social et, dans un même processus, d’état psychique, qu’à la faveur d’outils d’émancipation déterminants : une « chambre à soi » qui doit conduire à l’indépendance financière et – défi à la nature et à la société patriarcale – un corps à soi. C’est ce qu’observe Hélène MAUREL dans son article intitulé Le bureau, « une pièce à elle », ou la métamorphose du féminin. Son analyse du bureau, qu’il soit meuble ou espace de travail isolé de la maisonnée et de ses contraintes, représente pour la femme un objet de conquête, aussi bien dans son environnement privé que professionnel.
Caroline TROTOT aussi se focalise sur les lieux du savoir qu’elle nomme pareillement une « chambre à soi ». Dans son étude intitulée Marguerite de Valois et les lieux de savoirs : de l’Académie du palais à la chambre des Mémoires, elle analyse comment la reine de Navarre a pu donner une représentation personnelle des lieux de savoirs réels dans le lieu littéraire des Mémoires grâce à l’emploi de topiques intertextuelles. Car dans ses Mémoires, Marguerite de Valois n’évoque pas les séances de l’Académie du palais créées par Henri III et auxquelles elle a pu participer, mais elle situe le moment décisif de son apprentissage intellectuel lors de sa captivité au Louvre, contemporaine de ces premières séances de l’Académie. Son récit propose ainsi une représentation d’un apprentissage personnel et solitaire dans une chambre à soi et place dans les cabinets du roi et de la reine mère des scènes politiques.
Une autre stratégie particulièrement utilisée cette fois par les anglaises du XVIIe siècle a consisté à recueillir l’appui des cercles masculins pour faire avancer la cause féminine. Dans son article sur L’accès à la connaissance des jeunes femmes dans l’Angleterre caroléenne (1640-1680), Sophie SOCCARD souligne la complexité à prescrire des apprentissages intellectuellement valorisants pour les filles. Le recours à des tactiques subtiles par deux femmes intellectuellement engagées a permis de commencer à modifier les programmes éducatifs destinés aux jeunes filles. Cet article met en lumière l’engagement audacieux de Dorothy Moore et Katherine Ranelagh-Jones qui, dans l’Angleterre caroléenne, ont promu une éducation fondée sur la raison et la morale. La correspondance qu’elles ont toutes deux entretenue révèle une lutte déterminée contre les normes de genre et plaide pour l’inclusion des femmes dans les cercles intellectuels, tels le célèbre cercle Hartlib qui les a généreusement accueillies.
C’est également le soutien masculin aux femmes que souligne Joanna CONINGS dans son article consacré à Anne Bradstreet. Femme puritaine soumise à l’ordre patriarcal d’une communauté rigide, Anne Bradstreet fit usage de procédés littéraires savamment pensés qui ont permis à cette anglaise émigrée en Nouvelle-Angleterre de faire entendre sa voix tout en conservant sa vertu et son honneur. Nourrissant d’évidentes ambitions littéraires, elle fut impliquée dans le processus de publication de textes qui ont propagé quelques théories tenues pour subversives. Contrairement à Anne Hutchinson qui vivait dans la même colonie, Anne Bradstreet a pu diffuser ses poèmes très personnels et d’une incontestable beauté grâce à l’approbation d’un réseau d’hommes influents. Son expérience de femme et de mère devint source d’inspiration d’idées qui ont gagné la reconnaissance de la critique.
Bénédicte de MAUMIGNY-GARBAN analyse elle aussi le rapport entre religion et écriture féminine dans son article Savoir féminin et expérience mystique au XVIIe siècle : une figure exceptionnelle et controversée, Jeanne-Marie Bouvier de la Motte Guyon (1648-1717). À travers l’itinéraire de Jeanne Guyon, mystique laïque, « toute en capacité de Dieu », Bénédicte de MAUMIGNY-GARBAN démontre comment l’autrice d’une nouvelle doctrine a réussi à s’imposer par-delà les règles de la société. Le XVIIe siècle, qui est celui de la Contre-Réforme et de l’invasion mystique, a promu la dévotion à l’enfant Jésus qui favorisait les petits, les humbles, les ignorants, autant de caractéristiques que l’on associait à la nature féminine mais qui paradoxalement firent des femmes les élues de Dieu et les premières dépositaires de son message. Pour autant, comment qualifier ce savoir qu’elles détenaient et qui dépassait toute science et tout discours ? Quel pouvoir leur a-t-il donné ? Comment a-t-il modifié leur place et le regard porté sur elles ? Quelles stratégies ont-elles utilisées pour faire partager leurs convictions et comment agissaient-elles ?
Nous le voyons, la diffusion des savoirs féminins dans l’Europe Moderne a pris des formes variées, qu’elles soient littéraires, épistolaires, poétiques ou encore mystiques. Mais dans la France du « Grand siècle » où le paraître est devenu une valeur cruciale, les grandes maisons de l’aristocratie se sont mises à cultiver cet idéal en signe de distinction. C’est pourquoi les performances orales ou musicales plaçant le cursus de l’élégance à son zénith révélaient la connaissance parfaite des codes de cette société. Les salons sont alors devenus d’authentiques foyers intellectuels prisés par les femmes qui y furent autorisées, voire encouragées, à pratiquer la conversation et la musique. Clarisse Martineau dans son article La musique en langue étrangère et les limites de l’éducation des filles présente l’épineuse question de l’éducation des jeunes filles au XVIIIe siècle à travers le cas particulier de l’apprentissage de la musique. Elle se penche tout particulièrement sur les moyens mis en place par Jean-Baptiste Christophe Ballard dans ses Meslanges de musique latine, françoise et italienne entre 1725 et 1732 pour rendre les pièces en langues étrangères accessibles à son public et démontre la qualité émancipatrice de la pratique de la musique.
Hina GHULAM observe elle aussi ce qui est à l’œuvre dans les salons et souligne la place inédite des femmes dans la pratique galante du dialogue antique. Dans son article intitulé Les Conversations de Madeleine de Scudéry : un détournement de la conversation galante au profit de la diffusion d’un ou de savoir(s) féminin(s) ? elle identifie quelques problématiques fondamentales : comment le texte audacieux de Mlle de Scudéry Les Conversations a-t-il conduit à réviser le modèle galant, comment ces Conversations ont-elles contribué à octroyer un rôle nouveau aux femmes dans la diffusion du savoir et à redéfinir le statut éthique des personnages féminins ? Madeleine de Scudéry, qui avait pour règle de toujours effacer son nom des premières pages de titre, y soutient que la pratique conversationnelle était propre à rendre un échange bien plus savant qu’il n’y paraissait. Elle y présenta les avantages du modèle du dialogue platonicien qui permettait au « beau sexe » de prendre part à la diffusion du savoir en jouant de leur modestie naturelle mais aussi et surtout de leur sagesse.
Sagesse sublimée par l’ambition chez Louise de Savoie ! Dans son article intitulé Louise de Savoie, 1505 : se définir en mère éducatrice… et potentielle régente ? Patricia EICHEL-LOJKINE analyse en effet la question de la légitimité d’un pouvoir féminin par substitution. Au cours de sa réflexion esthétique, Patricia Eichel-Lojkine pointe l’apparition d’enjeux politiques générés par la tâche d’éducatrice de Louise de Savoie auprès de son fils. C’est en effet le court manuscrit enluminé du Dialogue sur le jeu de François Demoulins (1505) qui renseigne sur le projet d’inculquer à un adolescent de l’élite (François d’Angoulême) les valeurs issues de la philosophie classique et de la théologie chrétienne, sous le regard de sa mère Louise de Savoie. Mais incarner la vertu suprême de prudence et la transmettre à ses enfants, c’est déjà ce que prétend cette femme de pouvoir au mitan de sa vie, nourrissant les ambitions les plus hautes pour son fils et se projetant elle-même comme sage négociatrice dans des tractations diplomatiques et matrimoniales à venir.
Aujourd’hui encore, la pleine reconnaissance de la légitimité des femmes dans la création des savoirs nouveaux n’est pas toujours acquise. Après des siècles d’interdiction qui ont modelé les imaginaires, qu’ils soient masculins et féminins, la dissymétrie dans la transmission des savoirs (les femmes ne choisissent pas souvent les champs dits scientifiques) favorise encore des stéréotypes sociaux qui justifient les hiérarchies entre les sexes. Avec cette publication, notre postulat est de contribuer à faire entendre des voix minorées à leur époque et de participer à la circulation de leurs idées et de leurs savoirs en dépit de la marginalisation qu’il leur fut assignée.