Bénédicte de Maumigny-Garban
Université d’Angers, CIRPaLL
Le XVIIe siècle est celui de la Contre-Réforme catholique. Il est synonyme d’effervescence et de renouveau spirituel et s’accompagne d’un grand courant de mysticisme qui atteint son apogée durant la première moitié du siècle. Les femmes tiennent une place prépondérante dans cette spiritualité et déploient une intense activité : réforme des anciens ordres, création de nouveaux ordres féminins contemplatifs ou actifs, nouvelles congrégations enseignantes ou hospitalières, apostolat d’éducation ou de charité. Religieuses, laïques, nobles, elles sont au cœur du renouvellement chrétien. Saint François de Sales, à travers son Introduction à la vie dévote, contribue à ce que le féminisme religieux s’enracine dans le renouveau catholique et impose l’idée de l’éminente dignité du sexe contre l’avis de la majorité des gens d’Église. Il considère qu’il faut s’appuyer sur les femmes, précieuses auxiliatrices et médiatrices, indispensables à l’œuvre de conversion. Certaines figurent émergent, à la recherche d’une pratique religieuse plus active et plus exaltante : Marie de l’Incarnation, Madame Acarie, Jeanne Chézard du Matel et Jeanne Guyon. Premières dépositaires du message divin, elles se trouvent en possession d’une expérience particulière.
Pour autant comment qualifier cette spiritualité qui dépasse toute science et tout discours ? C’est ce que nous allons tenter d’analyser à travers l’itinéraire de Jeanne Guyon, mystique laïque « toute en capacité de Dieu », auteur de nombreux écrits et d’une nouvelle doctrine qui réussit à s’imposer par–delà les règles de la société, au–delà des normes et contraintes.
1. Un savoir discerner l’appel de Dieu et le sens de sa vocation mystique
« Accoutumez-vous à chercher Dieu dans votre cœur et vous l’y trouverez[1]». C’est ainsi qu’un religieux franciscain, Archange Enguerrand, ouvre les portes de l’aventure intérieure à Jeanne-Marie Bouvier de la Motte Guyon. Tout se trouve fondamentalement en soi. Il n’est nul besoin d’aller chercher au dehors ce qui se trouve au-dedans. Une nouvelle période de vie peut alors commencer pour celle qui vit depuis plusieurs années dans un état de grande frustration affective et intellectuelle, auprès d’un époux âgé de plus de vingt ans qu’elle et d’une belle-mère acariâtre et possessive. Cette parole bouleverse Jeanne Guyon et débouche sur une renaissance spirituelle. Elle peut s’adonner à l’oraison, se répandre en louanges tout à la joie d’avoir retrouvé Dieu. Son état de recueillement est tel qu’elle parvient à une habituelle présence du divin sans que ses occupations ne l’interrompent. Aussi, lorsqu’elle se retrouve veuve à vingt-huit ans avec trois enfants, elle décide d’accorder la première place à Dieu et refuse un remariage. Ses forces et son esprit ont un but, vivre de Dieu. Jeanne Guyon a la conviction que sa destinée se trouve là. Cette intuition l’habite au plus profond d’elle-même. Dieu l’appelle, l’a choisie. Bien que les chemins de cette vocation s’avèrent encore obscurs, elle n’hésite pas à se lancer dans cette aventure inouïe. « Je résolus d’aller comme une folle, sans pouvoir dire, ni motifs ni raisons de mon entreprise[2]». Elle se remet totalement entre les mains de Dieu. Elle se trouve confortée dans sa décision en ouvrant la Bible et en tombant sur cette phrase d’Isaïe : « C’est moi qui vous conduirait, ne craignez rien car vous êtes à moi[3]». Elle confie ses fils à sa famille, renonce à sa fortune et part avec sa dernière fille pour Gex, à l’Institut des nouvelles catholiques qu’on lui demande de soutenir. Cependant, elle sent rapidement que sa place n’est pas là, que Dieu attend d’elle autre chose. Elle ne désire pas devenir supérieure fondatrice d’ordre. Elle se veut libre de ses actes et mouvements pour être au plus près des autres. « Notre Seigneur me fit connaître en songe qu’il m’appelait pour aider au prochain[4]». Elle veut aimer les âmes, les écouter. L’état laïc est celui qui convient le mieux à sa mission même s’il avère mal vu par le monde et les autorités ecclésiastiques. Elle reste inébranlable car elle est certaine que son choix est le bon. Après deux années à Thonon chez les Ursulines, un passage à Turin, Jeanne Guyon se rend à Grenoble. Elle attire les pénitents, réconforte ceux qui l’approchent. « Il venait du monde de tous côtés, […] des religieux, des prêtres, des hommes du monde, des filles, des femmes, des veuves, […] et Dieu me donnait de quoi les contenter tous d’une manière admirable, sans que j’y pensasse ni que j’y fisse aucune attention[5]». Se laissant toujours conduire par la Providence, elle poursuit ensuite son apostolat à Marseille avant de gagner Paris où elle séduit pour un temps les cercles dévots de la Cour, Madame de Maintenon et Saint Cyr.
Durant ces années, elle n’a cessé d’approfondir sa pensée, cherchant à discerner le sens de sa vocation mystique. Jeanne Guyon cherche une voie nouvelle. Sa spiritualité se veut empreinte de sa féminité. Dieu ne choisit-il pas de préférence les petits, les humbles, plus encore les femmes. Jeanne Guyon assume l’ignorance, le manque d’instruction que l’on reproche au sexe infirme et faible. Qu’importe ce que pensent les hommes puisque cet état ne constitue aucunement une infériorité devant Dieu. Saint François de Sales ne considère t-il pas que « Dieu a pris playsir de faire reluire excellemment le sexe féminin en dévotion et sainteté[6]». Jeanne Guyon fait de cette faiblesse féminine un atout. Etant dépouillée de tout, elle se trouve apte à recevoir la parole divine. Elle n’est qu’un simple instrument entre les mains du Divin qui se sert d’elle comme réceptacle. Elle est prête à tout accueillir, dans une nudité extrême. Telle est la forme de sa vocation mystique faite de confiance et d’abandon. Intuition, contemplation, retour aux sources de la créature vers son créateur, sa foi se nourrit de tout cela. Elle se retrouve entièrement dans cette dévotion à l’enfant-Jésus, promue par le cardinal Bérulle qui écrit : « Je veux que Jésus daigne entrer en possession de mon esprit, de mon état, de ma vie ; et que je ne sois plus qu’une nue capacitée et un pur vide en moi-même[7]». L’enfance spirituelle est dépendance absolue à Dieu du chrétien, qui a conscience de sa petitesse et impuissance. Elle a pour corolaire, les notions d’humilité, de faiblesse, de dépouillement, d’abandon, d’anéantissement et de dépendance. « […] à partir du XVIIe siècle […], les saints et les mystiques vont reprendre le thème de l’enfance spirituelle […]. Chacun va redire avec ses mots et sa sensibilité propre, la nécessité de l’humilité, de la simplicité qui font prendre conscience à l’homme de son néant et l’amènent à se dépouiller de tout pour se laisser guider par Dieu seul[8]».
Jeanne Guyon nourrit une véritable dévotion pour l’Enfant-Jésus avec qui elle a contracté un mariage mystique le 16 juillet 1699. Elle se trouve d’ailleurs atteinte par une étrange maladie de langueur qui dure neuf mois et la maintient dans une dépendance totale vis-à-vis de Jésus-Christ Enfant. Comme tous les mystiques touchés par l’enfance elle vit une transformation. « On ne saurait croire la peine que j’ai eue à me laisser dans cet état d’enfance car ma raison s’y perdait et, il me semblait que c’était moi qui me donnais cet état[9]». Jeanne Guyon a dû discipliner sa nature rebelle, vaincre son tempérament ardent, dompter son corps, ses désirs, afin de pouvoir laisser toute la place à Dieu. La dépossession de soi est condition de la possession divine. « Il me semblait que plus j’étais peu de chose, plus j’étais propre à ses desseins[10]». Le sens de sa vocation mystique s’impose clairement à Jeanne Guyon : porter à la connaissance de tous, la voie du total abandon et de la foi instinctive. Elle a pris conscience de son pouvoir sur ses interlocuteurs, de sa propension à apporter la paix, la joie. Elle aspire à conduire toute âme vers Dieu et se revendique comme mère des âmes. Dieu l’a élue pour cette mission particulière.
2. Un savoir en doctrine et direction spirituelle
Jeanne Guyon se veut l’apôtre du pur amour. Elle cherche à parvenir à un authentique mode de connaissance de Dieu. Elle introduit une nouvelle vision de la religion : un amour qui survit à la destruction et demeure au-delà de la crainte et de la rétribution. « […] le pur amour délie non seulement Dieu de l’homme mais l’homme de lui-même, c’est-à-dire des ressorts de l’amour propre qui le tiennent captifs de la crainte et de la récompense, de la promesse et de la sanction, du ciel et de l’enfer[11]». Elle minimise la place de la souffrance et du salut. Elle prône une pénitence bien plus par amour et par des exercices de la vie intérieure que par des macérations du corps, considérant que l’amour de Dieu doit rester premier. Sa méthode consiste à chercher Dieu au fond de l’âme, car « il est plus en nous que nous-mêmes, et a plus le désir de se donner à nous que de nous posséder[12] ». Elle appelle ainsi tout un chacun, sans distinction, à vivre une expérience intérieure, instituant une sorte d’avènement du sujet. Elle établit la rencontre comme face à face entre le fidèle et Dieu, sans médiation de clercs, en dehors du cadre de l’Église.
Jeanne Guyon offre une conception positive et idéaliste de la vie chrétienne. Chaque âme doit vivre dans l’émerveillement de se sentir aimée par Dieu. Il suffit de parler avec simplicité et conviction aux hommes d’une dévotion d’amour pour qu’ils puissent s’en convaincre. Il lui revient de faire découvrir cette joie à toutes les âmes. L’état passif qui accompagne le pur amour et l’abandon correspond à un dépouillement total de soi, une dépossession. Le sujet est réinstauré comme sujet autre, renouvelé par l’union à Dieu. L’acteur n’est plus l’être humain mais Dieu. Jeanne Guyon dévoile le passage des actes propres de l’humain à l’action faite dans l’être humain par Dieu. La voie de la foi et la réunion de l’âme avec Dieu font passer de l’action par soi à l’action par dépendance divine. « L’âme demeure inébranlable, immobile, […] sans action pour simple qu’elle soit[13] ». Jeanne Guyon se situe du côté de la foi instinctive, de la mystique affective. Elle a acquis l’intelligence des choses, l’intuition du sacré, le sens de la communication intérieure. Son savoir est le fruit d’une quête intérieure. Ayant eu le privilège de recevoir la Révélation, elle peut et doit la révéler à son tour.
C’est ainsi qu’elle se trouve en capacité de fonder la Confrérie du Pur Amour ou Ordre des Associés de l’Enfance de Jésus. Elle donne le nom de Michelins à ses membres. Elle leur apprend à se muer en enfant et leur enseigne comment se départir de leurs pensée afin que l’Enfant-Jésus, érigé en Petit Maître devienne leur lumière et raison. Elle compose d’ailleurs un catéchisme sous forme de questions réponses où elle consigne les principes de la foi qu’elle promeut et fixe les bases de sa doctrine. Elle initie ses disciples à l’intériorité. A Saint Cyr, où elle se trouve introduite par Madame de Maintenon, elle tente de porter à Dieu les jeunes filles de bonne famille à travers son oraison de quiétude et diffuse l’esprit de total abandon, introduisant un vent de liberté qui trouble l’ordre de la maison. Jeanne Guyon possède l’autorité de celle qui a bénéficié des paroles divines. Elle dispose des connaissances nécessaires pour pouvoir instruire et accompagner chacun dans son cheminement vers Dieu. Elle exerce une réelle emprise sur ceux qu’elle rencontre. Elle est prédisposée à pouvoir diriger un groupe de fidèles à exercer le rôle de leader spirituel. Elle sait former les âmes et mettre en œuvre la pédagogie nécessaire pour ouvrir les cœurs. Son influence et sa force de persuasion sont telles qu’elle ne s’arrête pas aux seuls civils mais en vient à séduire les prélats les plus lettrés. Elle sensibilise Fénelon à la dévotion de l’enfance. Sa parole, son mode de pensée exercent un véritable attrait sur le cardinal. Celui-ci ne peut accéder à l’expérience étant savant. Pénétrée des mystères divins, elle s’impose à lui comme une mère et va jusqu’à diriger l’éminent théologien. Elle renverse l’ordre établi en fonction du précepte qui veut que le sexe infirme soit soumis et conduit. « Ainsi, c’est auprès de nos femmes-enfants » parce qu’elles sont l’incarnation de l’innocence même que les docteurs viennent s’abreuver[14]». Fénelon est sensible à cette expérience spontanée, à cette pratique des voies intérieures qu’il ne peut atteindre. Il suit Jeanne Guyon sur les voies de Dieu, se met à l’école d’une femme et se dépouille de son savoir théologique. « Madame Guyon est pour lui, celle qui sait d’expérience. Elle est emplie de Dieu et peut à ce titre, légitimement guider les autres dans la voie de la divinité[15]».
Jeanne Guyon s’affirme comme une médiatrice privilégiée entre le divin enfant et les hommes. Elle s’impose naturellement comme conseillère spirituelle, directrice de conscience. Elle instruit, édifie, guide les âmes. Elle est consciente de sa position hors norme mais considère cet apostolat féminin comme logique pour une femme gratifiée de Dieu. « Il n’y a qu’à ouvrir des histoires de tous les temps pour faire voir que Dieu s’est servi des laïques et des femmes sans science, pour instruire, édifier, construire et faire arriver les femmes à la très haute perfection[16]». Son action apostolique n’est que la conséquence de la faveur divine. « O mon Seigneur, si pour faire vos ouvrages, vous preniez une personne de grande vertu et enrichie de talent, on pourrait lui en attribuer quelque chose mais si vous me prenez, on verra bien que vous êtes seul auteur de ce que vous ferez[17] ». Dans tous ses actes Jeanne Guyon est missionnée par Dieu. Elle ne cesse d’ailleurs de souligner son incapacité naturelle. Elle est traversée par le Verbe et support d’un énoncé qui lui échappe. Elle s’affranchit des règles mais elle est irresponsable puisque c’est la volonté de Dieu. « On aurait eu raison de me combattre si je me fusse ingérée de moi-même : mais je ne pouvais faire que ce que notre Seigneur me disait de faire[18]». Elle considère qu’elle ne se situe pas dans une relation de direction mais « d’aide » vis-à-vis du cardinal Fénelon comme de son confesseur le Père La Combe : « […] j’ai tâché autant que j’ai pu, de les aider dans ces détroits de la vie spirituelle, où faute d’un guide qui y ait passé, les âmes sont souvent arrêtées […][19]». Elle est la première sur le chemin afin de pouvoir entraîner les autres.
Les femmes frappées du don de connaissance divine, échappent au précepte paulinien et peuvent exceptionnellement enseigner. Elles n’ont pas le droit de garder pour elles ce qui leur a été transmis. Cette prise de position permet à Jeanne Guyon de minimiser ses actes. Son enseignement sert à édifier et ne relève pas d’un enseignement d’autorité. L’action est toujours insufflée par Dieu et non par volonté propre de l’être. Elle agit par dépendance de l’esprit de grâce. « Je vous prie Messeigneurs de faire attention que je suis une femme ignorante ; que j’ai décrit mes expériences de toute la bonne foi qu’on peut avoir et que, si je me suis mal expliquée, c’est un effet de mon ignorance[20] ». L’ignorance revêt ici une double fonction comme autorisation et stratégie défensive. Jeanne Guyon construit et organise son discours. Elle se soumet sans plier. Elle cesse de mettre en avant des valeurs féminines pour être acceptée mais cette revendication de sa féminité correspond aussi à un refus des valeurs dominantes de la société.
3. Un savoir en écriture et science mystique
Jeanne Guyon se mêle d’écriture, elle rédige près d’une quarantaine d’ouvrages, ce qui reste exceptionnel pour une femme, parmi lesquels : le Moyen court et très facile de faire oraison qui remporte un très grand succès, les Torrents spirituels, Sa vie et sa Correspondance avec Fénelon. Bien qu’autodidacte, elle a manifestement lu la Bible. Elle pratique une écriture quasi automatique, sans se relire. L’esprit est vide, la réflexion absente, seule demeure la lumière divine. Elle précise d’ailleurs : « En prenant la plume, je ne savais pas le premier mot de ce que je voulais écrire […]. Ce qui me surprenait le plus était que cela coulait du fond et ne passait point par ma tête[21]». Elle écrit par illumination. « J’éprouvais, ce me semblait quelque chose de l’état où les Apôtres se trouvèrent après avoir reçu le saint Esprit ; je savais, je comprenais, j’entendais, je pouvais tout, et je ne savais où j’avais pris cet esprit et ce savoir, cette intelligence, cette force, cette facilité, ni d’où elle m’était venue[22]». L’entendement est insufflé par Dieu. Une présence, une parole occupent le cœur et créent une urgence d’expression de telle façon qu’il s’avère impossible de s’y opposer et « d’y résister[23]».
Jeanne Guyon assure la transmission entre l’intuition d’une vérité dénudée et son expression écrite. Même si elle ne se veut que support d’un écrit, réduisant son rôle à celui de scripteur, il n’en n’est pas moins vrai qu’elle démontre un réel savoir en écriture et une maîtrise de la langue. Elle trouve l’expression adéquate pour traduire l’expérience hors norme d’une réalité qui l’habite. Son style est vif, éloquent, abondant, direct. Son texte occupe tout l’espace comme s’il ne devait pas y avoir de limites. Jeanne Guyon parle par images. Son écriture ardente et fluide est imprégnée de sa féminité. Elle n’est pas seulement compte-rendu d’expérience mais aussi moyen de constitution. Elle institue une expérience mystique et fait partie du cheminement spirituel de Jeanne Guyon. Elle ouvre le temps d’un rapport à soi, à Dieu et aux autres. Jeanne Guyon entraine le lecteur dans une aventure infinie et offre des pages brûlantes d’amour de Dieu où le tourment, l’inquiétude et la nostalgie se manifestent tour à tour. Elle authentifie son message en en livrant une trace écrite, atteste qu’il puise à une source profonde.
La mystique rend Jeanne Guyon écrivain. Elle pousse à dire, à tenter d’exprimer ce secret de Dieu. Cependant, Jeanne ne saurait entrer dans le terrain des doctes. Elle bénéficie du don de science infuse, grâce à l’Esprit saint, tout en demeurant ignorante dans l’ordre du monde. « Les savants du monde ont « la science », humaine et acquise ; les « Saintes admirablement savantes en leur ignorance» ont le « don de science », divine et infuse : « la présence du Saint Esprit les rendait savantes[24] ».
Jeanne Guyon se situe dans une « savante ignorance ». Ses connaissances relèvent de la science mystique ou science des saints. Elle précise d’ailleurs. « Ô science mystique et divine, vous êtes si grande si nécessaire. […] Hélas pour en avoir voulu faire une école d’étude on a tout gâté. On a voulu donner des règles et des mesures à l’Esprit de Dieu qui est sans mesure[25]». La science n’est pas nécessaire pour aimer Dieu. L’oraison et l’amour mènent vers Dieu. « Les personnes les plus grossières et les plus stupides sont capables [d’oraison][26]». Si les doctes ont le don du langage, les petits sont aptes à recevoir le don de ce qui s’éprouve sans mots. Ils ne raisonnent pas, ils sont sans science et sans suffisance ; cet état leur permet de se laisser toucher par l’esprit de Dieu.
Jeanne Guyon s’oppose à une religion de rites, pratiques et œuvres et prône une religion du cœur. Elle fait preuve d’indépendance d’esprit, apporte quelque chose de révolutionnaire et se livre à des audaces incompatibles avec le dogme. « […] L’amour insouciant n’est pas concevable à la fin d’un XVIIe siècle imprégné de logique sacrificielle et de spiritualité victimale[27]». Elle attire les âmes dans l’intérieur, propage l’esprit de l’intérieur dans l’Église. « Il [Notre Seigneur] me fit comprendre qu’il ne m’appelait point […] à une propagation de l’extérieur de l’Église […] mais à la propagation de son esprit, qui n’est autre que l’esprit intérieur […] [28]». Elle empiète sur la fonction sacerdotale. Pour toutes ces raisons, elle est jugée comme dangereuse par les autorités ecclésiastiques, tout particulièrement par Bossuet, évêque de Meaux et représentant de Louis XIV. Elle est prise à parti parce qu’elle ne se conforme pas au rôle imposé aux femmes et parce qu’elle enseigne une doctrine mystique jugée subversive. On l’accuse de répandre le quiétisme et d’être une hérétique[29]. Ses écrits sont condamnés. Elle se retrouve emprisonnée pendant dix ans sans jugement, ni procès. De son côté, Fénelon qui l’a assuré d’un soutien indéfectible, se voit retirer la charge de précepteur du dauphin et se trouve condamné par le pape.
La science des saints fait exception à toute science. Elle réside dans le secret de Dieu, elle est don de Dieu. Elle relève d’un sentir fondamental, d’une relation à l’absolu, d’un abandon à la volonté divine comme le découvre Jeanne Guyon. Celle-ci incarne à travers son parcours cette science non acquise par l’étude et la lecture mais par la pratique et l’expérience, science qui ne ressemble à aucune autre, transforme les êtres et donne à goûter l’ignoré. Elle en expérimente l’état le plus haut sous la forme d’une certitude dans le repos divin. Elle accède à l’espace de l’impossible qui est aussi celui de l’indicible. Par l’étendue et la profondeur de sa pratique spirituelle, elle dépasse les doctes et s’avère supérieure à eux. Elle se voit reconnue et joue un véritable rôle dans la vie intellectuelle et les débats religieux de son époque. À défaut des sciences et de la théologie, elle dispose des connaissances de l’au-delà et détient le savoir surnaturel. Elle montre la voie de l’abandon aveugle, met chacun en position d’accéder à la spiritualité extraordinaire qui fut la sienne. La science mystique consacre ainsi l’émergence d’un nouveau savoir et pouvoir au féminin. Elle représente l’une des rares voies alors ouvertes aux femmes. Elle sublime leur condition et constitue un moyen d’émancipation. Jeanne Guyon illustre de façon exceptionnelle à travers son cheminement cette « […] science du particulier ou plutôt du singulier[30]», consumée par le désir de se perdre dans l’autre divin et détentrice d’un art élaboré dans la conduite des âmes. Le sort qui lui est réservé atteste bien de l’étendue de son savoir divin et de sa place prépondérante dans l’invasion mystique du XVIIe siècle.
Bibliographie :
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—, Les Torrents et Commentaire au Cantique des cantiques de Salomon, texte établi par Claude Morali, Grenoble, J. Millon, 1992.
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ZIMRA, Georges, Les Pouvoirs de l’excès, Paris, Berg international, 2016.
[1] Françoise MALLET-JORIS, Jeanne Guyon, Paris, Flammarion, 1978, p. 117.
[2] Ibid., p. 132.
[3] Ibid., p. 138.
[4] Jeanne-Marie Bouvier de la Motte GUYON, Le Moyen court et autres récits, Grenoble, J. Millon, 1995, p. 36.
[5] Jeanne-Marie Bouvier de la Motte GUYON, La Vie de Madame Guyon écrite par elle-même, édition préparée par Benjamin Sahler, Paris, Dervy, 1983, p. 374.
[6] François De SALES, Projet de préface aux constitutions primitives, Œuvres complètes, t. XXV, p. 293, cité par Linda TIMMERMANS, l’Accès des femmes à la culture sous l’Ancien Régime, Paris, Champion, 2005, p. 503.
[7] Pierre de BERULLE, Œuvres complètes, Paris, Migne, 1856, colonne 181, cité par Sandra LA ROCCA, L’Enfant Jésus : histoire et anthropologie d’une dévotion dans l’Occident chrétien, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2007, p. 139.
[8] L’Enfant Jésus, op. cit., p. 130.
[9] Ibid., p. 434.
[10] Ibid., p. 218.
[11] Georges ZIMRA, Les Pouvoirs de l’excès : éloge de l’infini, Paris, Berg international, 2016, p. 20.
[12] Moyen Court, op. cit, p. 12.
[13] Ibid., p. 57.
[14] Sandra LA ROCCA, « L’Enfant Jésus et les femmes au XVIIe siècle », CLIO. Histoire, Femmes et sociétés, 2002, n° 15, p. 26.
[15] L’Enfant Jésus : histoire et anthropologie, op. cit., p. 167.
[16] La Vie de Madame Guyon, op. cit., p. 562.
[17] Id.
[18] Ibid., p. 561.
[19] Ibid., p. 552.
[20] Ibid., p. 583, Lettre à Messeigneurs les évêques de Meaux et de Chalons et à Mr Tronson.
[21] Ibid., p. 323.
[22] Ibid., p. 251.
[23] Ibid., p. 322.
[24] François De SALES, Sermon pour la fête de la Pentecôte, cité par L. Timmermans, op. cit., p. 515.
[25] Jeanne-Marie Bouvier de la Motte GUYON, Les Torrents et Commentaire au Cantique des cantiques de Salomon, texte établi par Claude Morali, Grenoble, J. Millon, 1992, p. 78.
[26] Ibid., p. 79.
[27] L’Enfant Jésus, op. cit. , p. 156.
[28] Ibid., p. 521.
[29] Dans son guide spirituel Molinos, prêtre espagnol développe une doctrine mystique connue sous le nom de quiétisme, suivant laquelle la perfection chrétienne réside dans la quiétude, c’est-à-dire l’amour et la contemplation de Dieu en l’absence de toute activité de l’âme. Celle-ci est condamnée en 1687 par le pape Innocent XI et déclarée comme hérétique.
[30] BEAUDE, Joseph, La Mystique, Paris, Cerf, 1990, p. 11