Anciens numéros

Juan Carlos Botero, Las semillas del tiempo (Epífanos)

Après un grand succès en Colombie il y a une vingtaine d’années, Las semillas del tiempo (Epífanos) a fait l’objet d’une nouvelle publication en Espagne en 2008, aux éditions La otra orilla.

Juan Carlos Botero, fils du célèbre peintre Fernando Botero, est né à Bogota en 1960. Après des études à l’Université des Andes, puis à Harvard et à l’Université de Javeriana (Bogota), il a publié plusieurs œuvres de fiction ainsi que des essais, dont plusieurs ont déjà été traduits. Il s’est distingué à l’occasion de plusieurs concours littéraires : il a reçu en 1986 le Prix Juan Rulfo du conte, et a également été lauréat du Concours du conte latino-américain au Mexique en 1990. Son premier recueil de récits, Las ventanas y las voces (1998) a reçu de bonnes critiques en Amérique latine et en Espagne. Il a également publié deux romans : La sentencia (2002), traduit en allemand, et El arrecife (2006), traduit en anglais. Il s’est ensuite intéressé à un autre genre avec le recueil d’essais littéraires et artistiques, El idioma de las nubes (2007) où il présente notamment García Márquez comme l’écrivain de langue espagnol le plus important après Cervantès. Récemment, dans son étude El arte de Fernando Botero (2010), il nous livre un témoignage personnel sur l’œuvre de son père, dont l’influence sur son écriture est particulièrement manifeste dans Las semillas del tiempo.
Juan Carlos Botero écrit actuellement des chroniques hebdomadaires dans le journal colombien « El Espectador » : celles-ci traitent de l’actualité nationale et internationale. Ses articles abordent des réflexions sur les problèmes qui paralysent la Colombie, des présentations de tableaux, de récits littéraires décrits dans ce qu’ils ont de plus intime et atemporel, des pensées sur l’amour et l’éphémère.
Ces thématiques sont également celles qui hantent
Las semillas del tiempo (Epífanos). Derrière le terme énigmatique d’epífanos, emprunté à Joyce, se cachent des croquis littéraires denses et suggestifs, élaborés avec le regard et la sensibilité d’un peintre, des instantanés dont la lecture attentive conduit à une sorte de révélation, des petits tableaux fourmillant de détails qui nous donnent à voir et à réfléchir. L’auteur présente une cinquantaine de courts récits dans lesquels un être humain se trouve confronté à lui-même, à ses souvenirs, à son destin ou à la violence sous toutes ses formes. La Colombie actuelle sert de cadre à de multiples scènes de violence entre frères, entre détenus, voire même une violence imposée par les forces de l’ordre. Les jeux d’ombre et de lumière, l’abondance du détail, le rythme qui s’accélère, les personnages antithétiques, l’objectivité du narrateur face à la cruauté des faits rapportés, l’ironie des titres : tous les contrastes sont bons pour souligner l’exaltation et la tension qui habitent ces instants de vie exceptionnels et mener le lecteur jusqu’au vertige. En un mot, celui-ci se trouve confronté en quelques lignes à des situations qui le révèlent à lui-même, dans un éclair de lucidité. « Il y a des aspects essentiels de la vie dont nous ignorons absolument tout. », a déclaré Juan Carlos Botero. Ce dernier expose dans une postface très fournie les origines de son projet, qui doit beaucoup à Hemingway : dans le contexte de doutes et de remises en question de l’après-guerre, ce dernier avait lui aussi cherché à ciseler « des textes brefs faits pour exploser comme de petites grenades dans la tête du lecteur ».
A travers ce livre à la fois innovant par sa forme et ancré dans la réalité de son pays d’origine, l’auteur de
Las semillas del tiempo nous propose un beau voyage littéraire autant qu’une réflexion sur notre existence.
Je tiens à signaler que si la traduction devait être publiée, je proposerais volontiers de m’écarter du titre original pour adopter une formule plus accrocheuse, à savoir 
Instantanés de Colombie, qui me paraît à la fois plus explicite, plus synthétique et plus attrayante pour le public français. Il s’agit en effet de clichés, d’« arrêts sur image » autant que d’esquisses littéraires, et c’est là ce qui fait leur originalité. Les textes sont en outre d’une criante actualité et méritent d’être perçus comme des témoignages sur les maux qui affectent le pays. L’auteur rapporte des faits bien réels, ce qui fait de son livre une œuvre engagée. Un tel titre inscrirait celle-ci dans une catégorie d’ouvrages prisés des lecteurs français et correspondant aux attentes du public intéressé par la littérature latino-américaine.
Voici une quinzaine de passages traduits. On ne peut les fragmenter puisque, selon l’auteur, chacun des textes doit se suffire à lui-même et former une unité. J’ai sélectionné des
epífanos illustrant principalement la manière dont l’auteur met en scène le thème de la violence – physique ou psychologique – pour en faire l’élément déclencheur d’une prise de conscience de la part du lecteur : les cinq premiers textes mettent en scène la violence politique et les abus de pouvoir imposés aux plus faibles, et les deux suivants proposent une plongée dans l’univers carcéral colombien. Viennent ensuite quatre epífanos qui reflètent l’indifférence de la société face à la misère et le poids des préjugés sociaux. Enfin, j’ai choisi de présenter quatre drames individuels poignants où s’expriment particulièrement le talent de dramatisation de Botero et l’importance de la composante visuelle dans son œuvre.

Une nuit

Ils tournèrent au coin de la rue et débouchèrent sur l’avenue, descendant vers la Plaza Bolívar. La patrouille marchait sans rigueur apparente, divisée en deux files, une sur chaque trottoir, et commandée par un jeune sergent qui marchait seul sur la chaussée. Ils étaient fatigués. Il avait plu, et dans la nuit le sol absorbait l’éclat jaunâtre des lampadaires au coin des rues. Le sergent parlait et plaisantait sans élever la voix, et les soldats accueillaient ses blagues avec des rires éteints. Ils longèrent un mur blanc où quelqu’un avait tracé au pinceau un graffiti en lettres rouges: MILITAIRES ASSASSINS. Le sergent montra l’inscription : « Lu et approuvé », dit-il, et tous se mirent à rire doucement en descendant l’avenue, en marche vers la Plaza Bolívar.

Non

De loin on aurait dit des putes, mais en fait c’étaient des travestis. Les policiers les retenaient prisonniers contre le mur d’une ruelle, et leur débitaient des compliments en riant. Les travestis fixaient le sol. Ils avaient une drôle d’allure, avec leurs robes courtes moulantes, leurs perruques blondes cuivrées, leurs chaussures à talons hauts et leurs visages mal fardés. Le lieutenant de police les examina un à un, comme pour les passer en revue, moqueur, faisant voler une perruque, leur fourrant sa matraque dans l’entrejambe. Les autres policiers sifflaient, éclataient de rire et lançaient des obscénités. Quand l’officier parvint au dernier travesti, celui-ci lui dit, sans le regarder: Si tu me touches, ça va saigner. Le lieutenant s’arrêta, et ébaucha un sourire. Comment?, demanda-t-il d’un air sarcastique, portant une main à son oreille comme s’il n’avait pas bien entendu; il braqua immédiatement la pointe de sa matraque sous le menton du travesti et lui releva le visage d’un geste brusque. L’autre, qui le regardait à présent droit dans les yeux, répéta: Si tu me touches … ça va saigner. Le policier lui cloua sa matraque contre la gorge et le plaqua contre le mur. J’ai pas bien entendu, mon ange, murmura-t-il, frôlant son visage, tandis que le travesti retenait la matraque de ses mains aux longs ongles vernis, essayant de l’éloigner de son cou. Il répéta alors avec peine, suffoquant, mais sans quitter le policier des yeux: Si tu me touches, ça va saigner. Sale pédé!, s’écria l’officier, collé à la face peinturlurée. Tu me menaces?, et d’une gifle, il fit tomber sa perruque. Les autres agents éclatèrent de rire. Si tu me touches…, commença le travesti, mais l’officier lui abattit sa matraque sur la cuisse. Le travesti tomba à genoux. Penché sur lui, prêt à le rouer de coups de pieds, le policier rugit: Pour qui tu te prends, sale pédé? Les autres travestis regardaient du coin de l’œil, tandis que les policiers sifflaient et excitaient leur chef. Le travesti, le visage contracté par une grimace de douleur, se redressa lentement, adossé au mur de la ruelle, et brandit soudain une lame de rasoir qu’il avait tirée de sa chaussure. Le policier recula. Tous se turent. Jette-moi ça ou je te tabasse, pédale, ordonna le lieutenant, et il leva sa matraque en l’air, mais avant qu’il ait pu l’en empêcher, le travesti se lacéra le visage et les bras tandis que le policier criait: Non! Non!

Soirée studieuse

Pour Nelson Vásquez

Nous étions à la cafétéria, à huit heures du soir, quand la porte s’ouvrit brusquement, comme si quelqu’un depuis l’extérieur y avait jeté un coup de pied. Le claquement de porte nous fit bondir de nos chaises, et certains couraient déjà vers les fenêtres. Ce n’était que le vent. L’espace d’une minute, nous restâmes confondus, hésitants, les uns immobilisés en pleine course, les autres à demi levés de leur siège, et regardant tous, dans le silence subit, les planches arrachées par les rafales. Une autre fois, ce ne fut pas le vent. La soirée était bien avancée, mais la cafétéria restait presque pleine car c’était le seul endroit de l’université où il y avait encore de la lumière pour étudier. Dehors il pleuvait abondamment, et le vent hurlait en s’engouffrant par les fentes des portes, c’est pourquoi lorsque la porte d’entrée vola en éclats, nous crûmes que c’était encore le vent. C’est pour cela que nous n’avons pas fui. Cette fois c’était l’Armée. Entre dix et quinze soldats firent irruption dans la pièce, retournant des tables, renversant des chaises et, gesticulant avec leurs fusils, ils nous alignèrent contre le mur, les mains en l’air. Aussitôt entrèrent deux officiers, encadrant un individu cagoulé. C’était un flic, un infiltré, et sans le savoir nous avions cohabité avec lui, Dieu sait pendant combien de temps. Sa cagoule nous empêchait de le reconnaître, seuls ses yeux étaient visibles à travers les fentes taillées à coups de ciseaux, et il portait un uniforme militaire. Il nous examina tous, sans dire un mot, puis quand il eut fini, il désigna l’un des étudiants les plus extrémistes et deux autres que je n’avais jamais remarqués auparavant. Il s’arrêta devant eux et les désigna du doigt. Il ne fit que les désigner. Immédiatement, les soldats s’emparèrent d’eux en les rouant de coups, puis les poussèrent et les traînèrent hors de la cafétéria. Enfin, au milieu du grondement de l’averse, nous entendîmes un camion qui s’éloignait. Des années plus tard, je revis l’un des hommes qu’ils avaient emmenés cette nuit-là, et le regard inquiet, il refusa de reconnaître les faits.

Demain…

Les coups de machette et les sabots des animaux fendant les broussailles furent interrompus par le cri. Nous retenions les bêtes, immobiles, haletants, la flamme de nos torches vacillant dans le bois. Ils l’avaient retrouvé. Le cri se fit entendre à nouveau. Le souffle court, quelqu’un dit: Ça vient de la rivière. Nous éperonnâmes furieusement nos chevaux, nous frayant un chemin dans le feuillage, et finîmes par faire irruption sur la rive où l’éclaireur, le visage levé, avait cessé de crier et regardait, stupéfait. Lentement nous mîmes pied à terre. La croupe fumante, les animaux respiraient bruyamment, et leurs yeux se fermaient à demi dans l’éclat des flammes. Quelqu’un s’enfonça jusqu’aux genoux dans l’eau sombre, et leva sa torche pour éclairer la branche qui surplombait le courant.
– Il a été torturé – dit le capitaine.
Il avait raison. Le corps, dans cet éclairage macabre, se balançait dans la brise nocturne. Le barbelé disparaissait dans la chair de son cou. Ses mains, auxquelles il manquait des doigts, étaient liées dans son dos. Son visage était tuméfié. Il portait des brûlures de cigarette, et un mégot encore fumant dépassait de son oreille gauche. Il était bâillonné, nu, ses testicules avaient doublé de volume et on lui avait lacéré le dos à coups de ceinture. Le sang gouttait dans l’eau opaque qui coulait sous ses pieds, sourdement.
Je regardai les autres. Leurs visages, couverts de sueur et égratignés par les branches de la forêt, brillaient dans l’ombre. Leurs regards reflétaient la nuit sans sommeil, la colère contenue et surtout, la peur : la certitude que la nuit suivante, ce serait l’un d’entre nous, les survivants, qui serait suspendu là-bas, mutilé et torturé.
– Descendez-le de là – ordonna le capitaine, d’une voix assourdie par la rage. – Et que quelqu’un lui ferme les yeux.

L’exécution

Cela faisait des jours que les guérilleros fuyaient à travers la forêt. Sur les vingt personnes qui participaient à l’embuscade, il en restait quinze. Ils étaient épuisés, et savaient qu’encore une semaine de marche pénible les attendait. À la tombée du jour, ils dressèrent le camp au bord d’une rivière. Cette nuit-là, ils durent se rendre à l’évidence : les neuf soldats faits prisonniers gênaient leur retraite et ils n’avaient pas de provisions pour les nourrir. Après une courte délibération, ils décidèrent de les fusiller. Ils menèrent les soldats sur la rive fangeuse de la rivière, les mains liées derrière le dos. Dans l’obscurité, on aurait dit des enfants apeurés. Pour économiser des munitions, ils résolurent de les liquider par groupes de trois. Ils alignèrent les trois premiers en file indienne. Les jeunes gens, dans leurs uniformes déchirés et crasseux, ne semblaient pas comprendre ce qui se passait. Une guérillera s’arrêta devant le premier soldat ; elle appuya son fusil contre le front du jeune homme, qui fixait sur elle les yeux incrédules de l’épouvante, et elle tira. Leurs têtes éclatèrent comme des pommes vertes. Ils jetèrent les cadavres à l’eau. Lentement, laborieusement, le courant les emporta. Les soldats du deuxième groupe criaient et maudissaient les guérilleros, mais ils furent tués, comme les autres. Ils alignèrent les trois derniers soldats, les forçant à rester tranquilles, et la femme pointa son fusil contre le front couvert de sueur du premier et pressa la gâchette. On entendit un clic. Personne ne rit. La femme examina son arme, déconcertée, et la rechargea tandis que les soldats pleuraient, hystériques, suppliant qu’on les épargnât. Elle appuya de nouveau son fusil contre le front du premier garçon et fit feu. Dans ce fracas, ils tombèrent tous les trois. Quelques secondes plus tard, le dernier comprit qu’il était encore en vie. Le crâne de son camarade lui avait explosé à la figure mais la balle ne l’avait pas atteint. Il garda les yeux fermés, retenant son souffle, conscient du fait que cette substance chaude et visqueuse qui coulait le long de ses paupières, de son nez et de ses lèvres, c’était la cervelle de son ami. Dans un étrange silence, il sentit qu’on fouillait ses poches et qu’on lui ôtait ses bottes. Puis qu’on le soulevait par les épaules et par les pieds, et il fut jeté dans la rivière avec les autres. Il se laissa entraîner par le courant, flottant sur le dos dans la nuit sans étoiles, et dès qu’il en eut l’occasion, il s’agrippa à un tronc d’arbre qui l’emporta plusieurs kilomètres en aval. Enfin, il nagea lentement vers la rive envahie de mauvaises herbes, et sortit de l’eau à quatre pattes, épuisé, ruisselant de boue et de larmes, claquant des dents. Il regarda autour de lui, prudent, et s’enfonça pieds nus dans l’épaisseur de la forêt. Il fut le seul survivant.

Remise de dette

Le coup de sifflet retentit, annonçant la fin de la journée, et les prisonniers commencèrent à quitter la cour, sans entrain, reprenant le chemin des blocs pour passer ensuite dans leurs cellules. Profitant de la pénombre et de la cohue qui régnait momentanément à l’entrée des blocs, un grand noir passa son bras par dessus l’épaule d’un nouveau comme s’il s’apprêtait à lui demander un service, et l’entraîna à l’écart vers un coin plus sombre. Là, il le poignarda contre le mur. Tout se passa si vite que personne ne s’en aperçut. Dans l’ombre, le colosse entourait toujours le nouveau de son bras, comme s’ils étaient en train de parler, la tête collée au mur, le bras sur l’épaule de l’autre et la main sur sa bouche, tandis qu’il lui enfouissait la cuillère aiguisée dans le ventre. Seul un prisonnier vit ce qui se passait. Il alluma une cigarette et s’approcha furtivement. Il s’arrêta dos au nouveau pour le cacher. « Attends », murmura-t-il entre ses dents à l’intention du colosse, sans tourner la tête. D’autres prisonniers passèrent. « C’est bon », dit-il. Le noir abandonna le nouveau, la cuillère fichée dans le ventre, et s’éloigna avec l’autre, se mêlant au groupe. Le jeune homme, agrippé au manche de la cuillère qui dépassait de sa chemise, regarda la tâche de sang qui grandissait et immédiatement ses yeux se fermèrent à demi. Il glissa ensuite très lentement le long du mur. « J’ai une dette envers toi », déclara le noir, s’essuyant discrètement la main sur sa jambe de pantalon. « D’accord », dit l’autre. « Combien on t’a payé? ». « Cinq mille pesos, répondit le noir,  mais j’en ai besoin ». « Ne t’inquiéte pas , dit l’autre, avec un sourire, on s’arrangera dimanche, quand ta copine te rendra visite… Cette petite qui me plaît tant ».

C’est bien ce que je fais

Écris sur moi, Arturo! me crient-ils. Ne fais pas attention à lui, dit un autre, et cette fois la voix que j’entends vient du fond du couloir. Écris plutôt sur moi! Je souris et je continue à taper à la machine. C’est tout ce que j’ai pu obtenir: une vieille Olivetti dont il faut sans arrêt rembobiner les rubans, mais en prison il faut bien s’en contenter. C’est bizarre : depuis tout petit j’ai voulu être écrivain mais je n’ai jamais su quoi écrire, parce que je n’avais rien d’intéressant à raconter, aucune histoire qui tienne vraiment la route, et c’est seulement ici que m’est venue l’idée d’écrire sur tout ça, de raconter pourquoi j’ai tué

mon père qui m’a violé tant de fois. Tu la tiens, ton histoire, me suis-je dis, une nuit d’insomnie : le lendemain matin je me suis mis en quête d’un papier et d’un crayon, et avec l’aide du gardien Ramirez j’ai réussi à me procurer cette vieille machine. Au début le bruit des touches ça les dérangeait, les autres, mais petit à petit ils s’y sont habitués et maintenant je crois que ça leur plaît, ce bruit qui fait comme la pluie sur le toit. C’est pour ça que lorsqu’ils entendent que j’ai l’air inspiré, il y en a toujours un pour me crier d’écrire sur lui, et chacun se met à raconter quelque chose en plaisantant à moitié, pour voir si j’intègre ça dans mon livre. Là-bas, c’est Freddy, par exemple, qui a assassiné sa femme et son fils à coups de briques dans une crise de jalousie, et qui de temps en temps, au milieu de la conversation, complètement hors de propos, murmure: « Mon bébé ». Il y aussi John Jairo, qu’on appelle Le Faucheur, parce qu’il attaquait toujours par derrière, et toujours jusqu’à ce que mort s’en suive. Dans la cellule voisine il y a Oscar, Le Parasite, qui est grand comme une montagne, et qui aime se taper des jeunots : je tolère ses flatteries étant donné qu’il n’ose jamais aller plus loin avec moi, vu qu’il sait que j’ai tué pour ça, et que quand on a tué une fois, on n’hésitera pas à recommencer. Dans une autre cellule, il y a Migue, que je ne m’imagine pas du tout en train de violer et d’étrangler sa grand-mère ; chaque fois qu’une vielle dame passe dans le couloir des visites les autres se mettent à siffler et à se moquer, et lui disent de ne pas s’approcher du brave Migue. Je continue à écrire, et j’entends l’un d’entre eux me crier: Écris sur moi, Arturo! Et une voix lui répond, plus loin: Mais, tu disais pas qu’t’étais innocent, toi? Tous rient à voix basse. Écris sur moi!, me disent-ils. Moi je souris, et je continue à fumer et à taper sur les touches. C’est bien ce que je fais, me dis-je. C’est bien ce que je fais …

 

L’agonie

L’agonie du mendiant a duré trois jours. À en croire les autorités, le vieillard se dirigeait vers un centre de santé mais il n’a pas eu le temps d’y arriver. Il s’est évanoui dans l’espace vert à côté du centre, à vingt mètres seulement de la porte principale. Pendant toute la première journée, les médecins du centre et les habitants du quartier l’ont vu étendu sur l’herbe, mais ils ont passé leur chemin. Au soir du deuxième jour, un passant a téléphoné à l’établissement et les a informés de l’état du vieillard ; cependant, on lui a fait savoir que l’affaire n’était pas du ressort du centre, mais de la police. Ce soir-là, un couple qui passait l’a recouvert d’un plastique trouvé dans une poubelle à proximité, car il n’avait pas cessé de pleuvoir de toute la semaine. Au matin du troisième jour, un lundi gris et sans soleil, on l’a retrouvé mort. La police l’a ramassé dans l’après-midi. Après une analyse préliminaire, ils ont dit que le vieillard était mort de faim. Sur le trottoir d’en face, il y a quatre restaurants, dont deux fast-foods. Un journaliste de la télé a filmé la levée du corps, et un témoin qui avait vu le moribond, trois jours plus tôt, s’est lamenté devant la caméra, en sirotant sa glace: « Nous sommes devenus insensibles ».

Un pays…

En dépit des apparences, l’homme debout à mes côtés n’est pas un étranger. Il porte une casquette anglaise, un foulard autour du cou, et une veste à carreaux. Inquiet, il observe le match. Colombie-Argentine. Des jumelles en écaille pendent autour de son cou. Il les relève et scrute le lointain troupeau de chevaux et de maillets. La balle blanche, perdue entre le nuage fulgurant des casques et les pattes des animaux fuse soudain et le tumulte des cavaliers se lance immédiatement à sa poursuite. L’homme hoche la tête d’un air réprobateur. “C’est parti”, murmure-t-il. La balle progresse en direction des buts adverses. Deux chevaux se détachent du lot et se jettent derrière la sphère blanche. Les cavaliers s’entrechoquent comme des aimants: ils jouent du coude et se bousculent avec les maillets, se disputant la balle. La pelouse tremble sous nos pieds. « Le laisse pas filer, bordel! » s’écrie l’homme. L’espace d’un instant je détourne le regard. Ce recoin de la savane est bordé par les montagnes qui enserrent la capitale et je remarque, sur la colline en face, comme penché sur le terrain de polo, un nouveau bidonville. Je distingue les taudis de bois et de carton, les ruelles de terre, le scintillement de quelques toits de tôle, très clairsemés. Mon regard redescend vers le terrain. Les chevaux se ruent avec fracas sur la balle. Le cavalier argentin prend la tête. Le Colombien tend le bras et tente en vain d’entraver son maillet, qui fend l’air. On entend le « tac! » du coup et la balle traverse le terrain jusqu’à la cage aux buts. Elle entre. La tribune semble éclaboussée d’applaudissements. L’homme fixe la balle orpheline derrière la ligne et hoche la tête, désapprobateur. “Pays de merde”, dit-il.

Sans titre

Le fou adossé au mur dans la rue avait l’air affamé et ébouriffé, et il était à demi enveloppé dans une couverture sale et déchirée. Il était énorme. Même allongé, sa taille inquiétante sautait aux yeux. Il fumait un mégot ramassé par terre. Il regardait d’un air distrait les maisons d’en face, lorsqu’une porte s’ouvrit. Une fillette apparut, vêtue d’une robe bleu ciel, bas blancs, petits souliers noirs, portant dans une main un panier d’osier et serrant dans l’autre un billet. Le fou jeta son mégot, et posa les yeux sur la petite fille. La petite traversa la rue en diagonale et entra dans la boutique qui faisait l’angle. Le fou surveilla l’entrée ; un instant plus tard la fillette sortit, ayant rempli son panier de pains et de deux bouteilles de lait. Elle traversait à nouveau la rue lorsqu’elle jeta un regard de côté et aperçut le fou. Elle pressa le pas, mais dans sa hâte elle trébucha et tomba à plat ventre sur le sol. Les pains et le lait roulèrent sur l’asphalte. Le fou se leva. Gigantesque, il avança jusqu’à la fillette qui ne parvenait pas à bouger et le regardait, atterrée. En deux temps trois mouvements, le fou était sur elle et de ses grosses pattes noires il la prit par la taille et la remit sur pieds. Il chassa la poussière de sa jupe, ramassa les bouteilles et les pains, et les replaça dans le panier, sauf un, qu’il porta à sa bouche. Il rendit son panier à la petite fille épouvantée, et lui administra quelques petites tapes sur la tête. « Fais plus attention en marchant », lui dit-il tout en jouant des mâchoires. La petite fille courut jusqu’à chez elle, et le fou regagna le trottoir et s’adossa à nouveau paresseusement contre le mur de la rue, mastiquant son pain, bouche ouverte.

La mort d’un sentiment

La lecture de Friedrich Nietzsche le fascinait. Le souffle dévastateur qui animait ses mots était digne d’un dynamiteur plus que d’un philosophe. La poésie de sa prose et l’acuité de son regard étaient comme des instruments de sacrifice. Lucide et irrévérencieux, il le voyait fustiger les paresseux, ébranler les socles des idoles et déraciner les croyances les plus ancrées dans l’Occident, comme de la mauvaise herbe autour de la pensée moderne. Dans les nefs éteintes des églises il écoutait résonner l’écho de ses éclats de rire. Ce jour-là il lut: « Une plaisanterie est l’épigramme de la mort d’un sentiment. » Brillant, se dit-il. Il rassembla aussitôt ses souvenirs, et se remémora les blagues racistes et machistes qu’il avait entendues tout au long de sa vie, ainsi que celles qui avaient trait au drame actuel de la violence nationale, et même les nombreuses blagues qu’on avait racontées après la tragédie du volcan d’Armero1. C’est tellement vrai, se dit-il à nouveau. Quelqu’un sonna à la porte. Il ferma son livre et se leva pour aller ouvrir.

Je n’en crois pas mes yeux. Ça alors, quelle surprise!
– Je viens d’arriver et je me suis dit : il faut que j’aille dire bonjour a mon voisin.
– Mais ne restez pas planté là. Entrez, entrez …
– Merci.
– Alors, votre voyage? On vous a bien accueilli à Medellín?
– Très bien. C’est une ville vraiment haute en couleurs. Et pourtant en sortant de l’aéroport j’ai vu deux pantins.
– Des pantins?
– Oui. C’est comme ça qu’on dit quand quelqu’un se fait écraser par une voiture.
– Et pourquoi donc?
– Vous avez vu dans quel état on les retrouve sur l’asphalte, tous tordus, avec un bras dans le dos et une jambe par dessus la tête? Exactement comme des pantins! Ils rirent tous les deux.

Lorsque son voisin fut parti, il reprit son livre et continua à se délecter de la lecture de Nietzsche.

Travaux de décoration

La presse en conclut que le jeune homme souffrait de troubles mentaux, mais ceux qui l’avaient connu affirmèrent que les causes étaient tout autres. Un matin, le jeune homme, âgé de vingt-trois ans, avait réveillé son amie pour lui avouer avoir menti concernant l’argent. Non, ils n’allaient pas se marier un jour, ni repeindre les murs de ce petit appartement, comme il le lui avait promis tant de fois. En effet, il n’avait même pas les moyens de subvenir aux frais de son propre enterrement. Pire, même: pour ce faire, elle devrait vendre son revolver, qu’il rangeait dans le tiroir de la table de nuit. Dans son demi-sommeil, la jeune fille supposa qu’il s’agissait d’une plaisanterie. Quelques secondes plus tard, le jeune homme s’assit sur le bord du lit, sortit le revolver du tiroir et se fit sauter la cervelle, qui s’en alla repeindre les murs de la chambre.

Le souvenir

Pour Clarita Gómez (r.i.p.)

J’avais alors six ans. Nous habitions tous dans la même pièce, et dormions sur le même matelas, mes trois frères cadets, ma maman et moi. De temps en temps, un monsieur qui puait la gnôle dormait avec nous, couché sur elle, et ce maudit matelas rebondissait comme un diable. Un matin mon père arriva. Je ne l’avais jamais vu, mais à peine le claquement de porte nous eut-il réveillés, dès que nous vîmes cet homme qui se tenait là, immobile, les yeux hallucinés, un couteau de boucher à la main, je sus que c’était lui. Il était ivre, en sueur. Il resta une seconde la paume appuyée contre la porte, nous dévisageant tous de ce regard noir et fixe. Le type qui dormait sur ma maman parvint à attraper son pantalon et fila par la fenêtre, et nous ne le revîmes jamais. Ma mère, elle, ne put pas s’enfuir. Elle essaya bien de le faire, mais mon père la saisit par les cheveux et d’un coup de poing, la renversa sur le lit, où elle hurlait, affolée: Il va me tuer! Il va me tuer! Alors mon père se jeta sur elle et se mit à la poignarder. Il ne s’arrêta même pas lorsqu’elle cessa de se débattre et le lit en resta rouge et trempé. Nous criions tous. Mon père continuait à lacérer ma maman, et comme j’étais l’aîné, je lui fis face. Il se retourna, haletant, en nage, les yeux exorbités et les bras rouges de sang jusqu’aux coudes, et pour la première fois nous nous regardâmes en face. Il me montra son énorme couteau qui gouttait, et me dit: Ne t’en mêle pas, sinon je te tue. Quand je ferme les yeux, je le revois encore : à califourchon sur le corps de ma mère, me montrant ce couteau presque aussi noir que s’il l’avait plongé dans l’huile, avec ce regard de fou, le visage éclaboussé de sang, prêt à me mettre en pièces… C’est là l’unique souvenir de lui que j’ai dans ma mémoire.

Bienvenue

Quand il s’éveilla, un mince rayon de soleil lui caressait le visage. Ahuri, il se retourna dans le lit et tenta d’entrouvrir les yeux. Il étendit la main, tâtonnant, mais ne rencontra que les draps en désordre. Apparemment il était seul. Le cerveau lui battait dans le crâne comme si on lui avait incrusté un clocher dans la tête. À travers les voiles du sommeil, il jeta un regard maladroit et ensommeillé tout autour de la chambre, s’attardant sur la porte entrouverte de la salle de bain, mais il ne la vit pas. Il leva la tête, s’appuyant sur les coudes, et prêta l’oreille. Rien. Il l’appela: personne ne répondit. Merde, se dit-il, se frappant légèrement le front. J’ai oublié de lui demander son numéro de téléphone… Ou son prénom, au moins! Cela l’amusa. Quelle femme, se dit-il. Quelle bête de sexe… Il fouilla dans le tiroir de la table de nuit à la recherche d’une cigarette et l’alluma. Il s’appuya contre la tête du lit, rejetant lentement la fumée, et resta à méditer, fumant et se remémorant avec plaisir la nuit précédente… Il était assis au bar de la discothèque, à boire avec quelques collègues de bureau, lorsqu’il la vit qui dansait seule sur la piste. Elle lui parut magnifique. Il la scruta d’un œil avide: quelles cuisses, quelle poitrine, et ses jambes voyez plutôt, et ses fesses, mon Dieu, quelle fille. Il s’approcha en titubant un peu à cause de l’alcool et après avoir échangé un bonjour et quelques mots, ils commencèrent à danser ensemble. Au bout d’un moment, elle lui susurra à l’oreille, lui frôlant la peau de ses lèvres et faisant preuve d’une excitante franchise: Je meurs d’envie de savoir comment tu fais l’amour. Il l’invita à le suivre à son appartement. Ils arrivèrent, montèrent et à peine eut-il refermé la porte qu’elle se jeta sur lui, lui fourrant la langue jusqu’au fond de la gorge et glissant sa main dans son pantalon. Ils faillirent ne pas arriver jusqu’à la chambre. Leurs ébats durèrent des heures. Ils burent et fumèrent, et finirent par s’endormir… C’était délicieux, conclut-il, laissant échapper une dernière bouffée de fumée. Il éteignit sa cigarette dans le cendrier qui débordait de mégots. Il se leva, les tempes battant furieusement, et passa nu dans le salon. Il la chercha dans la cuisine puis dans la salle à manger, et enfin jeta un œil dans l’entrée. Oui, de toute évidence, elle était partie. Il regagna la chambre, et son mal de tête s’accentua à la vue du lit en désordre et odorant, de ses vêtements froissés qui jonchaient le sol, des verres sales et de la bouteille de whisky presque vide, encore ouverte. Il entra dans la salle de bain en se massant les tempes, s’imaginant déjà la fraîcheur de la douche, lorsqu’il vit gribouillé sur le miroir, en grosses lettres tracées au rouge à lèvres: BIENVENU DANS LE MONDE DU SIDA.

Le crépuscule

Il pleut. Trois hommes en manteaux noirs, col relevé, sortent de la pension et descendent prestement les marches du perron. Le plus grand fait signe au quatrième, qui est assis au volant et fait non de la tête. Aussitôt, ils montent tous les trois dans la voiture, qui patine au démarrage. Deux pâtés de maison plus loin, des pieds courent dans la rue déserte. Les flaques d’eau giclent sous les pneus. Les pieds résonnent sur la chaussée. Une des vitres de la voiture descend. Les pieds arrêtent leur course, hésitent, puis repartent dans la rue lustrée. La voiture surgit, glissant sur le sol ; l’un des hommes s’est penché par la vitre ouverte, revolver en joue, et il tire. La ruelle recrache de la poudre tandis que le jeune homme disparaît, le manuscrit sous le bras ; il évite des caisses, saute par-dessus une grille et débouche dans une autre rue, sans s’arrêter. Il entend au loin le moteur qui ralentit, puis rugit à nouveau. Il court. Le bruit du moteur se rapproche. Il court. De nouveau, les phares surgissent inondant la chaussée et le jeune homme distingue sa propre ombre qui court dans la lumière. Alors que quelques mètres seulement le séparent du coin de la rue, il entend un grincement et le pneu qui éclate contre le trottoir: une seconde de suspense, puis l’asphalte qui tremble violemment. Il court. Des cris : la voiture s’est retournée, on ouvre la portière à coups de pieds. Un coup de feu retentit. Puis un autre. Le jeune homme reparaît, il trébuche. À peine a-t-il tourné au coin de la rue qu’il s’étale sur le ventre. Le manuscrit roule sur le sol. Il le regarde, haletant. Il sait que ces feuillets glissés en hâte dans une enveloppe fermée par une ficelle, ces feuillets qui relatent, dénoncent et expliquent, justifient son existence. Il tend le bras, s’empare du texte et, dans un suprême effort, il se lève et s’adosse au mur. Il cherche l’air, étouffant un gémissement, et jette un regard vers le haut, fermant les yeux sous l’effet de la douleur et de la pluie qui ne cesse pas, vers la rue en côte. Il remonte le trottoir, traînant la jambe, la main serrée sur son épaule, laissant une traînée rouge que la pluie va décolorant. Il trouve une autre ruelle, sombre et nauséabonde ; il y pénètre, parvient à faire quelques pas et s’effondre sur des poubelles. Il sue. Il saigne à gros bouillons. La pluie tambourine sur le métal des poubelles. Il entend au loin les cris de ses poursuivants. Il sent les rats qui s’enfuient, filant par-dessus son corps. Pour la première fois, depuis le jour de sa naissance, il s’aperçoit qu’il lui reste quelques secondes, voire quelques minutes, de vie. Il comprend qu’il va mourir.

Note :

1 En 1985, l’éruption du Nevado de Ruiz, dans la Cordillère des Andes en Colombie provoqua l’engloutissement du village d’Armero et la mort de 25000 personnes.   

El Último Soldurio, de Javier Lorenzo

El Último Soldurio, que nous pourrions littéralement traduire par Le Dernier Soldurio, est un roman historique espagnol de Javier Lorenzo, publié aux Éditions Planeta en 2005. Ce roman, écrit sous la forme d'un journal intime, retrace l'histoire de Corocotta, le célèbre guerrier cantabre qui défia l'Empereur Auguste et Rome au cours des Guerres Cantabres (29 av. J.-C. – 22 av. J.-C.). Comme le souligne le sous-titre de ce roman, La fascinante aventure de Corocotta lors de la Conquête de l'Hispanie, l'auteur a imaginé, avec beaucoup de vraisemblance, une biographie fictive de ce soldurio (nom donné aux guerriers de la Péninsule Ibérique, et plus particulièrement celtes, qui s'engageaient par un acte de devotio –dévouement jusqu'à la mort– envers un personnage important), et l'a intégrée dans une grande fresque historique dont l'action se déroule entre 60 av. J.-C. et 22 av. J.-C., une époque où l'Empire Romain était en pleine conquête de la Péninsule Ibérique.

El Último Soldurio nous offre ainsi la possibilité de découvrir un personnage historique quasi inconnu au-delà des frontières de la Cantabrie, mais qui a néanmoins autant d'importance pour les Cantabres que Vercingétorix (ou Astérix) pour les Gaulois ou William Wallace pour les Écossais. Javier Lorenzo était très attiré par cette image romantique du héros qui sait pertinemment qu'il va perdre, mais qui refuse malgré tout de baisser les bras et ne renonce pas à être ce qu'il est. Comme l'a souligné l'auteur, le principal objectif de ce livre était de décrire ce qu'aurait pu être la vie de Corocotta, mais aussi de réfléchir sur l'existence et la chute de l'Espagne préromaine, quand elle ne s'appelait pas encore Hispanie. Il a ainsi décrit des épisodes fondamentaux de l'Histoire d'Espagne qui ont signifié la fin de la civilisation celte et le passage à la culture latine actuelle. Outre certains épisodes méconnus mais néanmoins passionnants de l'Histoire européenne, ce roman permet également de découvrir le peuple cantabre, ses coutumes, ses croyances. Toutefois, El Último Soldurio ne traite pas que d'un simple peuple à peine connu au-delà des Pyrénées : Javier Lorenzo a clairement exprimé qu'il n'avait pas écrit un roman localiste mais un roman qui touche tous ceux qui ont des racines hispaniques, celtes et latines. L'auteur l'a lui-même expliqué, l'un de ses objectifs était de décrire et faire découvrir les us et coutumes, non seulement du peuple cantabre, mais aussi de ses voisins les plus proches (les Astures, les Vascons et les Austrigons, etc.) ainsi que de nombreuses autres cultures européennes et africaines que l'on découvre au gré des aventures du héros (les Gaulois, les Romains, les Bretons, les Numides, etc.). Javier Lorenzo a confié avoir voulu écrire un roman historique qui soit un portait de l'Espagne antique, mais aussi d'aventures passionnantes où se mêlent la douleur de cruelles batailles, la fidélité à la terre et la lecture des œuvres d'Homère.

El Último Soldurio est le premier roman de Javier Lorenzo (Madrid, 1960), un auteur madrilène d'ascendance cantabre par sa mère. Après avoir suivi des études de journalisme, il a commencé à exercer à la radio puis a ensuite travaillé dans la presse écrite, pour le journal El Mundo, afin de satisfaire sa passion depuis toujours : l'écriture. Parmi les auteurs qu'il apprécie, on peut citer Camilo José Cela, Miguel Delibes, Gabriel García Márquez, Naguib Mahfouz, Ernest Hemingway, Hermann Hesse et Franz Kafka. Outre la littérature, Javier Lorenzo a de nombreux centres d'intérêts. Parmi ceux-ci, on peut signaler qu'il est arbitre international d'escrime, un sport dont il a été champion d'Espagne junior en 1980, qu'il pratique le padel et que l'un de ses principaux passe-temps est surfer sur internet, dont il apprécie la sensation d'anonymat.

Avant la publication de El Último Soldurio, Javier Lorenzo a également écrit quelques scénarios pour la télévision et a publié un essai intitulé La España hortera. Suite à l'immense succès de son premier roman, particulièrement en Cantabrie, où les ventes de celui-ci ont dépassé celles du Da Vinci Code de Dan Brown, il a publié un deuxième volume ayant pour thème les Guerres Cantabres : Las Guardianas del Tabú (Les Gardiennes du Tabou). Ce roman reprend le fil de l'Histoire trois ans après la fin des événements relatés dans El Último Soldurio en s'intéressant particulièrement au rôle des femmes au cours de ce conflit contre l'Empire Romain car, suite à l'anéantissement de la plupart des Cantabres, ce sont elles qui ont dû mener le combat. L'histoire racontée dans ce roman présente la particularité d'être construite autour de trois axes spatio-temporels différents qui finissent par se rejoindre.

Son nouveau roman, intitulé El Error Azul, a été publié en juin 2011. Celui-ci est radicalement différent car il aborde les relations dans un triangle amoureux très spécial lors de la première moitié du XXe siècle. Un roman où se mêlent intrigue, littérature et philatélie…

L'extrait suivant offre une traduction des toutes premières pages de El Último Soldurio et se propose ainsi de découvrir le héros lorsque qu'il ne s'appelait encore que Linto, avant qu'il ne devienne Corocotta, le mythique guerrier cantabre qui a vu sa bonne fortune le mener de sa terre natale, la Cantabrie, jusqu'à Jules César, aux côtés duquel il a combattu, de la lointaine Afrique à la Britannia, de Gadès à Rome. L'esclave qui fut capable de renoncer à la citoyenneté romaine afin de conserver ses racines et son bien le plus précieux, sa terre. Le soldurio qui a mené, grâce aux stratagèmes appris auprès de César lui-même, l'ultime défense de la Cantabrie face au siège imposé par l'empereur Auguste. L'homme qui s'est livré de son plein gré à Rome afin de toucher la récompense promise pour sa propre mort…

 

…Cantabrum indoctum iuga ferre nostra…
(…Et au Cantabre, qui n'est pas fait pour porter notre joug…)
Horace, Ode II, 6, 2

Seruit Hispanae uetus hostis orae
Cantaber, sera domitus catena…
(Asservi le vieil ennemi de la côte hispanique
le Cantabre enfin dompté par notre chaîne…)
Horace, Ode III, 8, 21-22

I. Anno 693 a.U.c (ab Urbe condita ! Il lui manque les dents de devant, comme toi. »       
Et aussitôt après, comme si pour lui il s'agissait d'un geste d'hospitalité, il me prit le menton d'une main et, malgré mes efforts pour l'en empêcher, de l'autre il m'écarta les lèvres de manière à ce que l'étranger puisse apprécier à quel point nous étions disposés à avoir des choses en commun. L'homme commença à entrouvrir davantage les commissures de ses lèvres tandis qu'Ilion, sa moquerie finie, nous pointait tous les deux du doigt en signalant sa propre denture, mais une lueur dans le regard de l'inconnu interrompit brusquement cette tentative. Dans un mouvement que plus tard j'interpréterais comme un dédommagement pour l'humiliation subie –à cet instant-là je m'attendais à tout autre chose–, il se pencha sur le côté, fouilla rapidement sous la pelisse marron qui le couvrait et sortit quelque chose qu'il lança avec suffisamment de précision pour que je puisse l'attraper au vol. C'était un objet blanc et brillant, rond et métallique, et son poids ne semblait pas correspondre à ses petites dimensions. Sur l'une de ses faces, apparaissait le profil d'un homme au nez aquilin et aux cheveux frisés ; sur l'autre, un cavalier qui chassait la lance au poing ce qui semblait être un sanglier. Toutes deux portaient des inscriptions incompréhensibles pour moi. Je tournai mon regard vers celui qui venait de me faire une offrande si inattendue et je vis que son sourire, à la fois crénelé et curieusement attirant et séducteur, avait retrouvé ses traits. Il prononça ensuite un seul et unique mot : argentum
, et bien qu'à cette époque-là je ne connaisse pas sa signification –et je mettrais encore plusieurs années avant de bien la comprendre–, il est certain que ce bout de métal qui se réchauffait au creux de ma main malgré la pluie et le froid qui s'abattaient sur nous, prit soudainement une importance exceptionnelle dans l'univers de mon jeune âge et je me promis à moi-même de ne jamais m'en séparer. Aujourd'hui, quarante étés plus tard, je me demande si cet homme qui me fit découvrir l'argent, si ce marchand ambulant qui me lança mon premier sesterce, ne savait pas parfaitement ce qu'il faisait.

Dans notre castro, la plupart des femmes et des jeunes garçons qui n'avaient pas encore la dent de loup ne connaissaient les Romains qu'au travers des récits des guerriers qui ralliaient les légions –ou combattaient contre elles– à l'époque où l'herbe commençait à pousser. Naturellement, on en apprenait aussi sur eux grâce aux histoires que laissaient échapper les lèvres et les doigts des anciens les nuits où Celle qu'on ne peut nommer brillait de tout son éclat. Certes, on disait beaucoup de choses sur eux –sans excès cependant parce que nous les Cantabres sommes gens avares de paroles–, mais toutes les versions avaient au moins un point commun : malgré leur courage, les Romains ne savaient pas se divertir en période de guerre. On racontait, par exemple, qu'ils étaient soumis à une telle discipline qu'ils n'avaient pas le droit, sauf en de rares occasions, de piller les cités qu'ils conquéraient. Ou que, sur un seul ordre, ils étaient capables de rengainer leurs épées, même au beau milieu d'une extermination. Pour nous, un guerrier qui ne hurle pas de plaisir et d'arrogance quand il tranche la tête d'un ennemi ou qui n'entre pas dans une transe hystérique lorsqu'il fait couler le sang n'est pas digne de notre confiance. C'est ainsi qu'on nous l'enseignait et que nous l'apprenions. Pour cette raison, Ilion et moi nous méfiâmes quand cet étrange individu nous fit comprendre qu'il cherchait un toit sous lequel s'abriter et un repas chaud. Romain ou non, dans ces parages, personne n'avait pour habitude de mettre à l'épreuve l'hospitalité et nous ignorions le genre d'accueil que mériterait sa soudaine apparition, mais nous arrivâmes à la conclusion que l'invasion d'un seul homme n'était guère inquiétante et par conséquent, nous le laissâmes nous suivre jusqu'à une distance raisonnable du village. Je savais pour quelle raison je le faisais, et mon frère, qui, furtivement, me regardait avec envie, également.

J'arrivai tout excité et à bout de souffle devant Nocica, ma mère, qui, vêtue de la robe multicolore témoignant de sa condition de gardienne du tabou et de la typique coiffe des femmes de notre village –autour d'une petite colonne qu'elles attachaient à leurs cheveux, elles enroulaient un voile noir qui leur tombait jusqu'aux épaules–, attendait, les sourcils froncés, les explications d'Ilion, anxieux d'être le premier à annoncer la nouvelle. Malgré son excitation, il respectait scrupuleusement les préceptes et s'adressait à elle sans gesticuler, la tête basse. Arrivant à ses côtés, je suivis son exemple et attendis que mon frère mette le point final à son récit de la manière attendue :           
-« Et à Linto, il lui a donné un morceau d'argent rond.»      
Ma mère se contenta de tendre le bras et de demander en silence qu'on lui remette cet objet, chose que je fis sur-le-champ. Elle l'examina calmement, le faisant tourner plusieurs fois entre ses doigts, puis finalement, elle me le rendit. Ensuite, elle toucha légèrement nos têtes pour nous signaler que nous pouvions à présent la regarder dans les yeux et elle nous envoya chercher Cluto, notre oncle, qui, étant son frère, représentait la plus haute autorité masculine et partageait avec elle l'organisation et le commandement de notre famille. Je dois dire à ce sujet que, quand je parle de famille, je ne me réfère pas exclusivement à ceux auxquels nous sommes directement liés par le sang, mais aussi à tous ceux qui, par les liens du mariage et de la descendance ou par un pacte sacré, s'étaient joints à notre lignage. À présent, je me rends compte que le concept de patrie n'existait pas. Seule la ressemblance entre nos coutumes et notre langage et ceux des autres peuples de notre voisinage, ou même des plus éloignés –depuis les Vascons et les Aquitains qui vivaient dans les grandes montagnes de l'Est jusqu'aux Astures et aux Gallaeci qui contemplaient la mer du Ponant, en passant par les peuples des hauts-plateaux de la Meseta qui se trouvaient au sud– nous permettait d'entrevoir une espèce de souche commune, une racine propre et ancienne qui, à dire vrai, ne garantissait absolument pas l'hypothèse d'entretenir de bonnes relations.

Nous trouvâmes notre oncle sur le terrain d'exercices, observant une vingtaine de cavaliers trotter en cercle et lancer des javelots contre diverses cibles placées au centre. Il était en compagnie de trois anciens qui n'avaient empoigné aucune arme depuis bien longtemps et échangeaient leurs opinions. Ils étaient enveloppés dans leur saie, l'épaisse cape en laine qui nous était si chère et avec laquelle nous pouvions aussi bien constituer un trousseau que payer une dette. Ils se turent au moment où ils nous virent arriver, et bien que les relations entre hommes soient bien plus spontanées que celles qu'on entretenait avec les femmes, leur expression nous indiqua qu'il serait mieux pour nous d'avoir une excuse convaincante pour justifier une telle intrusion. Cette fois, cela ne me dérangea pas que ce soit Ilion qui prenne les devants et qui explique le plus cérémonieusement possible que la prêtresse réclamait la présence du chef militaire en raison de l'arrivée d'un étranger.    
-« Un étranger, dis-tu ? –reprit l'un des anciens–. Un seul ? »       
-« Oui –répondit Ilion–, c'est du moins l'impression qu'il nous a donné. Après avoir hésité un instant, il continua : nous l'avons laissé avec sa charrette au pied du vieux chêne, à la croisée des chemins. Il nous a dit qu'il nous attendrait là-bas. »    
-« Et savez-vous d'où il vient ? –demanda l'un des autres anciens. »       
Mon frère haussa les sourcils et les épaules en même temps et ne répondit pas. Je ne lui laissai pas le temps de réagir. Je fis quelques pas en avant, ouvris le poing et leur montrait mon petit trésor.     
-« Une pièce ! –s'exclama mon oncle, tout en la saisissant. »      
-« Oui –répondit l'ancien qui venait de parler–. Une pièce romaine. Je crois que le mieux est d'aller voir Nocica au plus vite. »     
De retour au village, nous fûmes reçus par un tumulte de voix et de coups frappés contre du métal. Naturellement, la patience ne faisait pas partie des vertus de notre homme et il avait trouvé le chemin menant jusqu'à notre retranchement. Au pied de la muraille, il avait juste eu besoin de déballer quelques étoffes multicolores, diverses casseroles en cuivre étamé et une poignée de colliers en perle de verre afin d'obtenir un droit de passage. Ma mère considéra sans doute que l'arrivée de cet étranger ne présenterait aucun danger mais qu'au contraire elle offrirait de nombreux avantages. D'ailleurs, nous la trouvâmes assise sur le banc de pierre attenant à notre maison, en train d'envelopper son corps dans un tissu d'un rouge très vif. Pendant ce temps, à quelques mètres de là, un tourbillon de bras, de jambes et de têtes –parmi lesquelles je crus distinguer celle de ma sœur Urbina– s'agitait autour de la carriole du colporteur qui, debout sur le siège du cocher, exhibait, comme s'il s'agissait de trophées, les produits grâce auxquels il avait vaincu la placidité et l'ignorance d'un monde presque préhistorique.

Cette nuit-là, alors que le feu projetait des ombres qui déformaient nos traits, nous découvrîmes qu'il se prénommait Fabius, et que, sans cesser d'être un citoyen romain, il se sentait latin –j'éprouvai une grande déception en apprenant qu'il n'était pas né à Rome, mais, selon ses dires, à Arpinum, cité des Marses située à deux jours de marche de la mégalopole– et que, finalement, ce qui l'avait mené jusqu'aux confins de ce monde était sa passion pour l'or. Il avait entendu dire que nos rivières recelaient en abondance le métal convoité et il n'avait pas d'autre intention que de le troquer contre le contenu de sa charrette après avoir trouvé un accord avantageux pour les deux parties. "Je veux rentrer chez moi avec moins de poids que je n'en avais en partant", plaisanta-t-il, "mais ce qui est certain, et j'espère par tous les dieux que vous ne le considèrerez pas comme une offense, c'est qu'il est difficile de faire du commerce dans cette contrée ; en ce qui me concerne, je ne peux pas me déplacer avec les jambons et les couvertures qu'on me propose en échange de mes marchandises. Quant au numéraire, je ne trouve que des feuilles d'argent cisaillées –il s'arrêta un instant et posa son regard sur ma mère–. Enfin, des feuilles d'argent et un peu d'or, mais bien entendu, il n'a pas la qualité de cette broche qui attache votre cape. Où l'avez-vous trouvé ?", demanda-t-il en montrant la fibule que ma mère portait sur la poitrine. La désinvolture de cet homme était véritablement stupéfiante, mais ma mère, que jamais personne n'avait osé pointer du doigt, demeura imperturbable et sans même attendre que mon oncle ou l'un des anciens qui nous accompagnaient lors de ce dîner ne lui traduise entièrement ce galimatias, elle décrocha l'aiguille qui fixait le vêtement et la donna à l'étranger afin qu'il puisse la voir de plus près tandis qu'elle murmurait :  
-« C'est un présent que Quintus Sertorius a offert à Corcontas, mon époux, peu avant qu'il ne soit trahi.         
Ce commentaire fut tout sauf fortuit, mais même si cela avait quelque chose à voir avec Fabius, celui-ci ne laissa rien transparaitre et il se contenta de faire remarquer :      
-« C'est une authentique œuvre d'art. Une merveille. »      
Il y eut un moment de silence expectatif durant quelques secondes, car il n'avait échappé à aucune des personnes présentes que la phrase de Nocica avait pour objectif de sonder le degré de sympathie que le commerçant pouvait éprouver envers Pompée Le Grand, le général qui, après six ans de combat sans merci, avait réussi à vaincre Sertorius. Cependant, n'observant aucune réaction, ma mère continua la conversation en affichant la fierté naturelle que l'on prête au propriétaire d'un joyau :    
-« Oh, que oui ! Il parait que c'est un orfèvre d'une île-cité appelée Gadès qui l'a faite. La connais-tu ? –Fabius acquiesça–. Elle représente une ondine, une nymphe aquatique comme celle qui tire les augures dans les fontaines de Tamarica. C'est pourquoi elle a deux émeraudes à la place des yeux et un rubis sur le front. –Elle marqua une pause–. De toute façon, ce n'est rien de plus qu'un beau bijou. Nous autres, nous n'adorons pas les effigies. »
-« Pourtant, elle mériterait d'être traitée comme telle malgré sa taille –répondit Fabius, en lui rendant l'objet–. J'espère que le fait de l'avoir eu entre mes mains, ne fût-ce que quelques instants, me donnera la fortune dont j'ai besoin pour trouver ce que je cherche. »    
-« En fin de compte –conclut mon oncle–, si tu as du succès, c'est à l'Eau que tu devras ta richesse. »

Le commentaire fut accueilli par de nombreux éclats de rire et accompagné de nouvelles rasades de zhytos, l'épais jus d'orge qui, après fermentation, procurait de la force, de la joie et du courage à celui qui en prenait. C'était une boisson qu'on donnait même aux nourrissons, bien qu'en très faibles quantités naturellement, et aussi bien les hommes que les femmes étaient habitués à en boire, notamment les nuits de pleine lune, quand la consommation de ce breuvage devenait un acte liturgique qui facilitait la communication avec nos déités. Les bols en bois reposés sur la natte, Fabius transgressa à nouveau toutes nos normes sociales : il se leva sans demander la permission à ma mère, et tout en affichant un visage rayonnant d'enthousiasme, il annonça qu'il avait une surprise, un petit témoignage de gratitude en remerciement de l'accueil reçu, puis sur ces entrefaites il sortit de la maison à toute vitesse, laissant derrière lui une flambée de murmures. Il revint en moins de temps qu'il ne faut à un étalon pour féconder une jument avec un récipient en terre qui avait des hanches de femme et qui fut rapidement identifié.           
-« Une amphore ! –s'exclamèrent plusieurs voix à l'unisson. »     
-« Est-ce que c'est du… ? –laissa échapper l'une d'elles sur un ton exprimant clairement son impatience–. Est-ce que… ? »       
-« Effectivement –proclama Fabius avec une satisfaction qui le dépassait–. C'est du vin. »

Je ne me souviens pas de l'instant précis où le lutin du sommeil se posa sur mes paupières cette nuit-là, bien que de toute évidence il ne l'ait pas fait avant que ma mère, en aucun cas disposée à tolérer une orgie dionysiaque intempestive, et encore moins dans sa propre demeure, ne décide de se lever une fois que les hommes eurent achevé, pour la troisième fois consécutive, la dernière strophe du Chant du guerrier[6][7][8], bien que la majeure partie de nos frères se trouve de l'autre côté de la cordillère. Il est vrai, nous étions des gens de montagne, fiers, braves jusqu'à la témérité, aux coutumes sobres, en règle générale, et habitués à supporter la rigueur des saisons. « Dans des conditions extrêmes –conclut mon oncle– nous n'hésitons pas à boire le sang de nos montures ». Et ce fut à ce moment-là, je crois me rappeler, que les cantiques commencèrent.

Le lendemain matin, alors qu'aucun souffle de vent ni aucun rayon de soleil blafard n'avait encore balayé les froides larmes de la nuit, mon frère, ma sœur et moi trouvâmes Fabius en train de préparer son départ. D'autres habitants du castro assistaient également à cette scène et semblaient se demander quand auraient-ils de nouveau l'opportunité de voir un être qui leur était si différent. Le colporteur nous reconnut immédiatement, interrompit sa besogne et, en se dirigeant à moi, joignit le pouce et l'index afin de former un cercle. J'avais saisi, et alors que dans un élan de peur j'avais pensé que la pièce n'avait été qu'un prêt, je la lui donnai sans hésiter. Il la prit, l'appuya sur le siège du cocher, et après m'avoir adressé un clin d'œil et fouillé derrière le dossier, il sortit un poinçon aussi aiguisé qu'un stylet. Puis il ramassa une pierre et avec celle-ci, donna un coup sec sur le manche de l'outil, perforant ainsi la pièce dans sa partie supérieure. Aussitôt après, il retroussa sa manche gauche –ce qui nous laissa furtivement entrevoir une peau laiteuse, voire même délicate, là où le fil des saisons n'avait pas laissé de traces–, et dénoua l'un des bracelets qu'il portait afin de le passer par le trou percé dans le denier. Enfin, il attacha lui-même autour de mon poignet ma toute première amulette.   
-« Du poil –confia-t-il en me tirant la frange–. Du poil d'éléphant. »
-« Éléphant ? »–J'arrivai à grand peine à prononcer quelque chose ressemblant à ce mot.
-« Oui, é-lé-phant –me répéta-t-il–. Un animal gigantesque, avec un énorme nez. –C'était amusant de le voir gesticuler–. C'est l'un de ses poils. Demande à ton père. Demande à Corcontas –dit-il en souriant avec un air qui semblait malicieux–. Je suis sûr que, lui, en a déjà vus. »

Et tandis que je demeurai pensif, imaginant quel genre de monstre pouvait bien être celui qui avait le poil aussi fort que le cuir d'une fronde, Fabius se retourna vers mon frère et ma sœur. Il donna à Ilion un petit poignard, son manche était très simple mais sa lame blanche si résistante qu'elle pouvait trancher le fer. À une seule reprise, peut-être deux, mon frère s'en sépara. Quant à Urbina, nerveuse comme un coucou à la recherche d'un nid, elle se vit offrir quelque chose de bien plus délicat : un camée en onyx. Autour de nous, on ressentait une expectation non exempte de jalousie, cependant, comme nous l'avaient enseigné nos parents, le meilleur moyen de lutter contre l'envie était le mépris. Ainsi, nous ne fîmes pas étalage de nos nouveaux biens, mais nous ne montrâmes pas non plus le moindre intérêt pour les partager. « Ceux-ci sont les présents que vous fait un Romain. Ne l'oubliez pas », ajouta Fabius après avoir terminé de répartir la charge, de la recouvrir entièrement d'une grande toile et de remonter sur sa carriole. "Qui sait. Peut-être qu'un jour d'autres viendront vous offrir davantage de cadeaux". Puis, après nous avoir assuré qu'il avait déjà dit au revoir à ma mère –enfin une marque évidente de respect– et nous avoir montré une dernière fois les creux de sa bouche et la chaleur de son sourire, il fit claquer sa langue, fouetta les mules avec une branche de noisetier et, sans se retourner, disparut en dodelinant, énigmatique, dans l'épaisseur de la forêt. Nous ne le revîmes plus jamais.

D'après El Último Soldurio, de Javier Lorenzo
© Javier Lorenzo, 2005      
© Editorial Planeta S.A., 2006

Glossaire :


Ab Urbe condita : « Depuis la fondation de la cité ». C'est ainsi que les Romains calculaient leur Histoire, qui pour eux a commencé en 753 av. J.-C. C'est Marcus Terentius Varron qui a imposé ce modèle.

Linto : Le prénom du héros présentait plusieurs problèmes, parmi lesquels se trouvait le fait que le mot Corocotta inonde le texte. De surcroît, comme il est expliqué dans le roman, il est très probable que celui-ci soit un surnom et non un prénom réel. C'est pourquoi j'ai choisi un prénom court. Et celui qui me convenait le plus, ne me demandez pas pourquoi, était celui d'un petit village près de Vega de Pas, en Cantabrie.

Argentum : Signifie « argent », mais par extension, c'est aussi de la monnaie. La pièce en argent la plus courante était le sesterce. Quatre sesterces équivalaient à un denier, également en argent, et chaque sesterce équivalait à deux as et demi, l'as, en bronze, ayant la plus petite valeur.

Castro (NdT) : Il s'agit d'un habitat fortifié, édifié sur les hauteurs et constitué de nombreuses maisons de forme circulaire dont les murs étaient en pierre et le toit en paille ; ce genre de village est caractéristique de l'âge du fer dans la partie occidentale de la Péninsule Ibérique (Galice, Asturies et Cantabrie).

Chant du guerrier : Le temps a emporté avec lui tous les vestiges qu'il y aurait pu avoir des chants et des hymnes cantabres, bien que l'on sache parfaitement qu'ils en avaient de nombreux et qu'ils les utilisaient souvent. Il y a de nombreuses années, le Chant de Laro a été divulgué mais il est moderne, et par conséquent, apocryphe sans aucun doute.

Sallia (rivière) : Le Sella, une rivière des Asturies.

Congarna : Une petite localité près de Potes, en Cantabrie, conserve ce nom. Juste au-dessus de celle-ci, se trouve le monastère de San Toribo de Liébana. De là-haut, il était possible de contrôler toute la vallée qui donne sur l'actuel village de Fuente Dé, et qui se trouve juste en face du massif des Pics d'Europe, raisons pour lesquelles j'y ai situé le castro où est né le héros.

Vindio (mont) : Il s'agit, selon toute vraisemblance des Pics d'Europe. Son nom, vindio (blanc), provient de la couleur particulière de la roche.

At Midnight, d’Ada Cambridge

 

Introduction :
présentation de l'auteur, des principaux thèmes de la nouvelle.

L’écrivaine Ada Cambridge (1844-1926), poète et romancière née dans le Norfolk, est une auteure prolifique à l'origine de vingt-cinq œuvres de fiction, de trois volumes de poèmes et de deux autobiographies. Ses œuvres s’inspirent en partie de sa propre expérience : mariée à un pasteur anglais, elle a suivi son époux dans les colonies australiennes. Elle y dépeint les manières et les conventions des Anglais qui y vivaient à la fin du xixe siècle. Dans la nouvelle « Quand minuit sonne », les Wingate, un couple de jeunes mariés australiens en voyage de noce en Angleterre et souhaitant résider dans une demeure ancestrale bien connue du jeune marié, Le Chase, va se trouver confronté à des évènements mystérieux en lien avec le passé du jeune marié; le voyage de noces va prendre une tournure pour le moins inattendue…

Les tonalités littéraires de « Quand minuit sonne » font écho à celles qui étaient en vogue dans la littérature britannique du xixe siècle. En cela, la nouvelle peut être considérée comme l’héritière directe du roman à sensation, ou « sensation novel », genre littéraire qui vit le jour dans les années 1860, au Royaume-Uni, et dont l’intrigue complexe, reposant sur le mystère, le secret, ainsi que sur les mécanismes du genre gothique, mettait en scène une enquête. Le mystère et le secret constituent effectivement le moteur de l’intrigue de la nouvelle : en effet, c’est autour de l’étrange disparition de Mrs Walter Desailly (Lexie), ainsi que des apparitions spectrales qui ont été constatées au manoir de Chase, archétype du château hanté, que s’organise la diégèse. La tonalité du texte ressortit ainsi par moments au genre gothique et fonctionne comme une force qui relance et renforce sans cesse le mystère. Les Wingate se transforment en de véritables enquêteurs, résolus à aller jusqu’au bout de leur investigation : « we’ll stop here till we get through with the affair » (33).

De nombreux indices présents dans le texte permettent d'esquisser la toile de fond, historique et culturelle, de la nouvelle. La question de l’identité et de la construction de l'identité, qui se tisse sur cette toile de fond est inextricablement liée aux évènements historiques et culturels du xixe siècle, par la dualité identitaire qui caractérise les personnages principaux. L’Australie a appartenu à l’Empire britannique dès 1785. Nombre d’Anglais s’exilèrent alors dans ce pays, sorte de terre promise à l’époque. Les années 1850 marquèrent l’apogée de la ruée vers l’or en Australie, période où le pays vit sa population considérablement augmenter. La ruée vers l’argent qui est évoquée dans le texte, « the Silver Boom » (3), eut lieu à la même période. De multiples indices révèlent que les jeunes mariés sont les descendants directs de ces colons britanniques. Cependant, malgré cette référence identitaire essentielle (au sens premier du terme), le texte rend compte d’un clivage, dramatisé par le truchement des adjectifs possessifs, et qui prend la forme de l’émergence d’une identité australienne. Celle-ci semble se construire et se définir, en quelque sorte, par opposition à l’identité britannique. Cette conscience australienne est née de l’autonomie qui a progressivement été accordée aux colonies par le gouvernement britannique, après les années 50. Un mouvement en faveur d’une fédération et d’un gouvernement national pour toute l’Australie vit alors le jour dans les années 1880.

Extraits de traduction de la nouvelle « Quand minuit sonne », extraite du recueil de nouvelles Quand minuit sonne et autres nouvelles, d'Ada Cambridge, traduit par Julie Tarif

Chapitre I

[…]
Juste devant eux, en contrebas, s’élevait un vieux portail, architecture de pierre et de fer, orné de nombreux emblèmes héraldiques. Un pavillon de gardien, couvert d’un manteau de lierre, et doté de cheminées incurvées, se trouvait immédiatement après le portail ; au-delà de ce pavillon, une allée rectiligne de gazon, bordée de bois touffus, qui constituait une charmante perspective de verdure trois fois plus large que ne l’est d’ordinaire l’allée d’un parc, épousait la pente peu abrupte du terrain, sur deux kilomètres environ ; cette échappée de vue était obstruée en contrehaut par la masse imposante d’une vaste demeure grise, un de ces manoirs anglais qui font notre plus grande fierté. En cette fin de journée d’été, cette scène, qui se parait des premiers rayons du soleil couchant, s’offrait au regard, tel un charmant tableau, dans lequel régnait une délicieuse atmosphère. Quelques daims paissaient tranquillement sur la pelouse tachetée d’ombres ; dans les bois environnants, des grives se répondaient les unes aux autres, en babillant ; des perdrix, dérangées par le bruit des sabots des chevaux, regagnaient leurs nids dans les blés.

« C’est ici, fit le jeune marié, les yeux étincelants ; un flot de souvenirs des jours merveilleux de sa jeunesse avait empli sa voix d’émotion. Tu verrais cet endroit quand l’aubépine rose fleurit et que les bois sont remplis de rhododendrons en fleurs ! Regarde-moi cette allée cavalière de gazon ! Les daims aiment venir y brouter, même s’ils se cachent dans les fougères pour se reposer. Quelle magnifique étendue pour lancer son cheval galop ! La chasse est bien meilleure aujourd’hui qu’elle ne l’était à mon époque, mais j’ai tout de même passé maints moments agréables dans ces champs, là-bas, avec Walter Desailly, lorsque, accompagnés d’un vieux limier, nous traversions les champs de navets et de chaume, pour nous approcher de nos proies. Tu vois cette eau qui miroite au travers des arbres ? Il y avait du canard, là-bas ; nous les abattions à la lumière de la lune, avec une carabine de petit calibre, depuis une des chambres, et nous faisions un tel vacarme que les domestiques en étaient tout effrayées. Un jour, lors d’une pêche nocturne, nous avons attrapé un brochet de quarante-deux livres ; ce brochet, Walter s’était évertué à l’attraper à chaque partie de pêche si bien qu'il a trouvé trois de ses hameçons rouillés dans sa hure. Le vieux châtelain l’a fait empailler pour l’exposer comme une curiosité. Je me demande si Walter l’a toujours et s’il lui arrive jamais de repenser au bon vieux temps ? »

Le jeune marié laissa échapper un soupir inaudible. C’était un bel homme plutôt robuste, dans la fleur de l’âge, dont la courte barbe brune laissait deviner quelques marbrures blanchâtres. Une vingtaine d’années s’était écoulée depuis « ce bon vieux temps ».

« Tu devrais lui rendre visite et lui rappeler cette époque, suggéra Mrs Wingate. Je suis sûre qu’il en serait ravi, si, comme tu le dis, vous étiez si proches. Tu pourrais ensuite me faire visiter le manoir. Il nous inviterait probablement à séjourner chez lui ou, à tout le moins, il pourrait nous conseiller pour une maison. »

Il nous faut expliquer que ce couple était riche, comme nombre d’Australiens alors (cette période est à présent désignée par leurs concitoyens comme « la belle époque »). Lui était un pasteur chanceux du Queensland, elle, une héritière de la ruée vers l’argent ; nul n’avait jamais vraiment connu une telle opulence, cependant leur grande bonté naturelle les gardait bien de tomber dans le travers de la vulgarité. Aucun ne caressait les ambitions grossières que partageaient les personnes dans leur situation, même si tous deux désiraient ardemment profiter de leur argent. Ils sortaient tout juste de la saison londonienne1, une saison des plus réussies, même s’ils n’avaient pas été présentés à la cour, et s’ils n’étaient pas apparus dans les chroniques mondaines. Et maintenant, assis derrière leurs propres chevaux, ils visitaient le pays, avant tout en quête de paix et de liberté, mais aussi en vue de découvrir les lieux incontournables ; ils étaient également à la recherche d’une maison à leur goût, dans un environnement agréable, où ils pourraient fonder un foyer et recevoir leurs amis pendant les saisons de la chasse à tir et de la chasse à courre. Le comble du luxe pour Mrs Wingate était de vivre un jour dans un château médiéval, d’être plongée dans un lieu imprégné d’histoire, dans une atmosphère raffinée et aristocratique qui, comme sa tournure d’esprit romantique le lui avait fait imaginer, devait caractériser la vie en vieille Angleterre. Mr Wingate désirait ardemment s’adonner à ses passions qu’étaient la chasse à tir et la pêche ; il brûlait de pouvoir traquer un beau renard bien vigoureux, de retrouver les activités qui avaient fait sa joie lorsqu’il était jeune homme et que sa mémoire avait maintenant idéalisées. Néanmoins, à présent, ce à quoi il aspirait plus que tout, c’était combler sa femme. Tous deux contemplaient ce lieu, le plus attrayant qu’il leur avait jamais été donné de voir jusqu’alors, et ils caressèrent l’idée d’en devenir les futurs propriétaires, tout en sentant combien cela était chimérique. La demeure ancestrale des Desailly (aux mains de cette famille depuis au moins quatre cents ans) avait à peu près autant de chances d'être à louer que l'était le château de Windsor.

« Pourquoi ne lui rends-tu pas visite, lui conseilla vivement la jeune épouse. D’avoir été camarades au collège, c’est amplement suffisant pour légitimer ta visite, non ? 
— Nous nous sommes quittés en mauvais termes, répondit Billy, circonspect.
— Mais qu’est-ce que cela peut bien faire après toutes ces années ? Vous n’êtes quand même pas comme les Corses à cultiver l’esprit de la vendetta. Les gentilshommes anglais, lorsqu’ils se querellent, ne s’en tiennent pas rigueur ; ils ne s’en veulent pas jusqu’à la fin de leurs jours. Je suis persuadée que cela fait bien longtemps qu’il a tourné la page. A moins que… A moins que la pomme de discorde n’ait rendu toute réconciliation impossible, ajouta-t-elle, en lançant un regard à son mari. C’est le cas, n’est-ce pas ? Ah, je suis certaine que oui ! Il y a une femme derrière tout cela, c’est évident. Je comprendrais que tu ne veuilles pas me le dire, Billy. »

Billy enlaça la taille fine de la jeune mariée de son bras gauche.

« Nettie, tu es un petit être si bon, et tu es si chère à mon cœur, que je veux bien te le dire, lui déclara-t-il après s’être tu un instant. Je sais que tu me croiras une fois que j’aurai juré sur mon honneur que je n’y étais pour rien. Et, tout cela s’est passé bien avant que l’on ne se rencontre, mon cœur, presque avant ta naissance, en fait.
— Je sais très bien que je ne suis pas la première, Billy, on peut sans doute compter tes conquêtes par milliers ! 
— Oh, elles n’ont pas été tout à fait aussi nombreuses que ça ! J’ai juste… Enfin, peu importe… Il n’y a que toi qui comptes à présent, mon chou, rien que toi, pour toujours. »

A cet instant, comme ils s’étaient arrêtés sur une portion de route déserte, pour profiter de la vue et laisser les chevaux reprendre leur souffle, il l’embrassa. Alors, dans un éclat de rire, elle lui rendit son baiser, tout à fait réconfortée par l’idée que la femme en question, quand bien même elle serait toujours en vie, aurait au moins quarante ans aujourd’hui, voire plus.

« C’était la fille d’un libraire de Cambridge, lui confia Billy. Il n’y a rien de noble à ça, et pourtant cette dame n’a jamais eu sa pareille. Nous l’appelions « la Princesse » parce qu’elle nous traitait tous avec une dignité impressionnante. Beaucoup s’étaient entichés d’elle, justement à cause de cela, je pense. Mais Walter Desailly m’a supplanté. De toute façon, il avait dit quelque chose qui m’avait fait arrêter d’aller là-bas. Je ne voulais pas avoir l’air de marcher sur ses plates-bandes. Bien sûr, je m’imaginais que ce n’était qu’une histoire sans lendemain, comme toutes celles qu’il avait eues auparavant, et je n’ai pas pensé une seconde qu’il songerait à l’épouser. Les Desailly sont des gens si éminents et si fiers de leurs ancêtres. Pourtant, c’est bien ce qui s’est passé. Je suppose qu’à présent, elle vit là-bas en grande pompe, et que milady ne se souvient même plus qu’elle a travaillé un jour dans la librairie de son père. Mais que dis-je, ce n’est pas du tout son genre, elle n’avait pas une once de snobisme en elle.
— Continue, le pria-t-elle, en interrompant le silence, car son mari était plongé dans ses pensées. Jusqu’ici, je ne vois pas de motif de querelle. J’ose espérer que je ne suis pas collet-monté, d’ailleurs, Billy chéri, même si tu essayais de me rendre jalouse, tu n’y arriverais pas, mais j’espère bien que tu ne t’es pas enfui avec elle après.
— Nettie, si tu avais été présente et si tu avais connu les tenants et les aboutissants de la situation, tu n’aurais réprouvé aucun de mes agissements. Walter ne connaissait pas tous les tenants et les aboutissants et aucun homme, dans ce cas-là, n’accordera de crédit à la parole de son meilleur ami, si les apparences sont contre lui. Par conséquent, je ne lui en veux pas. Moi-même, j’aurais agi de la même manière. Ça n’a été qu’une accumulation de malentendus tout du long. D’abord, je n’ai jamais repensé à Lexie Baird après mon départ de Cambridge. Je suis retourné dans le Queensland, chez moi…
— Et tu t’es fiancé avec cette grosse femme qui est maintenant l’épouse de Mr Ross. 
— Elle n’était pas du tout grosse alors. Mais, je t’en prie, ne nous égarons pas. A moins que tu n’aies pas envie d’entendre toute cette histoire ?
— Ah ça si alors, bien au contraire ! Je n’ai jamais entendu d’histoire plus passionnante. Et c’est extrêmement gentil de ta part, Billy, de bien vouloir tout me raconter. »

Elle glissa sa main dans le creux du bras de son mari et posa son joli visage de jeune fille tout contre la très large manche de la veste de celui-ci. C’était vraiment un petit bout de femme adorable qui était, comme son mari en était tout à fait conscient, incapable de la moindre pensée malveillante à son égard.

« Je suis retourné dans le Queensland, chez moi, je me suis lancé dans les affaires et je suis resté à peu près deux, trois ans, voire plus, sans retourner en Angleterre. Je suis parti à ce moment-là, non pas à cause d’une femme, grosse ou mince, comme tu pourrais l'insinuer, bien qu’il fût loin d’être plaisant de vivre dans un endroit où une veuve fascinante employait des notaires pour vous écrire des lettres. De toute façon, voyons, Nettie, il faut que les jeunes gens jettent leur gourme et que jeunesse se passe, c’est ainsi! Et il ne sert à rien de ressasser mes erreurs de jeunesse maintenant que je me suis assagi. Car oui, maintenant je suis devenu sage. Tu en es témoin. Ne vois-tu pas que toutes ces erreurs m’ont appris à comprendre combien tu comptes à mes yeux ? Je devrais peut-être arrêter mon histoire ici ? J’ai été stupide d’évoquer tout cela. »

C’est avec une si grande sincérité qu’elle insista pour qu’il s’arrête là, s’il le souhaitait, et avec tant de conviction qu’elle sut s’excuser pour avoir osé rire, qu’il reprit immédiatement le fil de son récit.

« Je suis allé chasser dans un endroit proche d’ici, et une fille de la maison m’a dit que le jeune Desailly avait épousé une serveuse peu respectable, ce qui lui avait valu d’être désavoué par sa famille. J’ai été stupéfié en apprenant cette nouvelle, parce qu’il avait toujours été plutôt exigeant. J’ai voulu le trouver pour lui remonter le moral, mais personne ne savait où il était. Miss Balcombe, la fille à qui j’ai parlé (son père était le pasteur de la paroisse), était une fille rongée par l’amertume. Il semble que Walter avait voulu l’épouser à un moment donné, et que les Desailly s’y étaient opposés. C’était un sacré joli bout de fille, toutefois il y avait quelque chose en elle qui me dérangeait ; elle me faisait penser à un chat soyeux et elle avait une manière monstrueuse de parler de Lexie (je ne savais pas alors qu’il s’agissait d’elle). Lexie était tout sauf une serveuse peu respectable ! Pas étonnant que je ne me sois pas douté de ce qui se tramait. D’ailleurs, elle me traitait avec beaucoup d’égards. Ce n’est pas à moi d’en juger, pourtant, si j’avais voulu… mais ça n’a pas été le cas.
— Tu en es bien certain ? répondit Mrs Wingate, avec prudence.
— Tout à fait certain. Elle me donnait la chair de poule, quelquefois, lorsqu’elle souriait. Elle avait un sourire des plus angéliques, si tu vois ce que je veux dire, pourtant elle souriait de manière toute mécanique, comme si elle avait mis, puis ôté, un masque. Elle affichait ce même sourire en toutes circonstances. Elle ressemblait à un ange avec ses cheveux blonds, son teint blanc comme le lis et ce sourire aux lèvres, mais on n’en avait pas moins l’impression qu’à chaque seconde, elle songeait au plaisir qu’elle prendrait à vous étrangler, et ça, cela faisait froid dans le dos. Du moins, c’est ce que j’ai ressenti lorsque j’ai essayé de ne pas lui faire la cour… je… je veux dire lorsque j’ai essayé de résister à ses avances… tu comprends ce que je veux dire. 
— Complètement, Billy chéri. »
« Ah cette fille, c’était une véritable petite diablesse ! Elle avait beau être la fille du pasteur, je voyais clair dans son jeu. A voir son père, véritable pasteur de la vieille école, homme gras au teint rubicond, bon vivant, qui n’avait pas pour habitude de se tuer à la tâche, en d’autres termes, un homme ordinaire, on pouvait légitimement se demander si c’était sa fille. Même chose pour sa mère, une petite oie bonasse qui ne savait que courber l’échine devant son enfant et la révérer. En dépit de cela, c’était une bien bonne âme. On s’entendait à merveille. Elle m’avait invité à leur rendre visite dans ce vieux presbytère que tu vois là-bas, dit-il, en désignant de son fouet le clocher de l’église. Dès ma première partie de chasse, à l’ouverture de la saison, je me suis fait une entorse au poignet en tombant de cheval. Elle m’a soigné comme si j’étais son propre fils. Qu’est-ce qui te fait sourire, Nettie ? »
—« Rien, mon chéri. Je ne pensais pas avoir souri.
— C’est pendant que j’étais là-bas que tout s’est passé. […] »

Chapitre II LE MYSTERE

[…]
Toutefois, lorsque la patronne apporta le café, ils l’incitèrent à rester un peu avec eux pour répondre à quelques questions, grâce auxquelles ils obtinrent des informations supplémentaires concernant la saga des Desailly.

« Oui, monsieur, je me souviens de l’époque où Sir Walter a amené son fils et sa femme à Chase. J’étais alors employée aux cuisines, mais, votre visage ne me dit rien, monsieur. Le père de mon mari y était majordome. Peut-être se souviendrait-il de vous ; le seul problème, c’est qu’il est sénile et qu’il a du mal à se faire comprendre, à cause de sa paralysie. Mrs Walter, comme on l’appelait encore à l’époque, a vite pris la clé des champs : elle s’est enfuie cette année-là. Quant à son mari, il était si attaché à elle, et donc, si abattu, qu’il n’a jamais plus été le même homme par la suite. Il n’a jamais voulu se remarier. Beaucoup de personnes ont tenté de le persuader de divorcer, mais pour lui il en était hors de question.
— Était-il vraiment aussi abattu que vous nous le dites ? » s’enquit Mrs Wingate d’une voix solennelle.
—« D’après ce que j’ai entendu, oui, monsieur. Les domestiques qui ont eu l’occasion de le voir n’arrêtaient pas d’en parler. Il semblait s’en vouloir en partie, et pourtant, je ne vais pas dire qu’il est la perfection incarnée. On ne peut pas s’attendre à autre chose d’une personne de son rang ; il mène une vie oisive et cela pousse à avoir des mœurs dissolues. Parfois, il a amené des jeunes personnes à la Dower House et on dit qu’à Londres, il se passe des choses auxquelles il vaut mieux ne pas faire attention. En tout cas, en ce qui la concerne, il a fait son devoir. En dépit de tout, il l’a l’épousée. Il ne l’a pas poursuivie en justice lorsqu’elle a trahi et déshonoré cette vieille et vénérable famille qui ne lui a fait que trop d’honneur en l’accueillant. Quant à ce pauvre enfant qu’elle a abandonné, monsieur Thomas, eh bien, il l’aime jusqu’à vénérer le sol sur lequel il marche. Il faut espérer que ce cher jeune homme fera un meilleur choix que son père quand il choisira l’élue de son cœur ! C’est le garçon le plus charmant du comté, même s’il a une mauvaise mère.
— Si vous parlez du fils que Miss Alexandra Baird a donné à son mari, Sir Walter, il a pour mère une des meilleures femmes qui soient. J’ai eu le privilège de bien la connaître, rétorqua Wingate lentement et avec emphase.
— Certainement, monsieur ! Mais les meilleures femmes qui soient n’agissent pas comme ça, en règle générale, monsieur, vous ne pensez pas ? »

La patronne, une femme aux formes généreuses, qui portait un regard des plus indulgents sur les incartades de la gent masculine, leur adressa un sourire austère.

« Je ne suis toujours pas convaincu de sa culpabilité, répliqua Billy qui étreignit la main de sa petite femme, en signe de reconnaissance, car cette dernière l’avait glissée dans la sienne tandis qu’il parlait.
— Quant à ça, monsieur, des témoins les ont vus s’en aller ensemble. Une dame logeant au manoir se trouvait, par hasard, à la fenêtre de sa chambre ; elle l’avait ouverte pour admirer la beauté du jardin, sous les reflets éclatants de la lune. Elle a entendu des voix provenant de la terrasse sur laquelle donne sa chambre ; elles venaient d’à côté de la porte qui se trouve au pied d’un escalier privé. Elle a regardé dans cette direction et a vu Mrs Walter avec le jeune homme, aussi distinctement que je vous vois là ; c’était bien eux, sans le moindre doute. Elle portait la pèlerine blanche avec laquelle on l’avait vue quitter la grande salle, et comme il y avait des courants d’air dans les escaliers et les couloirs, celle-ci a glissé de ses épaules et a permis à la dame de voir son collier de diamants étincelants. Le jeune homme, lui, a craqué une allumette pour refermer la porte derrière eux ; ceci a permis à la dame de voir distinctement leur visage. La preuve la plus accablante, monsieur, c’est qu’on ne les a jamais revus depuis.
— Et cette dame n’a prévenu personne ?
— Elle n’a rien dit parce qu’elle espérait qu’ils reviendraient avant qu’on ne découvre la vérité et qu’un scandale n’éclate ; en plus, Mrs Walter avait l’habitude d’aller voir sa famille lorsqu’elle était en colère contre son mari, et ce jour-là, ils s’étaient justement disputés. Sir Walter la soupçonnait de le tromper avec ce jeune homme et il l’avait ouvertement accusée. Au tout début, ils pensaient tous qu’elle était partie à Cambridge. La dame, qui savait que ce n’était pas le cas, n’a rien dit, par gentillesse, et pour lui laisser une chance. De plus, elle ne supportait pas l’idée d’être celle qui allait tout dévoiler. Mais, elle n’a plus eu le choix : à la fin, ils ont découvert, grâce à des lettres que la mère de Mrs Walter lui adressait, qu’elle n’était jamais rentrée chez elle. »

[…]
—« Voici le père de mon mari, qui devait être majordome à Chase à l’époque où vous y étiez, monsieur. Mais, je suppose que vous ne l’auriez pas reconnu tout seul. Il approche de ses quatre-vingt-quatre ans. Il a été le fidèle serviteur de la famille durant de nombreuses années : il est entré à leur service dès l’âge de dix ans, quand il nettoyait l’argenterie. Papy ! cria-t-elle, et de se mettre à beugler à pleins poumons : ce monsieur fré-quen-tait-le-ma-noir-lorsque-tu-y-tra-vai-llais-Mr-Win-gate-un-ami-du-châ-te-lain-il-a-été-au-co-llège-avec-lui-il-co-nnai-ssait-la-da-me-qui-s’est-en-fuie…
— Chuuut ! s’écria Wingate, d’un ton rageur, ce qui la fit s’arrêter.
— Il faut lui parler en hurlant pour qu’il nous comprenne, mais cela devient peine perdue, car il entend de plus en plus mal ; et puis, il n’a presque plus de mémoire. Il ne vous reconnaîtra pas. Ah, mais pourtant, on dirait que si ! Regardez-le ! »

Le pépé se comportait, à l’évidence, d’une manière peu ordinaire. Il pointa l’énorme torse de Wingate de son doigt crochu, lui lança un regard furieux de ses yeux chassieux, remua la tête, baragouina des choses étranges et, visiblement en proie à une grande agitation, tira les bras sur lesquels il prenait appui.

« Eh bien, mon cher monsieur, enchanté de faire votre connaissance, lui lança Wingate d’un ton jovial en attrapant sa main tremblante et en la secouant vigoureusement. C’est très flatteur de penser que je n’ai pas beaucoup changé. Hein ? Quoi ? Eh bien, Mrs Venn, si j’étais vous, je le mettrais au lit le plus rapidement possible. J’ai l’impression qu’il va avoir une crise. »

La famille Venn emmena le patriarche en lui adressant des mots réconfortants et s’excusa auprès des convives, en leur expliquant que le vieil homme était assez gâteux et que, par conséquent, il n’était pas maître de ses actes. Puis, les jeunes époux s’échappèrent dans cette soirée paisible, non sans un certain soulagement et un certain plaisir.

CHAPITRE III LA FAUSSE PISTE

Tandis qu’ils discutaient de Lexie Desailly et de son destin, une question qui les intéressait maintenant l’un comme l’autre, Mr et Mrs Wingate se dirigèrent, presque sans en avoir conscience, vers le portail depuis lequel ils avaient observé, quelques heures auparavant, ce qu’ils supposaient être sa demeure. Si le manoir disparaissait, à présent, dans les ombres lointaines, une bonne partie de l’allée de gazon était, elle, totalement illuminée par la lumière de la lune, et ressemblait à un véritable tapis de verdure, parfait pour accueillir une farandole d’elfes. Nettie avait empoigné deux gros barreaux du portail dans ses petites mains, et, le regard mélancolique, essayait de voir au loin. Billy, qui se trouvait derrière elle, fouillait la nuit du regard avec non moins d’ardeur. Ils étaient tous les deux captivés par ce lieu ensorcelant. Le jeune gardien les entendit parler et partit en reconnaissance. Wingate l’aborda et lui demanda la permission de pénétrer dans l’enceinte du domaine. Ce dernier accéda immédiatement à la requête d’un vieil ami du châtelain, en l’invitant à prendre son temps et à sortir quand bon lui semblerait. Cet homme avait encore une à deux heures de travail devant lui et accéda à leur demande.

« Nous aurons donc amplement le temps de jeter un coup d’œil au manoir, s’exclama Nettie, folle de joie. »

Elle « mourait d’envie », c’était ses termes, d’assouvir ce désir.

« Probablement, si on ne lambine pas, car cette avenue est à peu près trois fois plus longue qu’elle n’en a l’air. »

Alors, ils commencèrent à remonter l’allée de gazon d’un pas vif, en marchant au milieu afin de se tenir aussi éloignés que possible de l’obscurité des bois ténébreux qui frangeaient celle-ci. Nettie cramponnait la main de son robuste mari et, après un petit moment, elle se mit à ne parler qu’à demi-voix, jetant des regards furtifs çà et là, et sursautant de temps à autre. Cette atmosphère mystérieuse la captivait ; certes, cette atmosphère était des plus agréables et exquisément anglaise mais, malgré tout, elle était un peu troublante. Les buissons, de chaque côté de l’allée, bruissaient à leur passage, des brindilles craquaient, des chouettes passaient près d’eux, tels des fantômes, sans qu’ils entendent battre leurs ailes, des silhouettes de cerfs couchés se redressaient pour apparaître indistinctement pendant un court instant, puis disparaître aussitôt. Ces cerfs étaient, dans l’esprit de cette jeune femme australienne, ce qu’il y avait de plus romantique en ce lieu ; néanmoins, expliqua-t-elle, à voir apparaître inopinément, dans le crépuscule, et sous forme d’une silhouette imposante, un cerf mâle et sa ramure, vous en aviez le sang qui se glaçait dans vos veines.

Le tableau de cette vieille demeure, s’offrant à leur vue depuis l’enceinte du jardin d’agrément qui entourait le manoir, rendait la scène plus irréelle et cette visite nocturne plus impressionnante encore. En effet, c’était l’archétype même du château hanté. Nettie expliqua qu’elle en avait vu les traits essentiels dans un article qui portait ce titre, en feuilletant un vieux numéro de la revue The Illustrated London News.2 Un manteau de lierre recouvrait les murs assiégés et pendait en gerbes irrégulières depuis des sculptures ornementales; des tours et des cheminées, dévorant le ciel pellucide de leur imposante masse sombre, s’élevaient majestueusement au-dessus de la demeure cossue. La mousse et les mauvaises herbes avaient proliféré entre les dalles du carrelage de la terrasse; la végétation, qui poussait dru dans les parterres jadis bien entretenus, envahissait la balustrade de pierre et recouvrait les courtes volées de petites marches qui menaient d’un palier à l’autre; le portillon était désaxé car l’un de ses gonds était cassé ; les allées de graviers n’étaient presque plus dessinées; des brindilles, ainsi que des branches d’arbres, gisaient dans la pelouse luxuriante, là où le vent les avait déposées. C’est sur ce spectacle de désolation que les larges fenêtres, aux arcades en pierre, et aux yeux béants et cadavériques, posaient leur regard vitreux.

« Que cet endroit a changé ! Mais que cet endroit a changé! murmura Wingate, d’une voix à la fois respectueuse et intimidée. Je n’arrive pas à comprendre. Il aurait pu tout faire, pour son fils, sinon pour lui-même ou bien par décence au moins, pour que cet endroit d’une grande beauté ne tombe pas en ruines. Il ne mérite pas d’en être le propriétaire. Eh bien, ma chérie, je ne pense pas que nous allons essayer de nous installer ici. »
—« Oh, non ! » soupira Nettie, toute tremblante sous l’étreinte de ce bras qui l’avait enlacée.

Néanmoins, il scruta l’endroit d’un œil expert pour tenter de mesurer l’étendue des dégâts et d’évaluer le coût d’une remise en état. Ce faisant, il se détacha complètement de l’atmosphère qui régnait en ces lieux; cependant, Nettie, qui poussa un cri soudain et qui s’accrocha à son bras, le fit tressaillir. L’instant suivant, elle s’était réfugiée derrière ce rempart que représentait le bras Billy, comme si elle avait été derrière une porte cadenassée.

« Oh! s’exclama-t-il ; que se passe-t-il ?
— Regarde ! dit-elle, toute haletante. Oh, regarde ! »

Il se dépêcha de regarder çà et là, ne sachant pas précisément de ce dont il était question.

— « Hé ? Où ça ? Je ne vois rien. 
— Elle a disparu, répondit-elle de nouveau dans un murmure, la gorge sèche. Pourtant, je l’ai vue distinctement, derrière cette grande fenêtre, celle qui se trouve sur mur, là-haut. 
— Qu’as-tu vu, mon enfant ? Oh, tout ceci devient trop éprouvant pour toi !
— Billy, tu peux ne pas me croire, si tu le souhaites, mais j’ai bien vu une lumière, comme la lueur d’une bougie, derrière cette fenêtre, à l’extrémité de l’aile. Regarde ; peut-être va-t-elle réapparaître. »

Ils regardèrent fixement la fenêtre pendant plusieurs minutes, mais ne virent aucune lumière, à l’exception de celle, claire et éclatante, de la lune. Dans le silence qui régnait, ils entendaient bruire les buissons qui étaient près d’eux ; néanmoins, le bruit qui leur était le plus perceptible, était le battement effréné de leur cœur.

« Voici l’aile dans laquelle vivait Lexie, dit-il à demi-voix. Cette grande fenêtre, c’était autrefois celle de sa chambre à coucher : une vaste pièce, dont les trois-quarts étaient un salon ; une des plus belles (pièces?) du manoir. Si tu as vraiment vu une bougie dans cette pièce, alors il y a obligatoirement quelqu’un dedans. On m’a pourtant bien dit que l’endroit était inaccessible. »

Tandis que Wingate parlait, ils remarquèrent en même temps une silhouette qui passait furtivement dans un des coins de la terrasse illuminé par la lumière de la lune, juste en dessous de la fenêtre. Cette silhouette était si sombre, et elle apparut puis disparut si promptement, qu’il leur fut difficile de déterminer s’il s’agissait bien d’une silhouette humaine et qu’ils furent dans l’incapacité de distinguer son sexe. Nettie parvint à étouffer le hurlement que son mari était sur le point de laisser échapper.

« Je trouve tout ceci très louche, s’exclama-t-il avec feu, tout en essayant d’apaiser les craintes de sa femme. A l’évidence, il se trame ici quelque chose dont les autorités ignorent tout. Des braconniers, des cambrioleurs, quelqu’un qui utilise cette maison à des fins illicites.
— Oh, Billy, partons d’ici, partons ! Ces gens pourraient nous voir, tu n’es pas armé et nous sommes trop éloignés pour qu’on puisse nous porter secours !
— Tu dis des bêtises, mon chou ! Ne sois pas si bête. Très bien, ma chérie, nous partons tout de suite, mais d’abord, laisse-moi juste le temps d’aller voir rapidement où cet individu est allé. Ce serait lâche de les laisser commettre je ne sais quel méfait sans bouger le petit doigt pour les en empêcher. Tu restes ici, à l’abri, je reviens dans deux minutes. »

Toutefois, Nettie, mobilisant grandement ce courage qui lui était inné, déclara que s’il devait accomplir une telle mission, elle aussi en ferait de même. Quoi qu’il pût se passer, rien ne la séparerait jamais de son mari. Ils mourraient ensemble, s’il le fallait.

Wingate aurait préféré partir en reconnaissance tout seul, il n’en aurait eu que plus vite terminé, et aurait pu rapidement régler les difficultés, quelles qu’elles aient été ; la présence de sa femme l’obligeait à faire preuve de vigilance, ce qui l’ennuyait fort. Néanmoins, ses désirs étaient pour lui des ordres ; ainsi l’aida-t-il à passer par-dessus le portail rouillé sur lequel ils s’étaient appuyés, puis à placer ses petits pieds sur un chemin, qui, avec ses deux volées de larges et hautes marches, menait à la terrasse située en dessous de l’aile dans laquelle Lexie avait autrefois eu ses quartiers, et à la fameuse fenêtre à laquelle Nettie avait vu de la lumière. Ils avançaient maintenant sans bruit ; il maintenait sa femme derrière lui d’une main ferme, gardait un œil sur la fenêtre et un autre sur les buissons, de part et d’autre, jusqu’à ce qu’ils aient atteint le coin éclairé par la lumière de la lune où la silhouette avait été vue. A ce moment-là, Billy s’arrêta et se précipita sur quelque chose ; cette chose enroulée sur elle-même, tels les serpents de sa terre natale, se trouvait dans l’ombre de la balustrade, sur le dallage envahi par les mauvaises herbes. Il l’ôta de la pénombre pour la mettre à la lumière, et diantre, découvrit une corde neuve et robuste de plusieurs brasses, lestée à son extrémité, à laquelle une ficelle longue et fine était attachée ; elle ressemblait au cordage utilisé pour attacher solidement les bateaux lors du remorquage ou de l’amarrage, mais elle était de poids et de qualité inférieurs.

« Des cambrioleurs, bien sûr, observa-t-il, enchanté de sa découverte. Certains ont dû pénétrer dans le manoir, les autres sont restés à l’extérieur ; chaque fenêtre du rez-de-chaussée est protégée par des barreaux, comme dans une prison, alors je suppose qu’ils se hissent à cette fenêtre qui est en hauteur grâce à cette corde. Mais comment diable le premier a-t-il réussi à entrer ? La balustrade est si éloignée du mur que le lierre ne saurait être d’une très grande aide. Ils ont forcément accroché la corde à quelque chose, toutefois je ne vois pas à quoi. En plus, les fenêtres sont fermées. Deux d’entre elles, dans leur partie inférieure, s’ouvrent comme des portes. Lexie adorait qu’elles soient ouvertes ; elle aimait tant le grand air ! Au fait, il y a la porte du petit escalier par lequel elle se serait enfuie ; est-elle fermée ? Je me le demande. ».

Elle était fermée à double tour. Et, lorsqu’il contourna la moitié du manoir au pas de course, et fit demi-tour aussi vite, avant que Nettie n’eût le temps de se sentir abandonnée, il s’aperçut que toutes les portes, ainsi que toutes les fenêtres, affichaient ce même regard impénétrable. Il n’y avait aucune trace de vie et aucun autre indice de la présence des supposés maraudeurs. En dépit de cela, en de telles circonstances, il valait mieux, par simple prudence, battre en retraite.

« Si j’étais seul, dit Billy, j’éluciderais ce mystère, mais je ne peux pas t’abandonner à la merci d’un cambrioleur aux abois. La meilleure chose à faire, c’est de te mettre en sécurité à l’auberge, et de revenir avec les hommes que j’aurai réussi à rassembler, pour ensuite entièrement fouiller cet endroit. Nous allons au moins pouvoir emmener la corde de ces vauriens, en espérant qu’ils n’en aient pas d’autre. »

Il enroula rapidement la corde sur elle-même et la jeta sur son épaule. Il passa l’autre bras autour de sa femme et la fit avancer, sous son impulsion, en direction de l’auberge. Et ils filèrent sur le dallage fissuré envahi par les mauvaises herbes, dévalèrent les marches recouvertes de mousse, traversèrent à toutes jambes cette véritable jungle, comme s’ils avaient eux-mêmes surpris des cambrioleurs ; mais nul ne savoura, même l’espace d’un instant, le caractère romanesque de la situation. Bien que le clair de lune fût éclatant, le chemin qu’ils empruntèrent pour aller en direction du portail rouillé, et qui leur fit traverser de froids buissons humides et luxuriants, revêtait un aspect bien plus effroyable qu’à l’allée ; et lorsqu’à un endroit où les branches formaient une voûte, au dessus de leur tête, ils entendirent un bruissement et un mouvement, comme s’ils étaient traqués par quelque animal, Nettie se sentit défaillir et elle cria à pleins poumons. Sur ces entrefaites, Billy lâcha la corde qu’il portait pour serrer sa femme dans ses bras, puis après s’être bien campé sur ses jambes, lança des regards noirs de tous côtés.

« Qui va là ? cria-t-il brusquement. » Pas de réponse. Pas un bruit.

« Qui est là ? répéta-t-il, en haussant davantage le ton. »

Les oreilles leur tintaient et ils étaient tout ouïe ; le silence régnait.

« Peut-être est-ce un lapin, un oiseau ou bien un des cerfs qui est sorti des bois, murmura-t-il d’un ton apaisant. Eh bien, mon enfant, que t’arrive-t-il ? »

Cependant, sa propre voix manquait quelque peu d’assurance. N’attendant que de faire face au danger, quel qu’il ait été, et de le combattre dès qu’il se serait matérialisé devant ses yeux, il était troublé par cette affaire fantomatique.

1Cet évènement, comme l’explique Jean-Pierre Navailles dans son livre Londres victorien, un monde cloisonné, était « un grand rendez-vous d’affaires et de plaisir. La saison, marquée par des évènements culturels (expositions de peintures à l’Académie royale, et premières à l’opéra de Covent Garden) et des festivités (anniversaire de la reine Victoria, le 24 mai, matchs de cricket, course d’Epsom, d’Ascot, régates sur la Tamise…) doit avant tout ses très riches heures aux réceptions mondaines. De mai à août, ce n’est qu’une succession de fêtes, raouts, bals et dîners d’apparat pour les happy few […] » Dans une société où l’apparence est reine, les journaux mondains, « society papers » (3), ont trouvé là matière à publier pour satisfaire leur lectorat. » Jean-Pierre Navailles, Londres Victorien, un monde cloisonné, Éditions Champ Vallon, 1996.

2 The Illustrated London News est une revue de grand format sur papier glacé créée en 1842. Elle est comparable à la revue française L'illustration

Kiss Me Deadly (Robert Aldrich, 1955) : Le consensus atomise

Ère de l’Opulence pour les États-Unis qui voient le spectre d’une nouvelle dépression s’éloigner, les années cinquante débutent dans l’optimisme que stimule une croissance économique soutenue[1]. La condamnation de Joseph Mc Carthy[2] par le Sénat en 1954 ne suffit pourtant pas à dissiper un climat de paranoïa collective exacerbé par des années de « chasse aux sorcières ». Le maccarthysme, qui a nourri une impression de danger omniprésent, à l’extérieur comme à l’intérieur des frontières, s’accompagne d’un repli national en faveur des valeurs conservatrices. Puritanisme des mœurs, modèle familial des classes moyennes suburbaines, où la mère demeure au foyer, éthique du travail dans la grande tradition protestante prennent force et vigueur dès la fin des hostilités. L’élection à la présidence du Général Dwight D. Eisenhower en 1953 confirme cette aspiration à la sécurité, à la stabilité, que l’ascension sociale, devenue réalité pour la classe moyenne, rend accessible.[3]

La production cinématographique de la décennie célèbre la confiance retrouvée en un modèle économique capable d’assurer la réussite individuelle et collective, exaltant le bien-être des individus qui profitent d’un confort matériel nouveau, devenu indispensable. Œuvres de fiction qui entretiennent la croyance au rêve américain, les films hollywoodiens basculent généralement dans la médiocrité d’un cinéma de pur loisir, de superproductions principalement destinées à assurer des revenus financiers aux studios[4]. Profondément affectée par le maccarthysme, la production de l’industrie cinématographique atteste du recul de la liberté d’expression lorsqu’elle favorise la réalisation de films destinés à promouvoir les valeurs nationales au bénéfice d’un public de masse, balayant d’un trait de plume toute critique possible. Quelques films de la décennie trahissent pourtant des tensions que la censure s’épuise à contenir, des frustrations qu’un conformisme des apparences vise à dissimuler.

À peine remarqué à sa sortie en salle aux États-Unis, Kiss Me Deadly (Robert Aldrich, 1955) suscite une réaction immédiate parmi les critiques des Cahiers du cinéma qui reconnaissent le talent d’un auteur dans « la lutte implacable du blanc sur le noir : masses d’ombre qui s’entrecroisent ou se heurtent, zébrées d’éclairs blancs. Désintégration du montage, explosion de l’image : voilà le premier cinéaste de l’ère atomique »[5]. Flatté de l’intention que lui prêtent les Français, Robert Aldrich dément cependant avoir osé entreprendre une fiction sur la « boîte atomique »[6]. Dans toutes les interviews accordées ultérieurement, il décrit le film comme une adaptation libre du récit de Mickey Spillane sur fond de maccarthysme : le réalisateur et son scénariste A.I. Bezzerides ont sciemment multiplié les « allusions symboliques au maccarthysme »[7] alors que le procès du sénateur incriminé se poursuivait encore au moment du tournage. Pour David Cochran, le style du film exprime une vision idiosyncrasique propre au réalisateur et procède d’une culture « underground » en contrepoint de la culture du consensus promue en cette période de Guerre Froide[8].

Kiss Me Deadly appartient à la dernière vague de films noirs[9], dont Paul Schrader souligne le cynisme cinglant qui rompt d’avec les films classiques hollywoodiens. Le quatrième long-métrage[10] de Robert Aldrich manifeste déjà un certain recul par rapport au film noir,  produit en « série » au cours des années quarante[11]. Lorsqu’il met en scène le privé sous les traits de Mike Hammer, le réalisateur s’éloigne des conventions génériques que les studios ont volontiers conditionnées en employant les écrivains de romans noirs à l’adaptation ou à la conception de scénarios originaux. Dix années de films noirs ont épuisé le style et les stéréotypes : Mike Hammer incarne une vision abâtardie du privé tandis que les femmes fatales qui l’entourent renouent avec l’éternel du mythe, sacrifiant leur beauté par pure avarice. Traitée avec un raffinement sadique, la violence se déchaîne dans la confusion, sans distinction possible entre violence punitive et violence gratuite.

Traduction visuelle de l’exacerbation des sentiments, procédé typique du maccarthysme, le film reprend les figures du film noir qu’il infléchit vers le fantastique, exprimant par l’hybridité générique une réaction d’angoisse au péril nucléaire. Pour Marc Ferro, « un procédé apparemment utilisé pour exprimer la durée, ou telle autre figure (de style) transcrivant un déplacement dans l’espace, etc., peuvent, à l’insu du cinéaste, révéler des zones idéologiques et sociales dont il n’avait pas nécessairement conscience ».[12] En travaillant sur le mode du fantasme, Kiss Me Deadly exorcise une terreur intime face au péril du nucléaire. L’allusion explicite au maccarthysme dissimule une angoisse dont seul le cinéma de science fiction s’est fait l’écho : celle que suscite la puissance destructrice de l’arme atomique.

***

Fragmentation de la représentation

Kiss Me Deadly avance sur le mode de la transgression, prolongeant la fonction subversive du film noir dont l’impact s’est progressivement rétréci au cours de la décennie cinquante, alors que les Américains souhaitent se libérer du questionnement social porté par la fiction criminelle pour profiter sans ambages du progrès matériel[13]. Délaissant les affaires de mœurs qui lui sont habituellement confiées, le privé se laisse entraîner dans les méandres d’un monde dangereux par une formule sibylline – « Remember me ». Hanté par les derniers mots que lui adresse une inconnue dont il a croisé le chemin, Mike Hammer se trouve pris au piège d’une affaire qu’il a peu de chances de démêler. Dès les premières minutes, des techniques d’avant-garde traduisent une noirceur presque irrationnelle, qui éloigne Kiss Me Deadly du film noir « classique ». Martelée par les pieds nus qui frappent la route, rythmée par un souffle haletant, la bande son du film traduit par la métaphore sonore une brutalité bestiale, symbolisée à l’écran par la course paniquée d’une jeune femme nue sous son imperméable, débarrassée des atours de sa féminité et de son humanité. L’obscurité absorbe sa silhouette tandis que la caméra découpe son corps : des gros plans saisissent le mouvement affolé de ses jambes soumises à une pulsion de fuite animale. Eclairé par la seule lumière des phares croisés, son visage exprime la terreur face à une menace diffuse. Les mêmes plans se répètent qui emprisonnent Christina : une coupe franche arrête sa course, au moment même où une voiture la dépasse, pour la faire repartir du fond de l’écran. En utilisant la répétition comme motif du désespoir, le prologue révèle un montage construit à partir de fragments : la chaîne narrative est brisée, enfermant la jeune femme dans le temps du suspense, défini par Jean Douchet comme « la dilatation d’un présent pris entre les deux possibilités contraires d’un futur imminent »[14].

Lorsque Mike Hammer est contraint de freiner brusquement face à la jeune femme, immobilisée en position christique dans le faisceau de ses phares, le crissement des pneus évoque par prolepse les cris de la torture qu’elle subira. La radio annonce avec indifférence la suite du programme – un blues de Nat King Cole, dont la voix sirupeuse entonne un air solitaire et amer « I’d rather have the blues than what I’ve got »[15]. Les sanglots de Christina se superposent à la voix de Nat King Cole pour former un duo d’autant plus angoissant que la caméra nous donne l’illusion d’une vision subjective, embarquée entre les deux personnages dans un travelling avant que simule la voiture lancée sur la route. La tension créée entre le rythme lent du blues et l’essoufflement de Christina se prolonge à l’image par une rupture entre la caméra fixe et le mouvement en avant de la voiture, perceptible par les lignes qui défilent au sol. Le danger surgit d’une absence de profondeur de champ, d’un espace hors champ menaçant, bientôt matérialisé par la vision d’un barrage policier. Le silence s’installe brutalement lorsque le conducteur éteint la radio, face aux officiers dont les questions sont perçues comme un avertissement contre la dangerosité féminine car Christina fait l’objet d’un mandat d’arrêt officiel.

L’ouverture du film sème un trouble que le générique continue de propager : les noms des acteurs et de l’équipe technique défilent de haut en bas alors que les mots sont écrits dans un sens inverse à celui de la lecture (de bas en haut). Le titre est déformé par le procédé et l’inversion des mots anticipe la difficulté langagière de Deadly Kiss Me. Robert Aldrich joue de la perte de repères qu’il s’amuse à créer à travers un montage sonore et visuel quasi expérimental, faisant écho à l’atomisation des relations sociales que met en évidence l’aventure du privé. À l’instar du chanteur de jazz qui s’exprime en soliste dans l’orchestre, le protagoniste de Kiss Me Deadly est contraint à la solitude face au pouvoir écrasant de la machine policière et de l’organisation criminelle[16]. Mike Hammer incarne un détective privé aux manières brutales, qui ne s’embarrasse guère des précautions élégantes dont Philip Marlowe s’entoure[17]. Robert Aldrich se plaît à évoquer « l’esprit anti-démocratique »[18], « fasciste » ajoute François Truffaut, qui domine l’univers criminel des romans dont le succès populaire assure à leur auteur, Mickey Spillane, la reconnaissance cinématographique. Le premier film à mettre en scène Mike Hammer est adapté de I, the Jury (1947) et réalisé par Harry Essex en 1953. À la différence de son prédécesseur qui érige Mike Hammer en antihéros, Robert Aldrich s’attache à traduire les excès de violence d’un homme suspicieux à l’égard de l’autre dans une société où la méfiance côtoie la défiance[19]. S’il manifeste une distance critique envers le discours idéologique porté par le roman dont il s’inspire, refusant d’accorder à Mike Hammer la fonction de narrateur et le pouvoir de manipulation garanti par l’utilisation d’une voix off qui dominerait le récit des images, le réalisateur exploite habilement la réputation sulfureuse du privé qu’il met en scène : action, violence et suspense vont permettre d’assurer la promotion du film auprès d’un public déjà conquis[20].

François Truffaut souligne néanmoins que le travail de la caméra vise à « remplacer par des effets poétiques les grossièretés policières du roman »[21], filmant les décors à l’oblique de manière à créer un climat d’insécurité qui imprime des traits grotesques sur le visage de personnages vicieux. Alors que les dialogues ne reproduisent qu’un semblant de lien entre les individus, symbolisé par le répondeur téléphonique installé dans l’appartement aussi moderne qu’impersonnel de Mike Hammer, la caméra se concentre sur des détails physiques qui marquent la vulnérabilité d’individus isolés. Les jambes nues de Christina, suspendues dans le vide pendant qu’on la torture à mort, signifient l’échec de sa fuite. Ses hurlements transpercent encore la bande son quand son corps est déjà mort, ses jambes inertes. La caméra balaie le sol avec hésitation dans un cadrage serré, en plongée sur les chaussures des tortionnaires ou sur le corps du privé tombé à terre, pour décrire un monde déshumanisé. L’absence de visage accentue la violence des agresseurs, dont les voix disent l’arrogance – « If you revive her, do you know what that will be? Resurrection ».

Quête ontologique pour le privé du film noir, l’enquête de Mike Hammer se réduit à un « whatzit » dans la bouche de Velda, une recherche d’indices pour résoudre une affaire dont il ignore l’objet, décidé à percer le secret de ces cris qui déchirent la torpeur dans laquelle l’ont plongé des coups assénés avec force. Le pronom « they » désigne de manière énigmatique l’antagonisme d’une puissance étrangère dans le discours des individus. Échappée d'un asile psychiatrique, Christina ne dilue pas le mystère en déclarant : « They forced me to go there, took away my clothes to make me stay ». La récurrence du pronom décuple la force du pouvoir qu’il désigne, symbolisé par des jambes d’hommes costumés dont on n’aperçoit jamais le visage. La seule vision de leur pas décidé déclenche les cris d’effroi de Christina, prise au piège d’un accident qui a arrêté sa fuite.

Construit sur la notion du fragment, Kiss Me Deadly renouvelle singulièrement les formes du film noir, opposant à l’enquête dont le privé fait œuvre de mission, les désirs égoïstes d’individus qui impriment leur pouvoir sur le cours du récit. Certes subversif par rapport au contexte répressif contre lequel il s’exprime, le film n’est pas pour autant un acte militant, « vecteur de l’engagement d’un artiste » selon Jérôme Bimbenet[22]. Robert Aldrich plonge dans l’univers codifié du film noir pour faire ressortir les travers de la décennie, accusant le maccarthysme de laisser son empreinte sur une société où chacun se réfugie dans le conformisme des valeurs pour mieux se protéger de la suspicion du visible. Le film s’appuie sur un mode de représentation fragmenté, réduisant les individus à des morceaux de leur corps (jambes, mains, lèvres), à une fonction sociale ou générique (policier, garagiste, privé, gangster, femme fatale), signifiée par des indices (uniforme, voiture, jazz, complet sombre, nudité) qui les privent de leur individualité. Pour Marc Ferro, le langage cinématographique peut, à l’insu même du cinéaste, révéler des zones idéologiques et sociales dont celui-ci n’a pas ouvertement conscience.[23] Kiss Me Deadly procède d’une vision noire, que le réalisateur a infléchie vers le fantastique, pour décrire une société ébranlée par le climat de suspicion que le maccarthysme a promu, éclatée face au danger de l’explosion nucléaire qui nourrit autant de fantasmes apocalyptiques.

Images fragmentées, société désintégrée

Le fragment représente la figure qui domine les formes esthétiques du film : non seulement les cadrages morcellent corps et décors, mais les séquences se suivent comme autant de saynètes dont le montage, qui abuse de coupes franches, ne suffit pas à construire la logique narrative. Ce procédé introduit l’arbitraire de la violence aux niveaux visuels et narratifs dans le film, accentue la sensation d’un danger omniprésent, prenant pour cibles des individus que l’isolement rend vulnérables. Symbole d’une action menée en marge de la loi, Mike Hammer synthétise l’état paranoïaque qui suit tous les personnages du film, forcés d’assurer seuls la protection de leur vie. Alors que d’autres films noirs décrivent avec complaisance l’entreprise criminelle pour laquelle s’associent des gangsters afin d’atteindre un but commun (Asphalt Jungle, John Huston, 1950), Kiss Me Deadly suggère au contraire un lien social brisé entre des individus qui privilégient l’égoïsme de leurs intérêts personnels.

Les paroles de la chanson interprétée par Nat King Cole ont valeur de métaphore car elles caractérisent Mike Hammer sous les traits d’un homme tourné vers lui-même, portrait âprement complété par Christina, attentive à l’aspect extérieur du privé qui, semble-t-il, a le souci narcissique de son apparence :

You have one only real lasting love […] You. You are one of those self-indulgent males who thinks about nothing but his clothes, his car, himself. Bet you do push-ups every morning just to keep your belly hard [24].

Contrairement à ce que pourrait laisser penser l’ironie de ces propos, l’attitude de Mike Hammer ne fait pas figure d’exception. L’égoïsme individuel guide les actions des personnages du film, tous devenus des marginaux dans une société où chacun vaque à ses affaires. Le moteur du film n’est pas l’enquête, mais la pulsion avide qui conduit tous les personnages vers le même objet – une mystérieuse boîte de Pandore, symbole de la cupidité des individus cherchant à s’en accaparer. Mike Hammer se saisit d’une enquête qui, imagine-t-il, va le conduire à découvrir des informations dont il pourra tirer profit. « What’s in it for me ? » objecte-t-il au policier qui lui demande de confier les éléments en sa possession, préférant garder un silence qui accroît la suspicion à son égard.

La violence graphique accompagne un discours inquisiteur pendant l’interrogatoire de Mike Hammer, mené par trois officiers de police dont les prises de parole enserrent le privé dans un silence nécessairement coupable. S’ils posent des questions dont ils connaissent déjà les réponses, leurs remarques cyniques relèvent du procès d’intention, prenant pour victime l’homme assis en bout de table. Ils accablent le comportement vulgaire du privé qui, spécialisé dans les cas de divorce, emploie sa petite amie pour jouer le rôle d’une secrétaire dont la beauté et les mœurs légères servent d’appâts à des maris prêts à tomber dans l’adultère. Aucun lien d’amitié ou d’amour ne se tisse entre les personnages, tous contraints par des soucis matériels, ne laissant aucune place à la représentation sécurisante du foyer ou de la famille. L’impossible communication est marquée par une rupture langagière, symbolisée par le poème énigmatique[25] auquel Christina renvoie Mike Hammer au début du film, relayée par des formules vidées de sens comme le « great whatzit » – utilisée par Velda pour évoquer une affaire qui demeure floue pour elle. Pour Andrew Dickos, cette faiblesse lexicale accuse l’aliénation d’hommes et de femmes dont l’expérience quotidienne n’est guère plus signifiée par le verbe – « the impossibility of language stems from the impossibility of human experience to connect to a world it no longer recognizes in familiar form »[26]. Le fort accent mexicain du mécanicien de Mike (Nick) exprime sa distance avec le monde de la consommation dont il est spectateur, condamné à réparer des voitures qu’il ne possèdera jamais et à imiter le bruit du moteur par onomatopées – « Va va voom ».

Le réalisateur dépeint des personnages cupides, qui utilisent les autres sans vergogne afin de parvenir à leurs fins personnelles. Robert Aldrich confia dans plusieurs interviews que le maccarthysme avait favorisé ce type de comportement, dicté par la méfiance comme par un individualisme rampant :

Kiss Me Deadly, at its depth, had to do with the McCarthy Era, the end justifying the means, and the kind of materialistic society that paid off in choice rewards, sometimes money, sometimes girls, sometimes other things [27].

Les décors du film traduisent cette vision matérialiste[28], symbolisée par des technologies modernes qui aseptisent les lieux : la lumière crue des extérieurs souligne la dureté des lignes architecturales (la façade de l’hôpital, le tracé des routes) et dessine un décor urbain abstrait tandis que les intérieurs filmés à l’oblique sont oppressants. Adoptant le regard subjectif de Mike Hammer gisant sur son lit d’hôpital, la caméra souligne les visages écrasants et pressants de Velda et d’un policier, penchés sur lui comme deux oiseaux de proie prêts à fondre sur leur victime, provoquant chez le blessé un malaise signifié par le flou et le fondu au noir. JP Telotte postule l’existence d’un monde extradiégétique menaçant alors que la bande son charrie des bruits plutôt que des voix :

this world is often filled with the noises of car horns, blaring radios, even people whose talk is nothing more than sound effects [29].

Lorsque Mike Hammer revient pour la première fois dans son appartement après l’accident, une fenêtre ouverte sur l’extérieur laisse entrer le sifflement continuel de la rue, transformant un espace normalement familier en un lieu qui lui est étranger. Il rase les murs comme s’il ne reconnaissait pas l’endroit, affiche un air méfiant dans des intérieurs où chaque porte, chaque fenêtre ouvre sur un espace hors champ invisible à l’œil du visiteur. « Keep away from the windows. Someone might… blow you a kiss… » lâche Velda d’un ton ironique, abandonnant Mike à son sort.

Lily, ex-colocataire de Christina dont Mike Hammer a retrouvé la trace, reçoit le privé allongée sur son lit, vêtue d’un simple peignoir, tenant un revolver pointé vers la porte que vient de pousser le privé. Située derrière les barreaux de la tête de lit, la caméra saisit l’image d’un homme en cage, réifié par une enquête qui le malmène et trompé par Lily qui feint la peur en mémoire de Christina. Elle dit se souvenir de la terreur et de l’obsession qui avaient modifié le comportement de Christina : la jeune femme se croyait épiée et vivait dans la crainte permanente, à l’instar de Lily qui a préféré fuir pour trouver refuge dans une petite chambre d’hôtel. Le discours et l’interprétation de Lily mettent en abyme la duplicité d’une femme fatale qui a attiré Mike Hammer dans sa toile : nue sous son peignoir qui rappelle l’imperméable de Christina, Lily parle devant des fenêtres voilées et ouvertes sur la nuit, espace hors-champ qui suggère une présence fantomatique et menaçante. Le mouvement du voile caressé par la brise nocturne et le bruit sourd venant de la rue évoquent l’activité incessante d’une armée invisible.

Les points de vue adoptés par la caméra matérialisent l’œil curieux et indiscret d’un narrateur omniscient, chargé d’épier les mouvements de Mike Hammer et de Lily, renforçant l’impression qu’ils sont tous deux suivis. Le privé se déplace dans le champ de la caméra, apparaît comme une ombre en bas de l’escalier devant la porte de Lily, comme observé par une caméra de surveillance indéfectible. Le message téléphonique enregistré sur son répondeur suggère l’existence d’une puissance démiurgique qui a le pouvoir d’infléchir la destinée : 

Your work has been interrupted, your car wrecked, your life has been ruffled. If you had not stopped to pick up Christina, none of these things would have happened. So let’s pretend you did not pick her up .

L’appareil mural est saisi en gros plan tandis que la voix désincarnée profère sa menace, facilitant « l’intrusion de l’a-normalité dans la normalité », phénomène qui « détermine et anime le schéma constant du ‘fantastique’ »[30] selon Gérard Lenne. Alors que l’appartement très moderne de Mike Hammer crée une illusion de contrôle, prolongée par les attitudes musclées du privé lui-même, la voix sur le répondeur introduit une menace invisible, presque surnaturelle, qui vient rompre l’ordre du quotidien et confère une dimension fantastique à la noirceur de l’intrigue.

La fusion du noir et du fantastique

The film is not about the bomb but alienation and the complete breakdown of values in a society devoted to money and power. The bomb is thus the signifier of America’s own destructive drives.[31]

Reynold Humphreys souligne la valeur métaphorique de la bombe, verbalement signifiée par le « great whatzit » et visuellement représentée par une valise brûlante qui s’embrasera au moment où Lily l’ouvrira. Selon le critique, Kiss Me Deadly ne viserait qu’à exposer les comportements excessifs engendrés par une société matérialiste : la valeur de l’argent entraîne une quête de pouvoir destructrice de lien social.

Si Kiss Me Deadly se prête volontiers à l’analyse sociologique, l’intrigue a une résonance mythique qui nous invite à considérer le film de Robert Aldrich comme l’expression d’une angoisse primitive. Les personnages de femmes sont détachés d’un contexte socio-historique qui leur donnerait épaisseur humaine : Christina et Lily affichent une nudité coupable sous leur vêtement, relayant le thème de la femme maléfique qui les relie à Ève – la première pécheresse. Lily incarne la femme fatale, dont la duplicité est évoquée par le dédoublement puisqu’elle est aussi Gabrielle, assistante du docteur Soberin. Ce dernier la compare à Pandore pour sa curiosité[32], la prévient de ne pas ouvrir la boîte qui renferme la tête de Méduse, tel Cerbère ouvrant ses trois gosiers hurlants[33]. La catharsis semble être à l’œuvre dans le spectacle de ce film noir, qui investit le pouvoir du mythe pour répondre à l’angoisse née de la découverte d’un pouvoir de destruction totale – la bombe atomique.

Le film atteint cet effet cathartique par une hybridation générique du film noir et du film fantastique. Antoine de Baecque commente le dernier plan du film pour conclure que l’explosion clôt le récit en même temps qu’elle signe la fin du film noir, dont les codes visuels sont renversés entre l’obscurité et la lumière :

Aldrich signe avec ce plan un manifeste esthétique, soulignant les plages sombres où se réconfortent les héros, les piégeant au contraire dans les lumières – les phares, les ampoules nues… – où ils se perdent, aveuglés et défaits. Aldrich pervertit le genre du « film noir », où le noir appelle l’angoisse. Il en inverse les pôles et fait un « film blanc », où le blanc annonce la catastrophe.[34]

L’aspect expérimental du film anticipe ce changement de valeurs, produit par la puissance destructrice de l’atome. Dès les premières minutes, les signes se multiplient qui attestent d’une rupture : la bande son suggère une présence étrangère toujours présente par la prolifération de bruits extradiégétiques, dont la menace et le danger sont signifiés par les morts inexpliquées qui balisent l’aventure du privé – Christina, Kawolski, Raymondo, Nick… autant de victimes sacrifiées sur l’autel de l’atome. Ni Harvey Wallace, chauffeur du camion qui a écrasé Kawolski, ni Eddie Yeager, entraîneur dans le club où Kawolski pratiquait la boxe, n’acceptent de répondre aux questions de Mike Hammer, renvoyé à son impuissance par leur silence incorruptible[35].

« La peur liée à l’inconnu est à la source du sentiment fantastique » explique Gilles Ménégaldo[36]. Dans Kiss Me Deadly, l’objet qui suscite la peur est une armée souterraine d’hommes aux chaussures noires, dont la dangerosité se mesure au nombre de cadavres condamnés au silence. La sensation que l’horreur est toujours prête à surgir provient de la tension que propagent les paroles des personnages, qui s’avouent contraints par la menace au silence. Tous paient de leur vie une curiosité bavarde – notamment Nick, dont la faconde enthousiaste est bientôt sanctionnée par la mort. Le mécanicien est écrasé sous le poids d’une voiture qu’il réparait. Filmée par fragments, la scène accuse la violence sadique du tueur dont les mains agrippées au cric qu’il s’apprête à retirer sont saisies en gros plans et opposées au regard terrifié de Nick. La peur paralyse le lien entre le sentiment et la parole, rompt la chaîne signifiante du langage, et enferme chacun dans son silence.

Jusqu’au moment où le policier finit par mentionner « Manhattan Project », en référence aux essais nucléaires qui eurent lieu pendant la Seconde Guerre mondiale et qui permirent aux États-Unis de perfectionner l’arme atomique, le système sémiologique du film repose sur l’ellipse, manque informatif qui accroît la distance entre les personnages tout en attisant leur curiosité. « Le fantastique est le lieu même de l’ambiguïté, de la non solution, de la foi superstitieuse, alors que le récit d’énigme criminel tendra tous ses efforts vers la résolution de cette énigme, vers l’explication finale » explique Marc Lits dans une tentative de comparaison entre le récit policier et le fantastique[37].  L’explication du policier ne suffit pas à dissiper les éléments fantastiques qui ont fait irruption dans Kiss Me Deadly, réduisant le rôle du privé à celui d’un observateur, impuissant à rétablir une situation d’équilibre initialement rompue par la femme. Au moment où elle ouvre la mallette, Lily déclenche une explosion atomique. Le feu la consume avant d’embraser le ciel dans une scène apocalyptique, qui illustre le pouvoir absolu de destruction totale conféré aux humains par la découverte de la bombe A.

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[1] De 1945 à 1960, le PNB passe de 200 à plus de 500 milliards de dollars. Pierre Mélandri, Histoire des États-Unis depuis 1865, Paris, Editions Nathan, 1984, p.180.

[2] Joseph Mc Carthy préside la Commission d’Enquêtes de la Chambre des Représentants sur les activités non américaines (House UN-American Activities Committee – HUAC) entre 1947 et 1954. Le maccarthysme prend fin lorsque le Sénat condamne officiellement Mc Carthy en décembre 1954. Voir Sophie Chautard, Les Éléments clé de la guerre froide, Paris, Jeunes Editions, 2001, p. 96.

[3] Loren Baritz, The Good Life, The Meaning of Success for the American Middle Class, New York, Harper & Rowe Publisher, 1982, p. 183.

[4] Les studios exploitent l’aspect technique : l’image panoramique et la maîtrise de la couleur magnifient les grands espaces du western (Bad Day at Black Rock, John Sturges, 1954 ; Rio Bravo, Howard Hawks, 1959) ou les décors du péplum (Quo Vadis, Mervyn Le Roy, 1951 ; Ben Hur, William Wyler, 1959). La comédie musicale (The Band-wagon, Vincente Minnelli, 1953 ; Gigi, Vincente Minnelli, 1958) connaît un nouveau et franc succès parce qu’elle bénéficie d’un meilleur rendu sonore.

[5] Charles Bitsch, « Surmultipliée » dans Les Cahiers du Cinéma, Octobre 1955, p. 43.

[6] Antoine de Baecque, « La boîte atomique » dans Les Cahiers du Cinéma n° 425, p. 50.

[7] Selon Robert Aldrich, la référence au maccarthysme était la seule justification théorique de Kiss Me Deadly dans « Entretien avec Robert Aldrich » de Pierre Sauvage, Positif n° 182, juin 1976, p. 14. Il ajoute dans une interview accordée en 1970 à Alain Silver : « It isn’t that deep a piece of piercing philosophy as the French thought it was”.  Eugene L. Miller and Edwin T. Arnold Editors, Robert Aldrich Interviews, Jackson, University Press of Mississipppi, 2004, p. 59.

[8] David Cochran, America Noir: Underground Writers and Filmmakers of the Postwar Era, Washington D.C, Smithsonian Institution Press, 2000, p. 1-16. François Weil explique : « La politique de censure des studios fit en sorte que les films produits devaient donner une image de la société américaine aseptisée de toute allusion politique à des conflits sociaux. Leur contenu simpliste ne devait pas troubler les esprits, mais créer du rêve. […] On avait réalisé le consensus, dans les relations de travail, et la consommation allait pouvoir répondre aux besoins d’une société en plein essor. Mais à quel prix ? Au prix d’une société conformiste, fermée sur elle-même, hypocrite, dans laquelle les injustices sociales, les problèmes raciaux et ethniques étaient étouffés ». François Weil, « Le ‘danger clair et présent’ représenté par ‘Les Dix de Hollywood’, un exemple de la politique de l’amalgame » dans Dir. Jean-Robert Rougé, L’Anticommunisme aux Etats-Unis de 1946 à 1954, op. cit., p. 263-264.

[9] Paul Schrader considère que le film noir connaît une première phase entre 1941 et 1946 sous l’impulsion de réalisateurs (Wilder, Garnett) reconnus qui travaillent en collaboration avec des écrivains renommés (Chandler, Faulkner) et des acteurs établis (Bogart, Bacall) ; la deuxième phase se développe entre 1945 et 1949 avec des films qui se concentrent sur le crime urbain, la corruption politique, la routine policière, dont les héros sont incarnés par des acteurs moins romantiques (Lancaster, McGraw), sous la direction de réalisateurs plus prolétariens (Hathaway, Dassin, Kazan) ; la troisième phase de 1949 à 1953 est plus sombre, intègre des personnages déséquilibrés mais dont le rôle est actif (non objet d’observation ou marginal) dans la diégèse (White Heat, DOA, In a Lonely Place…). Paul Schrader, “Notes on Film Noir” dans John Belton (ed.) Movies and Mass Culture, New Jersey, Rutgers University press, 1996, p. 161-163.

[10] Robert Aldrich avait realisé des courts-métrages, deux westerns intitulés Vera Cruz (1954) et Apache (1954), puis un film noir World for Ransom (1954).

[11] « Une série pourrait se définir comme un ensemble de films nationaux ayant entre eux quelques traits communs (style, atmosphère, sujet…) assez forts pour les marquer sans équivoques et leur donner, avec le temps, un caractère inimitable. Les séries ont une durée variable : tantôt deux ans et tantôt dix. » The Maltese Falcon serait le premier film de la série noire dans la mesure où, depuis l’adaptation de John Huston, le genre n’est plus cantonné à la série B. Les films noirs des années trente sont des productions sporadiques (The Maltese Falcon, Roy Del Ruth, 1931 ; The Glass Key, Frank Tuttle, 1935…) qui ne forment pas encore une « série » telle que la proposent Raymond Borde et Etienne Chaumeton. Voir Raymond Borde et Etienne Chaumeton, Panorama du film noir américain 1941-1953, Paris, Les Editions de Minuit, 1955, p. 12.

[12] Marc Ferro, Cinéma et histoire, Paris, Editions Gallimard, 1993, p. 22-23.

[13] Paul Schrader associe la fin de la série noire à la montée des valeurs conservatrices : « As the rise of McCarthy and Eisenhower demonstrate, Americans were eager to see a more bourgeois view of themselves. Crime had to move to the suburbs. […] Any attempt at social criticism had to be cloaked in ludicrous affirmations of the American way of life ». Paul Schrader, “Notes on Film Noir”, op. cit., p. 163-164. Loren Baritz associe les années cinquante à l’euphorie économique soutenue par le progress social: “Postwar America prospered as never before, and the middle class was euphoric. Not only were high-paying jobs plentiful but millions of people suddenly expected to rise in social status. It was thrilling to know, absolutely know, that the next move would be to a private house, from the city to the green suburbs, that the new job would not only pay the bills but bring respect.” Loren Baritz, The Good Life, The Meaning of Success for the American Middle Class, New York, Harper & Rowe Publisher, 1982, p. 183.

[14] Jean Douchet, Hitchcock, Paris, Cahiers du Cinéma, 1999, p. 6.

[15] The night is mighty chilly, and conversation seems pretty silly / I feel so mean and wrought, I'd rather have the blues than what I've got. / The room is dark and gloomy, you don't know what you're doing to me / The way it has got me caught, I'd rather have the blues than what I've got. / All night, I walk the city, watching the people go by. / I try to sing a little ditty, but all that comes out is a sigh. / The street looks very frightening, the rain begins and then comes lightning. / It seems love's gone to pot, I'd rather have the blues than what I've got…

[16] Jean-Louis Comolli, « Musiques noires pour films noirs » dans Dir. Thierry Jousse et Nicolas Saada, Cahiers du cinéma – N° Hors Série : musiques au cinéma, 1995, p. 93-94.

[17] Foster Hirsch, The Dark Side of the Screen, California and London, AS ABrnes and Company, Inc, 1981, p. 37. L’auteur explique :« The private eye genre returns, ignominiously, to its pulp origins in the work of Mickey Spillane, whose character of Mike Hammer has none of the finesse or integrity that distinguishes Marlowe or Spade ».

[18] François Truffaut, « Rencontre avec Robert Aldrich » dans Cahiers du cinéma, novembre 1956, n° 64, p. 4.

[19] Foster Hirsch ajoute: “To preserve the macho patriotic ideal, Hammer resorts to vigilante justice, his violence excused as a necessary way of maintaining law and order against contaminating foreign elements. The Hammer books represent a lunatic right-wing fringe, enlisting sex and violence in the cause of Americanism. Raw to an absurd degree, naked testaments to Spillane’s utterly meretricious sensibility, the books would not deserve notice except for the disturbing fact of their unprecedented popularity.” Foster Hirsch, op. cit, p. 37.

[20] James Naremore explique : « No doubt it [the film] had to be critical or revisionist to a degree if it wanted to achieve acceptance among reviewers and mainstream exhibitors; but within the limits of censorship in 1955, it also tried to give Mike Hammer’s fans a good deal of what they expected ». James Naremore, More than Night, Los Angeles, University of California Press, 2008, Second Edition, p. 152.

[21] François Truffaut, op. cit., p. 5.

[22] Jérôme Bimbenet, Film et histoire, Paris, Armand Colin, collection U, Paris, 2007, p. 78. Les commentaires de Robert Aldrich, qui a répété à plusieurs reprises que les critiques français ont donné trop d’importance à ce film de fiction, confirment qu’il n’est pas l’œuvre d’un engagement.

[23] Marc Ferro, op. cit., p. 19-27.

[24] Alain Silver souligne le côté narcissique du personnage à travers les commentaires de Christina : « Christina’s direct accusation of narcissism merely confirms what the icons suggest about ‘how much you can tell about the person from such little things’: the sports car, the curled lips, the jazz on the radio ». Alain Silver and James Ursini Ed., Film Noir Reader, New York, Limelight Reader, 1996, p. 210.

[25] Christina fait référence au poème “Remember” de l’écrivaine victorienne Christina Rossetti.

[26] Andrew Dickos, Street with No Name, Kentucky, The University Press of Kentucky, 2002, p. 135.

[27] “Interview with Robert Aldrich” (Alain Silver, 1970) dans Eugene L. Miller and Edwin T. Arnold Editors, Robert Aldrich Interviews, Jackson, University Press of Mississipppi, 2004, p. 58.

[28] Le décor urbain est « the opposite of the documentarist’s and bears little resemblance to the goals of a fictional verisimilitude. The film’s look is surreal; the world is carefully and fastidiously distorted ». Jack Shadoian, Dreams and Dead Ends: The American Gangster Film, 2nd Edition, New York, Oxford University Press, 2003, p. 268.

[29] JP Telotte, Voices in the Dark, Illinois, University of Illinois Press, 1998, p. 201.

[30] Gérard Lenne, Le Cinema “fantastique” et ses mythologies : 1895-1970, Paris, Henry Veyrier, 1985, p. 18.

[31] Reynold Humphries, Hollywood’s Blacklists, A political and Cultural History, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2009, p. 139.

[32]. « À peine arrivée sur terre, elle soulève le couvercle d’une jarre, hermétiquement close jusqu’alors, et qui contenait tous les maux. Voilà pourquoi les hommes, qui vivaient alors à l’abri des peines, de la fatigue et des maladies, connaissent d’innombrables tristesses et doivent travailler durement pour produire de quoi vivre. Seul l’espoir, resté dans la jarre, leur apporte quelque soulagement ». Ariane Eissen, Les Mythes grecs, Paris, Editions Belin, 1993, p. 27.

[33] Il déclare: « The head of Medusa. That's what's in the box, and who looks on her will be changed not into stone but into brimstone and ashes. But of course you wouldn't believe me, you'd have to see for yourself, wouldn't you? ». Blessé par balle et sur le point de mourir, il ajoute: « Listen to me, as if I were Cerberus barking with all his heads at the gates of hell. I will tell you where to take it, but don't… ».

[34] Antoine De Baecque, « La boîte atomique », Cahiers du cinéma n° 425, p. 51.

[35] Eddie Yeager explique à Mike Hammer qu’il n’arrivera pas à le faire parler car ses maîtres chanteurs ont des arguments que le privé ne peut surpasser : « They said they'd let me breathe ».

[36] Gilles Ménégaldo, « Parcours dans les ténèbres : quelques ‘walks’ tourneuriens », dir. Gilles Ménégaldo, Jacques Tourneur, une esthétique du trouble, Paris, CinémAction, Corlet Editions, 2006, p. 57.

[37] Marc Lits compare le héros du récit policier et du récit fantastique : « Dans les deux cas, le héros – et avec lui le lecteur – est confronté à une situation de déséquilibre, de désordre ». Marc Lits, Le Roman policier, Paris, Editions du Cefal, 1999, p. 127-128.

En attendant Les lettres qui ne sont pas arrivées

Le parcours de Mauricio Rosencof (1933-), dramaturge, poète et romancier uruguayen, tout en étant exceptionnel, est loin d’être unique. Fils d’immigrés juifs polonais arrivés en Uruguay au début des années 30, jeune militant communiste dans sa jeunesse[1], dramaturge à succès au début des années 60[2], Rosencof adhère au mouvement Tupamaro suite à sa rencontre avec son leader charismatique, Raúl Sendic ; il s’y intègre rapidement et devient un des principaux dirigeants du mouvement clandestin. Arrêté en 1972, il est transféré en 1973 dans différentes casernes, faisant partie des neuf « otages » de la dictature ; il passe plus de dix ans dans des conditions d’extrême dureté, subissant la torture physique et psychologique, l’isolement, la faim et la soif. Libéré après la fin de la dictature en mars 1985, toute son œuvre carcérale et post-carcérale est marquée par cette expérience.

Rosencof est peut-être l’écrivain uruguayen « qui a le plus témoigné sur sa période carcérale »[3], que ce soit à travers des témoignages (Memorias del calabozo (Mémoires du cachot), écrit en collaboration avec Eleuterio Fernández Huidobro), des entretiens, des conférences, des poèmes, des pièces de théâtre, des récits autobiographiques, des nouvelles et des romans. Certains de ces textes ont été écrits en prison[4], d’autres dans les années qui ont suivi sa libération, comme celui dont il sera question dans cet article, Les lettres qui ne sont pas arrivées (2000).

Si le terme « témoignage » peut convenir à nombre de ces textes, il est nécessaire de signaler en guise d’introduction que Les lettres… n’est pas un « pur » récit autobiographique, car il comporte des aspects fictionnels certains. Même si la quatrième de couverture présente ce texte de M .Rosencof comme « une profonde réflexion sur sa vie et celle des siens », il n’est pas excessif de le qualifier de « roman » : le texte a été publié sans cette mention explicite, mais l’auteur lui-même l’a présenté comme tel dans de nombreux entretiens[5] et plusieurs critiques qui se sont intéressés à la question du genre ont souligné le fait qu’il s’agit bel et bien d’un roman[6]. La revendication fictionnelle apparaît d’ailleurs à l’intérieur du texte lui-même, lorsque le narrateur de la troisième partie écrit :

Je raconte le début d’une histoire, ceci est de l’histoire, pas de la littérature, même si rien ni personne ne me force, ne m’oblige, n’exige que je sois fidèle aux faits qui, en général, une fois racontés, perdent de leur fidélité.

L’aspect fictionnel est souligné par le fait que ces « lettres qui ne sont pas arrivées » sont des lettres apocryphes, créées de toutes pièces par Rosencof afin de combler un manque et de donner une réponse –certes, tardive- à une vieille et longue attente définitivement déçue dans la vie réelle. Ces lettres soi-disant écrites par une partie de la famille (oncles, tantes, cousines…) restée en Pologne et exterminée dans les chambres à gaz du régime hitlérien, font revivre ces hommes et ces femmes disparus, évanouis, partis en cendres et en fumée.

L’écriture comble le vide laissé par la disparition de ceux tués dans les camps, mais aussi par la mort prématurée du frère aîné de « Moishe », León (Leibu) [7], à l’âge de 16 ans, ainsi que la rupture que suppose l’emprisonnement de Moishe-adulte pendant 13 ans, séparé de ses parents et de sa fille.

Les lettres… est un texte sur la mémoire ; Rosencof lui-même a dit à ce propos que « La mémoire est comme une braise qui ne s’éteint jamais »[8]. Il a également affirmé que ce texte est issu de la mémoire meurtrie de sa famille, et qu’il a été écrit pour sauvegarder et transmettre cette mémoire. Mais ce texte de et pour mémoire, mérite aussi d’être approché à partir de la notion d’attente, comme nous y invite déjà son titre, car « Les lettres qui ne sont pas arrivées » évoque en creux l’attente d’un ou de plusieurs « messages » contenus dans lesdites lettres ; messages soi-disant délivrés mais jamais parvenus à leurs destinataires. Ce titre suggère donc une temporalité suspendue, située dans le laps de temps allant de l’expédition de ces lettres à leur non-arrivée. Là niche l’attente, une attente ambivalente, chargée d’émotions contradictoires, douloureuse, successivement (voire simultanément) remplie d’espoir et de détresse. Ce texte rend compte de ces attentes et essaie de les dépasser : il devient alors une sorte de réfutation de son titre ; à travers le procédé classique du double destinataire propre à la littérature épistolaire, « les lettres qui ne sont pas arrivées » arrivent enfin à leur(s) destinataire(s), c’est-à-dire à nous, lecteurs.

Avant de rentrer plus loin dans le roman, il convient de signaler comment nous entendons employer le mot « attente ». « Attente », d’après le Trésor de la Langue Française, est « l’action d’attendre ». Et « attendre » est à son tour défini comme le fait de « rester en un lieu, l’attention étant fixée sur quelqu’un ou quelque chose qui doit venir ou survenir ».

Cette définition appelle à quelques remarques :

1. l’attente serait une action paradoxale, une action passive, ou tout au plus une action mentale.

2. Le terme « attente » couvre aussi bien l’attente de choses positives ou souhaitables (un moment de plaisir ; le retour d’un être aimé ; la venue du Messie…), que celle de choses non désirées (une catastrophe annoncée ; la mort pour un malade ou un condamné ; le Jugement Dernier pour un pécheur…). Faudrait-il employer des termes différents pour qualifier ces deux types d’attente ? La langue française et l’espagnole ne l’ont pas jugé nécessaire, d’autant plus que certaines attentes peuvent être ambivalentes ou ambiguës (tel le cas de l’attente apocalyptique). Cependant, on peut remarquer que dans notre texte, toutes les attentes relèvent du premier cas, toutes les attentes sont aussi des espoirs, prenant à contre-pied en quelque sorte le dicton populaire bien connu : el que espera, desespera (littéralement, celui qui attend, tombe dans le désespoir).

La définition fait de l’objet attendu « quelqu’un ou quelque chose qui doit venir ou survenir ». L’emploi du verbe « devoir » mérite que nous nous y attardions un instant. Bien entendu, on pourrait réfléchir par l’absurde et dire que « rester en un lieu, l’attention (…) fixée sur quelqu’un ou quelque chose qui ne doit pas venir ou survenir » n’est pas « attendre », mais plutôt une action aberrante qui relève d’une sorte d’aliénation. Voilà pourquoi la définition espagnole proposée par la DRAE nous semble plus pertinente dans notre optique : « Permanecer en un sitio adonde se cree que ha de ir alguien o en donde se presume que ha de ocurrir algo » (nos italiques)[9]. Cependant, elle reste discutable, car on peut malgré tout attendre des êtres ou des événements dont on n’est pas sûr de leur arrivée, ou dont on soupçonne même qu’ils ne vont pas arriver (on peut attendre Godot).

La notion de « tension », comme le montre Dominique Neyrod dans son article, présente dans le sens étymologique du terme français (l’attentio en latin étant l’« action de tendre l’esprit vers quelque chose ») nous permettra d’établir des liens entre deux actions : celle d’attendre et celle de créer. Tout processus créatif suppose cette tension de l’esprit vers l’objet à réaliser (l’œuvre d’art). Que le projet soit clairement établi[10] ou qu’il ne le soit pas (le cas le plus extrême étant le « cadavre exquis » surréaliste, où l’attente consciente est effacée par l’attente de l’affleurement de l’inconscient), cette tension semble un élément constitutif de la création artistique et, en ce qui nous concerne, littéraire (pour revenir à Quiroga, on peut évoquer sa célèbre définition de la nouvelle : « una flecha que, cuidadosamente apuntada, parte del arco para ir a dar directamente en el blanco »[11]). C’est là une définition de la création et de l’objet artistique comme tension et attention qui montre comment l’attente peut agir sur le plan créatif, comment elle peut être fertile.

Enfin, un élément clé pour saisir l’attente est le rapport espace-temps, comme le montre bien la définition du Trésor de la Langue Française, puisque la précision suivante est placée entre crochets et en tête avant la première des acceptions du terme :

[L’accent est mis sur le (simple) écart temporel qui sépare le moment actuel de quelqu’un se trouvant en tel lieu, et le moment où quelqu’un ou quelque chose doit arriver]. (Nos italiques)

Le temps est l’essence même de l’attente : pas d’attente sans que le temps ne s’écoule, pas d’attente sans perception de cet écoulement. On pourrait même définir l’attente comme une mensuration (subjective) de cet écart. Il nous faudra donc être attentif au chronotope de l’attente, à la tension du sujet qui attend et à l’inachèvement consubstantiel à l’attente.

* * *

Les lettres…est construit à partir d’un jeu de doubles attentes symétriques et complémentaires :

1. L’attente des parents de Moishe à la fin des années 30 et jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre ; car, ayant réussi à quitter la Pologne à temps, ils attendent des nouvelles des proches restés là-bas ; cette attente coexiste avec celle de ceux restés en Pologne, dont on suit le cheminement vers la mort à travers leurs « lettres ». Attente des retrouvailles pour ceux qui sont partis, attente de la survie, du salut et de la libération pour ceux qui sont restés : deux attentes qui renvoient à une seule et même attente : celle de la poursuite de l’existence. On attend et on espère retrouver en vie les êtres chers ; eux à leur tour espèrent pouvoir survivre.

2. Les attentes du narrateur adulte : emprisonné, il attend sa sortie de prison afin de retrouver ses parents, très âgés et forcés de quitter la maison où ils ont toujours vécu, poussés par un propriétaire véreux. Ses parents, à leur tour, attendent la libération de Moishe.

La mise en parallèle de ces attentes structure l’œuvre, établissant ainsi plusieurs correspondances : entre régime nazi et dictature uruguayenne ; entre camps de concentration et casernes où l’on enferme les prisonniers politiques ; entre juifs et activistes ; etc. Ces correspondances sont soulignées à plusieurs reprises dans le texte : dans les lettres de ceux qui vont être bientôt gazés :

Chacun de nous est soi-même et tous les autres. Moishe aussi. Moishe est lui-même et tous les autres (…). Moishe est aussi nous autres[12].

mais aussi dans les mots du narrateur à son frère et dans l’identification entre le narrateur et son père (cette identification commence par des « conversations » avec son père dans sa cellule, par un jeu de questions-réponses dans lequel le narrateur joue –et devient- tour à tour le père et le fils, et se prolonge par une rencontre « surnaturelle » dans la troisième partie, car le père du narrateur voit son fils dans la maison de retraite alors que celui-ci est physiquement toujours en prison).

L’attente est cet « être-là », cette capacité à expérimenter la matérialité du temps. C’est une tension qui se manifeste de différentes manières dans ce roman. Tout d’abord, à travers une série d’êtres et d’objets s’y rapportant. Ainsi, dans la première des trois parties, elle se matérialise dans des êtres et des objets liés à la correspondance (au sens postal du terme). L’attente de ces lettres qui donneraient enfin des nouvelles de ceux qui sont restés en Pologne est perceptible d’abord à travers le facteur, dont le passage est guetté par le père jour après jour. Cela est rendu dans le texte à travers le regard pseudo-enfantin du narrateur[13] :

« Celui qui n’est plus venu c’est le facteur. A vrai dire il venait. Mais ce que je veux dire c’est qu’il ne venait plus chez nous. Papa l’attendait au balcon. Mon papa travaillait dans la chambre, et toutes les cinq minutes il allait au balcon et regardait vers l’extérieur. Et quand le facteur passait –le facteur passait mais ne venait pas– mon papa lui demandait : « Alors ? » Et le facteur connaissait déjà la question et il lui disait : « Rien, Don Isaac ». Et il ne lui donnait rien. » (Nos italiques).[14]

Ce facteur devient pour l’enfant une figure importante, il est magnifié par ce geste du père consistant à se déplacer au balcon, manifestation physique d’une angoisse à peine verbalisée[15], tout juste exprimée par ce « Y » interrogatif, conjonction de coordination qui cherche à établir un pont entre ceux qui attendent et ceux qui sont attendus. C’est comme si le message dépendait du facteur ; son passage quotidien rythme l’attente, en donne le tempo : montée de tension matinale, climax dans les moments qui précèdent son passage, puis chute (déception car il n’y a pas de lettre), pour que le lendemain débute une nouvelle attente, et ainsi de suite. Le facteur est un personnage familier (« Sacucho (…) era cartero y del barrio » (p. 66)[16] ; cependant, pour le tout jeune protagoniste, et sans en avoir pleinement conscience du pourquoi, il devient un être digne de respect, respect que le petit Moishe manifeste naïvement :

Le facteur a une veste comme celle des chauffeurs du tramway, mais mon copain Fito et moi ne lui lançons pas de cailloux.[17]

Ce facteur est malgré tout un personnage marginal, et de fait il disparaît assez rapidement du récit : évoqué à cinq reprises seulement[18], sa disparition rend compte du caractère déceptif de cette attente. Car enfin, lorsqu’il finit par rapporter une lettre, celle-ci met fin à l’attente, et ce de la façon la plus terrible, en annonçant l’extermination de toute la famille dans les camps. Cette lettre est au centre du dispositif narratif, puisqu’elle donne son titre à la partie centrale (« La lettre ») ; de cette lettre (qui est vraisemblablement la seule à être vraiment arrivée à son destinataire dans la réalité, avec des nouvelles de la famille polonaise après leur déportation et internement), nous ne connaissons que le contenu (toute la famille est morte dans les camps), mais elle n’est pas transcrite dans le texte, à la différence des lettres jamais écrites qui pourtant y figurent. Qui plus est, la découverte du contenu de cette lettre est différée pendant plus de quarante pages : de la page 66, lorsqu’on raconte comment le facteur la dépose à la maison, jusqu’à la page 112, à la fin de cette deuxième partie. Tout au long de cette partie, les séquences consacrées à la lettre (à la réaction du père d’abord, de la mère ensuite) sont entrecoupées par d’autres, de sorte que le texte vise à recréer chez le lecteur le même effet d’anxiété, d’angoisse, d’expectative et de peur de la « délivrance » (de l’issue) que l’on retrouve chez les personnages.

A côté du facteur, deux autres objets liés à la correspondance acquièrent une dimension considérable : d’abord la boîte aux lettres du quartier, qui donne lieu à une courte vignette, souvenir d’enfance du jour où le petit Moishe, guidé par son frère aîné, y dépose une lettre. Celle-ci, écrite par le père et destinée vraisemblablement à son frère, est une (vaine) tentative de communication. La boîte aux lettres est présentée comme un objet mystérieux ; elle n’est pas nommée (car l’enfant ignore ce qu’elle est et à quoi elle sert) mais décrite à travers ce regard naïf comme « un canon mais jaune, qui avait une petite fenêtre avec un rabat » (p .30). León, le frère aîné, corrige cependant cette présentation, car pour lui ce n’est pas un canon mais un sous-marin (« un sumarino » (sic) (p.31)). Cette remarque produit un effet humoristique, en renvoyant de façon volontairement anachronique au « Yellow submarine » des Beatles ; si on se souvient des paroles de la célèbre chanson, on se rappellera que ce sous-marin est relié à l’enfance (cf. le début de la chanson : « In the town where I was born,/ Lived a man who sailed to sea »), qu’il se situe dans un Ailleurs (« the land of submarines »), dans un espace utopique et pourtant présenté comme bien réel (« We all live in a yellow submarine »). Associés à travers la couleur jaune (couleur du soleil, donc de la vie ; mais aussi marque imposée d’identité, couleur de l’étoile portée par les Juifs), la boîte aux lettres et le sous-marin incarnent cette attente des retrouvailles, cet espoir d’un vivre-ensemble dans un espace-temps imaginaire lié à l’enfance et à un bonheur simple et partagé.

Une autre boîte est bien plus importante dans ce texte : il s’agit d’une boîte à chaussures dans laquelle la mère garde précieusement les photos de la famille restée en Pologne. Conserver et regarder ces photos est, bien entendu, une façon d’entretenir et de transmettre la mémoire : la mère montre régulièrement les photos au petit Moishe et lui demande de nommer ceux qu’il voit, d’apprendre leurs prénoms, car il est nécessaire de donner un nom et un visage à ces êtres que l’on attend, de les identifier[19] . Ces photos permettent donc de donner de la chair et une existence aux absents : la boîte contient bien plus qu’une simple représentation, qu’une image des êtres que l’on attend, elle les contient, comme l’exprime naïvement Moïshe :

dans sa boîte à chaussures, ma mère elle a ses sœurs à elle, la mamele, qui est sa mère à elle (Nous souligons) [20]

L’attente est aussi ce fétichisme naïf, cette façon de s’accrocher à tout ce qui renvoie aux êtres que l’on espère revoir : les clichés des êtres chers nourrissent l’espoir qu’ils soient toujours vivants. La boîte de chaussures se retrouve ainsi à l’intersection de l’attente et de la mémoire : regarder les cartes et les montrer à son fils est pour la mère une façon d’entretenir la mémoire et de donner un sens à cette attente (voici ceux que nous attendons, semble-t-elle dire à son fils : voici Ruth, voici Irène, voici Anna, voici Isaac) ; bien des décennies plus tard, ces photos conservées dans la boîte à chaussures vont permettre au narrateur de réactiver l’espoir de retrouver ne serait-ce que des traces de la famille disparue : lors de sa visite aux différents camps de concentration (Treblinka, Auschwitz), le narrateur adulte passe devant une exposition de photos, « une galerie de visages faméliques » (p.105) qu’il confronte aux images conservées par la famille :

et je cherche par ordre alphabétique de nom, ou par ressemblance, car je peux comparer ces photos avec celles que ma mère gardait dans sa boîte de chaussures[21]

La recherche « d’une quelconque trace » sera encore une fois déçue. Lorsque le narrateur adulte rend compte de sa visite au camp de concentration, il évoque son passage devant des vitrines où sont exposés des objets ayant appartenu aux victimes : parmi des tas de prothèses, de blaireaux, de cheveux, etc., il y a aussi un tas avec « des milliers » de chaussures (p.109) : ces chaussures qui ne contiennent aucun pied, sont cependant la preuve irréfutable de l’existence de ces êtres gazés, tout comme les photos conservées dans la boîte à chaussures.

Enfin, le livre que le lecteur a entre ses mains fonctionne à son tour comme une nouvelle boîte à chaussures, car les huit dernières pages incluent douze photographies, y compris quelques-unes issues de ladite boîte. Mais dans le livre-boîte figurent aussi des photos de l’enfance du narrateur avec son frère Léon et avec ses parents, ainsi qu’une photo de l’entrée du camp d’Auschwitz (avec l’inscription « Arbeit macht frei »). Ce sont donc des instantanés qui fixent la mémoire, bien entendu, mais elles ont aussi une autre fonction : elles viennent combler (sinon clore) cette attente, elles replacent les disparus au sein de la famille, les attendus à côté de ce qui les attendaient ; le choix d’un ordre non chronologique est à ce propos significatif, les photos se retrouvent pêle-mêle sur ces pages, un peu à la manière des photos dans une vraie boîte : et la photo de l’entrée du camp est placée en septième place et non pas à la fin, évitant une lecture linéaire, déniant à la « solution finale » son statut de « fin » absolu.

La fiction est donc boîte de conserve (dans le sens de sauvegarde) de la mémoire, car le roman rappelle que la machine génocidaire a assassiné les êtres et effacé leur mémoire ; ainsi, le narrateur cherche en vain son nom de famille dans l’annuaire téléphonique de Varsovie[22], tout comme il cherche en vain quelque chose de familier dans le camps, ou encore comme il cherche un témoignage sur sa famille à Belzitse, le petit village polonais de paysans juifs où il ne reste aucun juif, et où il ne reste non plus aucune trace de leur existence[23]. Le scandale de l’anéantissement total de l’Autre est souligné par cette attente, présente envers et contre tout, cet espoir de trouver quelque chose, un indice si minime soit-il. Cette attente qui frise l’irrationnel n’est pourtant pas inutile : c’est avec un tel indice (certes minuscule) que se ferme la séquence consacrée au voyage à Belzitse, puisque face à la révolte et aux questionnements du narrateur, quelqu’un du village finit par se souvenir « de quelque chose » :

il y avait un homme qui boîtait, jadis, qui était gardien du cimetière, mais il est parti depuis longtemps, à Varsovie, dit-il, et il dit que maintenant il a un nom polonais.[24]

Dans ce panorama de désolation, le fait qu’il y ait un survivant juif n’est pas anodin ; tout comme le fait qu’il soit gardien du cimetière (donc, de la mémoire enfouie), et qu’il boîte, trait distinctif redonnant l’espoir de le retrouver peut-être[25] : l’attente faite questionnement n’a pas été inutile ; comme la boîte à chaussures, comme tous ces gestes minimes qui relient ceux qui ont été séparés.

Dans la tension de l’attente, certaines activités acquièrent une dimension considérable : d’une part, certaines activités physiologiques (comme uriner, ou déféquer), dont l’évocation est une constante dans l’œuvre carcérale et post-carcérale de Rosencof. Ces activités rappellent que celui qui attend est un corps, que c’est le corps qui attend. D’autres activités ont une valeur symbolique, sont un appel à la vie, comme cette exhortation de la mère : « Bois ton thé [dit-elle à son mari, qui se prend la tête, plongé dans son désespoir] ; tu ne vois pas qu’il refroidit ? ».[26]

Ou comme la ronde faite par les prisonnières dans le camp : lors d’une sélection de femmes qui vont être conduites à la chambre à gaz, on demande aux autres prisonnières de faire la ronde autour d’elles, sous la menace de partager le même destin si elles les laissent quitter le cercle ; toutes les filles dansent alors, dans une danse folle qui rappelle à la narratrice les rondes de son enfance mais qui est une ronde de mort, au centre de laquelle va se trouver bientôt Ruth ; Ruth, surnommée « celle-qui-nous-fait-rire » (p.31) à cause de ses constantes plaisanteries qui visent à dédramatiser l’horreur, à réduire la souffrance, à nourrir d’espoir l’attente.

Enfin, d’autres activités sont directement liées à l’attente : écrire, bien entendu, mais aussi jouer du violon (sans violon) dans la cellule (p.60). Ou chanter dans son for intérieur des chansons qui peuvent « transporter » magiquement celui qui attend vers ceux qu’il attend : tel est le cas des chansons yiddish que le père chantait dans l’atelier de couture alors qu’il mettait de côté sou après sou pour faire venir en Uruguay femme et enfant ; tel aussi le cas des tangos que le narrateur chantonne tout bas dans sa cellule afin de rejoindre ses parents dans une maison qui n’existe pourtant déjà plus (p.127)

Espaces de l’attente et de la mémoire

Attendre, comme le montre sa définition, suppose « rester », « être là » : les lieux d’enfermement seraient-ils donc des espaces constitutivement liés à l’attente ? C’est ce que pense Carlos Liscano, un autre ancien prisonnier politique uruguayen et écrivain, pour qui l’enfermement carcéral se définit à partir de cette dimension :

En définitive, la prison c’est ça, attendre. Attendre les repas, les visites, les passages aux toilettes, les sorties dans la cour, les colis de la famille, la liberté.

En prison, quand vient la nuit, un prisonnier dit : « Un jour de moins ». Pour qu’un autre lui réponde : « Un jour de plus ». Cela dépend de la façon dont on veut voir les choses » (Liscano, Le fourgon des fous, p.36, nos italiques).

Cette dimension est soulignée aussi chez Rosencof, qui définit ainsi les cellules sous-terraines de punition du camp de concentration :

Un espace de trois mètres sur trois (…) où ils entassaient vingt, trente prisonniers punis, jusqu’à ce qu’en quelques jours ils aient consommé le restant de l’air, faméliques, chiant tous sur place, sans eau, jusqu’au soulagement final[27]

Dans ces lieux où il n’y a apparemment rien à attendre, où la mort est le seul « soulagement » possible, l’on entretient tout de même l’espoir d’un salut, que ce soit dans ce monde ou dans l’autre ; c’est « l’agonie de la dernière prière »[28], que le narrateur imagine comme la demande d’une « gorgée d’eau » (p.107) : l’eau, incarnation de la vie par excellence, rend compte donc de cet objet central de l’attente (la vie sous toutes ses formes, y compris la survie) dans Las cartas….

Dans la prison, rester sur place, être là, relève de l’évidence ; ce n’est pas un acte volontaire mais une contrainte. Le prisonnier est placé là pour l’enchaîner à cette attente, pour que celle-ci engendre sa soumission[29]. Or, c’est dans cet espace contraint que l’attente engendre une sorte de quatrième dimension, comme le montre la dernière partie du récit. En effet, l’attente réciproque poussée à l’extrême (celle du fils emprisonné qui souhaite revoir son père pour qu’il lui transmette la mémoire de la vie avant l’exil forcé ; celle du père qui, cloîtré dans sa chambre de la maison de retraite partage ce même souhait) produit le miracle d’une rencontre physiquement impossible. Celle-ci s’effectue sur le mode de la vision : l’attente est comblée de façon presque surnaturelle, puisque dans sa maison de retraite, le père voit littéralement son fils[30][RC1] ; et le fils, quant à lui, communique avec son père, peut-être au même moment (« peut-être cela a été simultané »), mais plus sûrement dans une temporalité autre, dans un espace-temps inédit reliant la cellule de prison et la salle à manger de la maison de retraite. Cette rencontre dépasse (et se passe de) toute rationalité : pour le narrateur, elle « a été naturelle, normale ». C’est la puissance de cette attente double, symétrique et complémentaire, c’est la tension poussée à l’extrême qui permet ce dépassement. Pour en rendre compte, Rosencof ne choisit pas la voie de l’illumination, ni celle de la vision mystique, ni celle du rêve, ni encore celle du délire ; il exprime cette rencontre (cet accomplissement de l’attente) à travers des mots quotidiens, voire prosaïques : cela se fait sous la forme d’un dialogue intérieur avec son père, avec des phrases courtes, la volonté de faire un raisonnement logique, fondé sur des éléments précis (y compris scientifiques, cf. pp.160-1) mais qui culmine dans une profession de foi : « Je ne sais pas. (…) Cela est arrivé. Je crois que cela est arrivé. J’en suis sûr. Il n’y a que moi que peut en être sûr (…). » (idem).

Les espaces du confinement sont donc des espaces privilégiés de l’attente, mais ce serait plus juste de dire que l’attente est liée dans ce texte au confinement, et que même des espaces « ouverts » (comme la maison de l’enfance à Montevideo) sont des espaces liés à l’attente de celui qui est enfermé (la famille en Pologne ; Léon, le frère aîné, mort et enterré, pour qui une place reste à la maison, toujours présent dans le vide qu’il a laissé, dans « le silence qui résonnait comme un clairon muet »[31]).

Si l’attente abolit une spatialité « classique », elle agit aussi sur le temps. Le temps de l’attente a une grande densité, il peut presque être touché : ainsi, comme l’exprime avec naïveté et humour le narrateur restituant son point de vue d’enfant, le père propose au facteur à chaque passage quotidien de boire un petit verre de liqueur de cerise. Il espère ainsi favoriser l’arrivée de la lettre tant attendue, et fournit aussi une nouvelle mesure du temps :

Mon père sert des petits verres au facteur pour que le facteur lui apporte beaucoup de lettres. Moi je sais.[32]

Le temps de l’attente se mesure alors en fonction de la baisse du niveau de la liqueur dans la dame-jeanne, laquelle finit pas s’épuiser :

La dame-jeanne de mon père s’est vidée de ses petits verres[33]

Mais comme l’espoir n’est jamais anéanti, la dame-jeanne sans liqueur peut encore produire l’ivresse (celle de Moishe et de son ami Fito, qui piquent les griottes avec une aiguille à tricoter de la mère et ont ainsi leur première « cuite »). Cette dame-jeanne/clepsydre donne donc le tempo de l’attente.

Pour celui qui attend « le temps (…) se traîne avec une agaçante lenteur » (p.45). Ainsi s’exprime l’oncle de Moishe dans une « lettre » écrite depuis le camp : lenteur d’un temps non maîtrisé, qui fait écho au temps du prisonnier politique (sans jugement, sans date butoir de libération fixée, condamné à attendre le bon vouloir du pouvoir en place. Ce temps est lui aussi « mis en espace », mesuré par les pas du prisonnier qui marche d’un côté à l’autre de sa minuscule cellule :

Et maintenant, Papa, me voilà à parcourir le monde en trois pas courts demi-tour trois pas courts (…) ; mon monde est celui-ci, deux mètres sur un mètre, sans lumière sans livre sans visage sans soleil sans eau sans sans et je t’écris.[34]

Dans ce monde dépourvu de tout (sans lumière, sans visages, sans soleil, etc.) il est significatif que l’énumération se ferme par ce « sans sans » ; dans une première lecture, on pourrait penser que ce manque du manque est là pour marquer le désespoir absolu du prisonnier, qu’il décrit l’annihilation même de toute possible attente ; mais vivre « sans sans », cela ne veut pas dire aussi que l’on vit « avec » ? Dans ce vide construit autour du prisonnier, dans cet espace élémentaire, cet univers en boîte (de chaussures ?), l’homme se projette dans l’espoir, il continue d’exister et d’espérer grâce à cette tension de tout son être, esprit et corps confondus. Les allers-retours du narrateur, ses va-et-vient continuels d’un bout à l’autre de la cellule, ne peuvent que rappeler au lecteur le parcours (répété plusieurs fois par jour) du père, de sa table de tailleur au balcon et du balcon à sa table, pour guetter le passage du facteur. La fin de la phrase (« sans sans et je t’écris ») ne laisse pas de doutes à ce sujet : ce « et » peut être compris comme un « et donc » (puisque je n’ai rien, je t’écris) ou comme un « et pourtant » (ils m’ont tout pris, et pourtant je t’ai, toi, et je t’écris). Dans tous les cas, l’attente est indestructible, elle résiste à toutes les tentatives d’anéantissement. J’attends, donc je suis, pourrait être le credo du prisonnier (de tout être humain ?). Ceci apparaît aussi pendant l’épisode du voyage du narrateur en Pologne. Accueilli par sa traductrice et sans doute des membres du Parti[35] avec beaucoup d’égards à Varsovie, on lui demande ce qu’il souhaite voir (sous-entendu : à quel spectacle souhaite-t-il assister), et on lui fait savoir qu’il a déjà une place réservé pour Hamlet « dans une mise en scène de [Josef] Svóboda » (p.97), le célèbre co-fondateur de la « Lanterne Magique » pragoise. Le narrateur surprend ses interlocuteurs en leur faisant savoir que ce qu’il souhaite voir c’est un annuaire téléphonique, car il est à la recherche de possibles descendants des Rosencof, recherche hautement improbable et pourtant impérieuse. La référence au Hamlet n’est ici nullement gratuite car le narrateur, comme le prince Danois, a une mission (non pas de vengeance, mais de justice) ; et le spectre du père assassiné peut renvoyer ici au père décédé, bien des années plus tard et au-delà aux autres membres de la famille disparus à jamais. Cette identification entre le Roi mort et le Prince, entre le père et le fils est d’ailleurs soulignée par la mise en scène de Svóboda à laquelle fait référence le texte, puisque Svóboda utilise une série de miroirs, de sorte que « Hamlet, prenant en charge les paroles du spectre, peut donc engager [grâce au dispositif scénique] le dialogue avec ce lui-même qui semble issu d’un autre monde. »[36]

De l’attente déçue à l’attente transcendée

Le titre, comme nous l’avons déjà dit, installe cette réflexion sur une attente déçue, mais propose cependant un dépassement possible. En effet, la famille sait que les parents sont morts à Treblinka (« Mon papa a dit : ‘C’est fini. Tout est fini’. »)[37]. Le narrateur est conscient de l’absence définitive du frère :

A midi à table nous étions trois la famille trois trois trois en Pologne il n’y avait personne trois Léon n’était plus là.[38]

Il sait aussi que son père n’est plus en vie (« je continue de t’écrire (…) maintenant que tu es partout »)[39]. Cela devrait marquer donc la (triste) fin de l’attente : en effet, lorsque quelqu’un ou quelque chose ne peut plus arriver, comment (et à quoi bon) continuer à attendre ? Et cependant, c’est à ces moments-là que l’attente cristallise en rencontre. Lorsque le père désespère de ne pas recevoir des nouvelles de sa famille, lorsqu’il ne va plus au balcon pour attendre le facteur (« Tu étais là, tu ne te penchais plus, tu n’attendais plus le facteur »[40]) l’attente trouve cependant une issue

le ‘Don Isaac’ t’a surpris alors que tu n’attendais plus rien, indifférent : tu as regardé vers le balcon, et à travers l’espace où il manquait deux barreaux, Sacucho, le facteur du quartier, te tendait une enveloppe en disant : ‘Lettre pour vous, Don Isaac.’[41].

De même, dans la maison, un des récits fondateurs de la famille est celui d’un retour inespéré : celui du père du narrateur qui rentre au village après la fin de la première guerre mondiale sans que son propre frère (Leibu), qui le croyait mort, ne le reconnaisse dans un premier temps. Scène de retrouvailles qui rappelle le retour d’Ulysse à Ithaque, rencontre inespérée qui dépasse toute (des)espérance : « tu es arrivé en guenilles, méconnaissable, car tu étais mort à la guerre. »[42]. Le texte dit bien : « car tu étais mort » et non pas « car on te croyait mort », ce qui montre que l’attente peut être parfois comblée au-delà de tout espoir.

Exprimer l’attente

Dans ce récit, l’attente n’est jamais purement individuelle, elle concerne toujours au moins deux personnes, voire plus : celui qui attend/ celui (ou ceux) qui est (ou sont) attendu(s). En définitive, l’attente est toujours celle de l’humain, de la (sur)vie de l’Autre. Ces dimensions individuelle et collective sont intimement liées, mais il y a quelque chose qui relève de l’individuel, c’est le ressenti de l’attente et son expression.

Ainsi, pour la mère du narrateur, l’attente s’exprime systématiquement à travers le mode interrogatif, qui est son mode essentiel et presque exclusif d’expression. Les questions qu’elle pose, souvent très concrètes (c’est pour qui cette lettre ? ; est-ce qu’elle parle de ma mère ?), sont engendrées par l’incertitude, et ont toutes un point commun : elles s’enquièrent de la vie, elles attendent comme réponse un signe de vie ou sont une invitation à la vie. C’est le cas de cette question qui, dans l’esprit du narrateur, résume l’essence même de sa mère :

Pourquoi tu ne manges pas ? (« ¿Por qué no comes ? », p.20)

Cette question en apparence banale va se charger de nouveaux sens tout au long du texte : elle rend compte du souci de la mère qui a envie de voir son jeune fils grandir fort et en bonne santé, d’autant plus qu’elle a connu la famine et que son fils aîné est décédé ; des années plus tard, souci de la mère qui sait que son fils souffre de la faim en prison ; souci de partage ; volonté de dépasser l’horreur et la souffrance par une sorte de repas eucharistique, espace-temps où la famille se soude, se nourrit de sa propre sève.

Ce mode interrogatif est très présent dans le texte chez d’autres personnages aussi : les détenues du camp de concentration (ainsi, lors de l’arrivée dans le camp, l’une d’elles se demande : « Mon Dieu, parmi tant de gens, où allons-nous retrouver maman ? »[43]).

Ces questions au sujet de ceux qui ne sont pas là, qui se trouvent « disparus » (avec tout le poids de ce mot dans ce double contexte : camps nazis / dictatures du Cône Sud dans les années 70-80) sont constantes : ce sont celles que (se) pose le narrateur dans son enfance à propos de la mort de son frère (p.64), celles qu’il se pose plus tard à propos de ceux de sa famille qui ont été exterminés, celles qu’il aimerait poser à son père :

Tout ceci, papa, pour te dire que, d’un moment à l’autre, je vais sortir d’ici, de cette niche, pour que tu me racontes tout ce que tu avais à me raconter ; parce que j’ai une sacrée liste de questions[44].

L’attente se manifeste donc à travers des questions ; celles-ci à leur tour permettent de remplir l’espace-temps de l’attente, de lui donner un sens. Elles sont l’incarnation de cette tension, de cette attention portée sur l’autre, sur le monde, sur le moindre indice capable de devenir signe de vie et de tromper, ne serait-ce que pour un instant, l’incertitude -ou la certitude du pire-.

Une autre façon de tromper l’attente, semble nous dire ce texte, est l’imagination et, en dernier lieu, la littérature : ainsi, dans son enfance, le narrateur tente un jour de remédier à la douleur de la mère (qui pleure la mort du fils aîné) en lui racontant une histoire invraisemblable (à laquelle la mère ne donne d’ailleurs aucun crédit), en lui disant qu’en rentrant de l’école il lui a semblé voir León passer dans un tramway (pp.84-86). Cette histoire inventée par le fils afin de consoler sa mère (pour nourrir son attente d’un peu d’espoir) est une réélaboration d’une autre, racontée auparavant par le père : c’est l’histoire d’une femme enterrée dans son village polonais, et dont la fille rêve qu’elle est en vie ; elle insiste tellement auprès de son père que celui-ci, pour la détromper, accepte finalement d’aller au cimetière, de la déterrer et d’ouvrir le cercueil : ils trouvent alors la mère morte, certes, mais de côté, et les doigts en sang, comme si elle avait essayé de sortir de son cercueil. Ce qui relie ces deux histoires, fort différentes certes, est le fait que dans toutes les deux il est question d’un être cher placé entre la vie et la mort : une mère donnée pour morte mais vivante ; un frère mort donné pour vivant, une famille annihilée par le nazisme à laquelle le romancier donne en partie une vie en écrivant ces fameuses « lettres ».

Au-delà des mots, l’attente peut s’exprimer à travers des gestes, des regards, des larmes ; elle peut se manifester tout autant par des silences que par des cris. Crier est dans ce texte une activité intimement reliée à la vie : que ce soit le cri de désespoir (p.31) ou celui de la révolte et de la libération, (pp.48-49) ; dans le cri, interdit dans les camps et les prisons (« Ici les pensées rebondissent. Les mots que l’on pense rebondissent. Car, pour ce qui est de dire, de prononcer, c’est interdit. Ni crier, rien. Ce territoire est le royaume du silence… »[45]), loge « le dernier vestige de la dignité humaine » (p.31), car « s’il ne reste rien, on doit crier »[46]

Cette phrase, écrite depuis le camp dans une des lettres qui ne sont pas arrivées, montre que le cri est le prolongement de l’attente. Car, « S’il ne reste rien », c’est-à-dire, si on a touché les frontières de l’humain et qu’il n’y a plus rien à attendre, on peut (on doit) attendre encore : le cri est cet appel qui traverse les âges, « cri pur, cri sans consonnes, ancestral, éternel » (p.49) qui rappelle celui du célèbre tableau d’Edvard Munch.

Conclusion

Les lettres… est une œuvre de mémoire, une œuvre pour mémoire, un « lieu de mémoire », un « contenant » de mémoire. Mémoire des êtres et des choses, mémoire fragile d’instants de bonheur et de détresse, mémoire d’existences suspendues au fil de l’attente. Loin d’un quelconque attentisme, loin d’une attente qui serait synonyme de passivité ou d’impuissance, celle-ci devient chez Rosencof une force, un lien, un acte de résistance : dans les camps de la mort, dans la geôle conçue par la dictature militaire, on ne peut qu’attendre. Dans cette mort-en-vie à laquelle ont été condamnés ces hommes et femmes, l’attente met tous les sens en éveil, attentifs au moindre indice de vie extérieure (ainsi, un long paragraphe est consacré à la vie des insectes dans la cellule : araignées qui tissent leur toile ou qui copulent, cloportes qui marchent sur le sol de béton…) ou intérieure. Cette attente haletante (car le narrateur est aussi à l’écoute de son corps, et dans le silence de la cellule il entend sa propre respiration, ses bronches, son cœur), est un modeste acte de résistance (de survie), d’où cet injonction du narrateur dans cette lettre jamais écrite à son père :

je t’écris pour toi, pour toi seul, j’exige que tu résistes, que tu patientes, toi qui, pour ce qui est d’attendre, a de l’expérience à revendre [47]

Le verbe « aguantar » n’a pas ici (seulement) le sens de « résister », de faire face à des épreuves, mais aussi le sens familier d’« attendre » (cf. le dictionaire de la Real Academia : « Aguantar. intr.coloq. Esperar algo o a alguien por un breve espacio de tiempo. Obs : s usual en imperativo. »).

Cette injonction, le narrateur l’adresse à son père, mais il se l’adresse aussi à lui-même, car entre les murs de la prison ses paroles ne peuvent pas sortir matériellement : « Ici, tout rebondit, et je t’écris vers mon intérieur »[48]). Demander au père d’attendre, de l’attendre, est une façon de s’accrocher à la vie, une façon de se dire qu’on finira par sortir. Mais le texte, nous le savons, a été écrit plus d’une décennie après la libération de son auteur, lorsque son père n’est déjà plus vivant. Le texte pensé, transmis mentalement au père de son vivant, devient maintenant matière littéraire.

La littérature n’est pas ici reflet de la réalité ; elle n’est pas non plus compensation des frustrations du monde réel ; d’une façon plus essentielle, elle complète et enrichit le réel. Tel est le cas de ce mot entendu dans le rêve et oublié au réveil (p.117), mais dont l’existence et la puissance sont indiscutables : un mot qui, prononcé par le père[49], est un « Sésame ouvre-toi » dans la tête du prisonnier. Ce mot inattendu et entendu est une sorte de parole révélée ; c’est une prophétie dont l’annonce produit à la fois l’attente et son accomplissement, car c’est dans le mot –y compris dans le mot absent- que l’attente se dit.

Comme une réponse à ce mot soufflé par le père dans un rêve, à la fin de la deuxième partie le narrateur écrit une lettre à ce même père (décédé) ; dans cette lettre, il lui demande de ne pas ouvrir cette autre lettre, la lettre fatidique qui annonce la disparition de la famille dans les camps d’extermination, lettre dont le contenu a été différé tout au long de la deuxième partie. Ainsi, des lettres non écrites (dans la vie « réelle ») –celle de la famille polonaise, celle de Moïshe à son père- sont présentes dans la fiction ; elles remplacent une lettre écrite (dans la vie « réelle ») mais absente dans la fiction ; elles réparent une attente déchirée puis ravaudée non pas avec l’aiguille du père-tailleur mais avec la plume du fils-écrivain. Dans cet échange de lettres un glissement s’est produit, le destinataire a changé : maintenant le lecteur, devient le dépositaire de cette mémoire, s’insère dans la trame familiale et universelle de ces attentes.




[1] Il quitte le Parti en 1964 après son voyage à l’URSS.

[2] Parmi ces pièces de cette première époque citons El Gran Tuleque (1960), Las ranas (Les grenouilles, 1961) et Los caballos (Les chevaux, 1967).

[3] ALZUGARAT, Alfredo, Trincheras de papel. Dictadura y literatura carcelaria en Uruguay, Montevideo, Trilce, 2007, p.82.

[4] Ou du moins conçus en prison ; c’est le cas notamment de trois pièces de théâtre : El saco de Antonio (La veste d’Antoine), El hijo que espera (Le fils qui attend) et El combate del establo (Le combat de l’étable), ainsi que de quelques poèmes (Conversaciones con la alpargataConversations avec mon espadrille).

[5] Dans un entretien radiophonique lors de la sortie de l’ouvrage, Diego Barnabé lui demande : « Todo los hechos que están en el libro son verdad, Mauricio, ¿no? ». Et Rosencof de répondre : « Bueno: (…) es una obra de creación. Básicamente, te diría que sí, pero hay un margen de libertad creativa. Las cuestiones esenciales son verdad. Hay otras que son producto de la elaboración. Por ejemplo: toda la primera carta, hay cartas que llegan… esas cartas no son verdad. Pero de alguna manera son verdad porque yo las tengo dentro de mí y de alguna manera las escribo. » (Programme En perspectiva de Radio « El Espectador » de Montevideo, 8/6/2000; la version écrite de cet entretien est consultable à l’adresse suivante : http://espectador.com/text/clt06084.htm).

[6] Par exemple, WASEN, Marcos, « Regímenes ficcionales de Las cartas que no llegaron de Mauricio Rosencof » (http://ojs.gc.cuny.edu/index.php/lljournal/article/viewFile/64/133); ou LESPADA, Gustavo, « La palabra golpeada. Verdad, ficción y silencio en Las cartas que no llegaron, de Mauricio Rosencof » (Hermes criollo, n°6, août-novembre 2003, p.63).

[7] Les prénoms en yiddish du narrateur (Moishe) et de son frère (Leibu) ont été hispanisés en Uruguay (Mauricio et León respectivement), mais les parents continuent de les appeler par leurs prénoms d’origine.

[8] « La memoria es como un rescoldo que no se apaga jamás ». Le mot espagnol « rescoldo » n’a pas de traduction exacte en français ; il désigne les dernières braises qui restent sous la cendre. Rosencof joue explicitement ici avec le réseau connotatif tissé autour du mot (absent, mais implicite), « cendre », qui renvoie à la seule matière qui reste des hommes et des femmes gazés et incinérés dans les chambres à gaz.

[9] « Rester quelque part où l’on croit que quelqu’un doit venir ou l’on présume que quelque chose va arriver.

[10] On pourrait évoquer en guise d’exemple les célèbre « Décalogue du parfait écrivain de nouvelles » d’Horacio Quiroga (1927) et notamment son cinquième « commandement » : « No empieces a escribir sin saber desde la primera palabra adónde vas ». (« Ne commence pas à écrire sans savoir dès la première ligne où tu veux arriver »).

[11] « Une flèche qui, après avoir soigneusement visé, part de l’arc et touche directement sa cible ».

[12] « Cada uno de nosotros es cada uno y todos los demás. También Moishe. Moishe es él y todos los demás. (…) Moishe es también todos nosotros» (p.42).

[13] C’est une reconstitution a posteriori du regard de l’enfant, car même si l’expression est enfantine (utilisation d’un vocabulaire restreint, maladresses et répétitions, utilisation systématique du pronom de la première personne en position de sujet, constantes références à « mon papa » et « ma maman », etc.), ce narrateur sait beaucoup plus que l’enfant ne pouvait savoir à l’époque ; un exemple qui le montre est celui où le narrateur dit que « [les] lettres qu’attendait mon papa ne sont jamais arrivées » (p.15). G. Lespada parle d’une stratégie de « volver al niño » (« revenir à l’enfant »), qui place le lecteur « dentro del niño » « à l’intérieur de l’enfant ») (art. cit., p.63, en italiques dans l’article) et le fait partager ses expectatives.

[14] « El que no vino más fue el cartero. Bueno, venir, venía. Pero lo que yo quiero decir es que a casa no venía. Papá lo esperaba en el balcón. Mi papá cosía en la pieza, y a cada rato se iba para el balcón y miraba para afuera. Y cuando el cartero pasaba –el cartero pasaba pero no venía-, mi papá le preguntaba : ‘¿Y?’. Y el cartero ya sabía lo que le preguntaba y le decía: ‘Nada, don Isaac.’ Y no le daba nada » (pp.14-15).

[15] Comme l’hypothèse de la mort des proches dans le camp, jamais évoquée dans les conversations des parents (du moins dans celles rapportées dans le texte, celles auxquelles avait accès l’enfant). Cette mort est pourtant toujours là, comme une frontière, comme l’exact envers de l’attente.

[16] A propos du ce surnom, on peut remarque que « Sacucho » est composé à partir du nom « Saco » (veste) + le suffixe –ucho, qui a une valeur a priori péjorative (péjoratif diminutif). Ici, le suffixe indique peut-être que la veste (l’uniforme) était trop petite pour ce facteur ; le surnom n’est pas cependant blessant, c’est une sorte de péjoration humoristique et, en dernier lieu, affective. Cela est confirmé par le fait que Sacucho est un personnage récurent chez Rosencof, il est notamment un des deux protagonistes de la première pièce écrite par Rosencof après sa libération El regreso del Gran Tuleque.

[17] « El cartero tiene un traje como los motorman del tranvía, pero el Fito y yo no le tiramos piedras » (p.20).

[18] Pp.12, 14, 20, 26 et 56.

[19] Le petit Moishe ne les a jamais vus, puisqu’il est né en Uruguay.

[20] « mi mamá, en la caja de zapatos, tiene a las hermanas de ella, a la mámele, que es la mamá de ella » (p.25).

[21] « (…) y yo busco por el apellido, o por el aire, porque puedo comparar, foto con foto, [con] aquellas que mamá guardaba en la caja de zapatos » (p.106).

[22] Ce voyage en Pologne l’auteur l’a fait vers 1963-64, lorsqu’il avait été invité suite à la traduction de sa pièce « Las ranas » (« Les grenouilles »). Dans le récit, aucun élément ne permet de situer ce voyage avant ou après la prison.

[23] Tout ce qui renvoie aux Juifs a été anéanti ; quand le narrateur demande où se trouve le temple où allaient ses parents, on lui répond qu’il n’y en a pas, et que « à quoi bon une synagogue dans ce village s’il ne reste pas un seul juif » (p.104).

[24] « había un hombre rengo, hace tiempo, que cuidaba el cementerio, pero ya se fue, hace mucho que se fue, para Varsovia, dice, y dice que ahora tiene nombre polaco. » (p.104).

[25] Dans l’entretien de Diego Barnabé à M.Rosencof (cf. note 5), celui-ci renvoi à l’épisode réel, et il ajoute que les habitants du village : « Se acordaban de que el rengo se llamaba Rosenberg, que es el apellido materno de mi madre. »

[26] « ¿Por qué no tomás el té? ¿no ves que se enfría? » (p.29).

[27] « un lugar de tres por tres (…) donde introducían a veinte, treinta castigados, hasta que en días consumieran los restos de aire, famélicos, cagando todos ahí, sin agua, hasta el alivio final. » (p.107, nos italiques)

[28] “La agonía del último ruego”: remarquons que le terme “ruego » employé par Rosencof est polysémique, il peut être pris dans son sans religieux (« prière ») comme dans son sans plus habituel (supplique, demande).

[29] Un autre texte de Rosencof est hautement significatif à ce propos ; il s’agit de la pièce théâtrale El combate del establo où un homme est enfermé avec une vache (partiellement anthropomorphisée) qu’il doit traire quotidiennement ; métaphore de la prison, dans cet étable celui qui n’attend plus rien, qui a renoncé à tout espoir, est animalisé (il est devenu vache laitière) alors que le prisonnier qui conserve l’espoir reste humain, et finit par accéder à la liberté. Encore une fois, celui qui attend, ne désespère point.

[30] Le père est le seul à le voir, au point que les autres pensionnaires et le personnel soignant pensent qu’il est malade, qu’il délire, et « le conduisent chez le médecin » (141).

[31] « [El] silencio que sonaba como un clarín mudo » (p.128).

[32] « Mi papá le da copitas al cartero para que el cartero le traiga muchas cartas. Yo sé. » (p.20).

[33] « La damajuana de mi papá se quedó sin copitas » (p.20).

[34] « Y hoy aca, Viejo, recorriendo el mundo a tres pasos cortos media vuelta tres pasos cortos (…) ; mi mundo es este, de dos metros por uno, sin luz sin libro sin un rostro sin sol sin agua sin sin y te escribo » (p.72).

[35] Il était encore à l’époque membre du Parti Communiste, qu’il quittera bientôt pour adhérer au MLN-T.

[36] BABLET, Denis, Josef Svoboda, Lausanne, L’Age d’Homme, 2004, p.99 (1e. édition: 1970). Ouvrage partiellement consultable sur googlebooks.

[37] « [Mi] papá dijo: « Se terminó. Se terminó todo » (p. 47).

[38] « a las doce a la mesa y éramos tres la familia éramos tres tres tres en Polonia no había nadie tres León ya no estaba » (p.63)

[39] « te sigo escribiendo (…) ahora que estás por todas partes. » (p.95).

[40] Ahí estabas, sin asomar, sin ya esperar al cartero » (p. 66).

[41] « [El] ‘don Isaac’ te sorprendió sin expectativa, indiferente : miraste hacia el balcón, y por el espacio donde al balcón le faltaban los dos paletos, Sacucho, que era cartero y del barrio, te extendía un sobre y : ‘ Carta, don Isaac’. » (p.66).

[42] « llegaste harapiento, irreconocible, porque habías muerto en la guerra » (p.102, (nos italiques).

[43] « Dios mío, entre tanta gente, ¿dónde vamos a encontrar a mamá ? » (p.28).

[44] « [Todo] esto, papá, es para decirte que de acá, del nicho este, voy a salir en cualquier momento (…) para que me cuentes todo lo que me tenías que contar ; que tengo una lista así de preguntas » (p.86).

[45] «Acá los pensamientos rebotan. Las palabras pensadas rebotan. Porque pronunciar, lo que se dice pronunciar, no dejan. Ni el grito, nada. En este territorio reina el silencio (…) » (p .122)

[46] « Si ya no queda nada, uno debe gritar. » (p.31).

[47] « (…) te escribo para adentro, te conmino a que aguantes, vos que en materia de aguante me podés dar curso » (pp.124-6, Nos italiques).

[48] « Rebota todo, Viejo, y te escribo para adentro » (p.124).

[49] Dans une langue à la fois morte et prophétique: « En chaldéen, en araméen, dans une de ces langues du désert. » (p.117).

L’anniversaire de Lluisa Cunillé ou la représentation de l’attente

Para mí, este es el gran desafío de la actual escritura dramática: Cómo devolver al espectador su capacidad participativa en la construcción del sentido y qué estrategias dramatúrgicas habrá que experimentar para conseguirlo.
(Sanchis Sinisterra cité par Joya, 149)
[…] el problema hoy central en la actividad dramatúrgica es construir meticulosamente en el texto al receptor implícito, intentar configurar lo que se llama una estructura de efectos que vaya transformando a un hipotético espectador empírico o real en alguien capaz de articularse con los procesos de significación y de emoción que en el texto se vayan diseñando.
(Sanchis Sinisterra, 2002 : 251)

Voilà les termes dans lesquels José Sanchis Sinisterra définit la place et le rôle du récepteur dans cette esthétique théâtrale, cette manière d’écrire du théâtre, de penser le rapport scène-salle, qu’il a nommée « l’esthétique du translucide » ou encore esthétique de « la pénurie et de la pléthore » qu’informent au premier plan Beckett et Harold Pinter[1].

Il s’agit d’une esthétique qui joue avec les nerfs et les attentes du spectateur à la recherche d’un sens, du sens, et d’un spectacle théâtral ponctué par une fin claire, nette, sûre, définitive, dénouant la tension dramatique. Mais voilà un théâtre déstabilisateur qui déjoue toute attente, qui ironise sur tout horizon d’attente et surtout surjoue de cet élément de la tension dramatique qu’on nomme communément le suspens, pour mieux le déplacer de l’action vers le sens, sens-signification et sens-direction : sens en suspend, suspens du sens, girouette déréglée dans un ciel « translucide ».

C’est au sein de sa compagnie Teatro Fronterizo, créée en 1977, et de ses ateliers d’écriture dramatique de « El obrador » de la Salle Beckett de Barcelone, à partir de 1984, que, faisant œuvre de « maître » et créant ce qu’on a appelé aussi « l’école Sanchis Sinisterra », il initie à cette esthétique du « translucide » bon nombre des auteurs dramatiques espagnols actuellement les plus reconnus : de Paloma Pedrero à Itziar Pascual, de Gracia Morales à Pilar Campos, mais surtout les auteurs de « l’école catalane » comme Lluïsá Cunillé, Sergi Belbel, Beth Escudé ou Mercé Sarrias.

Les « stratégies dramaturgiques » et la « structure d’effets » dont parle José Sanchis Sinisterra visent à la mise en place d’un effet de feed-back, de rétro-alimentation, qui mette le récepteur en position de co-créateur du sens et de l’émotion en le plongeant dans la « translucidité » d’une opacité où toute utopie de la transparence –transparence du sens, du rapport aux autres, du rapport à soi– est évacuée, anéantie. Il ne reste plus au récepteur qu’à rester aux aguets, tous les sens en alerte, ouvert à tous les possibles sans pouvoir refermer le sens sur l’un d’eux. La translucidité sinistérienne repose ainsi, comme l’a très bien montré Elisa Franceschini dans sa thèse[2], sur l’indétermination, l’ambiguïté, l’ambivalence, la polyvalence, l’opacité, l’énigme, le brouillage, le flou, l‘imprécis, l’incomplet, le discontinu, le fractal et le fragmentaire, l’imprévisibilité et le revirement, l’ellipse et le silence. Autrement dit l’« esthétique du translucide » joue de tous les types de « stratégies dramaturgiques » et de « structures d’effets » qui puissent situer le récepteur dans une position déstabilisante, génératrice de doutes et d’incertitudes, aux prises avec des signes et des messages contradictoires, paradoxaux, fluctuants, jouant en permanence de l’implicite et du non dit et laissant de larges zones d’ombres. Zones d’ombres où ne peut que s’engouffrer le désespoir de celui pour qui le sens se dérobe sans cesse, malgré un fil d’Ariane d’indices multiples (visuels, dialogiques, narratifs, chronologiques, auditifs etc.). Ces indices sont cependant distillés perversement tantôt au compte gouttes, tantôt sur le mode de la sursaturation, toujours sur le mode néo-baroque de « l’annonce en trompe-l’œil et des fausses pistes » (Ryngaert et Sermon).

C’est bien sous le signe du « translucide » qu’il convient de situer le « drame relatif » ou « drame de la soustraction » de Lluïsa Cunillé, auteur depuis 1991, année de sa première pièce représentée à Barcelone, Rodeo, d’une cinquantaine de textes dramatiques, dont L’Anniversaire qui nous occupe ici[3].

Nous avons signalé combien l’esthétique sinisterienne du « translucide », qui informe l’œuvre théâtrale de Cunillé, est redevable de l’univers dramaturgique de Harold Pinter, auteur précisément d’une pièce de 1958 intitulée L’anniversaire (The birthday party), pièce en trois actes, par laquelle l’auteur anglais a introduit la formule de ce que l’on a appelé « le théâtre de la menace ». Coïncidence ? : les deux « Anniversaires » nous situent dans une ville au bord de la mer, petite ville dans le cas de Pinter, métropole dans le cas de Cunillé. Coïncidence ? : Dans les deux pièces on fête l’anniversaire du personnage masculin, Stanley dans la pièce anglaise, El dans la pièce catalane. Coïncidence ? : El gifle Amiga puis frappe violemment Ella ; Stanley « arrive devant la chaise où [Meg] est assise en frappant à toute violence sur le tambour, et son visage exprime la même fureur sauvage et possédée que les battements de tambour. » (Pinter, 41). Coïncidence ? : À l’acte III, Meg n’ose pas sortir, il y a une étrange « grosse voiture » qu’elle ressent comme menaçante ; dans la scène 5, Hija imagine une voiture piégée sur le point d’exploser.

La scène 6 semble issue de l’atmosphère d’une autre pièce de Pinter, Paysage (Lanscape), créée à la radio (BBC) en 1968, puis sur la scène de l’Aldwyck Theatre de Londres l’année suivante : on y retrouve le trajet en voiture jusqu’à la mer, la plage déserte, le chien, le couple, un vieillard au loin.

Au-delà de ces coïncidences anecdotiques, il semble clair que, l’univers de Pinter informe de manière plus large la pièce de Cunillé : tout en renforçant la dimension banale des personnages, du cadre spatial et des situations, la pièce catalane reste fidèle au modèle de ce « théâtre de la menace ».

Les personnages de Cunillé ont des noms génériques. Une indication approximative concernant leur âge vient compléter ce nom à la manière de Pinter, installant bien déjà au cœur de l’univers dramatique, dès la liste des personnages, la question du temps, du rapport au temps, du temps pour-la-mort qui n’est que cela, un compte à rebours : « en el nacer está el morir » rappelle une formule baroque de Calderón de la Barca.

L’Anniversaire, de Cunillé :
Ella (Unos cincuenta y cinco años)
El (Unos cuarenta años)
Hija (Unos treinta años)
Amiga (Unos cuarenta años)
L’anniversaire de Harold Pinter :
Peter Boles, plus de soixante ans
Meg Boles, sa femme, la soixantaine
Stanley Webber, près de quarante ans
Lulu, environ vinq-cinq ans
Seamus Mccann, trente ans.

Les dialogues de Cunillé enfin sont construits sur le même principe du décalage, du collage de monologues et de répliques inconnexes : les répliques font toujours un pas de côté. Les échanges ont pour sujet la casuistique des petites habitudes : par exemple, l’emploi du temps du samedi soir de Hija, véritable mesure du temps ou plutôt matière, pour Ella, la mère, à remplir la vacuité de son temps, comme dans le sketch de Pinter Voilà tout[4] où l’objet de préoccupation de Mme A est le jour où « l’autre », « elle », se rend régulièrement chez le boucher et vient prendre le thé chez elle. Dans les deux cas, une modification minime – le jeudi au lieu du mercredi pour mme A, le retard de Hija pour Ella – et tout se dérègle : les répliques tournent à vide obsessionnellement autour de cette entorse à la régularité de métronome de petites habitudes rassurantes. Les personnages sont occupés à attendre des événements qui se reproduisent jour après jour, selon le même ordre immuable.

La pièce de Lluïsa Cunillé a reçu le prix Born de Théâtre en 1999 et a été publiée en espagnol en 2000 dans la revue Primer acto, et, en catalan, la même année. Elle a été jouée pour la première fois en 2001 à Madrid (Salle Galileo) par la Compagnie Teatro de la Ribera.

L’Anniversaire met en scène un face à face de quatre personnages avec la liberté, leur liberté et surtout avec le temps : Elle (Ella), Lui (El), Amie (Amiga) et Fille (Hija). Les indices glanés au détour des échanges dialogiques nous apportent quelques informations sur la situation des personnages.

Ella, la cinquantaine, retraitée, a travaillé aux guichets du métro. Elle vit avec sa fille (Hija) qu’elle a élevée seule dans l’appartement d’un immeuble d’un quartier excentré – une banlieue ?– d’une grande ville. Elle est née dans ce quartier et y a toujours vécu. Il est minuit, elle est dans la rue et a oublié ses clés : elle attend le retour de sa fille.

Hija, fille de Ella, la trentaine, célibataire, vit avec sa mère. Elle travaille, rencontre ses collègues de travail. On la voit, solitaire, à la scène 2, dans une discothèque s’exerçant au chant au cours d’une séance de karaoké.

El, la trentaine également, a décidé de célébrer son anniversaire avec son amie (Amiga). Il a prévu de l’emmener à l’hôtel pour une nuit d’amour. Mais une dispute éclate, il la gifle et la laisse seule dans le bar où ils s’étaient donné rendez-vous.

Amiga, la trentaine également, apparaît à la scène 4, dans la solitude des toilettes du bar, face à son reflet dans le miroir, scène symétrique de la scène 2 où Hija évoque aussi son reflet dans le miroir d’autres toilettes, celles d’une discothèque : visages « placé[s] entre deux miroirs face à face » (Pirlot 2009, 94), démultipliés à l’infini, où l’autre n’est toujours que le même, et où le risque « de n’y voir personne, rien » ouvre l’espace du vide[5].

La pièce se compose de six scènes : scènes très brèves (des monologues) et scènes longues (des dialogues) alternent : scène 1 (dialogue El-Ella, 92 répliques), scène 2 (monologue bref de Hija), scène 3 (dialogue El-Ella, 231 répliques), Scène 4 (bref monologue de la Amiga, scène 5 (dialogue Ella-Hija, 184 répliques), scène 6 (El-Amiga, 154 répliques). Les scènes impaires nous situent dans un espace extérieur, dans ce qui semble être un quartier aux lisières de la ville : « Un solar vacío de una ciudad » (p. 46), indique la didascalie aperturale sans autre précision. La mer est proche, ce qui pourrait bien sûr nous inviter à penser à Barcelone. Les échanges dialogiques de El et Ella nous informent que le métro arrive jusque-là : c’est la dernière station de la ligne. L’information factuelle devient métaphore d’un espace situé aux limites de l’espace et du temps, c’est-à-dire d’un cul-de-sac existentiel : « El.- No sabía que el metro llegara tan lejos/Ella.- Este es el principio y el final de la línea. Ya no hay más paradas. » (p. 47).

Par touches, émergent les contours d’un espace désolé et d’une banalité sinistre : une station de métro, un bar vide, une banlieue-dortoir peuplée de voitures, un parking qui sert de marché le samedi et qui autrefois était un terrain vague occupé par des chiens errants, des immeubles identiques, des rues désertes. L’action a lieu un vendredi soir, soir de fête au loin : El et Ella contemplent les dernières lueurs des feux d’artifices.

Si les scènes impaires, 1, 3 et 5 nous situent dans cet espace extérieur, les scènes de monologues – scènes paires 2 et 4 –, nous situent dans des espaces fermés, lieux de diversion : une discothèque ou salle de karaoké (scène 2), un bar (scène 4). Mais ces lieux sont curieusement vides, désertés. Hija et Amiga y sont seules en compagnie, respectivement, d’un animateur et d’un barman hors-champ. La scène 6 déplace l’action vers une plage, évoquée d’ailleurs à la première scène. Les personnages sont face à la mer d’où émerge l’œil lumineux de la masse sombre d’un oléoduc, sorte de cyclope inquiétant. Ce sont des êtres ordinaires placés dans un cadre quotidien et banal. Dans les scènes 2 et 4, Cunillé procède à une réduction de la focale qui nous fait entrer dans l’intimité la plus impudique et sordide : les toilettes, les vomissements de hija. Ce cadre, on ne peut plus ordinaire, prend cependant des contours phantasmatiques, énigmatiques, d’une étrange étrangeté. Hija et Amiga sont des Cendrillon des temps modernes qui dialoguent avec une marraine issue directement du conte de fées, l’oléoduc est cyclope dans une mer transformée en eaux du Styx.

Dans L’Anniversaire, tout le monde attend quelqu’un. On pourrait même résumer l’action à cela : la vie des personnages n’est et n’a été qu’immobilité de l’attente : vie en suspens, en suspens dans le vide, en attente.

Ella attend Hija qui a les clés de l’appartement : les clés de sa vie au bout du compte. Hija attend minuit pour rentrer, telle une nouvelle Cendrillon installée dans l’attente du prince charmant. Amiga attend El dans le bar. El attend Amiga dans la rue. Ella attend les clés pendant que Hija attend le dernier métro. El attend que ella revienne du bar où il l’a envoyée en repérage. Ainsi prend forme un chassé-croisé d’attentes faites de l’incompréhension de la non-rencontre. Nous ne sommes pas loin de l’expression dramaturgique de ce que la clinique appelle une « relation blanche », c’est à dire : « une relation caractérisée par un certain vide de pensée, un certain désert intérieur perceptible, par exemple dans la difficulté à recourir aux mots pour qualifier et nommer les émotions » (Pirlot 2009, 72), une relation dans laquelle agit le plus souvent une pensée opératoire. Si nous nous déplaçons vers la trame des souvenirs évoqués : Amigo attendait Ella dans une voiture au pied du même immeuble qu’elle occupe aujourd’hui encore avec sa fille, pour l’emmener à la plage ; Hija attendait que Ella acceptât la compagnie et l’amour de ce prétendant ; Amigo de la mère de Ella attendait déjà que la mère…. On voit apparaître les fils d’une toile qui les enferme dans une position névrotique d’attente : des fils que le récepteur est invité à tirer pour dévider la névrose de destinée qui est au cœur de la non-action de l’action dramatique.

Au centre du dispositif scénique de l’attente et de l’espace scénique, Lluïsa Cunillé place Ella. Elle est le point fixe, immobile : elle attend sa fille, elle attend les clés, elle n’attend plus rien en réalité, ou peut-être juste cela, qu’il lui soit donné d’attendre encore longtemps sa fille, sa seule boussole existentielle. Elle ne bouge pas de l’espace central traversé par les trois autres personnages qui, eux, se déplacent. Mais au coeur même de ce dispositif scénique de l’attente, et en miroir, l’auteure installe le spectateur. Elle subvertit le rapport des deux temps, qui habituellement ne coïncident pas, en les faisant coïncider : le temps représenté, le temps dramatique, et le temps du spectateur, le temps réel de la représentation. Il est un peu plus de onze heures au début de la pièce. Il est minuit pile au début de la cinquième scène, minuit dix à la fin de cette même scène, et, dix minutes se sont écoulées entre la fin de cette scène et la fin de la sixième et dernière scène de la pièce. Le décompte des indices temporels distillés par les dialogues et les monologues donne donc un espace-temps représenté d’un peu plus d’une heure, ce qui coïncide avec le temps réel de la représentation.

Le spectateur est pris dans les multiples comptes à rebours enclenchés par les personnages : celui du retour de hija avant minuit (scène 1 et 3), celui du jeu de l’attente de l’explosion imminente de la voiture imaginaire (scène 5). Cunillé s’exerce ainsi à multiplier les jeux d’immersion du spectateur dans ces temps, à la fois minutés et imprécis, des multiples attentes, dans le temps de l’attente propre du compte à rebours : quelque chose est sur le point de se produire, doit se produire, dans cet univers de la banalité la plus plate, de la vacuité la plus exaspérante. Il ne peut que se produire quelque chose pour qu’il y ait vie, pour qu’il y ait théâtre. Le spectateur est d’abord aussi dans l’attente de cet événement théâtral. Par exemple, lorsque Hija imagine le jeu de la voiture piégée, le spectateur se prend au jeu du compte à rebours : va-t-elle exploser ? Ce n’est qu’un simulacre, qu’une mauvaise blague ? Peut-être, finalement, n’est pas un jeu et y-a-t-il bien une voiture piégée ? Peut-être hija passe-t-elle par la légèreté de cet artifice pour désamorcer la peur ? Sommes-nous donc dans le jeu, celui qui consiste à se sentir exister en se faisant peur avec les nouvelles de la presse, les faits divers, les images télévisuelles ? Ou sommes-nous dans la réalité de l’horreur surgissant au cœur du quotidien le plus banal ?

Et, finalement, si cette voiture explosait vraiment, cela remplirait ce temps vide… temps vide des personnages, temps vide de ce qui est donné à voir, temps vide du spectateur, assis dans son fauteuil à attendre que quelque chose se passe sur la scène. Nous ne sommes pas loin de Beckett par certains aspects, et, en renversant la célèbre formule par laquelle Clov, « le regard fixe et la voix blanche », ouvre Fin de partie, les spectateurs en sont à se dire « Commencé, s’est commencé, ça va commencer, ça va peut-être commencer ».

Le doute atteint de la même manière, à la scène 6, le jeu étrange qu’initient Amiga et El : est-ce le compte à rebours d’un suicide ou simplement la métaphore de la mort qui est au bout du chemin de chacun d’entre nous ? Le tragique de la mort vient-il de surgir au milieu de ce qui se présente comme un jeu d’amoureux, comme une déclaration d’amour ? En réalité, tout reste indécidable pour un spectateur obligé de dénouer les fils embrouillés des indices afin de cerner le sens de ce qui lui a été montré. Le spectateur est constamment désorienté, déplacé d’un axe vers l’autre, pour se retrouver au bout du compte au centre du dispositif. On l’invite à assister à une pièce qui se révèle n’avoir été qu’un trompe l’œil. Il est d’abord positionné en lieu et place des voisins du quartier, puis en lieu et place de la mer-mort dans la dernière scène. Il a assisté à des échanges policés. Il a pressenti des tensions, a perçu les lignes de fissures qui se glissaient entre la retenue extrême de ce qui est donné à voir (des échanges policés) et la violence de ce qui est raconté. C’est dans les interstices des récits et des micro-récits épars que s’infiltrent la violence des rapports, la violence des émotions, la vraie histoire de ces personnages. Le spectateur se trouve bien au centre de l’action dramatique lorsqu’il découvre, à la scène 6, la violence exercée par El contre Ella dans la scène 3. Et pourtant, le spectateur, installé en lieu et place des voisins, occupant des appartements avec vue plongeante sur la rue, sur le lieu du déchaînement de cette violence, n’a rien vu. La scène 3 n’a effectivement montré que ce que celui qui ne veut pas voir (en l’occurrence la figure du voisin) voit. Voilà exprimée par ce dispositif dramaturgique qui englobe le spectateur, une image forte de la passivité et du manque de solidarité dans notre monde actuel de l’hypermodernité, qui redouble la solitude de Ella et l’inconfort soudain du spectateur. Voilà épinglé le spectateur dans son activité perverse de voyeur en un jeu dramaturgique métathéâtral qui invite à une réflexion sur une société hypermoderne dominée par « la souveraineté du regard » et une certaine manière de « percevoir de loin dans un flot d’irréalité » (Enriquez 2004, 49) :

La société contemporaine qui a donné une telle place au spectacle (« la société du spectacle » est en marche, nous avait prévenus Guy Debord), au cinéma, à la télévision, n’a pu que favoriser le règne du regard. Le monde est fait, dans ces conditions, pour être vu, pour être à la pleine disposition de celui qui le regarde, et non pas pour être compris. Le sens s’efface d’autant plus que le regard s’affirme. La société du « regard » ne peut que renforcer la pente perverse des individus, qui soit veulent maîtriser le monde […], soit le percevoir de loin dans un flot d’irréalité (on ne sait plus ce qui appartient à la réalité ou au spectacle). Bien plus, une partie de la réalité (ainsi les massacres en Afrique) ne devient qu’un spectacle comme un autre, qui ne met en marche aucune émotion. » (Enriquez 2004, 49)

Tous les repères sont brouillés dans des jeux de superpositions, de surimpressions, de déplacements, et en particulier les frontières spatiales (les deux lavabos, l’angle mort imposé au spectateur) et plus encore temporelles : la mémoire défaillante de Ella qui superpose et confond son histoire en tant que mère de hija et son histoire en tant que fille de sa mère. Ce brouillage identitaire gomme ici la différence des générations bloquant toute évolution possible. Il affecte, par le dense réseau de signes et d’indices qui se répondent en écho, les trois personnages féminins : Ella, Amiga et Hija. Lluïsa Cunillé nous invite en permanence, dans une construction dramaturgique marquée du sceau de la « translucidité », à une double lecture : une lecture verticale sur l’axe paradigmatique des substitutions, des surimpressions, des superpositions, et une lecture horizontale sur l’axe syntagmatique des relations, des rencontres, doublée de la lecture synchronique qu’imposent les jeux des simultanéités des scènes 2, 3 et 4, et, diachronique que suggère la dramatisation de la névrose de destinée des personnages féminins. Nous avons affaire en réalité à une démultiplication en trois personnages féminins d’une une même figure centrale : « la femme qui attend » pour reprendre l’appellation métaphorique (« la Mujer que espera ») imaginée par Itziar Pascual dans Las voces de Penélope pour désigner l’un des personnages féminins, incarnation postmoderne de la Pénélope homérique. Sauf que là où Itziar Pascual offre une vision libératoire de cette figure, Lluïsa Cunillé met en place un dispositif névrotique dans lequel s’engluent les personnages. Ce dispositif de transmission d’une névrose de mère en fille est assez proche de celui que crée Pilar Campos dans sa pièce Selección natural où elle met en scène trois générations de femmes d’une même famille, femmes seules, ayant élevé seules leur fille. C’est le cas de Ella et de sa mère (seulement évoquée) dans la pièce de Lluisa Cunillé.

La didascalie initiale qui décrit Pénélope dans la pièce de Pascual précise : « su movimiento construye una arquitectura de esperas ». Elle est « la mujer en tránsito » donnant à entendre l’évolution et la métamorphose opérées dans ce temps intérieur de l’attente libératoire :

Penelope.- J’ai appris à attendre, mais pas comme ils le croient. L’attente est une forme de résistance. C’est un acte de réaffirmation. Dans ce que nous sommes, dans ce que nous sentons, dans ce que nous espérons. Le temps n’est pas un ennemi : c’est un compagnon de voyage.
[…] Et un jour, j’ai appris à attendre. À m’attendre moi-même. J’ai appris à regarder mon ombre se promener sur le rivage avec une tristesse bâtisseuse d’avenir. (Pascual, 90 et 92)

Rien de tout cela dans la pièce catalane où l’attente est le lieu de l’enlisement et non de l’émergence de soi, de l’identité véritable, comme dans Las voces de Penélope. Il se produit au contraire un processus de régression, une installation dans un attentisme qui est fuite devant la vie, qui est peur de l’autre et de l’autre qui est en soi, qui est désarroi devant « l’échec à savoir quoi faire avec sa vie », pour reprendre, parmi les nombreuses définitions qui sont proposées de la névrose, celle de Winnicott (cité par Ménéchal, 36), qui est « névrose du vide » (Cournut, 1991).

S’installe de la sorte un repli sécuritaire névrotique : Ella émaille d’ailleurs ses répliques d’avertissements sur les agressions possibles, sur les violences ordinaires et terroristes. Le jeu qu’introduit Hija, et dans lequel elle entraîne sa mère, est celui de la voiture piégée qui renvoie directement au syndrome de la menace terroriste. L’atmosphère tourne à la paranoïa et au repli.

Sous la forme policée des échanges se joue la souffrance de la solitude, du repli, du clivage, de la vacuité, de souvenirs qui enlisent, de la désintégration progressive du moi, du « désert intérieur » (Pirlot, 2009). Entre liberté de choix et obligation de choix, puisque vivre c’est d’abord choisir, les personnages de L’anniversaire s’immobilisent, se paralysent et paralysent l’autre dans un « tragique de la fuite-dans-l’attente », l’une des variantes du « tragique de l’attente » pour reprendre les termes par lequel Ion Omesco, dans Métamorphose de la tragédie, nomme l’une des modalités du « tragique du non choix », l’une des formes de la « tragédie du monstre absent »[6]. Ici ce « monstre absent » semble bien être, dans cet univers de femmes qui expulsent l’homme de leur monde, l’homme lui-même. Cet être étranger, étrange, qui soudain envahissait de manière inquiétante l’espace du quotidien le plus banal dans le « théâtre de la menace » initié par Harold Pinter, est ici, pour ces femmes, l’homme. Et, comme dans les pièces de Pinter, cet « étranger » qui fait soudain irruption, introduit l’ombre portée de la mort. N’est-ce pas l’angoisse de mort qui agit principalement sur le discours éclaté et obsessionnel de Ella? : Elle met entre elle et « le monstre absent-présent le discours (souvenirs, radotage, anecdotes, exercice littéraire) et le jeu » (Omesco 1978, 101). Le jeu – jeux de destruction – est bien la voie que prennent Hija et Amiga : jeu de la voiture piégée imaginée par Hija, jeux et rituels sado-masochistes imposées par Amiga.

Nous trouvons une autre des variantes du « tragique de l’attente » déterminées par Ion Omesco, le tragique de l’abandon dont l’une des formes est le suicide. Mais la fin de L’Anniversaire, tout en suggérant le suicide, reste indécidable sur ce point. En ce sens le modèle de Cunillé est bien Beckett qui installe ses personnages dans une agonie sans fin qui obture toute échappatoire suicidaire.

Le « tragique de la fuite-dans-l’attente » trouve son fondement dans la peur de l’autre et la peur de l’autre en soi, autrement dit dans la peur de la vie, le refus d’envisager l’amour : on pourrait dire, pour reprendre encore une analyse de Ion Omesco, que L’anniversaire, « construite autour [de la solitude] refuse d’envisager l’amour –cette heureuse rencontre des deux moitiés de sphères– en tant que situation fondamentale, et réduit sa place dans l’intrigue » (Omesco, 104). Ce refus de la vie s’exprime alors dans une pulsion de mort dramaturgiquement montrée sous les formes les plus variées. Ainsi le jeu imaginaire du compte à rebours de l’explosion de la voiture piégée introduit l’image de la dislocation du corps explosé. À la fin de la pièce, Amiga dénude et attache El en une sorte de rituel sado-masochiste. Il est empéché par Amiga, qui l’immobilise, de la toucher et donc de l’aimer. Amiga provoque le vomissement de El en lui introduisant les doigts dans la gorge, comme elle même s’est fait vomir devant le miroir des toilettes du bar : double image en miroir de El/Ella par ce même mouvement du vomissement, de l’expulsion. Le suicide est évoqué dans cette même scène 6. Tout au long de la pièce, ella, immobile au centre du dispositif scénique, s’installe dans une attente aux allures de « nirvana » –au sens psychique du terme– propre de certains de ces états de psychose schizo-paranoïde qui conduisent à un processus de désintégration du moi : mort d’abord d’une partie de soi à soi et au monde, puis état catatonique de la mort définitive de soi à soi et au monde. C’est bien cette pulsion de mort, cette force « obsédante » et « irrepréssible » qu’a décrite Freud qui est à l’œuvre ici comme force de retour à l’inorganique, à l’inanimé, et qui est au coeur de ce « tragique de l’attente ». La fin de la pièce nous transporte sur une plage, dans l’obscurité de la nuit. Amiga s’immobilise face à la mer sombre qui a déjà englouti un suicidé : une mer occupée par l’obscurité de la salle, espace des spectateurs. Les spectateurs sont à nouveau déplacés dans le dispositif spatial scénique virtuel et cette fois mis en lieu et place de la mer, espace de la mort, du retour à l’inorganique, au monde originaire.

La « fuite-dans-l’attente » est ainsi présentée comme régresion à ce monde de la mer-mère. C’est bien vers la mère que retourne toujours Hija. C’est bien à la mer que retourne Amiga, refusant la différence des sexes (images en miroir de El/Amiga). C’est bien au ventre de sa propre mère accouchant dans le métro pendant ce que l’on devine être la guerre civile que retourne ella à travers ses souvenirs. Le spectateur « immergé » dans cet espace de la mer-mère se voit soudain indiqué l’issue de secours : ce point lumineux au bout de l’oléoduc, tel un œil de cyclope qui vient se confondre avec cet autre point lumineux, propre de toute salle de théâtre, qui indique la sortie. Voilà assurément le specteur renvoyé à l’espace réel de la salle de théâtre pour mieux lui monter la voie – l’issue de secours – et l’inviter à abandonner une position voyeuriste d’attentisme pour accoucher à la vie.

Bibliographie

Cournut, Jean, 2002, L’ordinaire de la passion, Paris, PUF.

Cunillé, Luïsa, 2000, El aniversario, revue théâtrale Primer acto, Madrid, N°284, juillet-septembre 2000, p. 45-61.

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Enriquez, Eugène, 2004, « L’idéal type de l’individu hypermoderne : l’individu pervers ? », in Nicole Aubert (ss la dir.), L’individu hypermoderne, Ramponville Saint-Agne, Éd. Eres, « Sociologie clinique », p. 39-57.

Joya, Juan Manuel, 1999, « Treinta años de experimentación teatral », Nueva Revista de política, cultura y arte, 66, décembre 1999), p. 142-155.

Ménéchal, Jean, 1999, Qu’est-ce la névrose, Paris, Dunod, collection « Les topos ».

Pascual, Itziar, Las voces de Penélope, in Pascual, Itziar Las voces de penélope/Les voix de pénelope, et Morales, Gracia, Como si fuera esta noche/Bésame mucho, Toulouse, Presses universiatires du Mirail, collection « Nouvelles scènes hispaniques », 2004, p. 33-93.

Omesco, Ion, 1978, La métamorphose de la tragédie, Paris, Presses universitaires de France.

Pinter, Harold, 1968, L’anniversaire. Pièce en trois actes, traduite de l’anglais par Eric Kahane, Paris, éditions Gallimard.
—, 1979, Paysage, in No man’s land, suivi de Le monte-plats, Une petite douleur, Paysage et de Dix sketches, adaptation française d’Éric Kahane, Paris, Gallimard, collection « Du monde entier », p. 147-170.
—, 1979, Voilà tout, in Harold Pinter, No man’s land, suivi de Le monte-plats, Une petite douleur, Paysage et de Dix sketches, adaptation française d’Éric Kahane, Paris, Gallimard, collection « Du monde entier », p. 198-200.

Pirlot, Gérard, 2009, Désert intérieur. Le vide négatif dans la clinique contemporaine, le vide positif de « l’appareil d’âme, Erès, collection « Transition » dirigée par Jean Claude Rouchy.

Ryngaert, Jean-Pierre, et Julie Sermon, 2006, Le personnage théâtral contemporain : composition, recomposition, édtions théâtrales.

Sanchis Sinisterra, José, 2002, « Dramaturgia de la recepción », in La escena sin límites. Fragmentos de un discurso teatral, Ciudad Real, Ñaque, 2002, p. 249-254. Publié auparavant dans ADE Teatro, Madrid, n° 41-42, janvier 1995, p. 64-69.

 


[1] Voir à ce sujet la très récente thèse d’Elisa Franceschini : L’ « Esthétique du translucide » chez José Sanchis Sinisterra, sous la direction de Monique Martinez-Thomas, Université Toulouse-le Mirail, 24 septembre 2009, 651 pages.

[2] Nous reprenons ici quelques-uns des termes par lesquels Elisa Franchescini, ibid., tente de cerner cette « translucidité » de l’œuvre théâtrale de José Sanchis Sinisterra.

[3] Edition utilisée : Lluïsa Cunillé, El aniversario, revue théâtrale Primer acto, Madrid, N°284, juillet-septembre 2000, p. 45-61. Aniversari (version catalane), Tarragona, Arola editors, 2000.

[4] L’un des Dix sketches (1959-1969), in Harold Pinter, No man’s land, suivi de Le monte-plats, Une petite douleur, Paysage et de Dix sketches, p. 198-200.

[5] « Je suis encore obsédé par l’idée de regarder le miroir et de n’y voir personne, rien », A. Warhol, cité par (Pirlot 2009, 24).

[6] Les modalités du « tragique du non-choix » (l’une des modalités du « tragique de la volonté ») sont « le tragique du combat inutile » et le « tragique de l’attente » (Omesco 1978, 90-102). Emmanuelle Garnier, dans la monographie inédite de son dossier de HDR, intitulée Le tragique au féminin : les dramaturges femmes dans l’Espagne contemporaine offre de belles études de plusieurs pièces de cette auteure à la lumière des analyses de Ion Omesco. Nous reprenons ici une des pistes qu’elle a explorée. HDR soutenue le 27 novembre 2009, Université Toulouse-Le Mirail.

L’écriture de l’attente dans Luna de lobos (1985) de Julio Llamazares : Le corps à l’épreuve du temps

Le roman Luna de lobos raconte l’histoire de quatre soldats espagnols qui après la chute du front républicain des Asturies, à l’automne 1937, se replient dans les montagnes de la cordillère cantabrique, région dont ils sont originaires, pour «esperar el momento propicio para reagruparse y reemprender la lucha o para escapar a alguna de las zonas del país que aún permanecían bajo el control gubernamental[1]». Cependant, au fil des mois et des années, l’armée rebelle gagnant du terrain, les possibilités de fuite s’amenuisent et les frontières sont de plus en plus difficiles à franchir pour ceux qui choisissent de prendre le chemin de l’exil ; l’étau se resserre alors autour de ces hommes dont la tête est mise à prix et qui vont se retrouver prisonniers dans leur propre pays, sans pouvoir ni quitter ces montagnes qui sont devenues leur unique refuge ni rejoindre leurs familles dans les villages alentour où une mort certaine les attend. Cette situation, apparemment intenable, va durer pourtant de nombreuses années ; bien qu’ils soient accueillis par ces mots que prononce la sœur du narrateur «Vete, Ángel, vete. Te van a matar[2]», ces hommes vont demeurer là, cachés dans «las entrañas de los bosques[3]», et vont tenter de survivre, à l’écart du monde, dans un espace primitif et hors du temps humain, dans une attente qui semble sans issue alors que le franquisme s’installe, que les réseaux de résistance sont démantelés, les intermédiaires arrêtés et exécutés, et qu’il apparaît clairement que la victoire des Alliés en 1945 ne changera rien à leur sort.

Le roman Luna de Lobos est le récit de cette attente : elle apparaît d’abord comme la dernière forme de résistance que ces hommes peuvent opposer à l’acharnement des gardes civils qui, pendant toutes ces années, ne renoncent pas à les pourchasser et restent constamment à l’affût du moindre faux pas, de la moindre imprudence. Ainsi, comme le dit clairement Ángel, lors de la «disparition» de Juan : «lo único que podemos hacer […] es seguir aquí sentados esperando[4]», ou encore Ramiro, alors qu’ils sont encerclés par des gardes civils : «Sólo nos queda una opción [] Esperar[5]». De sorte que, s’il est vrai que Luna de lobos raconte le long combat mené par ces hommes et présente ainsi de nombreuses scènes d’action, d’affrontements, de courses dans les bois, de rencontres secrètes dans les villages de la vallée, de règlements de compte aussi, le roman s’attache également à décrire longuement d’autres moments de la vie de ces hommes qui, à chaque instant, doivent faire preuve de prudence, de patience et de retenue, c'est-à-dire, doivent manifester cette «facultad de saberse contener y de no proceder sin reflexión», qui correspond à une des acceptions que donne le DRAE pour le mot espagnol espera. Les quatre protagonistes de Luna de lobos passent, en effet, le plus clair de leur temps dans l’attente : que ce soit lorsqu’ils sont dans les montagnes et observent le moindre mouvement qui pourrait signaler une nouvelle initiative de la part des gardes civils, ou encore, lorsqu’ils descendent furtivement dans la vallée pour rendre visite à leur proches et doivent attendre le moment opportun pour s’approcher des maisons ou pour en repartir sans que l’on remarque leur présence. Aussi de nombreux passages sont-ils le récit de ces moments, de cette attente, pendant lesquels tous leurs sens restent en alerte alors que leurs corps s’efforcent de s’adapter à leurs conditions de vie. Ces scènes donnent alors lieu à une autre épique, «una  épica cotidiana y resistencial[6]» qui concerne tout autant leur entourage, car, malgré la terrible répression que les familles endurent, elles aussi, et tous ceux d’ailleurs qui leur apportent une aide de quelque nature que ce soit  –comme ce médecin condamné à deux ans de prison pour avoir extrait une balle à l’un d’entre eux– , beaucoup s’efforcent de les soutenir, n’oublient pas leur présence distante mais constante et ne renoncent pas, malgré toutes ces années, à attendre le retour d’un frère, d’un fils, d’un compagnon[7].

Je propose d’explorer ici l’écriture de cette attente, ce temps fait de silence et de solitude, de constante tension et d’attention, ce temps perçu avec une acuité d’autant plus aiguë que l’attente se prolonge et devient chaque fois plus difficile à supporter à mesure que le temps passe et qu’aucune perspective d’avenir ne se dessine, si ce n’est l’attente même, comme si elle était devenue un état, une normalité, une représentation leur humaine condition. Pour cela, j’étudierai d’une part de quelle manière ces hommes vivent cette attente, c'est-à-dire, comment ils font l’expérience d’un temps qu’ils ne maîtrisent pas, dont ils ne peuvent interrompre la durée et qu’ils sont condamnés à subir et, d’autre part, la manière dont l’attente inscrit dans leur corps les traces d’une résistance devenue, au fil des ans, primitive pulsion de survie face à l’inéluctabilité de la mort.

Tout au long du roman, dans les nombreux passages qui mettent en scène des situations d’attente, on remarque la présence d’un ensemble d’indices qui visent à figurer l’expérience du temps humain au sens où ils donnent la mesure du temps tel qu’il est vécu par les personnages. Ainsi dans le développement d’une scène qui raconte comment Ramiro et Ángel cachés dans un moulin près du village attendent le retour du meunier parti s’informer du sort de Juan, le frère de Ramiro, dont ils sont sans nouvelles depuis la veille, les heures que donne régulièrement l’horloge de l’église[8], dans le silence et l’obscurité qui les entourent,  indiquent l’intensité avec laquelle les personnages perçoivent cette «tensa espera[9]». L’attention que les personnages portent aux signes temporels dans ces moments-là et la précision avec laquelle ils perçoivent le temps qui passe mettent alors en évidence la tension à laquelle ils sont soumis et la souffrance qu’ils ressentent face à leur impuissance à agir. Ainsi trouve-t-on souvent dans ces passages de nombreux indices temporels qui précisent le moment, voire l’heure exacte où la scène a lieu et les diverses étapes de son déroulement ; lorsque Ángel attend dans le grenier le retour de son père  –celui-ci a été emmené par les gardes civils pour un nouvel interrogatoire, en guise de représailles ou comme moyen d’intimidation et de pression– , le texte indique par deux fois l’heure à laquelle Ángel, toujours sur ses gardes, entend un bruit suspect,  «Hacia las dos de la mañana […] las lejanas campanadas  de las dos», puis ensuite le temps écoulé avant qu’il ne se décide à sortir de sa cachette «Aún espero […] cerca de una hora», et enfin, après le retour du père, lorsque Ángel se glisse hors de la maison familiale, on peut lire : «el reloj de la torre de La Llánava desgrana cuatro lentas campanadas. Cuatro uvas de hierro dolorido que revientan en la noche derramando sobre mi corazón una sustancia fría, mineral y amarga[10]».

Aussi le temps, tel qu’il est présenté dans ce roman, apparaît-il comme une donnée de l’intériorité des personnages ; sa mesure et son intensité s’appréhendent de diverses manières. En premier lieu à l’image de ces heures que marque la cloche de l’église et que l’on compare à des grains de raisins métalliques et froids, le temps dans l’attente acquiert une épaisseur, une densité presque palpable, comme une matérialité, que suggèrent d’ailleurs d’autres représentations imagées, par exemple «espero unos segundos a que el silencio se hinche como una nube[11]» ou encore «nos tumbamos otra vez a ver pasar el tiempo»[12] . D’autres fois, comme ces mêmes heures qui lentement s’égrènent / s’égrainent et dont le son se répand dans l’espace et dans le silence de la nuit, le temps semble se dilater, se décomposer ; il est saisi comme une durée que les personnages mesurent en longues et interminables secondes, minutes, heures :

«Pero pasan los segundos, lentos, interminables[13]», «Y, al fin, tras larguísimos minutos de ansiedad y de espera[14]», «durante las larguísimas horas muertas[15]». Ailleurs, l’écriture réitérative suggère le lent écoulement du temps dans l’attente et l’angoisse qui envahit le personnage ; ainsi lorsque Ángel, mis au courant de l’agonie du père, guette un signe du haut de la montagne «Durante todo el día, he vigilado la ventana de mi casa esperando esa señal […] Durante todo el día, agazapado como un topo en la boca de la cueva […] Durante todo el día, he vigilado en vano[16]» ou encore, lorsqu’il attend son beau-frère qui vient lui apporter des nouvelles «Le esperé casi una hora escondido entre estas tapias […] Le esperé hundido en la penumbra de un rincón, escuchando en tensión los sonidos del monte[17]». Si bien que parfois il arrive que les protagonistes fassent l’expérience d’un temps qui ne passe pas, ne s’écoule pas, semble immobile, un peu comme l’image de ce saut dans le vide grâce auquel Ángel, perdu dans un brouillard noir et froid, échappe une fois de plus à une embuscade : «El salto ha sido eterno, interminable. El tiempo se ha detenido, indefinidamente en mi corazón[18]».

Il apparaît alors que, dans Luna de lobos, l’attente n’est pas, comme on le dit parfois dans le langage courant, un temps vide, un temps pendant lequel rien ne se passe. Tout au contraire, l’attente est vécue plutôt comme un «trop plein» de temps, comme un excès de temps dont les personnages ne savent plus que faire si ce n’est tenter de le structurer en le mesurant de quelque manière que ce soit. En effet, au fil du temps qui passe, l’attente n’est plus un temps tourné vers un a-venir, vers un avènement qui en marquerait l’achèvement, c'est-à-dire la fin de l’exil[19]; et le texte montre alors de quelle manière l’attente devient peu à peu la matière et la forme même de leur vie. L’attente est ainsi perçue comme une longue succession de jours et de nuits : «Como tantas y tantas noches», «Y, así, uno, y otro, y otro día», «[…] y el silencio que cae de nuevo sobre mí. Otra vez. Una vez más», «Anochece. / Un día más se diluye como cierzo en el confín azul de las montañas. /  Un día más huyendo de mí mismo sin descanso ni esperanza[20].». Elle est aussi appréhendée comme une somme, le nombre croissant des années qui passent dans un incessant recomptage. D’abord, en 1937[21], lors du voyage de retour, le texte mentionne plusieurs fois le temps de la séparation : «en busca de la tierra que hace un año abandonamos[22]» et, à ce moment du récit, souligne l’espoir qui anime ces hommes[23] malgré la présence de signes funestes qui laissent présager un retour impossible[24]. Par la suite, dans la seconde partie, le nombre des années passées dans la montagne est associé au verbe «aguantar», notamment dans ce passage : «Hemos aguantado aquí ya dos años. Los peores. Esto no va durar siempre», dit Gildo, alors que pour Ángel, cette durée est déjà insupportable : «Yo soy el que no aguanta ya más [25]»  –il «tiendra» pourtant encore pendant plusieurs années et sera le seul survivant de cette immense chasse à l’homme. Puis, dans la troisième partie, on trouve encore la mention régulière du nombre d’années qui se sont écoulées : ainsi quand Ramiro rappelle à Don Manuel, le curé du village, son rôle dans la «disparition» de son jeune frère, Juan, blessé au cours d’une embuscade : «¿Recuerda usted una noche, hace ahora seis años, en que un hombre llamó a su puerta pidiendo ayuda?[26]», ou lors de cette évocation de la vie dans la vallée qui laisse apparaître l’ampleur de la souffrance partagée : «Son ya seis años los que llevan así, viviendo en silencio, aterrados, en la indecisión de la pena que les mueve a ayudarnos y el miedo, mayor cada vez, a las represalias.[27]» Enfin, dans la dernière partie du roman, qui se situe en 1946, le texte insiste sur les dix années de séparation et d’exil symbolisées par la vieille porte de la maison familiale que Ángel n’a pas franchie depuis qu’il est parti de chez lui, le même nombre d’années qui l’éloignent de cette scène du temps jadis, du temps des amours perdues : «hace ahora ya diez años bailaba en este mismo prado abrazando su cintura[28]». Aussi le roman Luna de lobos met-il en évidence dans le même mouvement le sentiment de perte irrémédiable[29] et le pouvoir destructeur du temps que l’on peut lire, par exemple, dans l’expression «la voracidad del tiempo[30]». 

Cette douloureuse perception du temps qui passe est suggérée, en outre, par les nombreux signes d’une nature sans cesse en mouvement, que ce soit dans l’alternance incessante du jour et de la nuit ou encore dans le rythme régulier des mois, des saisons, autrement dit, dans l’ordre naturel du monde. Le texte s’attarde en effet à décrire des moments particuliers de la journée, l’arrivée du jour ou la tombée de la nuit, et insiste sur les gradations de couleurs et les subtils jeux de lumière[31]. Certains passages figurent alors la fragilité de l’instant présent et la fugacité du temps qui passe dans une écriture lyrique propre à exprimer, bien souvent, la souffrance et l’angoisse de la mort que ressentent ces personnages. Ces sentiments sont ainsi lisibles dans un coucher de soleil aux couleurs sanglantes, dans les lambeaux d’un ciel qui se déchire, ou encore, dans l’immensité et la froidure d’une nuit obscure qui se referme sur eux comme un piège[32]. Par ailleurs, dans chaque partie qui compose le roman, la fréquente mention du mouvement incessant de la nature et du cycle régulier des mois et des saisons, loin de signifier le renouveau ou un éternel recommencement, vise plutôt à rappeler l’arrivée prochaine et inéluctable de l’hiver, période de l’année particulièrement redoutée qui oblige ces hommes à redoubler d‘efforts pour survivre, se protéger du froid, se déplacer, trouver de la nourriture. Aussi la construction de chacune des quatre parties suggère-elle le sentiment d’un enfermement dans un temps circulaire qui condamne ces hommes à une souffrance sans fin[33]. En outre, ce mouvement est perceptible si l’on considère le texte dans son ensemble ; le roman s’ouvre, en effet, avec l’annonce de l’arrivée imminente de l’hiver, en 1937 : «Al atardecer, cantó el urogallo en los hayedos cercanos. El cierzo se detuvo repentinamente, se enredó entre las ramas doloridas de los árboles y desgajó de cuajo las últimas hojas del otoño. Entonces fue cuando, por fin, cesó la lluvia negra que, desde hacía varios días, azotaba con violencia las montañas[34]», et se clôt alors que l’hiver, celui de 1946 cette fois, est là et recouvre tout l’espace du vivant : «Sólo hay ya nieve dentro y fuera de mis ojos[35]». Autrement dit, tout se passe comme si le roman, dans son déroulement était le récit de la lente, progressive et inexorable arrivée de l’hiver. Alors, la souffrance des corps et la violence de l’arrachement contenues dans ce passage inaugural pourrait figurer le destin tragique de ces hommes, comme le signifie aussi la toute première réplique du texte : «Bueno parece que esto se acaba[36]», ou encore, la brève description du premier personnage : «Su silueta se recorta en la abertura de la puerta como el perfil de un animal inmóvil, quizás muerto[37]». Leur destin s’accomplit, en effet, au fil des années qui passent avec la mort des trois compagnons de Ángel, le narrateur : celle de Juan, le frère cadet de Ramiro, «disparu» en 1937 alors qu’il était descendu au village pour rendre visite à sa mère et ramener des vivres et des couvertures ; celle de Gildo en 1939, abattu dans une embuscade alors qu’il tentait de récupérer l’argent d’une rançon qui les aurait aidés à franchir la frontière ; puis en 1943, celle de Ramiro, acculé au suicide après que les gardes civils aient mis le feu à l’étable dans laquelle il s’était réfugié avec sa compagne, Tina. Point d’aboutissement des quatre parties, mise en relief par l’interruption du récit et la rupture temporelle qui suit chacune d’entre elles, c’est donc vers la mort  –qu’elle soit réelle ou symbolique– que tend l’attente de ces personnages, comme seul dénouement possible. Le texte raconte alors de quelle manière ces derniers tentent de déjouer sa présence constante et montre la capacité du corps à résister à sa pression et à supporter le temps de l’attente.

En effet, bien que le texte insiste peu sur leur aspect physique –à peine sait-on que Ramiro a perdu un bras, que Juan est tout juste sorti de l’adolescence, que Gildo est de forte corpulence[38]–, le corps des personnages est très présent dans Luna de Lobos. Le texte s’attache, en premier lieu, à le décrire dans la relation au monde qui l’entoure, un environnement hostile et dangereux auquel les personnages tentent de s’adapter jusqu’à toucher les limites de l’humanité / l’inhumanité. En particulier Luna de lobos met sans cesse en avant l’aptitude à percevoir le monde dont le corps fait preuve et l’attention extrême avec laquelle il est à l’affût du moindre signe qui pourrait révéler la présence d’un danger. Contraints de se cacher le jour, ou tout au moins de rester confinés dans les bois, ou près des grottes qui leur servent de refuge, les protagonistes restent en observation tout au long de la journée et ne peuvent se déplacer que la nuit ; ils développent par conséquent une grande acuité sensorielle : ils sont capables de distinguer, au loin, le mouvement des camionnettes des gardes civils et leurs silhouettes qui s’affairent, d’entendre dans la montagne le hurlement d’un chien blessé que ses maîtres ont abandonné ou de sentir, en plein forêt, une odeur de fumée suspecte. En particulier lors des nombreuses scènes qui se passent à la nuit tombée ou dans l’obscurité d’un espace fermé, il arrive que l’odorat et l’ouïe suppléent aux limitations de la vue[39] et dans ces cas, le texte peut recourir à la figure de la synesthésie pour signifier l’intensité des sensations et souligner de cette manière la concentration des corps immobiles et silencieux[40]. Cette acuité sensorielle a été souvent considérée comme le signe patent du primitivisme et de l’instinct animal que ces hommes ont fini par développer au contact de la nature et aussi en raison de la traque dont ils sont victimes ; ils sont, en effet, poursuivis sans répit et tués comme des animaux lors d’une partie de chasse[41]. Ainsi la mort ignominieuse de Ramiro dont le corps est ramené au village comme un trophée[42] rappelle le récit de cette chasse au loup que fait le même personnage, tel un mauvais présage : il explique avoir vu autrefois, lorsqu’il était enfant, comment on piégeait l’animal en l’acculant dans une fosse appelée «chorco[43]» avant de l’exhiber devant les villageois.

Outre le processus d’animalisation auquel le corps de ces hommes est soumis[44] et que l‘on perçoit dans les nombreuses comparaisons avec certains animaux dont ils auraient acquis les qualités physiques et sensorielles –par exemple la sensibilité auditive du lièvre–, le texte décrit aussi la manière dont s’opère ce phénomène que certains critiques qualifient de «fusion» avec le règne animal[45] ou encore de «symbiose» avec la nature[46]. A certains moments, et tout particulièrement dans des situations d’attente, ces hommes peuvent en effet apparaître comme dotés d’un certain pouvoir mimétique et se fondre avec la nature, notamment avec sa végétation ; aussi le corps d’un personnage est-il comparé à un arbre[47], une voix est qualifiée de «gemido vegetal[48]» et il arrive qu’un corps se plaque contre un arbre «como si fuera musgo[49]». Le texte semble alors insister sur un processus qui affecte la nature de ces corps, comme s’ils étaient soumis à une métamorphose qui associe l’humain à l’animal et au végétal.

Il semble, en effet, que le corps des personnages tende à se rapprocher physiquement de cette nature et en particulier de cette terre bien souvent ambivalente[50] : à la fois protectrice dans la mesure où les protagonistes trouvent un refuge dans ses entrailles, mais aussi dure et implacable, soumise à l’ordre immuable de la nature[51]. Le texte montre alors comment le corps est soumis à rude épreuve notamment lorsqu’il doit rester enfoui dans un fossé, immobile sous les branches et les feuilles mortes, ou dans les ronces, malgré le froid et la neige, pendant toute une journée, en attendant que le soir tombe pour pouvoir sortir sans être vu, ou encore lorsqu’il doit s’aplatir contre un rocher[52] pour tenter de passer inaperçu. Certaines parties du corps sont particulièrement exposées : les yeux que la lumière du jour agresse quand les hommes sont restés longtemps dans l’obscurité[53], le visage qu’une eau fraîche traverse comme un coup de couteau[54], et surtout les mains et les pieds qu’ils doivent protéger du froid qui paralyse et de certaines blessures aussi ; la profonde entaille que Ramiro s‘est faite au pied l’oblige à descendre dans la vallée où il meurt encerclé par les gardes civils. D’ailleurs, à  la fin du roman, le texte insiste sur ces parties du corps de Angel, et notamment la description de ses pieds, «dos bolsas blancas, sin uñas, desmesuradas»[55], synecdoque d’un corps souffrant, représente alors l’image même de la douleur et de l’inhumanité de sa condition. On peut y voir également la métamorphose subie par un corps devenu difforme et quasiment monstrueux.

Dans ce roman le corps apparaît ainsi mis à mal par une nature qui semble animée d’une volonté maligne et destructrice à l’image de cette aubépine qui «se agarra con rabia a mi ropa arañándome los brazos y la cara[56] », ou encore de ces « matojos agarrándose a nuestros pies como garras de animales enterrados en el barro[57]», comme si la nature agressait le corps de l’homme et tentait de l’engloutir dans son propre corps, dans sa propre matière. Ainsi lorsque Ángel se cache dans la fosse creusée près de la bergerie, espace dans lequel il passe plus d’un mois, ne sortant que la nuit et reprenant sa place dès l’aube,  le texte dit : «Ha llegado la hora del reencuentro con ese hálito de magmas, de líquenes podridos, que impregna las entrañas de la tierra y el corazón de quien las viola y las habita[58]», mettant ainsi en évidence à la fois l’intimité du contact avec le corps de la terre et l’impossible «fusion» avec elle. Ce retour du corps de l’homme vers la terre ne peut conduire, en effet, qu’à la destruction, à l’anéantissement de l’humain comme cela se produit à d’autres moments du récit ; par exemple, lorsque la neige recouvre dans une lumière uniforme et infinie tout à la fois le corps de Ángel –«como un animal muerto[59]»– et l’espace naturel environnant si bien que nul ne peut plus distinguer le corps de l’homme étendu dans la neige, comme s’il avait été englouti ou effacé et n’avait plus d’existence. Bien que ce sentiment d’anéantissement s’accentue dans la dernière partie du texte, quand Ángel survit seul dans la solitude et le silence de la nature, il est également ressenti par ses compagnons pendant les longs moments que ces derniers passent à attendre, dans un espace confiné, que ce soit le fond d’une mine abandonnée, une grotte, un ravin, là où ils ont pu trouver provisoirement refuge. Dans ces espaces engloutis, creusés dans la terre, règnent le silence et l’obscurité et le corps est souvent contraint à une longue immobilité ; ces conditions extrêmes entraînent alors chez ces hommes une perte de conscience du réel. Ainsi, au début du roman, dans la nuit de la mine abandonnée au fond de laquelle les protagonistes doivent passer plusieurs jours, outre l’intuition qu’ils ont de la présence constante de la mort, s’ajoute l’impression angoissante que le monde extérieur n’est plus que du néant[60], comme si l’espace et le temps étaient abolis. Mais cette absence au monde devient aussi, peu à peu, une absence à soi et à sa propre humanité ; en effet, dans le silence éternel de cet espace infini que matérialise la nuit de la mine au moment où elle «lo envuelve todo, permanente e indefinidamente, empapando la tierra y el cielo, anegando el corazón y el tiempo y la memoria[61]», toute conscience humaine se trouve alors anéantie, toute mémoire abolie.

On peut reconnaître ainsi dans ce passage le même mouvement qui conduit Angel vers la mort. D’une part, il est littéralement enterré vivant dans sa propre maison, sa maison familiale, ce lieu des origines où, seul et complètement désespéré, il se réfugie pour affronter l’arrivée de l’hiver. Il survit alors dans un espace qu’il compare à un cercueil de terre[62] et dans lequel il a l’impression que «la inmovilidad y el silencio […] han pasado a formar parte sustantiva de mi propia identidad[63]». Ángel survit ainsi dans un entre-deux ; il sort chaque nuit quelques heures de son trou, mais surtout, il est maintenu le plus souvent possible dans cet espace si réduit que seul le contact avec la terre lui permet de percevoir les contours ce corps devenu pour lui totalement invisible ; un espace dans lequel, contraint de retenir sa respiration et de rester complètement immobile au moindre bruit suspect, il finit par perdre, bien souvent lui aussi, la notion du monde extérieur et du temps qui passe ; il a ainsi l’impression d’être beaucoup plus près des morts que des vivants, ces morts dont il acquiert, d‘ailleurs, la pâleur extrême. Alors, malgré la toute relative sécurité dans laquelle il se trouve, car les gardes civils ne manquent pas de venir fouiller régulièrement toute la maison et ne cessent de maltraiter sa sœur et son beau-frère, la capacité de résistance de Ángel semble trouver là une limite qui est aussi celle de son humanité. Et l‘attente prend fin au moment où il comprend qu’il n’y a pas de retour possible[64], c'est-à-dire, lorsque sa sœur Juana, dans un mouvement de désespoir, lui répète la même prière qu’elle lui avait adressée neuf ans auparavant «Tienes que marcharte Ángel […] Tienes que marchar de aquí[65]», autrement dit, au moment où elle lui signifie à nouveau son expulsion définitive[66]. Ángel prend conscience alors du fait que plus rien ne le lie à cette terre maudite qui ne cesse de le rejeter, et que personne n’attend plus son retour. Il décide alors de partir et de tenter le chemin de l’exil en passant clandestinement la frontière au terme d’un long voyage qu’il accomplit seul et sans jamais se retourner, au cœur de la nuit, dans le silence de la montagne[67].

L’attente prend donc fin pour Ángel au moment précis où elle se vide complètement de toute espérance, autrement dit, lorsque le verbe espagnol esperar ne signifie plus «espérer» mais seulement «attendre», au moment où sa foi et son espérance laissent la place au seul instinct de survie. Aussi pourrait-on avancer que bien qu’ayant atteint les limites de sa capacité de résistance, pour ce qui concerne Ángel, ce n’est pas exactement le corps qui ne «tient plus», au bout de toutes ces années d’attente, mais bien le cœur, qui était déjà bien profondément atteint par les paroles de son beau-frère quand celui-ci lui avait dit, à la mort du père : «Juana me tiene a mí […] A ti no te queda nadie[68]» ; en effet, l’expression «corazón helado» apparaît alors dans le texte[69] et il conviendrait de l’associer à Antonio Machado, un autre exilé, un autre blessé à mort.

Bibliographie critique

Jean Alsina, «Lecture de la trace, lecture de l’héritage (Beatus ille, Luna de lobos, Soldados de Salamina)», in Danielle Corrado, Viviane Alary (Ed.), La Guerre en héritage. Entre mémoire et oubli (de 1975 à nos jours), P. U. Blaise-Pascal, 2007, p. 601-613.

Catherine Orsini-Saillet, «En torno a una poética de la frontera: Luna de lobos de Julio Llamazares», in El universo de Julio Llamazares, Universidad de Neuchâtel, Cuadernos de Narrativa, n° 3, diciembre 1998, p. 87-103.  

Ana Rodríguez Fischer, «Épica, lírica y tragedia en la memoria histórica de J. Llamazares, A. Muñoz Molina, J. Ferrero y P. Zarraluki», in Danielle Corrado, Viviane Alary (Ed.), La Guerre en héritage. Entre mémoire et oubli (de 1975 à nos jours), P. U. Blaise-Pascal, 2007, p. 447-462.

Maria Antonia Suárez Rodríguez, La mirada y la memoria de Julio Llamazares: Paisajes percibidos, paisajes vividos, paisajes borrados (memoria de una destrucción y destrucción de una memoria), Universidad de León, 2004.

Enrique Turpin «El sol de los muertos. Una aproximación crítica a Luna de lobos de Julio Llamazares», in El universo de Julio Llamazares,Universidad de Neuchâtel, Cuadernos de Narrativa, n° 3, diciembre 1998, p. 106-117.

Marie-Claire Zimmermann, Postface in Julio Llamazares La lenteur des bœufs. Mémoire de la neige, Eglise-Neuve d’Issac, Fédérop, 1995, Edition Bilingue, poèmes traduits par Bernard Lesfargues.



 


[1] Julio Llamazares Luna de lobos, Barcelona, Seix Barral, 1985, p. 7. Il s’agit d’un passage de l’épigraphe.

[2] Ibidem, p. 20.

[3] Op. cit., p. 135.

[4] Op. cit., p. 45.

[5] Op. cit., p. 104-105.

[6] Ana Rodríguez Fischer, «Épica, lírica y tragedia en la memoria histórica de J. Llamazares, A. Muñoz Molina, J. Ferrero y P. Zarraluki», in Danielle Corrado, Viviane Alary (Ed.), La Guerre en héritage. Entre mémoire et oubli (de 1975 à nos jours), P. U. Blaise-Pascal, 2007, p. 452.

[7] «Ella nos mira [il s’agit de la mère de Ramiro] desde el fondo de unos ojos encendidos por la espera como queriendo constatar una vez más el milagro de que aún estemos vivos. De que no somos fantasmas que surgimos de tarde en tarde entre las sombras de la hornera para seguir alimentando su esperanza.», op. cit., p. 89.

[8] La présence de ce son est constante. On trouve dans un autre passage : «Me despiertan las campanadas de la iglesia, lentas, monótonas, lejanas», op. cit., p. 58.

[9] Op. cit., p. 47.

[10] Op. cit., p. 24-26.

[11] Op. cit., p. 63.

[12] Op. cit., p. 28. A propos du second vers du recueil poétique La lentitud de los bueyes (1979) : «Todo es tan lento como el pasar de un buey sobre la nieve», Marie-Claire Zimmermann écrit : «L’image pesante du boeuf sur la neige […] institue la temporalité ; elle crée aussi le rythme de l’écriture», in Julio Llamazares, La lenteur des bœufs. Mémoire de la neige, Eglise-Neuve d’Issac, Fédérop, 1995, Edition Bilingue, Poèmes traduits par Bernard Lesfargues, p. 125.

[13] Op. cit., p. 121. Et aussi p. 38, 49.

[14] Op. cit., p. 148.

[15] Op. cit., p. 76. Et aussi : «En el profundo tedio en que Ramiro y yo quedamos cuando se va el verano […] Sin nada que decirnos, sin nada ya que hacer sino contar las horas por el lejano silbido de los trenes», op. cit., p. 113.

[16] Op. cit., p. 132.

[17] Op. cit., p. 131.

[18] Op. cit., p. 141.

[19] Plus précisément il s’agit d’un exil intérieur. Voir Catherine Orsini-Saillet, «En torno a una poética de la frontera: Luna de lobos de Julio Llamazares», in El universo de Julio Llamazares, Universidad de Neuchâtel, Cuadernos de Narrativa, n°3, diciembre 1998, p. 90 et p. 93.

[20] Op. cit., p. 75, 113, 148, 144, respectivement.

[21] Le roman se compose de quatre parties dont les titres sont : «1937», «1939», «1943», «1946».

[22] Op. cit., p. 18, et aussi p. 25.

[23] Il est perceptible dans une lumière allumée qu’ils aperçoivent au fond d’une vallée, le doux murmure d’un ruisseau naissant, ou encore dans les détails du paysage familier enfin retrouvé.

[24] Ainsi le jaune du foulard de Juana que Ángel voit au loin est d’un éclat qui déchire la lumière du matin, les orties noires qu’il écrase dans la nuit, alors qu’il tente de s’approcher de la maison familiale, saignent sous ses pieds et la terre qui pénètre dans sa bouche au moment où, après avoir entendu un bruit suspect, il s’aplatit au sol, a un goût amargo, mot qui a la même origine latine que amarillo (amarillo. a, del b. lat. amar?llus, de am?rus, amargo), op.cit., p. 22 . Cette couleur jaune est d’ailleurs très présente dans l’oeuvre de Julio Llamazares ; on pense au roman La lluvia amarilla (1988) et dans le recueil de poèmes Memoria de la nieve (1982), on peut lire : «¡Dolor del amarillo!», in Julio Llamazares, La lenteur des bœufs. Mémoire de la neige, op., cit. p. 64, ou encore ce vers : «Aquí, la muerte es amarilla como el sabor del pan», ididem, p. 92.

[25] Op . cit., p. 76-77. D’ailleurs le verbe «aguantar» est souvent associé à une situation d’attente, ainsi «y aquí aguantó durante nueve días», op . cit., p. 30. 

[26] Op. cit., p. 93. Don Manuel avait livré le jeune homme aux gardes civils et nul n’avait su depuis ce qu’il était devenu.

[27] Op. cit., p. 96.

[28] Op. cit., p. 130. Il s’agit de Martina, la jeune femme que Ángel avait connue dans le village où il avait exercé comme instituteur jusqu’en juillet 1936.

[29] Les critiques ont souvent étudié le sentiment de dépossession qu’éprouvent les personnages de Llamazares. Voir notamment Maria Antonia Suárez Rodríguez, La mirada y la memoria de Julio Llamazares: Paisajes percibidos, paisajes vividos, paisajes borrados (memoria de una destrucción y destrucción de una memoria), Universidad de León, 2004 .

[30] Op. cit., p. 34.  Dans le récit de voyage Tras os montes, on peut lire : «el tiempo todo lo arruina, incluidos las personas y sus sueños,»  Julio Llamazares, Tras os montes, Madrid, Santillana, 2002 (1ère ed : 1998), p. 265.

[31] Par exemple une longue scène détaille le lever du jour et les variations constantes de la lumière, op. cit., p. 33-36. 

[32] Op. cit., p. 60, 69, 76, puis p. 72 et p. 112. D’ailleurs la nature est souvent perçue comme un corps en souffrance.

[33] Le texte dit : «nuestra condena», op. cit., p. 41.

[34] Op. cit., p. 11.

[35] Op. cit., p. 153. La neige qui recouvre le monde comme un linceul symbolise la mort et aussi l’oubli. Cette thématique apparaît notamment dans le roman La lluvia amarilla (1988), et dans le récit de voyages, El rïo del olvido (1990). On notera que le titre de ce dernier roman provient d’une expression qui apparaît dans Luna de Lobos au moment ou Ángel se glisse dans le cimetière après la mort du père et rend hommage à ceux qui «cruzaron el rïo del olvido», op., cit., p. 136.

[36] Op. cit., p. 11.

[37] Ibidem.

[38]Op. cit., p. 27. En outre, dans ce passage, les corps sont des «bultos negros en la oscuridad». On ne trouve pas véritablement de portrait de personnage, sauf pour Ángel, dans l’avis de recherche que lit le chef de gare, op. cit., p. 73.

[39] Op. cit., p. 30. 

[40] Dans le grenier à foin où Ángel se cache chaque fois qu’il rend visite à sa famille, dans l’obscurité la plus complète «se escucha el crujido seco y oloroso de la hierba», op. cit., p. 22.

[41] A propos des gardes civils le texte dit : «baten las montañas en una gigantesca cacería que esperan –tanto tiempo han esperado–  sea la definitiva», op. cit., p. 142.

[42] Op. cit., p. 137.

[43] Op. cit., p. 112. Le premier titre auquel avait pensé Julio Llamazares était précisément Chorco de lobos ; avec cette expression l’auteur souhaitait probablement mettre l’accent sur le sort réservé à ces hommes qui résistèrent au franquisme pendant les années de l’après-guerre et indiquait assez clairement où se situait pour lui la véritable sauvagerie.

[44] Voir Enrique Turpin, «El sol de los muertos. Una aproximación crítica a Luna de lobos de Julio Llamazares», in El universo de Julio Llamazares, Universidad de Neuchâtel, Cuadernos de Narrativa, n° 3, diciembre 1998, p. 113.

[45] Catherine Orsini-Saillet, op. cit., p. 91.

[46] Ana Rodríguez Fischer, op. cit., p. 453-453.

[47] Op. cit., p. 21.

[48] Op. cit., p. 20.

[49] Op. cit., p. 107.

[50] Elle est pourtant une terre «amère» et «maudite» dès le début du roman,  op. cit., p. 22 et p. 37.

[51] Voir les analyses de Catherine Orsini-Saillet et notamment : «La relación con una tierra madre protectora se establece a través de numerosas expresiones que remiten al cuerpo, a la cavidad, a la maternidad en cierta forma […] Pero la imagen tradicional de la matriz como fuente de vida, lugar seguro de los orígenes, con su calor y su humedad tranquilizante, se invierte totalmente: lo que encierran las cavidades son un agua que corrompe, un calor asfixiante o un frío devastador», in En torno a una poética de la frontera: Luna de lobos de Julio Llamazares», op. cit.,  p. 93-94.

[52] Op. cit., p. 38.

[53] Op. cit., p. 22, 29, 68, 125.

[54] Op. cit., p. 69.

[55] Op. cit., p. 144.

[56] Op. cit., p, 107.

[57] Op. cit., p. 13. 

[58] Op. cit., p. 147. On peut lire un peu plus avant : «esta fosa donde el calor y la desesperación se funden en una sustancia putrefacta que comienza a invadir ya mi cuerpo», op. cit., p. 151.

[59] Op. cit., p. 142. Ailleurs, le texte indique comment le brouillard ensevelit les corps des compagnons allongés sous les bruyères, op. cit., p. 44 . On ajoutera que dans ces passages, le mot employé pour dire un corps allongé est «tumbado», mot qui connote la présence de la mort.

[60] «Es como si estuviéramos muertos. Como si, fuera de aquí, no hubiera nada»,  op. cit., p. 27.

[61] Op. cit., p. 29. Ailleurs on trouve l’image de la neige qui tombe «sobre los campos desolados, sobre las extensiones infinitas de la noche, sobre las soledades eternamente juntas del río y del camino», op. cit., p. 48.

[62] Op. cit., p. 62. Il s’agit de la fosse creusée près de la bergerie.

[63] Op. cit., p. 148.

[64] C’est ce que lui avait en fait clairement signifié Ramiro, op. cit., p. 71.

[65] Op. cit., p. 150.

[66] Voir Catherine Orsini-Saillet, op. cit., p. 93.

[67] Il s’agit, en effet, d’une mort symbolique. Voir sur ce point les analyses de Jean Alsina, «Lecture de la trace, lecture de l’héritage (Beatus ille, Luna de lobos, Soldados de Salamina», in Danielle Corrado, Viviane Alary (Ed.), op. cit., p. 603 et 609.

[68] Op. cit., p. 132.

[69] Le texte dit “un corazón helado es un paisaje sin viento ni sentido”, ibidem.

Écriture missionnaire et attente utopique

 Au chapitre 11 de la première partie du Don Quichotte, le héros de Cervantes prononce devant des bergers ébahis son « Discours sur l’âge d’or » inspiré des Métamorphoses d’Ovide. Il s’agit de la reconstruction d’un lieu commun où toute référence mythologique a été gommée, les différentes époques de l’auteur classique réduites à deux périodes antagonistes, l’âge de fer et l’âge d’or, ouvrant ainsi la possibilité d’introduire, dans cette nouvelle version de la société à l’état de nature, l’élément chevaleresque, c’est-à-dire la volonté du héros de s’engager dans une réforme intérieure, d’inspiration humaniste, qui régit les actions de l’hidalgo de La Mancha. La bonté naturelle des hommes de la société primitive avant que n’apparaisse le cortège des vices inhérents à toute société organisée, la sainte simplicité, thème érasmien que le maître de Rotterdam, s’inspirant de saint Jérôme, avait rénové, la vie à l’état de nature face à la sophistication des gens policés, la solitude qui permet à l’homme non de fuir le monde mais d’échapper à l’aliénation en se perfectionnant intérieurement, l’absence de propriété car la nature abondante pourvoit aux besoins des hommes, la paix, un des autres topiques de l’humanisme, telles sont les principales caractéristiques de l’âge d’or quichottesque[1]. Simple cheminement spirituel du héros sur le mode romanesque ? Pas seulement car c’est dans l’épisode de la Insula Barataria, presque à la fin de la deuxième partie du livre[2], que ce discours trouvera sa conclusion dans le gouvernement par la raison de Sancho Panza, clé politique de l’âge d’or. Ainsi, dans le roman de Cervantes, l’errance du couple protagoniste se traduit par une double attente, spirituelle et politique, la première se réalise alors que l’autre échoue.

C’est ce que j’aimerais examiner dans cet article pour en tirer quelques propositions de lecture sur les façons d’écrire l’attente, d’une part, du point de vue de la spiritualité[3], notamment à travers les récits de missions religieuses ibériques de l’époque moderne rapportés par les religieux de la Compagnie de Jésus[4] et, d’autre part, à travers la culture politique, en m’intéressant plus particulièrement à l’œuvre du jésuite Juan de Mariana. Mon propos est d’explorer l’articulation entre pratiques de terrain et idéologie, afin d’analyser en quoi ce croisement entre une histoire du fait religieux et une histoire des idées politiques est porteur d’une attente, c’est-à-dire de projets où se mêlent, pour en modifier les paramètres, élan spirituel et aspiration politique.

La Compagnie de Jésus, dont l'objectif était, comme l'indiquait Ignace de Loyola, de « réformer le monde », entreprit dès sa création (1540) un travail d'acculturation des milieux populaires en Europe à travers les missions intérieures et dans les territoires coloniaux, lorsqu’elle put s’y installer, de conversion des Indiens. Cette évangélisation, dont l'historiographie récente[5] a bien dégagé les caractéristiques, particulièrement intense dans la deuxième moitié du XVIe siècle et au XVIIe siècle, renferme une évidente dimension religieuse : il s’agissait de conquérir ou de reconquérir à la foi catholique des territoires, à travers des campagnes missionnaires. Celles-ci avaient un caractère éphémère, mais la fondation de résidences et de collèges ou de confréries pour encadrer les laïcs, en assurait la pérennité, liant ainsi itinérance et sédentarité, spiritualité et charité. En parallèle, les jésuites s’inscrivirent dans une réflexion, particulièrement intense dans la deuxième moitié du XVIe siècle et la première moitié du XVIIe, sur le pouvoir, ses origines et évolutions.

La période considérée, 1550-1620 environ, est particulièrement intéressante de ce point de vue : elle correspond à la construction d’un catholicisme tant en Europe que dans le Nouveau Monde. Au Pérou, la première évangélisation, que remit en cause le IIIe concile de Lima sous le gouvernement du vice-roi Toledo mandaté pour fixer le cadre de la société coloniale, avait provoqué d’intenses débats[6] qui, en partie, reposaient sur l’aspiration des religieux envoyés par la métropole pour convertir les autochtones, à fonder sur les territoires américains une sorte d’Église primitive que les Indiens, perçus comme de « bons sauvages », rendaient possible puisqu’ils partageaient avec les hommes des origines de l’humanité les qualités qui déterminaient l’âge d’or[7]. Ainsi les Indes lointaines rejoignaient les « Indes de l’intérieur » que les missionnaires découvraient dans les espaces ruraux européens[8]. Les paysans d’ici partageaient avec les indigènes l’ignorance, ou la méconnaissance, du catholicisme, c’est ce qui justifiait une offensive évangélisatrice qui invitait au salut par la conversion. En Espagne, la pré-réforme de l’Église, puis les directives du concile de Trente ainsi que l’orthodoxie imposée par le Saint-Office de l’Inquisition[9], à la fois tribunal ecclésiastique et instrument de l’État, orientèrent, tant les religieux que les laïcs, sur la voie d’une rénovation des structures d’encadrement des fidèles qui transforma villes et campagnes en de véritables laboratoires socioreligieux. Á la fin du XVIe siècle, certains choix des jésuites furent écartés alors que d’autres furent normalisés sous le généralat de Claudio Aquaviva.

En parallèle à ce mouvement, la philosophie politique, dopée par les débats sur la liberté des Indiens et les justes titres du milieu du siècle[10], investit la réflexion sur les formes du pouvoir. En 1599, Juan de Mariana, dans son De Rege[11], revint sur le mythe des origines qui était devenu, comme le souligne Maravall, toute une manière de comprendre et d’expliquer les prémices de l’histoire de l’humanité. Á l’âge d’or idyllique, il oppose l’émergence de la société civile, qui résulte de la violence et de la peur des hommes face aux dangers de la vie à l’état de nature, qui se transforme ensuite en société politique par consentement. Le pouvoir, bien que d’origine démocratique, s’oriente vers la monarchie constitutionnelle d'essence aristocratique. Cette dialectique entre des pratiques de terrain et la réflexion sur les origines du pouvoir politique, induit une double attente, spirituelle et politique.

L’attente spirituelle

Les récits de mission constituent des rapports d’activité que les missionnaires envoyaient périodiquement au gouvernement central de la Compagnie de Jésus à Rome. Ces « relations » obéissent à des normes épistolaires imposées par le gouvernement romain de l’Ordre, la formula scribendi, car ils ont pour objectif de lier les membres d’un ordre dispersé de par le monde. Le récit de mission s’articule autour de trois moments : la pastorale (catéchèse et prédication), la conversion (au cœur du projet, qui se manifeste par la confession) et le rétablissement de l’ordre moral, c’est-à-dire la réforme des moeurs et leur fidélité aux normes définies par le Concile de Trente, notamment les concubinages ou les réconciliations d’ennemis (amistades), souvent illustrée par un exemplum, une courte historiette de conversion miraculeuse dans laquelle affleure le merveilleux. Les pacifications (paces) permettent quant à elles de restaurer la paix sociale : la procession finale, où toutes les catégories sociales défilent sous la bannière du Christ, en est l’éclatante manifestation publique.

Ces récits relèvent de la littérature édifiante. Une de leurs fonctions est la justification des pratiques missionnaires à des fins de propagande interne à l’Ordre – ces narrations circulaient et étaient par exemple lues au réfectoire pour réveiller ou dépoussiérer les vocations missionnaires -, et externes – la fondation de collèges ou de résidences jésuites fut souvent le fruit de l’activité missionnaire ; en Andalousie, la géographie des fondations dans la deuxième moitié du XVIe siècle épouse celle des missions-. Ils présentent certains traits caractéristiques du récit hagiographique qui, selon De Certeau, « privilégie les acteurs et vise l’édification, notamment dans son organisation textuelle dans une combinaison des actes, des lieux et des thèmes qui se réfère non pas essentiellement à ce qui s’est passé (l’histoire) mais à ce qui est exemplaire [12]». La combinaison de « vertus » – celles du missionnaire qui se conforme aux instructions prouvant ainsi qu’il est fidèle à la vocation de l’Ordre – et de petits « miracles » – ceux des nombreuses conversions opérées – sont l’expression d’une spiritualité construite sur la méditation des deux étendards des Exercices Spirituels, comme le souligne Dompnier[13]. En se proposant aux yeux de leur public comme des exemples, les jésuites missionnaires apparaissent bien souvent comme des « sermons vivants » ; B. Majorana parle d’une « prédication caritative », car ce qui mis en scène puis en discours, est bien la caritas, l’amour de Dieu et du prochain. Ainsi le récit de mission est une sorte d’extrapolation du récit hagiographique. Il appartient au domaine de la littérature dévote qui, précise De Certeau, cultive l’affectif et l’extraordinaire et oscille entre « le croyable et l’incroyable ». Il s’agit, lorsque le missionnaire couche sur le papier son expérience, de l’écriture d’une attente spirituelle que Rome viendra, ou non, conforter.

De l’attente utopique à la réflexion politique

Cependant si, à ces caractéristiques des récits de mission, on greffe la comparaison entre le proche et le lointain ou, comme les dépeignent les documents, entre les « Indes d’ici », les espaces ruraux européens missionnés, et les « Indes lointaines », les territoires coloniaux évangélisés, la figure de l’utopie apparaît comme un paramètre possible de l’analyse : le discours missionnaire prétend décrire des situations réelles alors qu’il présente de fait des expériences diverses au travers de filtres qui se rattachent à un courant spirituel, mais qui deviennent, à travers les instruments rhétoriques utilisés, l’expression de savoirs culturels, sociaux et politiques. L’entreprise missionnaire comprend ainsi une dimension politique[14] : elle constitue le premier degré d’une pensée politique dont les traités des jésuites de la fin du XVIe siècle et de la première moitié du XVIIe (Mariana et Suárez en particulier) sont l’aboutissement théorique[15]. Entre les pratiques de terrain et la philosophie politique, l’expérience du Nouveau Monde est le lieu de discussion et d’expérimentation d’un niveau intermédiaire où l’adaptation d’un certain nombre de structures européennes est sans cesse débattue et revue pour pouvoir les ajuster à une réalité autre, inédite, dans le cadre de la construction d’une société coloniale.

Comme les héros du Don Quichotte, on peut alors croiser l’étude des manifestations religieuses d’une spiritualité et les applications de terrain, expressions visibles des fondements théoriques, mobiles, d’une société dans l’Ancien ou dans le Nouveau Monde. Par exemple, les aspirations utopiques d’une foi renouvelée se concrétisent, dans la deuxième moitié du XVIe siècle, par le foisonnement de confréries d’assistance jésuites en Espagne qui s’insèrent dans la complexité des liens et des réseaux sociaux, politiques et culturels, de la société d’Ancien Régime[16].

L’utopie, produit de la Renaissance, se rattache d’une certaine manière à la découverte de l’Amérique qui permit de mettre en lumière l’importance du savoir empirique et souleva un grand intérêt pour de nouvelles contrées dont la description des coutumes, paysages, etc. circulait sous forme de récits, de correspondances, d’histoires : « La fabuleuse quantité d’information ethnographique dont disposaient les lecteurs du XVIe siècle est impressionnante. L’imprimerie et la navigation mirent le monde aux portes de l’Europe », écrit Elliott[17]. On comprit alors qu’il existait différents types de sociétés, que la nature produisait non pas des monstres mais des différences, et que « la société est une création de l’homme[18] » ; le monde connu pouvait donc être remodelé, celui que l’on découvrait, façonné à l’aune des aspirations nouvelles[19]. La pensée théologique et politique s’engagea ainsi sur la voie du comparatisme et de l’empirisme. Les critiques contre la société, l’Église, les structures économiques, l’injustice devinrent plus abondantes et plus pressantes. A cet âge de fer, le présent, fut opposé un « âge d’or » et c’est de cette comparaison entre deux époques, l’une vécue et l’autre mythique, que serait née l’utopie expérimentale, considérée comme une forme politique du possible, qui délivre le message selon lequel l’ordre politique n’est pas immuable mais qu’il est perfectible et que c’est aux hommes qu’il appartient de le rendre meilleur. Stelio Cro[20] estime que les utopies constituent un corpus de textes dans lesquels leurs auteurs proposèrent des alternatives politiques, économiques, sociales ou religieuses aux systèmes qui étaient en place en Europe. Cependant, en Espagne, ce genre est « éminemment empirique[21] » contrairement au courant théorique dont il s’inspire (la République de Platon, la Cité de Dieu de Saint Augustin, l’Utopie de Thomas More ou la Cité du Soleil de Campanella). Or si l’Espagne n’a pratiquement pas produit de littérature de l’utopie, elle a cependant pensé et parfois tenté de mettre en place, dès le début de la colonisation de l’Amérique, des formes de gouvernement confessionnel considérées comme des utopies expérimentales et dont la théorisation a informé la pensée politique moderne. « L’utopie et l’Amérique procèdent d’un même esprit[22] » car « l’apparition d’un continent vierge, de territoires et d’hommes sur lesquels on pouvait construire des sociétés nouvelles ancrées dans la réalité, mais libres cependant des vices et des vertus des vieilles sociétés, fut ce qui produisit ces utopies, qui culminent dans les réductions du Paraguay, préparées par l’héritage culturel du XVIe siècle [23]», écrit Maravall. Ainsi l’utopie hispanique présente des caractéristiques singulières s’agissant, comme le souligne Alain Milhou, d’une « utopie en action » à laquelle l’unité religieuse entre l’Espagne et l’Amérique imprima un caractère spirituel très marqué. Elle s’inséra dans un cadre intellectuel, mais aussi social, politique et religieux, puisqu’elle fut partie prenante des sociétés dans lesquelles elle s’épanouit et des circulations de savoirs entre l’Europe et les territoires coloniaux. Mais ce désir de renouveau s’était déjà insinué dans l’Église, dès la fin du XVe siècle, créant un « état de chose catholique », pour reprendre l’expression que Marcel Bataillon avait appliquée à la ville de Strasbourg lorsque celle-ci devint protestante[24]. Les projets missionnaires jésuites participèrent de cet esprit-là, à travers notamment l’accommodation, dont un des corollaires fut l’ignorance des publics rencontrés par les missionnaires. Ainsi les campagnes européennes ou les territoires coloniaux au cours de la première évangélisation prirent, aux yeux de certains contemporains, les contours de constructions utopiques, partageant avec le mythe de l’âge d’or certaines caractéristiques.

Par exemple, les façons de percevoir les Indiens sont une transposition du mythe classique du primitif, mais utilisé, et c’est ce en quoi réside la nouveauté, comme une « pièce de la pensée politique », indique Maravall. Le « bon sauvage » était ainsi vu comme le témoignage vivant de ce que l’homme des origines avait été : docile, confiant, bon, doté de la simplicité propre des hommes isolés. Dans nombre d’auteurs de l’époque (Motolinia, Zumárraga, Vasco de Quiroga, Mendieta), ce sont ces qualités qui prédisposaient les Indiens du Nouveau Monde à la religion catholique. Mais ces mêmes critères étaient appliqués aux paysans de la vieille Europe dont on louait la simplicité, l’absence de malice, la bonté ; ils étaient perçus comme des hommes confinés dans de petits villages ou vivant dans des contrées difficiles d’accès et n’ayant, par conséquent, pas de contact avec les gens cultivés ou civilisés (gente política). La nature et les vertus morales des individus étaient liées. Le « bon sauvage » américain ressemblait ainsi étrangement aux paysans des campagnes espagnoles, ou européennes, dont il partageait la rusticité et la simplicité. C’est d’ailleurs l’idéal que Las Casas défendit dans son projet de colonisation américaine : la vie idéale était simple et rustique, l’évangélisation devait la parfaire[25]. Missions lointaines et intérieures participaient d’une même attente : « les missions visent ainsi à fonder des sortes de « réductions ‘ en terre paysanne et ‘païenne ». Ces « fondations » de pionniers, analogues à tant d’autres contemporaines, s’inspirent d’une grande utopie pédagogique qui ne se réalisera pleinement qu’au Paraguay[26] », écrit De Certeau.

L’écriture d’une attente politique 

Le récit de mission garantit la conformité des pratiques missionnaires aux normes institutionnelles plaçant la prudence, c’est-à-dire le discernement, et l’obéissance au coeur de l’« institution épistolaire » jésuite qui est au fondement de la mobilité des jésuites[27]. C’est ce qui permet l’accommodation, c’est-à-dire la compréhension et l’adaptation des règles et des ordres émanant du gouvernement de la Compagnie en fonction des situations de terrain rencontrées et ouvre sur la possibilité du choix entraînant des pratiques de justification qui constituent, selon José Eisenberg, la « colonne vertébrale de l’entreprise missionnaire jésuite », notamment du lointain. L’adaptation fait également référence aux contextes missionnaires, c’est-à-dire aux structures politiques et sociales dans lesquelles s’insèrent les missions à l’époque moderne pour, comme le rappelait Dompnier, « planter des chrétientés ». Dans ce sens, les missions intérieures ou lointaines constituent, comme le soulignait Fernando Bouza, « de véritables observatoires de la culture politique des Temps Modernes ». La circulation de concepts ne se limite pas à leur utilisation discursive dans les documents, mais devient véritablement un instrument d’adaptation à des situations culturelles diverses et, en retour, induit une transformation des espaces de la mission, comme c’est par exemple le cas de l’usage qui est fait de l’œuvre du théologien Francisco Suárez dans le Brésil colonial pour justifier, de la part des habitants de São Paulo, l’esclavage indigène[28]. En Espagne, les expériences missionnaires, au regard de la philosophie politique, plaident pour le maintien de la société d’ordre tout en tenant compte de la diversité culturelle et sociale. Cependant, la mise en contexte de l’origine du pouvoir et des formes qu’il revêt devrait permettre de faire émerger de nouveaux terrains de comparaison entre l’intérieur et le lointain[29] et d’expliquer comment les différents degrés de l’expérience politique, des sortes de « jeux d’échelle », contribuent au développement d’une nouvelle science du politique[30].

Mariana, dans le De Rege et regis institutione, défendit la doctrine classique de l’origine démocratique du pouvoir et définit la monarchie constitutionnelle dont il est un des précurseurs. Il consacre à cette question les premiers chapitres de son essai dans lesquels il explique l’origine de la société et du pouvoir politique en trois périodes : l’étape présociale, le pacte social, l’émergence du pouvoir et la création de l’État[31].

Les hommes n’ont pas toujours vécu regroupés en communauté. « Á l’origine, les hommes n’avaient pas de foyer fixe, ils vivaient isolés et errants comme des bêtes sauvages, sans autre préoccupation que celle de se nourrir, d’obéir au plaisant instinct de se reproduire et d’éduquer leurs enfants. Ils n’étaient soumis à aucune loi ni à l’autorité d’aucun dirigeant. C’est seulement par instinct ou poussés par un respect naturel qu’ils obéissaient dans chaque famille à ceux qui par leur âge se détachaient des autres »[32]. Pour Mariana, l’âge d’or est celui de la loi naturelle, d’une humanité non civilisée, préhistoire au cours de laquelle l’homme est un « errant solitaire » proche des bêtes sauvages, satisfaisant sa faim et son instinct de procréation. Cette humanité « semble surgir du néant », écrit Fernández-Santamaría, puisque le jésuite ne mentionne ni le péché originel, la rébellion de l’homme contre Dieu, ni le Déluge, qui signe la fin de l’état de nature et après lequel les hommes durent exploiter leurs facultés intellectuelles pour survivre. Le « soi-disant vagabond solitaire » de Mariana est cependant déjà membre d’une association, la famille, d’essence aristotélicienne, qui présente les traits d’un clan. Cette première étape a tous les attributs de l’âge d’or, celui-là même que Don Quichotte décrivait aux bergers dans son discours. Cependant la félicité n’était pas totale, elle était troublée par la faiblesse et les besoins de l’homme qui devait lutter contre un environnement hostile et faire face à la violence de ses congénères. C’est le plan que Dieu avait conçu pour qu’il pût réaliser son humanité en s’associant à ses semblables à travers un pacte social :

Dieu, créateur et Père du genre humain, jugea que rien n’était plus convenable à la nature humaine que l’amour et l’amitié mutuels. Et que rien ne pouvait mieux susciter cet amour réciproque que la cohabitation d’une multitude d’hommes dans un même lieu et sous les mêmes lois […]. Dieu donna à l’homme le don de la parole pour que les hommes puissent vivre en communauté. Et pour qu’ils sentent le besoin de cette cohabitation, il les créa entourés de maux et de dangers, qu’ils ne pouvaient combattre en vivant isolés, et il créa ces hommes ayant besoin de beaucoup de choses qu’ils ne pouvaient satisfaire si ce n’est grâce à l’effort conjoint d’un grand nombre d’entre eux.

L’homme est d’ailleurs la seule créature qui ne peut satisfaire ses besoins sans l’aide de ses semblables : « seul, nu et sans armes comme le naufragé qui a tout perdu […], l’homme, dès sa naissance, est entouré de tant de ténèbres et d’ignorance [33]». C’est grâce à la vie sociale que l’homme peut survivre, l’invention des « arts », les techniques, lui permet de maîtriser son environnement.

Le danger ne venait cependant pas seulement de la nature, mais aussi des hommes car les plus forts s’associèrent « dévastant les champs cultivés, volant les troupeaux et détruisant les hameaux, commettant toutes sortes d’injustices, s’appropriant des biens d’autrui et assassinant cruellement ceux qui osaient leur résister ». Les opprimés décidèrent alors de s’unir et d’élire un des leurs, un chef, le plus loyal et le plus juste d’entre eux et se placèrent sous sa protection afin « que les violences publiques et privées cessent, qu’une certaine égalité soit établie et que tous soient sujets aux mêmes lois sans distinction de catégories sociales ». « C’est ainsi qu’apparurent les premières sociétés urbaines et le pouvoir royal (potestas real) » fondé, à cette époque, « non sur la richesse et l’intrigue, mais sur la modération, l’honnêteté et la vertu[34] ». Ainsi la société civile naquit, conclut Mariana, à cause des besoins et de la peur des hommes qui consentirent, par un acte libre de la volonté, à s’organiser, puis à fonder le pouvoir politique. Le premier chef de cette assemblée humaine, élu pour ses qualités de prudence et d’honnêteté n’était pas encadré par des lois et ne jouissait d’aucun privilège, son gouvernement reposait sur l’équité. C’est un sage médiateur, un juge-arbitre, un « roi prudent », qui travaille de concert avec l’assemblée qui l’a désigné. Mais il n’est pas législateur – il n’est donc pas à l’origine des lois -, il est seulement dépositaire de l’autorité que la communauté lui a déléguée. Il n’a pas non plus de pouvoir de coercition. Au cours de l’étape suivante, la droiture du prince est mise en doute et la communauté décide alors de coucher par écrit les lois, donnant naissance à une sorte de « code civil » qui, à travers le recours à la « démocratie directe », permet à Mariana d’établir que c’est bien de la communauté qu’émanent les lois.

Comment évolue politiquement la société ? De la démocratie à la monarchie, répond Mariana lorsqu’il s’interroge sur la meilleure forme de gouvernement possible. La monarchie est en accord avec les lois naturelles, qui n’ont qu’un seul principe recteur, c’est la seule forme de gouvernement qui peut garantir l’ordre et la paix de la communauté. Doit-elle être absolue ou constitutionnelle ? L’autorité du prince est-elle plus grande que celle de toute la communauté qu’il gouverne ?

La monarchie doit être tempérée car l’unicité comprend la diversité. La potestas émane de la communauté, à qui Dieu l’a communiquée lui conférant ainsi la faculté de se choisir des juges et des gouvernants, celle-ci la transmet au roi à travers un pacte, la potestas du prince est par conséquent indirecte, mais ce transfert de pouvoir n’est ni absolu ni inconditionnel : la communauté continue de jouir d’ « une réserve de souveraineté » puisqu’elle est à l’origine des lois. C’est cette position que défendirent les scolastiques espagnols[35] perpétuant ainsi la tradition démocratique pactiste médiévale. La théorie du contrat se fonde donc sur un pacte originel. Le roi n’apparaît pas comme le législateur, mais comme « gardien et guide de la société [36] » car, pour Mariana, dès les origines, la société politiquement organisée opte pour une forme de gouvernement constitutionnel. Le transfert de pouvoir, qui s’exprime à travers le pacte roi/royaume, est soumis à condition et n’est pas absolu :

le pouvoir royal […] a été établi par consentement des citoyens, […] il est limité par des lois ou des normes que l’on estima nécessaires pour que ce pouvoir soit circonscrit, de façon a ce qu’il ne puisse nuire à ceux qui lui sont soumis.

La communauté garde cette « réserve de souveraineté » qui peut, lorsque le roi se transforme en tyran – en créant le chaos, en mettant en danger l’État ou en méprisant la religion nationale[37]», se matérialiser dans le droit de résistance ou le tyrannicide, étant donné que l’autorité du roi est inférieure à celle de la république. Il y a ainsi division des pouvoirs : le roi, « caudillo » de la communauté, administrateur suprême des lois, dirige les affaires de la république dans des domaines réservés pour lesquels il jouit d’un pouvoir absolu ; la communauté détient, elle, la potestas en ce qui concerne l’abrogation ou la révision des lois, la succession au trône et les impôts ainsi que le patrimoine royal et national qui sont inaliénables. Cette réserve de souveraineté de la communauté se matérialise dans des institutions représentatives : les Cortes ou les lois fondamentales de la Couronne de Castille, par exemple. Ainsi c’est la tempérance, sorte de limite dans le respect de la diversité territoriale, qui garantit l’exercice juste du pouvoir d’un seul. Ce constitutionnalisme de Mariana ne rejoint-il pas d’une certaine manière l’accommodation, une des formes de vivre dans le siècle sa spiritualité, défendue par les missionnaires jésuites, qui leur permettait de s’adapter à différents contextes, de varier les formes tout en gardant l’essence de leur engagement religieux ? Mais l’adaptation ne fut possible que parce que leur perception des contextes dans lesquels ils évoluaient fut entachée d’utopies, expressions multiformes d’attentes qui revêtaient des dimensions religieuses et politiques.

Ainsi l’étude des interactions entre structures dynamiques des savoirs politiques et des pratiques de terrain devrait permettre de poursuivre l’analyse de la figure de l’utopie en tant que catégorie qu’il est nécessaire de déconstruire[38] en croisant des terrains et des échelles et en variant les points d’observation, dans une « approche multiscopique » de façon à « appréhender la complexité d’un monde composite et pluriel en mouvement ». Il s’agissait ici d’esquisser quelques propositions pour échafauder une « histoire-problème » de façon à commencer à soumettre le concept d’utopie à un travail d’historicisation, en partant, comme le proposent Michael Werner et Bénédicte Zimmermann, « de l’objet d’étude et des situations d’action dans lesquels il est pris et se déploie, en fonction d’un ou plusieurs points de vue préalablement définis mais soumis à des réajustements permanents, au gré de l’investigation empirique[39]».

 


[1]Maravall, José Antonio, Utopía y contrautopía en el « Quijote », Santiago de Compostela, Editorial Pico Sacro, 1976.

[2] Cervantes, Miguel de, Don Quijote de La Mancha, Madrid, Real Academia Española/Santillana Ediciones, 2004 [1605, 1616], pp. 95-99 (Discurso de la edad dorada) et pp . 865-959 (Gobierno de Sancho).

[3] Je reprends ici la définition d’André Vauchez (La spiritualité du Moyen Âge occidental, Paris, Seuil, 1994, p. 8) qui considère que la spiritualité est « une unité dynamique du contenu d’une foi et la façon dont celle-ci est vécue par des hommes historiquement déterminés ». Il s’agit de la « façon de vivre le message chrétien » dans une double acception : la dimension religieuse de la vie intérieure, plus spécifique à des courants spirituels particuliers, et « la relation entre certains aspects du mystère chrétien particulièrement mis en valeur à une époque donnée et des pratiques (rites, prières, dévotions) elles-mêmes privilégiées par rapport à d’autres pratiques possibles à l’intérieur de la vie chrétienne ».

[4] Voir Copete, Marie-Lucie et Vincent, Bernard, « Missions en Bétique : pour une typologie des missions intérieures », dans Fabre, Pierre-Antoine et Vincent, Bernard (coords.), Missions religieuses modernes. « Notre lieu est le monde », Rome, École Française de Rome, 2007, pp. 261-285.

[5] Voir, en part., Fabre, Pierre-Antoine et Vincent, Bernard (coords.), Missions religieuses modernes. « Notre lieu est le monde», ouv. cit. ; Castelnau-L’Estoile, Charlotte, Copete, Marie-Lucie, Maldavsky, Aliocha, Zupanov, Ines, Missions et circulation des savoirs (XVIe-XVIIIe siècles), Madrid, Casa de Velázquez, 2010.

[6] Voir en part., Estenssoro Fuchs, Juan Carlos, Del paganismo a la santidad. La incorporation de los indios del Perú al catolicismo (1532-1750), Lima, IFEA, 2003.

[7] Hartog, François, Anciens, modernes, sauvages, Paris, Galaade Éditions, 2005.

[8] Voir en part., Dompnier, Bernard, « La Compagnie de Jésus et la mission de l’intérieur », dans Giard, Luce et Vaucelles, Louis de (dirs.), Les jésuites à l’âge baroque, 1540-1640, Grenoble, Jérôme Million, 1996, pp. 155-179 ; Prosperi, Adriano, « ‘Otras Indias’ : missionari della controriforma tra contadini et selvaggi », dans Scienze, credenze occulte, livelli di cultura, Firenze, Leo S. Olschki, 1982, pp. 205-234.

[9] Milhou, Alain, « La Péninsule ibérique, l’Afrique, l’Asie et l’Amérique (1450-1530) » et « La Péninsule ibérique, l’Afrique, l’Asie et l’Amérique », dans Mayeur, Jean-Marie et al., Histoire du christianisme des origines à nos jours, t.VII : Marc Venard (dir.), De la réforme à la Réformation (1450-1530), pp. 377-408 et 521-616 et tome VIII : Marc Venard (dir.), Le temps des confessions (1530-1620/30), pp. 595- 785, Paris, Desclée, 1994 et 1992.

[10] Pagden, Anthony, El imperialismo español y la imaginación política : estudios sobre la teoría social y política europea e hispanoamericana (1513-1830), Barcelona, Planeta, 1991 ; La caída del hombre. El indio americano y los orígenes de la etnología comparativa, Madrid, Alianza Editorial, 1988.

[11] Mariana, Juan de, La dignidad real y la educación del rey (De rege et regis institutione), edición de Luis Sánchez Agesta, Madrid, Centro de Estudios Constitucionales, 1981 [1599].

[12] De Certeau, Michel, L’écriture de l‘histoire, Paris, Gallimard, p.317.

[13] Dompnier, Bernard, « La Compagnie de Jésus et la mission de l’intérieur », art. cit.

[14] Voir Copete, Marie-Lucie et Palomo, Federico, « Des carêmes après le Carême. Stratégies de conversion et fonctions politiques des missions intérieures en Espagne et au Portugal (1540-1650) », Revue de synthèse, n°2-3, avr.-sept. 1999, pp. 359-380.

[15] Voir à propos du jésuite Pedro de León, l’analyse de Olivari, Michele, « Lettura ‘politica’ dei resoconti missionari di Pedro de León, gesuita andaluso (1580-1620 », Rivista di storia e letteratura religiosa, 1986 (3), pp. 475-491.

[16] Copete, Marie-Lucie, « Pauvreté et confréries jésuites en Espagne (XVIe-XVIIIe siècle) », dans Raúl Caplán et Marie-Lucie Copete, Identités périphériques. Péninsule ibérique, Méditerranée, Amérique latine, Paris, l’Harmattan, 2004, pp. 109-139. Voir également l’expérience religieuse tentée par Charles Borromée dans la ville de Milan : Prodi, Paolo, « Réforme intérieure et discipline sociale chez saint Charles Borromée », dans Christianisme et monde moderne, Paris, Hautes Études/Gallimard-Le Seuil, 2006, pp. 133-146.

[17]Elliott, John.H., « El descubrimiento de América y el descubrimiento del hombre », dans España y su mundo 1500-1700, Madrid, Alianza Editorial, 1991, pp. 67-68.

[18] Maravall, José Antonio, « De la fábula a la utopía », dans Utopía y reformismo en la España de los Austrias, Madrid, Siglo XXI, 1982, p. 44.

[19] Voir Maravall, José Antonio, « Utopía y primitivismo en el pensamiento de Las Casas », dans Utopía y reformismo en la España de los Austrias, op. cit., pp. 111-206.

[20] Cro, Stelio, « Las reducciones jesuíticas en la encrucijada de dos utopías », dans Las utopías en el mundo hispánico, Madrid, Casa de Velázquez/ Universidad Complutense, 1990, p. 41.

[21] Cro, Stelio, Realidad y utopía en el descubrimiento y conquista de la América hispana (1492-1682), Troy (Michigan)/Madrid, International Book Publishers/ Fundación Universitaria Española, 1983.

[22]Maravall, José Antonio, « De la fábula a la utopía », dans Utopía y reformismo en la España de los Austrias, op. cit., p. 4.

[23] Maravall, José Antonio, « Utopía y primitivismo en el pensamiento de Las Casas », art. cit., pp. 112-113.

[24] Bataillon, Marcel, « Juan Luis Vives, réformateur de la bienfaisance », Mélanges Augustin Renaudet, Genève, Droz, 1952, (« Bibliothèque d’humanisme et Renaissance, t. XIV), pp. 141-158.

[25] Maravall, José Antonio, « Utopía y primitivismo en el pensamiento de Las Casas », art.cit. ; Milhou, Alain, « ‘El labrador casado’. Teoría y práctica de un modelo social en el siglo XVI : de los moralistas españoles a los experimentos de colonización en América », Estudios de historia social, n°36-37, 1986, pp. 4333-461 et « Radicalisme chrétien et utopie politique. Réflexions sur les Avis et règles pour confesseurs de Las Casas (1547) », dans Las Casas et la politique des droits de l’homme, Aix-en-Provence, IEP d’Aix/Instituto de Cultura Hispánica, 1976, pp. 166-174.

[26] De Certeau, Michel, « Histoire des jésuites », dans Le lieu de l’autre. Histoire religieuse et mystique, Paris, Hautes Études/Gallimard-Seuil, 2005, p. 176.

[27] Eisenberg, José, As Missões jesuíticas e o pensamento político moderno. Encontros culturais, aventuras teóricas, Belo Horizonte, Editora UFMG, 2000.

[28]Zeron, Carlos, Ligne de foi. La Compagnie de Jésus et l’esclavage dans le processus de formation de la société coloniale en Amérique Portugaise (XVIe-XVIIe siècles), Paris, Honoré Champion, 2009.

[29] Un autre point d’observation serait le travail sur les missions intérieures, ou « volantes », dans les espaces coloniaux. Voir Maldavsky, Aliocha, Vocaciones inciertas. Misión y misioneros en la provincia jesuita del Perú en los siglos XVI y XVII, Séville, CSIC-EEHA, 2010.

[30] Voir notamment Eisenberg, José, As missões jesuíticas e o pensamento político moderno, op. cit.

[31] Voir Fernández-Santamaría, José A., La formación de la sociedad y el origen del Estado. Ensayos sobre el pensamiento político español del Siglo de Oro, Madrid, Centro de Estudios Constitucionales, 1997.

[32] Mariana, Juan de, La dignidad real y la educación del rey, op. cit., p. 19.

[33] Mariana, Juan de, La dignidad real y la educación del rey, op. cit., pp. 20-21 et 22.

[34] Mariana, Juan de, La dignidad real y la educación del rey, op. cit., pp. 23-24.

[35] Voir Milhou, Alain, Pouvoir royal et absolutisme dans l’Espagne du XVIe siècle, PUM, Toulouse-Le Mirail, 1999, p. 103-104. Pour le jésuite Ribadeneyra, contemporain de Mariana, c’est la loi divine qui représente une limitation au pouvoir du Prince considéré comme lieutenant et ministre de Dieu .

[36] Fernández-Santamaría, J. A., La formación de la sociedad…, op. cit., p. 233.

[37] Mariana, Juan de, La dignidad real…, op. cit., pp. 93, 33 et 47 respectivement.

[38] En ce qui concerne les réductions du Paraguay, ce travail a notamment été mené de façon particulièrement intéressante, à travers le « paradigme de la mobilité » par Wilde, Guillermo, Religión y poder en las misiones de guaraníes, Buenos Aires, Ediciones Sb, 2009.

[39] Werner, Michael et Zimmermann, Bénédicte, « Penser l’histoire croisée : entre empirie et réflexivité », dans De la comparaison à l’histoire croisée, Paris, Seuil, 2004, p. 38 et 30 respectivement.

 

Le sujet poétique et l’attente dans le Cantique Spirituel de Jean de la Croix

Dans la conclusion d’un de ses articles consacré au Cantique Spirituel[1], Bernard Sesé, tout en reconnaissant qu’elle est indicible, détermine un avant, un pendant et un après l’expérience mystique. Ces trois étapes correspondraient aux trois voies de la vie mystique : purgative, illuminative et unitive. Si l’on peut, du point de vue théorique, identifier cette chronologie en trois temps, grâce aux commentaires qui se développent d’après le poème de Jean de la Croix, son expression demeure, dans la matière poétique même, beaucoup moins évidente.

Sur le modèle du Cantique des Cantiques, le Cantique Spirituel se présente sous la forme d’un échange entre l’épouse et son Epoux, la quête unitive constituant le principe du dialogue. Si l’on s’en tient à une description purement formelle, les 40 liras[2] qui composent le poème s’organiseraient de la façon suivante.
De la première à la douzième strophe sont évoqués les prémisses de la quête amoureuse de l’épouse, quête encore solitaire tournée à la fois vers la beauté de la nature et sa propre intériorité.
Entre les strophes 13 et 19, l’Aimé se découvre, répondant enfin à l’épouse, et se dévoile comme une présence vaste, à la dimension de la Création.

Entre les strophes 20 et 23, l’Aimé accueille l’épouse dans son jardin, afin d’y partager dans la quiétude un espace qui, entre les strophes 21 et 33, s’intériorise et s’intimise (par l’évocation du lit, puis de la caverne) et permet à l’Epoux de se consacrer à l’amour de l’épouse, par exemple dans la contemplation minimaliste d’un de ses cheveux voletant dans son cou.
Les dernières strophes, de 34 à 41 évoquent une union marquée par une certaine abstraction, comme une évanescence de la félicité par le recours par exemple à la référence gustative du jus de grenade partagé.
L’on pourrait se contenter de ce découpage au fondement assez factuel mais l’on ignorerait ce faisant la complexité des tensions désirantes qui traversent le poème, le désir étant en effet le moteur et l’essence de la quête de l’épouse. Or ces tensions ne sont pas linéaires. Max Huot de Longchamp a mis en lumière le mécanisme alternant de désir / faillite qui habite le Cantique Spirituel, mécanisme qui agit comme « un mouvement respiratoire
[3] ». Ce mouvement va à l’encontre de l’idée d’une « structure stable dans l’œuvre de Jean de la Croix, qui traverserait par exemple les états spirituels successifs[4] ». S’il existe un principe d’organisation de la matière poétique, il faut le chercher ailleurs que dans une abstraite grille de lecture qui ne conduit qu’à pétrifier le texte. Selon le docteur en théologie, il se dégage de l’œuvre de Jean de la Croix une structure évolutive selon deux univers sémantiques plus ou moins présents mais « partout superposés[5] » : « Remarquons que l’un se développe dans le temps, morceau par morceau, à la mesure de l’activité de l’âme; l’autre révèle la vérité du premier dans l’instant où il s’origine, univers structuré par les modes de la Sagesse de Dieu découverte dans et par l’union mystique[6] ». Il faudra sans nul doute considérer l’attente –définie ici comme tension désirante– dans la double perspective durative et instantanée que prend en compte le temps mystique pour en saisir l’expression, à la fois mobile et suspendue.

L’idée d’une non linéarité temporelle du Cantique Spirituel a été défendue par Colin Thompson qui l’affirme ainsi péremptoirement : « There is no ordered progression in time, place or argument »[7]. Critiquant cette position, L. J. Woodward rappelle qu’une des difficultés à laquelle se trouve confronté le lecteur du Cantique Spirituel est la tentation subconsciente d’appliquer à l’ensemble du poème le mouvement linéaire discernable dans les cinq premières strophes, et il propose une autre approche en replaçant le problème de la cohérence temporelle au coeur de l’expérience mystique : « We must start by siting the poem within the mystical experience. […] The poem is un clutter of memories and expectations[8] ». Max Huot de Longchamp lui-même affirme par ailleurs que la vie spirituelle s’apparente dans le poème à un « jeu de cache-cache entre l’âme et son Bien Aimé au rythme de la révélation de cette présence essentielle de la Trinité en l’intime de l’âme[9] ». Le désir, et l’attente qu’il suscite, ne se résolvent pas en une satisfaction ponctuelle : au-delà de l’idée d’une progression spirituelle (qui n’est pas l’objet du Cantique Spirituel, malgré ce qu’en dit Jean de la Croix lui-même dans son argument introductif[10]). La question de l’impossible pérennisation de l’état unitif se pose : cette expérience extrême, lorsqu’elle est vécue ici-bas, ne peut s’installer dans la durée mais l’âme s’en trouve durablement modifiée, car la mémoire, qui en garde le souvenir et la teneur, recrée continuellement désir et attente. En outre, ce désir et cette attente se jouent dans l’être de plus en plus intime de l’âme mais doivent s’extérioriser pour exister. Ce qui explique que l’épouse, après avoir apostrophé son Bien Aimé dans la première strophe afin qu’il lui révèle où il se cache, et lui avoir demandé de se découvrir dans la onzième strophe, en vienne à lui enjoindre de se cacher dans la strophe 19 : ce ne sont pas là des désirs contradictoires mais des manifestations plurielles d’un désir spirituel constamment tendu vers sa réalisation, forcément paradoxale et douloureuse dans le monde temporel.

Le moteur du Cantique Spirituel est donc une aspiration de type fusionnel, mais l’on peut légitimement s’interroger sur le moment de cette union et se demander si elle a vraiment lieu dans le discours poétique –se demander, autrement dit, si elle trouve son lieu dans la lettre du poème. Se référant à Hegel, Manuel Ballestero définit ainsi l’expérience mystique : « Expérience qui saute hors du cercle de l’exprimable au moment où il est exprimé[11]». Il semble bien en effet que l’instant extatique soit toujours éludé dans son expression effective. Pour le dire autrement : il ressort de la lecture du Cantique Spirituel que l’expression de l’extase échappe fondamentalement à l’espace du présent d’énonciation. Ecriture en tension, inscrite dans l’attente désirante de l’être aimé, le Cantique Spirituel exprime un instant insaisissable. Il convient donc d’interroger ce poème à la lumière de l’expression de cette attente.

Le premier signe patent est celui de la modalité interrogative qui marque l’ouverture du poème :

¿Adónde te escondiste,
amado, y me dejaste con gemido?

Ces vers liminaires initient non seulement une querelle amoureuse mais encore un mouvement de tension à la fois expectative et active qui ne se démentira à aucun moment. L’âme dolente part en quête de son Bien Aimé, qui s’est dérobé à elle et se dissimule. L’Epoux alors invisible à qui elle s’adresse n’est autre que le Verbe-Dieu. Le propre commentaire que Jean de la Croix fait de ces vers confirme l’idée selon laquelle la quête spirituelle s’apparente à une exploration verbale :

Y es como si dijera: Verbo, Esposo mío, muéstrame el lugar donde estás escondido.

Comme l’observe Nadine Ly[12], le discours poétique renvoie clairement à l’active intériorisation et à la dynamique d’approfondissement qui anime le discours. En sorte que l’interrogation inquiète que l’épouse lance dès l’amorce du poème –interrogación indagante selon l’heureuse formule de M. Ballestero– doit être comprise littéralement comme la déclaration d’une exploration poétique à venir, une exploration qui saisit le texte dans son entier et qui est quête de sens.

J’en reviens à la dimension événementielle du texte et au sens immédiat à donner à cette interrogation initiale. La modalisation affecte le discours poétique uniquement dans sa première partie, qui correspond à une phase de quête fiévreuse : l’épouse confrontée à l’absence de son Bien Aimé se tourne vers les créatures pour solliciter leur aide (strophe 5), puis renoue avec sa plainte amoureuse, en développant entre les strophes 6 et 11 le topique de la blessure d’amour initié dès le quatrième vers.

Como el ciervo huiste / habiéndome herido 1

¡Ay! ¿Quién podrá sanarme ? 6

Mas, ¿cómo perseveras, / ¡oh vida!, no viviendo donde vives / y haciendo porque mueras / las flechas que recibes / de lo que del Amado en ti concibes? 8

¿Por qué, pues has llagado / aqueste corazón, no le sanaste? … ¿Y por qué así le dejaste / y no tomas el robo que robaste? 9

Il est remarquable d’une part que la modalité interrogative soit exclusivement dévolue à l’expression de la blessure d’amour, et d’autre part que cette même modalité disparaisse complètement dans la suite du poème. La raison en est donnée dans la strophe 11, dans laquelle l’épouse réitère sa requête de voir l’Epoux se découvrir à elle :

Mira que la dolencia
de amor que no se cura
sino con la presencia y la figura.

L’épouse du Cantique Spirituel se manifeste dans le discours à la première personne et laisse entendre d’emblée, nous l’avons vu, une voix plaintive et anxieuse. C’est par la suite sur le mode de l’interrogation qu’elle gémit pour faire entendre que le seul remède à sa douleur est une réponse à ses questionnements : une simple manifestation de l’Epoux –c’est-à-dire une manifestation du Verbe– mettra fin à une quête douloureuse menée jusque là dans une angoissante solitude. Rien d’étonnant à ce que la modalité interrogative, tout comme l’exclamative (à une exception près), s’efface par la suite, dès lors que l’Epoux a révélé sa présence : instruments de l’expression la plus aigüe de la subjectivité, ces modalités discursives par lesquelles l’épouse trahit sa vive émotion n’ont plus lieu d’être lorsque celle-ci, rassérénée par et dans la présence de son Bien Aimé, cesse de le presser de se découvrir. Du point de vue mystique, l’on peut dire que l’expression exacerbée de la subjectivité s’estompe avec la transformation consubstantielle de l’âme.

L’épouse du Cantique Spirituel n’est pas en attente d’une parole : si elle presse dans un premier temps les créatures de lui « dire » quelque chose au sujet de son Aimé, la communication se réalisera ensuite dans le regard. Car elle est en attente d’une présence, une présence qui finit par prendre corps dans la treizième strophe du poème :

¡Apártalos, Amado,
que voy de vuelo ! | Vuélvete, paloma,
que el ciervo vulnerado
por el otero asoma
al aire de tu vuelo, y fresco toma.

Toute la douzième lira était déjà placée sous le signe de la modalité exclamative : le je y apparaissait tendu par le désir de voir son allocutaire invisible, désir exprimé par un irréel du présent auquel il manquait l’apodose :

¡Oh cristalina fuente!
¡Si en esos tus semblantes plateados
formases de repente
los ojos deseados
que tengo en mis entrañas dibujados!

Les images du Christ doublement celé dans la fontaine cristalline (dans le nom qui la qualifie et dans son reflet) et des yeux désirés enfouis dans les entrailles semblaient appeler une révélation imminente. Elle survient donc dans la treizième lira, qui constitue la seule unité strophique où apparaissent conjointement les deux voix amoureuses du Cantique Spirituel.

L’espace poétique ainsi partagé dit l’avènement d’un état fusionnel et extatique. Le mode impératif l’inscrit dans le présent de l’énonciation. L’envol de la colombe en est la métaphore. Glosant les vers dévolus à l’épouse, Jean de la Croix dit dans les commentaires :

Como si dijera, que voy de vuelo de la carne. […] Lo que aquí, pues, el alma dice del vuelo hase de entender por arrobamiento y éxtasis del espíritu.

L’union semble donc consommée lors de cette visite tant attendue de l’Aimé. Se pose cependant le problème de l’après : si la question initiale et le « long gémissement de l’épouse[13] » qui s’ensuit sont résolus dès la treizième strophe, que se passe-t-il après, au long des 27 autres liras ? Certains lecteurs parmi les moins profanes, s’en remettant avant tout à la pensée du théologien Jean de la Croix, ont cherché dans le poème l’édifice théorique permettant de retracer les étapes successives de la progression spirituelle. Eulogio Pacho[14] reconnaît lui-même combien il est malaisé d'arrêter un découpage tant le texte se dérobe à une mise à plat chronologique. Il faut y voir la primauté tangible du poétique, dont la cohérence n’est pas subordonnée à une logique –doctrinale– qui lui reste, en définitive, extérieure. S’il est évidemment question d’union après la treizième strophe, il en est question différemment : les deux voix se nouent en un duo dialogué, mais la question de l’effectivité de leur union reste en suspens.

Revenons à la treizième strophe : que s’est-il passé ? Réagissant à l’apparition de son Aimé, l’épouse prend peur et se détourne car toute communication lui est proprement insupportable.

Le recours au code métaphorique à cet instant pour désigner les instances poétiques est le signe d’un passage vers un état autre et cette transformation analogique, dans le discours, des corps des époux en colombe et cerf nous éloigne momentanément d’une représentation corporelle de l’union ; de même, les mouvements inversés –la dérobade de l’épouse à laquelle répond l’invitation de l’Epoux– dénote une agitation qui ne laisse pas entrevoir d’apaisement immédiat. Rien n’est donc visiblement consommé –rien n’est donné à voir en tous cas– et l’union reste dans le temps de cette imminence.

Dans les deux liras qui suivent, l’épouse semble revenir à un état de quiétude : après la visite de l’Aimé et le ravissement qu’elle a suscité, elle s’adresse à son Aimé en le déclinant en une série de syntagmes nominaux qui élargissent son être à l’universel et le circonscrivent comme une plénitude. En sorte que cette évocation toute nominale de l’Epoux semble prolonger un état de béatitude.

Mi Amado, las montañas,
los valles solitarios nemorosos,
las ínsulas extrañas,
los ríos sonorosos,
el silbo de los aires amorosos,

la noche sosegada
en par de los levantes del aurora,
la música callada,
la soledad sonora,
la cena que recrea y enamora.
14-15

L’absence de verbe principal fait que de l’Aimé, dont il est question, on ne dit rien ; il n’est posé en sujet d’aucune action, et en objet d’aucun prédicat : il se contente d’être, et de façon démultipliée, dans l’invocation de l’épouse. Ce qui change après les fiançailles scellées dans la treizième strophe, c’est la façon dont l’épouse va habiter un espace multidimensionnel et multi-temporel dessiné par les références poétiques, avec la certitude de la proximité divine. Par deux fois encore cette dernière s’exprimera par des strophes averbales (liras 24 et 39) toujours stratégiquement placées après des strophes reprenant à différent degré d’explicitation le motif des épousailles.

Après les strophes 14 et 15, le discours poétique renoue avec une construction prédicative. L’épouse redevient sujet actif et s’affaire pour préserver sa quiétude des éléments extérieurs qui pourraient la mettre en péril. L’usage récurrent de l’impératif est dès lors emblématique de l’effervescence qui l’anime entre les strophes 16 et 19, jusqu’au retour de la parole de l’Epoux.

Mais n’oublions pas que la modalité injonctive prend dans le Cantique deux aspects : l’adjuration aux créatures et l’invitation amoureuse. L’impératif se définissant comme un mode de discours, ou de parole, il survient dans le présent d’énonciation. Ramenée au thème de l’union, l’invitation amoureuse exprimée au moyen de l’impératif renvoie à un temps où sont appelés à coïncider l’instant unitif et le moment d’énonciation : de ce point de vue, la strophe 36 appelle un commentaire.

Gocémonos, Amado;
y vámonos a ver en tu hermosura
al monte y al collado
do mana el agua pura;
entremos más adentro en la espesura.

Nous avons vu comment la modalité injonctive dans la treizième strophe rattachait le moment unitif au présent d’énonciation. Nous nous trouvons avec la strophe 37 de nouveau face à un autre temps fort de l’expression unitive, exprimé au moyen d’impératifs conjugués cette fois à la 1ère personne du pluriel : c’est ainsi la jouissance même, dans son instantanéité, qui est exprimée dans ce vers Gocémonos, Amado ; les verbes vámonos et entremos dénotent dans le même temps une dynamique d’intériorisation.

On le voit, le discours poétique approche donc en divers moments et de diverses manières l’expression de l’état extatique. Reste posé le problème de la liaison de ces divers moments.

A titre d’exemple, et pour poursuivre l’analyse des dernières strophes du Cantique, la strophe qui suit immédiatement la strophe 36 s’énonce au futur en reprenant les mêmes verbes, à cette différence près que le verbe gozar subit une retranscription métaphorique dans la dégustation du jus de grenade :

Y luego a las subidas
cavernas de la piedra nos iremos,
que están bien escondidas,
y allí nos entraremos,
y el mosto de granadas gustaremos.

On pourrait expliquer l’émergence du futur appliqué aux mêmes verbes (et c’est l’interprétation qu’en fait Wooodward) comme une réorientation chronologique vers l’avenir et l’expression de la part de l‘épouse du désir de voir se répéter cette union. On pourrait y voir aussi une promesse d’union encore plus accomplie, dont la strophe 36 ne représenterait que les prémisses : l’idée d’élévation est commune aux deux strophes mais la strophe 37 évoque « las cavernas de la piedra » là où la 36 ne parle que de « espesura », marquant en cela un moindre degré dans la profondeur de l’intériorisation. Ou bien, et l’idée de répétition n’est absolument pas contradictoire, les instants correspondants aux strophes 36 et 37 sont à comprendre simultanément, et il s’agirait du même instant décliné poétiquement différemment : les futurs verbaux ne seraient qu’une autre expression de l’injonction « gocémonos » dont la réalisation est toujours différée pratiquement par rapport à sa profération : l’épouse dit « jouissons », l’injonction coïncide avec son acte d’énonciation mais pas la réalisation de l’acte déclaré qui ne peut être au mieux qu’imminent (quand il n’est pas rejeté dans un avenir plus lointain).

La strophe suivante (38), plaide en faveur d’une interprétation plurivoque, car l’actualisation de formes verbales au conditionnel, à l’imparfait et au prétérit vient brouiller définitivement toute vision chronologique :

Allí me mostrarías
aquello que mi alma pretendía,
y luego me darías
allí tú, vida mía,
aquello que me diste el otro día.

Le conditionnel se définit comme un temps relatif, sans référence au présent du locuteur. Il offre en outre une vision indivise du temps dans la mesure où il intègre passé, présent et futur. En sorte que les propositions principales Allí me mostrarías et Y luego me darías rendent impossible toute situation précise sur un axe temporel. Quant aux propositions subordonnées, elles renvoient indubitablement les événements qu’elles déclarent dans le passé –aquello que mi alma pretendía ; aquello que me diste el otro día– mais si l’on en croit le commentaire de ce dernier vers, « cet autre jour » renvoie « au jour de l’éternité de Dieu[15] ». Enfin, l’ambiguïté de nature temporelle créée par les strophes 36 et 37 se reproduit à l’intérieur de la lira 38 : mostrar et dar s’inscrivent dans une successivité marquée par l’adverbe luego, successivité factice si on tient en compte que toute révélation divine conjugue concomitamment apparition et don. Les deux vers aquello que mi alma pretendía et aquello que me diste évoquent des événements qu’il est difficile de ne pas mettre en rapport de contiguïté voire d’identité : ce que l’âme désirait, n’est-ce pas ce que Dieu lui a donné ? Dieu n’a-t-il pas donné à l’âme ce qu’elle désirait ? Il est significatif que Jean de la Croix dans son commentaire, après avoir établi une claire distinction entre ce que l’âme entend donner (un amour aussi parfait que celui de Dieu) et ce qu’elle entend recevoir (la gloire essentielle qui consiste à voir l’être de Dieu), finisse par poser que la deuxième prétention de l’âme est incluse dans la première, brouillant ainsi ce qu’il avait clairement séparé[16]. Par contre, ce que ne résout toujours pas cette proposition, c’est la question de la pérennité du désir quand il a été satisfait. Or cette question, rapportée et subordonnée au temps du conditionnel qui inscrit cette épiphanie dans un temps moins hypothétique que suspendu par sa nature, paraît s’annuler d’elle-même. Le décrochage temporel sera achevé dans la strophe suivante, construite sans verbe principal.

Le poème dans son ensemble est soumis à ce processus de désancrage qui n’est pas uniquement temporel mais aussi spatial. Un lieu tel que le jardin s’emplit de références littéraires et bibliques qui finissent par être toutes convoquées en même temps dans le pronom allí, lieu de l’union mystique, locus amoenus et jardin d’Eden. Les indices temporels ne remplissent plus leur fonction de repères stables susceptibles d’être reportés sur un axe unique, car la trajectoire du sujet mystique s’inscrit dans une chronologie chrétienne marquée par la Création, la Chute et la Rédemption. Les strophes 23, 33, 34 et 38 établissent ainsi la quête de l’épouse du Cantique Spirituel dans le temps vaste de l’histoire biblique de l’Humanité : qu’il y soit fait allusion à demi-mot à Eve, au Déluge ou l’Arche d’Alliance, elles renvoient à un temps biblique dans lequel l’expérience mystique, vécue comme une rédemption, trouve naturellement sa place.

L’introduction d’un temps qui dépasse celui, tout subjectif, de l’expérience de l’épouse, rend plus difficile encore l’appréhension de l’expression de l’attente. Dans un temps qui se dilate et se répète, que deviennent le désir, et l’attente de sa satisfaction ? La question formulée revient à poser le problème de la mémoire et de l’attente, tel que l’a formulé Woodward, « the poem is a clutter of memories and expectations[17] ». Nous avons vu comment l’expérience unitive appelle une certaine pérennisation dans sa réitération. Nous avons vu aussi comment cette expérience subjective se lie à l’histoire chrétienne de l’Humanité structurée selon un cycle à trois temps –Création, Chute, Rédemption– qui se reproduit dans ses différents micro-événements –les figures d’Eve et Marie, l’Arche etc. Or, du point de vue du mystique, le lien entre la mémoire et le temps se transmue (la mémoire devient espérance) et se dilue dans l’éternité (la mémoire doit se vider de toutes les choses mémorables qui l’habitent pour espérer accueillir pleinement la mémoire de Dieu).

 

Si l’union mystique n’est pas exprimée au présent, ce n’est peut-être pas, comme l’affirme Woodward[19], parce que son effectivité n’est pas l’objet du poème, mais plutôt parce qu’elle est rejetée littéralement hors du temps mondain.

Pour en revenir à l’attente désirante de l’épouse exprimée dans les vers liminaires, elle n’est pas comblée lors de la visite du Bien Aimé –elle ne peut l’être totalement ici–bas. Mais l’effectivité de cet attouchement divin habite l’âme et après l’expérience de son avènement le discours poétique l’exprimera tout à la fois en survenance et en souvenir. L’attente, comblée et non comblée, crée ainsi un lieu atemporel où ne s’expriment pas un temps mais une somme de temporalités.

L’éternité dans laquelle verse l’épouse du Cantique Spirituel est conditionnée par la nature infinie du Bien Aimé. Ainsi peut-on répondre à la question que formule Max Huot de Longchamp : « Que devient le désir sans plus d’objet défini à dépasser ?[20] ». Un désir non plus installé dans une attente aveugle et tourmentée mais bien une attente éclairée et sereine.



 


[1] Sesé Bernard, « Poétique du sujet mystique chez Jean de la Croix », in Hermenéutica y mística : San Juan de la Cruz, Madrid, Tecnos, 1995, pp. 92-95.

[2] L’édition choisie est celle du texte B de Raquel Asún, San Juan de la Cruz, Poesía completa y comentarios en prosa, Barcelona, Planeta, 1989.

[3] Huot de Longchamp Max, Lectures de Jean de la Croix : Essai d'anthropologie mystique, Paris, Beauchesne, 1981, p. 134.

[4] Op. Cit., p. 37.

[5] Op. Cit., p. 77-78.

[6] Op. Cit., p. 77-78.

[7] Thompson Colin, The Poet and the mystic, Oxford, 1977, p.86. Cité par L. J. WOODWARD, « Verb tenses and sequential time in the « Cantico espiritual » of San Juan de la Cruz », in Forum for Modern Language Studies, vol.27, n°2, 1991. « Il n'y a pas de progression régulière dans le temps, l'espace ou le raisonnement" (traduction de l’auteure)

[8] Woodward J., « Verb tenses and sequential time in the « Cantico espiritual » of San Juan de la Cruz », in Forum for Modern Language Studies, vol.27, n°2, 1991.

[10] «El orden que llevan estas canciones es desde que un alma comienza a servir a Dios hasta que llega al último estado de perfección, que es matrimonio espiritual. Y así, en ellas se tocan los tres estados o vías de ejercicio espiritual por las cuales pasa el alma hasta llegar al dicho estado, que son: purgativa, iluminativa y unitiva, y se declaran acerca de cada una algunas propiedades y efectos de ella.», Op. Cit., p. 162.

[11] BALLESTERO Manuel, « Poesía y experiencia en el Cántico », in Hermenéutica y mística: San Juan de la Cruz, Madrid, Tecnos, p. 65.

[12] LY, Nadine, « Le langage mystique à la lumière des commentaires », in Rencontres à l’Orangerie, Limoges, 1992, pp. 95-110.

[13] L’expression est de Max Huot de Longchamp, Op. Cit., p. 245.

[14]  Notamment dans Iniciación a San Juan de la Cruz: pautas para la lectura y el estudio de sus obras, Burgos, Monte Carmelo, D.L. 1982.

[15] Op. cit., p. 325.

[16] Op. cit, p.324.

[17] Woodward L. J., Op. Cit., p. 151.

"Le poème est un assemblage de souvenirs et d'aspirations." (Traduction de l’auteure)

[18] Cf. le commentaire à Subida, III, 15.

[19] Woodward L. J., Op. Cit., p. 157.

[20] Huot de Longchamp Max, Op. Cit., p. 131.

L’écriture filmique de l’attente dans 25 watts [Pablo Stoll, Juan Pablo Rebella, 2001]

D’après le dictionnaire de la langue française Lexis, l’attente se définit avant tout comme « l’action de rester jusqu’à l’arrivée de quelqu’un ou de quelque chose », ou bien comme « le temps pendant lequel on demeure ainsi [1]». Le verbe « attendre » est quant à lui défini de la manière suivante : « rester en un lieu en comptant sur l’arrivée de, sur un événement [2]». Dans le Trésor de la Langue Française Informatisé, on trouve par ailleurs cette définition : « Attente : action d’attendre ; action de demeurer en un lieu jusqu'à ce que quelqu'un ou quelque chose arrive [3]».

De ces quelques approches du mot « attente », il faut commencer par retenir deux choses : la première est que l’aspect temporel de l’action d’attendre est liée à une dimension spatiale. Il semble qu’on ne puisse consommer le temps de l’attente que dans l’immobilité et la fixité. Attendre en mouvement ne serait pas vraiment attendre. Par ailleurs, l’objet de l’attente est à chaque fois défini de la manière la plus imprécise qui soit : on attend « ainsi », « quelqu’un » ou, encore plus vaguement, « quelque chose ».

Pour tenter de saisir la notion d’attente, nous pouvons également mobiliser nos souvenirs, notre propre expérience vitale. L’attente, ce n’est pas simplement un type d’action paradoxale (voir oxymorique), ce sont aussi des sentiments, des sensations qui viennent connoter le concept. L’attente nous renvoie à la durée, au temps ressenti comme différent du temps « normal », comme plus long, plus intense ou plus ennuyeux. C’est une preuve de l’élasticité du temps. Dans l’imaginaire collectif, l’attente est rarement connotée positivement, comme en témoigne l’impressionnante collection d’adjectifs qualificatifs recensés par le TLFI : ce ne sont pas moins de 25 adjectifs qui, d’après les observations des auteurs du dictionnaire, sont fréquemment employés pour qualifier le substantif : abominable, angoissée, anxieuse, cruelle, désespérée, dévorante, ennuyeuse, énervante, exaspérante, extatique, fébrile, fiévreuse, horrible, inlassable, irritante, merveilleuse, nostalgique, obsédante, obstinée, oisive, paisible, passionnée, paresseuse, recueillie, résignée[4]. La notion d’attente entraîne plutôt un choix d’adjectifs connotés négativement (seuls quelques qualificatifs, comme « merveilleuse », sont positifs), et l’attente ne serait donc que rarement souhaitable ou désirable. L’attente serait le plus souvent un état dans lequel on se trouve plongé à contrecoeur, en dépit de soi.

Que ce soit dans la définition froide du terme, ou dans ses variantes connotées, l’attente semble être à première vue totalement anti-cinématographique. En effet, alors que l’attente renvoie à l’absence d’action, l’absence de mouvement, et n’est que la permanence d’un état, le cinéma, pour sa part, a précisément vocation à représenter le mouvement (le cinématographe, étymologiquement, est ce qui permet d’« écrire le mouvement ») et toute une tradition spectaculaire l’associe étroitement à l’action, au dynamisme, au changement, au défilement. Marie-France Briselance, dans son ouvrage intitulé Leçons de scénario, recense d’ailleurs 36 situations dramatiques possibles au cinéma : alors que « sauver », « implorer », « se révolter », « détruire », « obtenir » ou « conquérir » font partie de sa liste, « attendre », pour sa part, n’y figure pas[5].

Pourtant, l’attente est bel et bien présente au cinéma, notamment à travers la notion de suspense. Le TFLI définit justement comme un « sentiment d'attente angoissée que peut éprouver un lecteur, un spectateur ou un auditeur parvenu à un moment décisif de l'action et tenu en haleine sur le dénouement de celle-ci [6]». Les rédacteurs proposent également une deuxième définition, non plus centrée sur le récepteur, mais qui adopte un point de vue narratif : « procédé dramatique utilisé par un cinéaste ou un auteur pour tenir en haleine le lecteur, le spectateur ou l'auditeur [7]». Alors qu’on pouvait la penser fondamentalement anti-cinématographique, l’attente devient ainsi un élément central d’un procédé dramatique que chacun associe très naturellement au cinéma (la définition du dictionnaire place même le cinéaste en premier parmi les auteurs susceptibles d’employer cette technique).

Une précaution s’impose cependant : il convient de bien distinguer deux niveaux d’attente. D’un côté, le sentiment d’attente du spectateur ; de l’autre, la représentation même, dans le récit cinématographique, de l’action d’attendre. Pour les cinéastes, filmer l’attente (par exemple, dans un film de guerre, celle des soldats avant l’attaque) ne se justifie souvent que pour créer le suspense et donc stimuler chez le spectateur le désir d’action. Mais filmer l’attente pour elle-même, sans qu’elle soit la promesse d’une action à venir, est une opération beaucoup plus risquée, car comme nous l’avons vu, l’attente implique l’absence de mouvement et le spectacle de personnages en attente nous renvoie à notre propre expérience, souvent désagréable, des multiples formes de l’attente.

Etudier l’attente au cinéma, contrairement à ce que l’on peut penser de prime abord, offre donc de nombreuses pistes de réflexion, et dans les limites de ce bref travail, je souhaiterais me concentrer plus particulièrement sur la question de la représentation de l’attente « pour elle-même », plutôt que sur celle du suspense, un terrain déjà balisé[8]. Un film en particulier a retenu mon attention : il s’agit de 25 Watts, une production uruguayenne de 2001, réalisée par Pablo Stoll et Juan Pablo Rebella, deux auteurs à qui l’on doit également un deuxième long métrage, Whisky, sorti en 2004. Après avoir présenté brièvement l’objet de mon étude, je m’attacherai à analyser par quels procédés les auteurs de 25 Watts parviennent à entourer la trajectoire de leurs personnages d’un sentiment d’attente aboulique, apparemment sans objet. Pour cela je tenterai de mettre en relation scénario, mise en scène et montage, afin de mettre ainsi à jour ce que l’on pourrait définir comme une écriture filmique de l’attente. Enfin, je relierai ces observations à une réflexion sur la société uruguayenne du début du XXIe siècle, dont le film 25 watts brosse un portrait désenchanté.

25 Watts, une non-intrigue

L’intrigue du film de Pablo Stoll et Juan Pablo Rebella est des plus simples : le récit suit pendant un week end les déambulations dans Montevideo de Leche, Javi et Seba, trois amis à peine sortis de l’adolescence, et particulièrement apathiques. Au cours du film, le spectateur fait la connaissance d’autres personnages à peine plus dynamiques : Hernán, un ami de la bande ; Gerardito, le voisin simplet de Leche ; María, la petite amie de Javi ; Rulo, Chopo et Menchaca, trois loubards qui dévergondent Seba ; Sandía, le propriétaire du vidéo-club ; Pitufo, le tenancier de l’épicerie ; Beatriz, la professeur d’italien de Leche ; Joselo et son père, propriétaire d’une auto-école transformée en véhicule publicitaire, pour qui travaille Javi ; et enfin la grand-mère de Leche, qui ne prononce jamais un mot et reste le plus souvent immobile, dans un état semi-végétatif.

25 Watts propose un récit minimaliste, dépourvu de tension, dans lequelle les personnages semblent frappés d’ennui et de mollesse. Les actions dans lesquelles ils se lancent sont sans envergure ou inachevées, et il leur arrive souvent de ne rien faire, comme s’ils attendaient simplement que quelque chose se passe dans leur existence. Leur attitude semble être l’illustration exacte de l’aboulie, cet état dans lequel le sujet n’a pas la volonté suffisante pour entreprendre une action. Plutôt que d’aller vers le changement, le sujet aboulique attend passivement qu’il vienne à lui.

Ce récit tourne donc le dos aux conventions de la dramaturgie classique, tels que les a résumés Robert McKee, le gourou hollywoodien de l’écriture scénaristique, dans son ouvrage de référence, Story. Pour Mc Kee, il existe trois grands types de scénarios possibles, le modèle classique étant défini comme « intrigue majeure » (archplot) :

Un schéma classique correspond à une histoire construite autour d’un personnage actif qui lutte essentiellement contre des forces externes antagonistes, pour accomplir son désir. Il agit au cours d’un continuum temporel à l’intérieur d’une réalité fictionnelle qui suit une logique de causalité cohérente jusqu’à ce qu’elle atteigne une fin fermée due à un changement irréversible et absolu[9].

McKee précise que l’écrasante majorité des scénarios, notamment hollywoodiens, repose sur ce modèle. A l’opposé, McKee désigne l’ « anti-intrigue » (subplot), construite contre le schéma classique, et dans lequel le temps ne se déroule pas de manière linéaire, le hasard l’emporte sur la causalité, le héros n’est pas engagé dans un conflit externe visible, et où la fin reste ouverte[10]. Ce serait, selon lui, l’équivalent au cinéma du Nouveau Roman ou du théâtre de l’absurde. Contestant de manière moins radicale le modèle classique, on trouve pour finir la « mini-intrigue » (miniplot), récit minimaliste où les personnages sont multiples et passifs, où les conflits sont plus internes qu’externes, et où le dénouement reste ouvert[11]. Dans tous les cas de figures évoqués précédemment, la trajectoire des personnages est marquée, à des degrés divers, par le changement. Or il arrive que certains scénarios racontent des histoires dans lesquelles « les valeurs dans la vie du personnage à la fin du film sont virtuellement identiques à celles du début [12]» : « Les histoires restent statiques et ne suivent pas de courbe dramatique [13]». Pour McKee, ce type de récit se dilue dans le portrait, et il le nomme « non-intrigue » (no plot). D’après lui, « [ces films] nous donnent des renseignements, nous émeuvent et ont une structure formelle ou rhétorique, mais ils ne racontent pas une histoire [14]».

25 Watts appartient de toute évidence à cette dernière catégorie, la trajectoire dramaturgique de Leche, Javi et Seba ressemblant à un encéphalogramme plat (la faible puissance de l’ampoule évoquée dans le titre y fait d’ailleurs écho). Alors que le récit classique lance un héros dynamique dans un chemin rempli d’embûches menant à une transformation finale, le scénario de 25 Watts tourne autour de personnages qui ne tendent vers aucun but (Seba, Javi), ou bien ne fournissent qu’un embryon d’effort pour l’atteindre. Ainsi, Leche est amoureux de sa professeure d’italien, mais sa seule tentative pour la séduire se limite à deux coups de téléphone où il lui parle de la pluie et du beau temps. Le jeune homme doit également passer un examen d’italien, mais il se contente de revoir les trois premières personnes du présent de l’indicatif de l’auxiliaire être. Javi, pour sa part, est pris dans une relation sentimentale qui patine ; par ailleurs, il trouve brièvement un travail (conduire une voiture publicitaire qui sert également d’auto-école), mais finit rapidement par abandonner cette activité totalement inintéressante. Le propriétaire du véhicule, le seul qui exprime verbalement de l’ambition et une croyance en le progrès, est tourné en dérision et rien ne vient corroborer son sentiment d’avoir amélioré son sort.

En d’autres termes, le récit tourne autour de personnages très faiblement vectorisés, et dont l’état à la fin du film est rigoureusement identique à celui du début. Les péripéties qu’ils traversent sont en elles-mêmes insignifiantes, et à l’issue du film, les héros n’ont rien appris, n’ont pas progressé, ne se sont pas transformés, n’ont pris aucune résolution pour l’avenir. D’un bout à l’autre du récit, ils se contentent d’être.

Ce choix dramaturgique permet d’ancrer les personnages dans un présent immobile, et constitue l’une des principales causes du climat d’attente qui plane sur l’histoire. Le poids du présent se fait également sentir dans la construction des personnages, qui ne sont dotés d’aucun passé personnel clairement défini, qui pourrait expliquer leur attitude actuelle. A la différence des scénarios classiques, qui donnent souvent à leurs personnages un passé complexe (un point sur lequel les acteurs s’appuient d’ailleurs pour construire leur interprétation), ici aucun trauma d’enfance, aucune blessure ou illumination secrète, aucune histoire familiale heureuse ou douloureuse. Un bref flash back nous montre bien l’amitié d’enfance entre Leche et Javi, mais c’est juste l’occasion de constater que leur relation n’a pas évolué depuis qu’ils ont 8 ans. Sans véritable passé, les personnages semblent également sans avenir : l’horizon temporel verbalisé ne dépasse pas quelques jours (Leche doit ainsi passer son examen d’italien « lundi »), et rien dans les actes ou les propos des trois héros ne permet de distinguer un projet plus lointain, une préoccupation à moyen terme, un espoir. Figée dans le présent, leur attente ainsi dépourvue de perspective semble sans objet.

Un tempo au ralenti

Ces choix scénaristiques ne suffisent pas cependant à créer à eux seuls le sentiment d’attente aboulique qui imprègne le film, et le talent des auteurs de 25 Watts tient précisément à leur capacité à mobiliser toute une palette de procédés cinématographiques pour concrétiser les enjeux du scénario. La deuxième étape de leur démarche consiste ainsi à créer dans la narration un tempo lent, à la limite de l’ennui, qui donne la sensation d’un temps visqueux, qui s’étire. Ce choix est bien entendu en adéquation avec l’attitude et la trajectoire des personnages, et il se manifeste de différentes façons.

Pour parvenir à ce résultat, les réalisateurs ont tout d’abord réduit le nombre de plans de moitié par rapport à un long métrage standard. Alors que dans un film classique d’une centaine de minutes, on compte habituellement 500 ou 600 plans (certains films d’action hollywoodients peuvent même en compter jusqu’à 2000)[15], ici, pour une durée équivalente, nous devons nous contenter d’un peu plus de 300 plans (311 pour être exact). Le ressenti du spectateur est donc celui d’un montage beaucoup moins rapide que dans un film classique. Bien entendu, tous les plans n’ont pas la même durée, et certains peuvent s’étendre sur plusieurs dizaines de secondes, tandis que d’autres sont extrêmement brefs. Il apparaît en fait que le montage du film ménage une alternance régulière entre des séquences particulièrement avares de plans et d’autres où les plans s’enchaînent rapidement. Dans ce deuxième cas de figure, le rythme plus élevé est obtenu par le biais d’un montage alterné, qui fait passer successivement le récit d’une ligne narrative à une autre, alors que dans le cas des séquences plus posées, le récit se concentre sur une seule ligne et la mise en scène ne change presque pas d’axes. Les auteurs parviennent donc à créer un tempo ralenti, une pulsation suffisamment faible et retenue pour dire le caractère amorphe des personnages, mais cependant suffisamment tonique pour maintenir la tension narrative. Schématiquement, le film offre donc une alternance de passages où une action unique est filmée dans des plans longs, avec très peu de changements d’axes (typiquement, des séquences de dialogue ou de monologue), et de moments où un montage alterné permet de faire rapidement le tour de plusieurs lignes narratives (le récit passe alors en revue ses personnages principaux, impliqués dans des actions différentes). En accélerant et en décélerant le rythme du montage, les auteurs parviennent à insuffler une vibration vitale, faible mais régulière, à leur récit. Ce pouls ralenti joue un rôle essentiel dans la création d’une temporalité de l’attente, en contribuant à figer le temps sans l’arrêter complètement.

Il est à noter que ce jeu temporel est également renforcé spatialement, par plusieurs procédés employés de manière récurrente. Comme le fait remarquer, André Gardies, la durée ressentie d’un plan peut varier en fonction de paramètres variés : « Des facteurs autres que celui du temps chronométrique entrent en jeu [16]».

Le procédé le plus visible consiste à multiplier les plans fixes, souvent cadrés large dans les séquences de dialogue, ce qui fait ressentir plus fortement leur allongement temporel. Par ailleurs, ces plans sont très rarement angulés, et jamais décadrés, ce qui limite beaucoup leur dynamisme et contribue à accentuer la sensation de durée. La plupart du temps, cette sensation est renforcée par la position des corps dans l’espace : assis, allongés, avachis, les acteurs bougent peu voire pas du tout. On note par ailleurs une tendance à filmer des plans centrés, où la banalité du cadrage renforce l’impression de monotonie et de routine qui se dégage des actions des personnages. Autre facteur favorisant chez le spectateur un sentiment d’allongement temporel : la faible quantité d’informations visuelles et sonores fournies par la plupart des plans. Tournées dans un noir et blanc naturaliste, aux éclairages à peine travaillés, les images montrent fréquemment des intérieurs sobrement décorés, voire dépouillés pour certains, et les plans en extérieur révèlent des espaces vides. Le tout est accompagné d’une bande-son très discrète, où les personnages parlent sans démonstration, et où les bruits d’ambiance sont particulièrement rares (parfois, quelques pépiements d’oiseaux et jappements de chiens se font entendre au loin). Or, comme le note André Gardies, « moins l’image contient de données, moins elle a besoin de temps pour être lue [17]». Dans la grande majorité des cas, les plans, notamment fixes, de 25 watts durent trop longtemps par rapport à leur faible densité informative, ce qui crée un sentiment d’étirement.

Enfin, remarquons que l’introduction des points de montage à la fin des plans fixes se fait souvent avec un léger retard par rapport à la fin de l’action représentée ou à la sortie de champ du ou des personnage(s). Alors que dans un film plus classique et plus vif, le monteur aurait tendance, en fin de scène, à couper le plan peu avant la sortie de champ du personnage principal pour ne pas s’embarrasser de photogrammes superflus (comme le signale Dominique Villain, le mot américain editing signifie « enlever ce qui est inutile »[18]), ici, le monteur (qui est également, c’est assez rare pour qu’il faille le signaler, le producteur du film), laisse très fréquemment un instant de battement avant d’introduire le point de montage. Ce temps est suffisamment bref pour ne pas ralentir inutilement le déroulement du récit, mais suffisamment long pour créer une micro-attente chez le spectateur. Répété des dizaines de fois, ce procédé contribue discrètement à rendre plus visqueux l’écoulement du temps diégétique.

Même s’ils représentent une part écrasante du matériau filmique, les plans fixes ne pas les seuls, et l’on remarque l’emploi répété de travellings, notamment au début du film, lorsque nous découvrons les personnages principaux. Ces plans en mouvement pourraient contribuer à insuffler du dynamisme au récit, or l’effet qu’ils produisent est inverse : lorsque le spectateur découvre en travelling d’accompagnement les personnages marchant dans la rue, il n’a pas l’impression que ceux-ci vont quelque part ou bien sont tendus vers un but à atteindre. Ce paradoxe peut s’expliquer par le fait que les réalisateurs montrent presque systématiquement un déplacement sur l’axe X (horizontal), de la droite vers la gauche, ce qui est anti-naturel (le sens de lecture en Occident étant de la gauche vers la droite, c’est ce type de déplacement qui est ressenti comme « naturel [19]») et ce qui donne par ailleurs la sensation que les personnages reviennent sur leurs pas. Pour schématiser les codes de lecture des axes spatiaux, on peut dire que pour un personnage de cinéma (et pour tout personnage représenté visuellement, en particulier en bande dessinée), se diriger vers la droite du champ donne l’idée d’une progression, d’une avancée vers l’avenir, alors que la trajectoire opposée signifie plutôt un retour vers le passé, une régression. Tout ceci n’a pas force de loi, bien entendu, et doit être interprété en fonction du contexte, mais, dans le cas de 25 Watts, le caractère quasi-systématique du procédé colle parfaitement à la psychologie et à la trajectoire narrative de personnages marqués par l’inertie et l’absence d’entrain. Il s’installe ainsi une tension entre le mouvement naturellement dynamique du récit et les déplacements dans l’espace, symboliquement régressifs. Ainsi pris au piège, les personnages semblent faire du sur place.

Cages

Cette observation doit être complétée par une réflexion plus générale sur tous les procédés d’écriture qui, au niveau du scénario, du cadrage et de la bande-son en particulier, contribuent à donner le sentiment que les personnages sont enfermés, englués dans le présent (une sensation qui renvoie directement à l’expérience temporelle de l’attente).

Pour commencer, il faut noter que le cadre spatial à l’intérieur duquel se déroule l’histoire est limité : les personnages déambulent dans un quartier de Montevidéo et ne s’aventurent pas en dehors de leur pâté de maison. Leur univers se limite à quelques rues, l’immeuble de Leche, la maison de Javi, le vidéo-club, l’épicerie, un bar. Seule échappée en dehors de cet univers morne et presque monochrone (le film est tourné dans un noir et blanc granuleux) : une brève virée en discothèque, au cours de laquelle Leche se fait rouer de coups par les vigiles. Mentionnons également le trajet final, extrêmement bref, d’une voiture conduite par Rolo, en état d’ébriété, qui roule à contresens sur une voie rapide, quelque part dans Montevideo. Pour le reste, les personnages restent prisonniers d’espaces qui, sans être complètement exigus, ne débouchent sur aucune ouverture. Bien entendu, le cadrage vient très souvent renforcer cet effet d’enfermement : la caméra est le plus souvent placée frontalement par rapport à l’action et aux personnages, et la silhouette de ces derniers se découpe sur un horizon bouché par un élement du décor (typiquement, un mur), sur lequel courent des lignes de composition horizontales et verticales (le cadreur a visiblement fui les diagonales, trop dynamiques). Les plans sont généralement larges, ce qui permet une certaine respiration (le spectateur ne se sent jamais oppressé par un cadrage trop serré), mais plusieurs images montrent des lieux confinés : l’intérieur d’une voiture, filmé depuis le capot pour faire ressortir les montants de l’habitacle, ou bien le dessous d’un lit. Parfois, l’utilisation d’un grand angle vient emprisonner un personnage dans le champ. C’est le cas notamment dans les plans subjectifs censés être filmés depuis le judas installé sur la porte de l’appartement de Leche. De manière plus visible et revendiquée, les auteurs jouent également avec des accessoires pour créer des effets de sens humoristiques : vers le milieu du film. Leche veut ainsi téléphoner à Beatriz, sa professeure d’italien, mais c’est la mère de celle-ci qui décroche. Le voilà contraint de tenir une conversation insipide pour cacher le véritable objet de son coup de fil (tenter de séduire Beatriz). Au premier plan, une grande tasse transparente remplie d’eau occupe la partie droite du champ, tandis qu’au deuxième plan, au dessus de la tasse, apparaît la tête de Leche. D’abord floue, la tasse devient nette au fur et à mesure que Leche, pour sa part de plus en plus flou, s’enfonce dans son siège, en signe d’échec. Le visage de Leche se met à se refléter par transparence dans le contenu de la tasse, comme si le personnage était littéralement tombé au fond du récipient. Cet enfermement visuel est souligné ironiquement par un bruitage qui évoque une noyade.

L’accessoire qui renvoie le mieux à l’enfermement spatial (mais aussi temporel et existentiel) dont sont victimes les personnages, est la cage du hamster que Javi a installée dans sa chambre. Pour bien souligner à quel point cet objet est une métaphore de l’univers des héros du films, plusieurs plans établissent un rapport de continuité entre la cage, à droite de l’écran, et Javi, parfois accompagné de sa petite amie, María, dans la partie gauche du champ. Avec le hamster ainsi installé au premier plan, la vie de Javi semble être à l’image de celle du rongeur. Par ailleurs, le hamster est affublé d’un prénom humain (Alfonso) tandis qu’à l’inverse, Javi est souvent montré en train de manger les croquettes de l’animal, dont il apprécie le goût (il parvient même à convaincre sa compagne d’en manger). Pour bien souligner l’idée de continuité entre ces deux êtres et ces deux vies, les scènes se déroulant dans la chambre de Javi se concluent presque toujours par un gros plan sur la cage, un procédé de ponctuation dont l’effet est renforcé par un fondu au noir.

Cercles

Le hamster et sa cage permettent également d’introduire une deuxième métaphore, dont on trouve des échos à tous les niveaux du film : celle de la roue. Le rongeur est souvent représenté en train de courir dans une roue installée au centre de sa cage, dans un mouvement absurde et sans fin. Le lien avec les personnages humains est d’autant plus facile à établir que ces plans, comme je l’ai souligné plus haut, sont mis en avant par le montage, et que par ailleurs, la prise de vue frontale ainsi que l’orientation du corps de l’animal (tourné vers la gauche) renvoient implicitement à de nombreux passages où Leche, Javi et Seba sont représentés de la même façon, comme par exemple dans le plan d’ouverture. Ces trois personnages sont donc à l’image du hamster : non seulement ils restent enfermés dans leur univers, mais en plus ils y tournent en rond.

Cette circularité de leur existence est exprimée de manière redondante, notamment par la présence répétée de panoramiques à 360°. On en dénombre trois au total : le premier, situé au début du film, vers la 12e minute, montre les trois personnages principaux ainsi qu’un ami commun, Hernán, en train de bavarder dans la rue. Le plan est associé à l’idée d’ennui dans la mesure où le mouvement de caméra permet de passer d’un personnage à l’autre en écoutant, en voix over, le flux des pensées de chacun d’entre eux et que le spectateur constate qu’aucun ne prête attention à l’anecdote qu’est en train de raconter Hernán. Le deuxième panoramique circulaire survient pour sa part au bout de 38 minutes, et il accompagne un passage musical. La caméra semble montée sur une platine disque et tourne sur elle-même au rythme de la rotation d’un 33 tours. Le plan ainsi obtenu dévoile l’ensemble de la chambre de Leche, en train d’écouter la chanson. Ce panoramique fait l’objet d’un montage alterné qui montre, dans une seconde ligne narrative, Javi au volant de la voiture publicitaire que le père d’un ami lui a confiée. Dans le dernier plan circulaire, qui intervient juste avant la fin du film, la caméra est installée au milieu d’un carrefour désert, non loin de l’immeuble devant lequel se trouvaient Leche, Javi et Seba au tout début du récit, et le panoramique nous montre un espace urbain complètement éteint, sans un passant, sans une voiture.

En ce qui concerne le deuxième panoramique, celui du disque, un lien est établi entre la circularité du plan et la vie des personnages. En effet, lorsque la caméra interrompt sa course, la piste du disque finit par sauter, puis un fragment de mélodie se répète mécaniquement. Dans la foulée, Leche, qui répétait sa leçon d’italien en écoutant la musique, se met également à répéter mécaniquement la conjugaison de l’auxiliaire « être », en butant sur la 3e personne du singulier, comme s’il était victime du même bégaiement que la platine.

Ce détail est d’autant plus significatif que tout au long du film Leche répète de nombreuses fois la conjugaison de l’auxiliaire, sans jamais réussir à dépasser cette 3e personne du singulier. C’est la face la plus visible d’une tendance à l’itération, qui se manifeste très tôt dans le récit. Les personnages sont souvent confrontés aux mêmes difficultés, et réalisent tout au long du film les mêmes gestes, les mêmes actions. C’est vrai pour les personnages principaux comme pour les figures plus secondaires. Comme nous venons de le voir, Leche apparaît plusieurs fois un cahier à la main, en train de réviser ses conjugaisons d’italien ; Seba se rend deux fois au vidéo-club, ce qui donne lieu à deux plans identiques. Javi est pour sa part filmé à plusieurs reprises au volant de la voiture publicitaire. Le message que diffusent les hauts-parleurs installés sur le toit du véhicule revient en boucle, de manière étouffante et ridicule (il s’agit d’une publicité pour une marque de pâtes au nom grandiloquent « Su Señoría »). Les protagonistes secondaires du récit sont également victimes du même processus itératif : Hernán sonne deux fois à la porte de l’appartement de Leche ; la vieille dame dont Leche actionne la sonnette au début du film sort deux fois sur le pas de sa porte ; le propriétaire de l’auto-école publicitaire tient plusieurs fois les mêmes propos à Javi. Le livreur de pizzas croit par deux fois entendre les autres se moquer de lui.

Dans une séquence se déroulant dans un ascenseur, les auteurs insistent particulièrement sur les boucles étouffantes que trace la routine autour des personnages. Leche rentre chez lui, et croise dans la cage d’escalier un voisin. En voix off, le spectateur entend Leche annoncer à l’avance la phrase que va prononcer le voisin ainsi que la propre réponse de Leche, également énoncée à l’avance, et l’on comprend ainsi que la rencontre entre les deux hommes donne lieu à un dialogue immuable. En bons connaisseurs de la mécanique humoristique, Stoll et Rebella introduisent néanmoins une variation dans la troisième et dernière phrase prononcée par le voisin, qui de ce fait n’a plus de rapport avec la réponse toute préparée que Leche lui débite sans prêter attention à ce que son interlocuteur lui a réellement dit.

Actions, dialogues : dans 25 watts, tout est marqué au sceau de la répétition, du bégaiement, et il en va de même pour les simples bruits. C’est ainsi que, régulièrement, la bande-son retentit du battement lent de l’horloge murale installée dans l’appartement de Leche, qui accompagne le plus souvent les apparitions muettes de la grand-mère. Dans un tel récit, la séquence finale ne pouvait que dessiner un ultime cercle, une ultime répétition, et c’est bien ce que l’on constate : les deux derniers plans diégétiques (ils sont séparés par un carton qui marque le début du générique de fin) reprennent le même décor, les mêmes personnages et le même cadrage que ceux de l’une des toutes premières séquences du film. Assis sur un muret, devant un petit immeuble, Leche et Javi se retrouvent dans la même position qu’au départ. Rien n’a changé. Les rares actions entreprises par les deux personnages n’ont apporté aucune modification à leur existence. Ils sortent du champ et reprennent leur errance. Seba arrive peu après. Ne voyant aucun de ses deux amis, il sort également du champ. Une boucle vide est bouclée, et le spectateur comprend bien qu’une autre est déjà amorcée, qui débouchera sur la même stagnation.

Une nation à l’arrêt

Comme nous le montre l’analyse de 25 watts, filmer l’attente ne consiste pas simplement à jouer sur les aspects temporels du film, tels que la durée des plans, mais constitue au contraire un processus d’écriture total, qui implique des choix scénaristiques, narratifs, visuels, sonores, métaphoriques, etc. Mais au-delà de la réflexion sur ces procédés d’écriture filmique, il convient également de s’interroger sur le sens de cette attente, sur la portée du discours du film.

L’attente dans laquelle semblent plongés les personnages revêt pour commencer une dimension existentielle car elle est sans but, sans objet, sans direction. Les personnages se contentent d’être, difficilement de surcroît. De manière symptômatique, Leche passe son temps à réviser l’auxiliaire être en italien, et à décliner les premières personnes. « Io sono. Tu sei. Lui e ». Cet enchaînement de phrases, qui finit par être vidé de son sens à force d’être répété mécaniquement, retient également l’attention par son incomplétude : à aucun moment, en effet, Leche ne se montre capable de conjuguer entièrement l’auxilaire « essere ». Cependant, dans 25 watts, l’attente ne renvoie pas seulement à l’individu, au vide existentiel de l’individu contemporain aboulique : elle permet également un commentaire sur l’Uruguay des années 2000.

La portée nationale de la réflexion que propose le film est sensible tout d’abord dans le choix d’ancrer le film dans une réalité sociologique, celle de la classe moyenne à un moment précis de l’histoire du pays, celui de la crise économique qui a commencé à sévir à partir de 1999, paralysant l’activité bancaire, industrielle et commerciale, et provoquant un chômage de masse. L’atonie économique est ainsi discrètement suggérée par le fonctionnement au ralenti des rares commerces présents dans l’histoire, ainsi que par la tentative de Javi d’exercer une activité professionnelle (un simple petit boulot sans perspectives) qui se solde par un échec.

Mais la dimension nationale du film est surtout présente dans un personnage qui n’apparaît jamais, mais qui est évoqué à plusieurs reprises : celui du seul uruguayen présent dans le livre Guinness des records, recompensé pour avoir applaudi cinq jours d’affilée sans s’arrêter. Tout le pays est associé à cet homme au comportement absurde et pathétique, simple spectateur d’un monde qui lui échappe. Terrassée par la crise financière internationale de la fin des années 90 et « l’effet tango », l’Uruguay ne serait plus que le spectateur de son devenir historique, une nation attendant, au fond de l’ornière, que quelque chose se passe. Les auteurs de 25 watts proposent ainsi dans leur récit une définition épurée de l’attente : pour Pablo Stoll et Juan Pablo Rebella, attendre, c’est tout simplement être spectateur, de la vie, ou de l’Histoire.




[1] Lexis, Paris, Ed. Larousse, 1994, p. 129.

[4] Ibid.

[5] BRISELANCE, Marie-France, Leçons de scénario, les 36 situations dramatiques, Paris, Ed. Nouveau Monde, 2006.

[6] http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?42;s=50188590;r=3;nat=;sol=1; (dernière consultation : 12 juillet 2010).

[7] Ibid.

[8] Cf. BESSADEL, Jean, GARDIES, André, Le suspense au cinéma, Cinémaction n°71, Paris, Ed. Corlet, 1994.

[9] McKEE, Robert, Story, Paris, Ed. Dixit, 2009, p. 51.

[10] Ibid., p. 52.

[11] Ibid., p. 52.

[12] Ibid., p. 62.

[13] Ibid., p. 62.

[14] Ibid., p. 62.

[15] JULLIER, Laurent et MARIE, Michel, Lire les images de cinéma, Paris, Ed. Larousse, 2009, p.11.

[16] GARDIES, André, Le récit filmique, Paris, Ed. Hachette, 1993, p. 94.

[17] Ibid.

[18] VILLAIN, Dominique, El montaje,  Madrid, Ed. Cátedra, 1999, p. 29.

[19] Cf. VAN SIJLL, Jennifer, Les techniques narratives du cinéma, Paris, Ed. Eyrolles, 2006, p. 3.