Le parcours de Mauricio Rosencof (1933-), dramaturge, poète et romancier uruguayen, tout en étant exceptionnel, est loin d’être unique. Fils d’immigrés juifs polonais arrivés en Uruguay au début des années 30, jeune militant communiste dans sa jeunesse, dramaturge à succès au début des années 60, Rosencof adhère au mouvement Tupamaro suite à sa rencontre avec son leader charismatique, Raúl Sendic ; il s’y intègre rapidement et devient un des principaux dirigeants du mouvement clandestin. Arrêté en 1972, il est transféré en 1973 dans différentes casernes, faisant partie des neuf « otages » de la dictature ; il passe plus de dix ans dans des conditions d’extrême dureté, subissant la torture physique et psychologique, l’isolement, la faim et la soif. Libéré après la fin de la dictature en mars 1985, toute son œuvre carcérale et post-carcérale est marquée par cette expérience.
Rosencof est peut-être l’écrivain uruguayen « qui a le plus témoigné sur sa période carcérale », que ce soit à travers des témoignages (Memorias del calabozo (Mémoires du cachot), écrit en collaboration avec Eleuterio Fernández Huidobro), des entretiens, des conférences, des poèmes, des pièces de théâtre, des récits autobiographiques, des nouvelles et des romans. Certains de ces textes ont été écrits en prison, d’autres dans les années qui ont suivi sa libération, comme celui dont il sera question dans cet article, Les lettres qui ne sont pas arrivées (2000).
Si le terme « témoignage » peut convenir à nombre de ces textes, il est nécessaire de signaler en guise d’introduction que Les lettres… n’est pas un « pur » récit autobiographique, car il comporte des aspects fictionnels certains. Même si la quatrième de couverture présente ce texte de M .Rosencof comme « une profonde réflexion sur sa vie et celle des siens », il n’est pas excessif de le qualifier de « roman » : le texte a été publié sans cette mention explicite, mais l’auteur lui-même l’a présenté comme tel dans de nombreux entretiens et plusieurs critiques qui se sont intéressés à la question du genre ont souligné le fait qu’il s’agit bel et bien d’un roman. La revendication fictionnelle apparaît d’ailleurs à l’intérieur du texte lui-même, lorsque le narrateur de la troisième partie écrit :
Je raconte le début d’une histoire, ceci est de l’histoire, pas de la littérature, même si rien ni personne ne me force, ne m’oblige, n’exige que je sois fidèle aux faits qui, en général, une fois racontés, perdent de leur fidélité.
L’aspect fictionnel est souligné par le fait que ces « lettres qui ne sont pas arrivées » sont des lettres apocryphes, créées de toutes pièces par Rosencof afin de combler un manque et de donner une réponse –certes, tardive- à une vieille et longue attente définitivement déçue dans la vie réelle. Ces lettres soi-disant écrites par une partie de la famille (oncles, tantes, cousines…) restée en Pologne et exterminée dans les chambres à gaz du régime hitlérien, font revivre ces hommes et ces femmes disparus, évanouis, partis en cendres et en fumée.
L’écriture comble le vide laissé par la disparition de ceux tués dans les camps, mais aussi par la mort prématurée du frère aîné de « Moishe », León (Leibu), à l’âge de 16 ans, ainsi que la rupture que suppose l’emprisonnement de Moishe-adulte pendant 13 ans, séparé de ses parents et de sa fille.
Les lettres… est un texte sur la mémoire ; Rosencof lui-même a dit à ce propos que « La mémoire est comme une braise qui ne s’éteint jamais ». Il a également affirmé que ce texte est issu de la mémoire meurtrie de sa famille, et qu’il a été écrit pour sauvegarder et transmettre cette mémoire. Mais ce texte de et pour mémoire, mérite aussi d’être approché à partir de la notion d’attente, comme nous y invite déjà son titre, car « Les lettres qui ne sont pas arrivées » évoque en creux l’attente d’un ou de plusieurs « messages » contenus dans lesdites lettres ; messages soi-disant délivrés mais jamais parvenus à leurs destinataires. Ce titre suggère donc une temporalité suspendue, située dans le laps de temps allant de l’expédition de ces lettres à leur non-arrivée. Là niche l’attente, une attente ambivalente, chargée d’émotions contradictoires, douloureuse, successivement (voire simultanément) remplie d’espoir et de détresse. Ce texte rend compte de ces attentes et essaie de les dépasser : il devient alors une sorte de réfutation de son titre ; à travers le procédé classique du double destinataire propre à la littérature épistolaire, « les lettres qui ne sont pas arrivées » arrivent enfin à leur(s) destinataire(s), c’est-à-dire à nous, lecteurs.
Avant de rentrer plus loin dans le roman, il convient de signaler comment nous entendons employer le mot « attente ». « Attente », d’après le Trésor de la Langue Française, est « l’action d’attendre ». Et « attendre » est à son tour défini comme le fait de « rester en un lieu, l’attention étant fixée sur quelqu’un ou quelque chose qui doit venir ou survenir ».
Cette définition appelle à quelques remarques :
1. l’attente serait une action paradoxale, une action passive, ou tout au plus une action mentale.
2. Le terme « attente » couvre aussi bien l’attente de choses positives ou souhaitables (un moment de plaisir ; le retour d’un être aimé ; la venue du Messie…), que celle de choses non désirées (une catastrophe annoncée ; la mort pour un malade ou un condamné ; le Jugement Dernier pour un pécheur…). Faudrait-il employer des termes différents pour qualifier ces deux types d’attente ? La langue française et l’espagnole ne l’ont pas jugé nécessaire, d’autant plus que certaines attentes peuvent être ambivalentes ou ambiguës (tel le cas de l’attente apocalyptique). Cependant, on peut remarquer que dans notre texte, toutes les attentes relèvent du premier cas, toutes les attentes sont aussi des espoirs, prenant à contre-pied en quelque sorte le dicton populaire bien connu : el que espera, desespera (littéralement, celui qui attend, tombe dans le désespoir).
La définition fait de l’objet attendu « quelqu’un ou quelque chose qui doit venir ou survenir ». L’emploi du verbe « devoir » mérite que nous nous y attardions un instant. Bien entendu, on pourrait réfléchir par l’absurde et dire que « rester en un lieu, l’attention (…) fixée sur quelqu’un ou quelque chose qui ne doit pas venir ou survenir » n’est pas « attendre », mais plutôt une action aberrante qui relève d’une sorte d’aliénation. Voilà pourquoi la définition espagnole proposée par la DRAE nous semble plus pertinente dans notre optique : « Permanecer en un sitio adonde se cree que ha de ir alguien o en donde se presume que ha de ocurrir algo » (nos italiques). Cependant, elle reste discutable, car on peut malgré tout attendre des êtres ou des événements dont on n’est pas sûr de leur arrivée, ou dont on soupçonne même qu’ils ne vont pas arriver (on peut attendre Godot).
La notion de « tension », comme le montre Dominique Neyrod dans son article, présente dans le sens étymologique du terme français (l’attentio en latin étant l’« action de tendre l’esprit vers quelque chose ») nous permettra d’établir des liens entre deux actions : celle d’attendre et celle de créer. Tout processus créatif suppose cette tension de l’esprit vers l’objet à réaliser (l’œuvre d’art). Que le projet soit clairement établi ou qu’il ne le soit pas (le cas le plus extrême étant le « cadavre exquis » surréaliste, où l’attente consciente est effacée par l’attente de l’affleurement de l’inconscient), cette tension semble un élément constitutif de la création artistique et, en ce qui nous concerne, littéraire (pour revenir à Quiroga, on peut évoquer sa célèbre définition de la nouvelle : « una flecha que, cuidadosamente apuntada, parte del arco para ir a dar directamente en el blanco »). C’est là une définition de la création et de l’objet artistique comme tension et attention qui montre comment l’attente peut agir sur le plan créatif, comment elle peut être fertile.
Enfin, un élément clé pour saisir l’attente est le rapport espace-temps, comme le montre bien la définition du Trésor de la Langue Française, puisque la précision suivante est placée entre crochets et en tête avant la première des acceptions du terme :
[L’accent est mis sur le (simple) écart temporel qui sépare le moment actuel de quelqu’un se trouvant en tel lieu, et le moment où quelqu’un ou quelque chose doit arriver]. (Nos italiques)
Le temps est l’essence même de l’attente : pas d’attente sans que le temps ne s’écoule, pas d’attente sans perception de cet écoulement. On pourrait même définir l’attente comme une mensuration (subjective) de cet écart. Il nous faudra donc être attentif au chronotope de l’attente, à la tension du sujet qui attend et à l’inachèvement consubstantiel à l’attente.
* * *
Les lettres…est construit à partir d’un jeu de doubles attentes symétriques et complémentaires :
1. L’attente des parents de Moishe à la fin des années 30 et jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre ; car, ayant réussi à quitter la Pologne à temps, ils attendent des nouvelles des proches restés là-bas ; cette attente coexiste avec celle de ceux restés en Pologne, dont on suit le cheminement vers la mort à travers leurs « lettres ». Attente des retrouvailles pour ceux qui sont partis, attente de la survie, du salut et de la libération pour ceux qui sont restés : deux attentes qui renvoient à une seule et même attente : celle de la poursuite de l’existence. On attend et on espère retrouver en vie les êtres chers ; eux à leur tour espèrent pouvoir survivre.
2. Les attentes du narrateur adulte : emprisonné, il attend sa sortie de prison afin de retrouver ses parents, très âgés et forcés de quitter la maison où ils ont toujours vécu, poussés par un propriétaire véreux. Ses parents, à leur tour, attendent la libération de Moishe.
La mise en parallèle de ces attentes structure l’œuvre, établissant ainsi plusieurs correspondances : entre régime nazi et dictature uruguayenne ; entre camps de concentration et casernes où l’on enferme les prisonniers politiques ; entre juifs et activistes ; etc. Ces correspondances sont soulignées à plusieurs reprises dans le texte : dans les lettres de ceux qui vont être bientôt gazés :
Chacun de nous est soi-même et tous les autres. Moishe aussi. Moishe est lui-même et tous les autres (…). Moishe est aussi nous autres.
mais aussi dans les mots du narrateur à son frère et dans l’identification entre le narrateur et son père (cette identification commence par des « conversations » avec son père dans sa cellule, par un jeu de questions-réponses dans lequel le narrateur joue –et devient- tour à tour le père et le fils, et se prolonge par une rencontre « surnaturelle » dans la troisième partie, car le père du narrateur voit son fils dans la maison de retraite alors que celui-ci est physiquement toujours en prison).
L’attente est cet « être-là », cette capacité à expérimenter la matérialité du temps. C’est une tension qui se manifeste de différentes manières dans ce roman. Tout d’abord, à travers une série d’êtres et d’objets s’y rapportant. Ainsi, dans la première des trois parties, elle se matérialise dans des êtres et des objets liés à la correspondance (au sens postal du terme). L’attente de ces lettres qui donneraient enfin des nouvelles de ceux qui sont restés en Pologne est perceptible d’abord à travers le facteur, dont le passage est guetté par le père jour après jour. Cela est rendu dans le texte à travers le regard pseudo-enfantin du narrateur :
« Celui qui n’est plus venu c’est le facteur. A vrai dire il venait. Mais ce que je veux dire c’est qu’il ne venait plus chez nous. Papa l’attendait au balcon. Mon papa travaillait dans la chambre, et toutes les cinq minutes il allait au balcon et regardait vers l’extérieur. Et quand le facteur passait –le facteur passait mais ne venait pas– mon papa lui demandait : « Alors ? » Et le facteur connaissait déjà la question et il lui disait : « Rien, Don Isaac ». Et il ne lui donnait rien. » (Nos italiques).
Ce facteur devient pour l’enfant une figure importante, il est magnifié par ce geste du père consistant à se déplacer au balcon, manifestation physique d’une angoisse à peine verbalisée, tout juste exprimée par ce « Y » interrogatif, conjonction de coordination qui cherche à établir un pont entre ceux qui attendent et ceux qui sont attendus. C’est comme si le message dépendait du facteur ; son passage quotidien rythme l’attente, en donne le tempo : montée de tension matinale, climax dans les moments qui précèdent son passage, puis chute (déception car il n’y a pas de lettre), pour que le lendemain débute une nouvelle attente, et ainsi de suite. Le facteur est un personnage familier (« Sacucho (…) era cartero y del barrio » (p. 66) ; cependant, pour le tout jeune protagoniste, et sans en avoir pleinement conscience du pourquoi, il devient un être digne de respect, respect que le petit Moishe manifeste naïvement :
Le facteur a une veste comme celle des chauffeurs du tramway, mais mon copain Fito et moi ne lui lançons pas de cailloux.
Ce facteur est malgré tout un personnage marginal, et de fait il disparaît assez rapidement du récit : évoqué à cinq reprises seulement, sa disparition rend compte du caractère déceptif de cette attente. Car enfin, lorsqu’il finit par rapporter une lettre, celle-ci met fin à l’attente, et ce de la façon la plus terrible, en annonçant l’extermination de toute la famille dans les camps. Cette lettre est au centre du dispositif narratif, puisqu’elle donne son titre à la partie centrale (« La lettre ») ; de cette lettre (qui est vraisemblablement la seule à être vraiment arrivée à son destinataire dans la réalité, avec des nouvelles de la famille polonaise après leur déportation et internement), nous ne connaissons que le contenu (toute la famille est morte dans les camps), mais elle n’est pas transcrite dans le texte, à la différence des lettres jamais écrites qui pourtant y figurent. Qui plus est, la découverte du contenu de cette lettre est différée pendant plus de quarante pages : de la page 66, lorsqu’on raconte comment le facteur la dépose à la maison, jusqu’à la page 112, à la fin de cette deuxième partie. Tout au long de cette partie, les séquences consacrées à la lettre (à la réaction du père d’abord, de la mère ensuite) sont entrecoupées par d’autres, de sorte que le texte vise à recréer chez le lecteur le même effet d’anxiété, d’angoisse, d’expectative et de peur de la « délivrance » (de l’issue) que l’on retrouve chez les personnages.
A côté du facteur, deux autres objets liés à la correspondance acquièrent une dimension considérable : d’abord la boîte aux lettres du quartier, qui donne lieu à une courte vignette, souvenir d’enfance du jour où le petit Moishe, guidé par son frère aîné, y dépose une lettre. Celle-ci, écrite par le père et destinée vraisemblablement à son frère, est une (vaine) tentative de communication. La boîte aux lettres est présentée comme un objet mystérieux ; elle n’est pas nommée (car l’enfant ignore ce qu’elle est et à quoi elle sert) mais décrite à travers ce regard naïf comme « un canon mais jaune, qui avait une petite fenêtre avec un rabat » (p .30). León, le frère aîné, corrige cependant cette présentation, car pour lui ce n’est pas un canon mais un sous-marin (« un sumarino » (sic) (p.31)). Cette remarque produit un effet humoristique, en renvoyant de façon volontairement anachronique au « Yellow submarine » des Beatles ; si on se souvient des paroles de la célèbre chanson, on se rappellera que ce sous-marin est relié à l’enfance (cf. le début de la chanson : « In the town where I was born,/ Lived a man who sailed to sea »), qu’il se situe dans un Ailleurs (« the land of submarines »), dans un espace utopique et pourtant présenté comme bien réel (« We all live in a yellow submarine »). Associés à travers la couleur jaune (couleur du soleil, donc de la vie ; mais aussi marque imposée d’identité, couleur de l’étoile portée par les Juifs), la boîte aux lettres et le sous-marin incarnent cette attente des retrouvailles, cet espoir d’un vivre-ensemble dans un espace-temps imaginaire lié à l’enfance et à un bonheur simple et partagé.
Une autre boîte est bien plus importante dans ce texte : il s’agit d’une boîte à chaussures dans laquelle la mère garde précieusement les photos de la famille restée en Pologne. Conserver et regarder ces photos est, bien entendu, une façon d’entretenir et de transmettre la mémoire : la mère montre régulièrement les photos au petit Moishe et lui demande de nommer ceux qu’il voit, d’apprendre leurs prénoms, car il est nécessaire de donner un nom et un visage à ces êtres que l’on attend, de les identifier . Ces photos permettent donc de donner de la chair et une existence aux absents : la boîte contient bien plus qu’une simple représentation, qu’une image des êtres que l’on attend, elle les contient, comme l’exprime naïvement Moïshe :
dans sa boîte à chaussures, ma mère elle a ses sœurs à elle, la mamele, qui est sa mère à elle (Nous souligons) [20]
L’attente est aussi ce fétichisme naïf, cette façon de s’accrocher à tout ce qui renvoie aux êtres que l’on espère revoir : les clichés des êtres chers nourrissent l’espoir qu’ils soient toujours vivants. La boîte de chaussures se retrouve ainsi à l’intersection de l’attente et de la mémoire : regarder les cartes et les montrer à son fils est pour la mère une façon d’entretenir la mémoire et de donner un sens à cette attente (voici ceux que nous attendons, semble-t-elle dire à son fils : voici Ruth, voici Irène, voici Anna, voici Isaac) ; bien des décennies plus tard, ces photos conservées dans la boîte à chaussures vont permettre au narrateur de réactiver l’espoir de retrouver ne serait-ce que des traces de la famille disparue : lors de sa visite aux différents camps de concentration (Treblinka, Auschwitz), le narrateur adulte passe devant une exposition de photos, « une galerie de visages faméliques » (p.105) qu’il confronte aux images conservées par la famille :
et je cherche par ordre alphabétique de nom, ou par ressemblance, car je peux comparer ces photos avec celles que ma mère gardait dans sa boîte de chaussures
La recherche « d’une quelconque trace » sera encore une fois déçue. Lorsque le narrateur adulte rend compte de sa visite au camp de concentration, il évoque son passage devant des vitrines où sont exposés des objets ayant appartenu aux victimes : parmi des tas de prothèses, de blaireaux, de cheveux, etc., il y a aussi un tas avec « des milliers » de chaussures (p.109) : ces chaussures qui ne contiennent aucun pied, sont cependant la preuve irréfutable de l’existence de ces êtres gazés, tout comme les photos conservées dans la boîte à chaussures.
Enfin, le livre que le lecteur a entre ses mains fonctionne à son tour comme une nouvelle boîte à chaussures, car les huit dernières pages incluent douze photographies, y compris quelques-unes issues de ladite boîte. Mais dans le livre-boîte figurent aussi des photos de l’enfance du narrateur avec son frère Léon et avec ses parents, ainsi qu’une photo de l’entrée du camp d’Auschwitz (avec l’inscription « Arbeit macht frei »). Ce sont donc des instantanés qui fixent la mémoire, bien entendu, mais elles ont aussi une autre fonction : elles viennent combler (sinon clore) cette attente, elles replacent les disparus au sein de la famille, les attendus à côté de ce qui les attendaient ; le choix d’un ordre non chronologique est à ce propos significatif, les photos se retrouvent pêle-mêle sur ces pages, un peu à la manière des photos dans une vraie boîte : et la photo de l’entrée du camp est placée en septième place et non pas à la fin, évitant une lecture linéaire, déniant à la « solution finale » son statut de « fin » absolu.
La fiction est donc boîte de conserve (dans le sens de sauvegarde) de la mémoire, car le roman rappelle que la machine génocidaire a assassiné les êtres et effacé leur mémoire ; ainsi, le narrateur cherche en vain son nom de famille dans l’annuaire téléphonique de Varsovie, tout comme il cherche en vain quelque chose de familier dans le camps, ou encore comme il cherche un témoignage sur sa famille à Belzitse, le petit village polonais de paysans juifs où il ne reste aucun juif, et où il ne reste non plus aucune trace de leur existence. Le scandale de l’anéantissement total de l’Autre est souligné par cette attente, présente envers et contre tout, cet espoir de trouver quelque chose, un indice si minime soit-il. Cette attente qui frise l’irrationnel n’est pourtant pas inutile : c’est avec un tel indice (certes minuscule) que se ferme la séquence consacrée au voyage à Belzitse, puisque face à la révolte et aux questionnements du narrateur, quelqu’un du village finit par se souvenir « de quelque chose » :
il y avait un homme qui boîtait, jadis, qui était gardien du cimetière, mais il est parti depuis longtemps, à Varsovie, dit-il, et il dit que maintenant il a un nom polonais.
Dans ce panorama de désolation, le fait qu’il y ait un survivant juif n’est pas anodin ; tout comme le fait qu’il soit gardien du cimetière (donc, de la mémoire enfouie), et qu’il boîte, trait distinctif redonnant l’espoir de le retrouver peut-être : l’attente faite questionnement n’a pas été inutile ; comme la boîte à chaussures, comme tous ces gestes minimes qui relient ceux qui ont été séparés.
Dans la tension de l’attente, certaines activités acquièrent une dimension considérable : d’une part, certaines activités physiologiques (comme uriner, ou déféquer), dont l’évocation est une constante dans l’œuvre carcérale et post-carcérale de Rosencof. Ces activités rappellent que celui qui attend est un corps, que c’est le corps qui attend. D’autres activités ont une valeur symbolique, sont un appel à la vie, comme cette exhortation de la mère : « Bois ton thé [dit-elle à son mari, qui se prend la tête, plongé dans son désespoir] ; tu ne vois pas qu’il refroidit ? ».
Ou comme la ronde faite par les prisonnières dans le camp : lors d’une sélection de femmes qui vont être conduites à la chambre à gaz, on demande aux autres prisonnières de faire la ronde autour d’elles, sous la menace de partager le même destin si elles les laissent quitter le cercle ; toutes les filles dansent alors, dans une danse folle qui rappelle à la narratrice les rondes de son enfance mais qui est une ronde de mort, au centre de laquelle va se trouver bientôt Ruth ; Ruth, surnommée « celle-qui-nous-fait-rire » (p.31) à cause de ses constantes plaisanteries qui visent à dédramatiser l’horreur, à réduire la souffrance, à nourrir d’espoir l’attente.
Enfin, d’autres activités sont directement liées à l’attente : écrire, bien entendu, mais aussi jouer du violon (sans violon) dans la cellule (p.60). Ou chanter dans son for intérieur des chansons qui peuvent « transporter » magiquement celui qui attend vers ceux qu’il attend : tel est le cas des chansons yiddish que le père chantait dans l’atelier de couture alors qu’il mettait de côté sou après sou pour faire venir en Uruguay femme et enfant ; tel aussi le cas des tangos que le narrateur chantonne tout bas dans sa cellule afin de rejoindre ses parents dans une maison qui n’existe pourtant déjà plus (p.127)
Espaces de l’attente et de la mémoire
Attendre, comme le montre sa définition, suppose « rester », « être là » : les lieux d’enfermement seraient-ils donc des espaces constitutivement liés à l’attente ? C’est ce que pense Carlos Liscano, un autre ancien prisonnier politique uruguayen et écrivain, pour qui l’enfermement carcéral se définit à partir de cette dimension :
En définitive, la prison c’est ça, attendre. Attendre les repas, les visites, les passages aux toilettes, les sorties dans la cour, les colis de la famille, la liberté.
En prison, quand vient la nuit, un prisonnier dit : « Un jour de moins ». Pour qu’un autre lui réponde : « Un jour de plus ». Cela dépend de la façon dont on veut voir les choses » (Liscano, Le fourgon des fous, p.36, nos italiques).
Cette dimension est soulignée aussi chez Rosencof, qui définit ainsi les cellules sous-terraines de punition du camp de concentration :
Un espace de trois mètres sur trois (…) où ils entassaient vingt, trente prisonniers punis, jusqu’à ce qu’en quelques jours ils aient consommé le restant de l’air, faméliques, chiant tous sur place, sans eau, jusqu’au soulagement final[27]
Dans ces lieux où il n’y a apparemment rien à attendre, où la mort est le seul « soulagement » possible, l’on entretient tout de même l’espoir d’un salut, que ce soit dans ce monde ou dans l’autre ; c’est « l’agonie de la dernière prière », que le narrateur imagine comme la demande d’une « gorgée d’eau » (p.107) : l’eau, incarnation de la vie par excellence, rend compte donc de cet objet central de l’attente (la vie sous toutes ses formes, y compris la survie) dans Las cartas….
Dans la prison, rester sur place, être là, relève de l’évidence ; ce n’est pas un acte volontaire mais une contrainte. Le prisonnier est placé là pour l’enchaîner à cette attente, pour que celle-ci engendre sa soumission. Or, c’est dans cet espace contraint que l’attente engendre une sorte de quatrième dimension, comme le montre la dernière partie du récit. En effet, l’attente réciproque poussée à l’extrême (celle du fils emprisonné qui souhaite revoir son père pour qu’il lui transmette la mémoire de la vie avant l’exil forcé ; celle du père qui, cloîtré dans sa chambre de la maison de retraite partage ce même souhait) produit le miracle d’une rencontre physiquement impossible. Celle-ci s’effectue sur le mode de la vision : l’attente est comblée de façon presque surnaturelle, puisque dans sa maison de retraite, le père voit littéralement son fils; et le fils, quant à lui, communique avec son père, peut-être au même moment (« peut-être cela a été simultané »), mais plus sûrement dans une temporalité autre, dans un espace-temps inédit reliant la cellule de prison et la salle à manger de la maison de retraite. Cette rencontre dépasse (et se passe de) toute rationalité : pour le narrateur, elle « a été naturelle, normale ». C’est la puissance de cette attente double, symétrique et complémentaire, c’est la tension poussée à l’extrême qui permet ce dépassement. Pour en rendre compte, Rosencof ne choisit pas la voie de l’illumination, ni celle de la vision mystique, ni celle du rêve, ni encore celle du délire ; il exprime cette rencontre (cet accomplissement de l’attente) à travers des mots quotidiens, voire prosaïques : cela se fait sous la forme d’un dialogue intérieur avec son père, avec des phrases courtes, la volonté de faire un raisonnement logique, fondé sur des éléments précis (y compris scientifiques, cf. pp.160-1) mais qui culmine dans une profession de foi : « Je ne sais pas. (…) Cela est arrivé. Je crois que cela est arrivé. J’en suis sûr. Il n’y a que moi que peut en être sûr (…). » (idem).
Les espaces du confinement sont donc des espaces privilégiés de l’attente, mais ce serait plus juste de dire que l’attente est liée dans ce texte au confinement, et que même des espaces « ouverts » (comme la maison de l’enfance à Montevideo) sont des espaces liés à l’attente de celui qui est enfermé (la famille en Pologne ; Léon, le frère aîné, mort et enterré, pour qui une place reste à la maison, toujours présent dans le vide qu’il a laissé, dans « le silence qui résonnait comme un clairon muet »).
Si l’attente abolit une spatialité « classique », elle agit aussi sur le temps. Le temps de l’attente a une grande densité, il peut presque être touché : ainsi, comme l’exprime avec naïveté et humour le narrateur restituant son point de vue d’enfant, le père propose au facteur à chaque passage quotidien de boire un petit verre de liqueur de cerise. Il espère ainsi favoriser l’arrivée de la lettre tant attendue, et fournit aussi une nouvelle mesure du temps :
Mon père sert des petits verres au facteur pour que le facteur lui apporte beaucoup de lettres. Moi je sais.
Le temps de l’attente se mesure alors en fonction de la baisse du niveau de la liqueur dans la dame-jeanne, laquelle finit pas s’épuiser :
La dame-jeanne de mon père s’est vidée de ses petits verres
Mais comme l’espoir n’est jamais anéanti, la dame-jeanne sans liqueur peut encore produire l’ivresse (celle de Moishe et de son ami Fito, qui piquent les griottes avec une aiguille à tricoter de la mère et ont ainsi leur première « cuite »). Cette dame-jeanne/clepsydre donne donc le tempo de l’attente.
Pour celui qui attend « le temps (…) se traîne avec une agaçante lenteur » (p.45). Ainsi s’exprime l’oncle de Moishe dans une « lettre » écrite depuis le camp : lenteur d’un temps non maîtrisé, qui fait écho au temps du prisonnier politique (sans jugement, sans date butoir de libération fixée, condamné à attendre le bon vouloir du pouvoir en place. Ce temps est lui aussi « mis en espace », mesuré par les pas du prisonnier qui marche d’un côté à l’autre de sa minuscule cellule :
Et maintenant, Papa, me voilà à parcourir le monde en trois pas courts demi-tour trois pas courts (…) ; mon monde est celui-ci, deux mètres sur un mètre, sans lumière sans livre sans visage sans soleil sans eau sans sans et je t’écris.[34]
Dans ce monde dépourvu de tout (sans lumière, sans visages, sans soleil, etc.) il est significatif que l’énumération se ferme par ce « sans sans » ; dans une première lecture, on pourrait penser que ce manque du manque est là pour marquer le désespoir absolu du prisonnier, qu’il décrit l’annihilation même de toute possible attente ; mais vivre « sans sans », cela ne veut pas dire aussi que l’on vit « avec » ? Dans ce vide construit autour du prisonnier, dans cet espace élémentaire, cet univers en boîte (de chaussures ?), l’homme se projette dans l’espoir, il continue d’exister et d’espérer grâce à cette tension de tout son être, esprit et corps confondus. Les allers-retours du narrateur, ses va-et-vient continuels d’un bout à l’autre de la cellule, ne peuvent que rappeler au lecteur le parcours (répété plusieurs fois par jour) du père, de sa table de tailleur au balcon et du balcon à sa table, pour guetter le passage du facteur. La fin de la phrase (« sans sans et je t’écris ») ne laisse pas de doutes à ce sujet : ce « et » peut être compris comme un « et donc » (puisque je n’ai rien, je t’écris) ou comme un « et pourtant » (ils m’ont tout pris, et pourtant je t’ai, toi, et je t’écris). Dans tous les cas, l’attente est indestructible, elle résiste à toutes les tentatives d’anéantissement. J’attends, donc je suis, pourrait être le credo du prisonnier (de tout être humain ?). Ceci apparaît aussi pendant l’épisode du voyage du narrateur en Pologne. Accueilli par sa traductrice et sans doute des membres du Parti avec beaucoup d’égards à Varsovie, on lui demande ce qu’il souhaite voir (sous-entendu : à quel spectacle souhaite-t-il assister), et on lui fait savoir qu’il a déjà une place réservé pour Hamlet « dans une mise en scène de [Josef] Svóboda » (p.97), le célèbre co-fondateur de la « Lanterne Magique » pragoise. Le narrateur surprend ses interlocuteurs en leur faisant savoir que ce qu’il souhaite voir c’est un annuaire téléphonique, car il est à la recherche de possibles descendants des Rosencof, recherche hautement improbable et pourtant impérieuse. La référence au Hamlet n’est ici nullement gratuite car le narrateur, comme le prince Danois, a une mission (non pas de vengeance, mais de justice) ; et le spectre du père assassiné peut renvoyer ici au père décédé, bien des années plus tard et au-delà aux autres membres de la famille disparus à jamais. Cette identification entre le Roi mort et le Prince, entre le père et le fils est d’ailleurs soulignée par la mise en scène de Svóboda à laquelle fait référence le texte, puisque Svóboda utilise une série de miroirs, de sorte que « Hamlet, prenant en charge les paroles du spectre, peut donc engager [grâce au dispositif scénique] le dialogue avec ce lui-même qui semble issu d’un autre monde. »
De l’attente déçue à l’attente transcendée
Le titre, comme nous l’avons déjà dit, installe cette réflexion sur une attente déçue, mais propose cependant un dépassement possible. En effet, la famille sait que les parents sont morts à Treblinka (« Mon papa a dit : ‘C’est fini. Tout est fini’. »). Le narrateur est conscient de l’absence définitive du frère :
A midi à table nous étions trois la famille trois trois trois en Pologne il n’y avait personne trois Léon n’était plus là.[38]
Il sait aussi que son père n’est plus en vie (« je continue de t’écrire (…) maintenant que tu es partout »). Cela devrait marquer donc la (triste) fin de l’attente : en effet, lorsque quelqu’un ou quelque chose ne peut plus arriver, comment (et à quoi bon) continuer à attendre ? Et cependant, c’est à ces moments-là que l’attente cristallise en rencontre. Lorsque le père désespère de ne pas recevoir des nouvelles de sa famille, lorsqu’il ne va plus au balcon pour attendre le facteur (« Tu étais là, tu ne te penchais plus, tu n’attendais plus le facteur ») l’attente trouve cependant une issue
le ‘Don Isaac’ t’a surpris alors que tu n’attendais plus rien, indifférent : tu as regardé vers le balcon, et à travers l’espace où il manquait deux barreaux, Sacucho, le facteur du quartier, te tendait une enveloppe en disant : ‘Lettre pour vous, Don Isaac.’[41].
De même, dans la maison, un des récits fondateurs de la famille est celui d’un retour inespéré : celui du père du narrateur qui rentre au village après la fin de la première guerre mondiale sans que son propre frère (Leibu), qui le croyait mort, ne le reconnaisse dans un premier temps. Scène de retrouvailles qui rappelle le retour d’Ulysse à Ithaque, rencontre inespérée qui dépasse toute (des)espérance : « tu es arrivé en guenilles, méconnaissable, car tu étais mort à la guerre. ». Le texte dit bien : « car tu étais mort » et non pas « car on te croyait mort », ce qui montre que l’attente peut être parfois comblée au-delà de tout espoir.
Exprimer l’attente
Dans ce récit, l’attente n’est jamais purement individuelle, elle concerne toujours au moins deux personnes, voire plus : celui qui attend/ celui (ou ceux) qui est (ou sont) attendu(s). En définitive, l’attente est toujours celle de l’humain, de la (sur)vie de l’Autre. Ces dimensions individuelle et collective sont intimement liées, mais il y a quelque chose qui relève de l’individuel, c’est le ressenti de l’attente et son expression.
Ainsi, pour la mère du narrateur, l’attente s’exprime systématiquement à travers le mode interrogatif, qui est son mode essentiel et presque exclusif d’expression. Les questions qu’elle pose, souvent très concrètes (c’est pour qui cette lettre ? ; est-ce qu’elle parle de ma mère ?), sont engendrées par l’incertitude, et ont toutes un point commun : elles s’enquièrent de la vie, elles attendent comme réponse un signe de vie ou sont une invitation à la vie. C’est le cas de cette question qui, dans l’esprit du narrateur, résume l’essence même de sa mère :
Pourquoi tu ne manges pas ? (« ¿Por qué no comes ? », p.20)
Cette question en apparence banale va se charger de nouveaux sens tout au long du texte : elle rend compte du souci de la mère qui a envie de voir son jeune fils grandir fort et en bonne santé, d’autant plus qu’elle a connu la famine et que son fils aîné est décédé ; des années plus tard, souci de la mère qui sait que son fils souffre de la faim en prison ; souci de partage ; volonté de dépasser l’horreur et la souffrance par une sorte de repas eucharistique, espace-temps où la famille se soude, se nourrit de sa propre sève.
Ce mode interrogatif est très présent dans le texte chez d’autres personnages aussi : les détenues du camp de concentration (ainsi, lors de l’arrivée dans le camp, l’une d’elles se demande : « Mon Dieu, parmi tant de gens, où allons-nous retrouver maman ? »).
Ces questions au sujet de ceux qui ne sont pas là, qui se trouvent « disparus » (avec tout le poids de ce mot dans ce double contexte : camps nazis / dictatures du Cône Sud dans les années 70-80) sont constantes : ce sont celles que (se) pose le narrateur dans son enfance à propos de la mort de son frère (p.64), celles qu’il se pose plus tard à propos de ceux de sa famille qui ont été exterminés, celles qu’il aimerait poser à son père :
Tout ceci, papa, pour te dire que, d’un moment à l’autre, je vais sortir d’ici, de cette niche, pour que tu me racontes tout ce que tu avais à me raconter ; parce que j’ai une sacrée liste de questions.
L’attente se manifeste donc à travers des questions ; celles-ci à leur tour permettent de remplir l’espace-temps de l’attente, de lui donner un sens. Elles sont l’incarnation de cette tension, de cette attention portée sur l’autre, sur le monde, sur le moindre indice capable de devenir signe de vie et de tromper, ne serait-ce que pour un instant, l’incertitude -ou la certitude du pire-.
Une autre façon de tromper l’attente, semble nous dire ce texte, est l’imagination et, en dernier lieu, la littérature : ainsi, dans son enfance, le narrateur tente un jour de remédier à la douleur de la mère (qui pleure la mort du fils aîné) en lui racontant une histoire invraisemblable (à laquelle la mère ne donne d’ailleurs aucun crédit), en lui disant qu’en rentrant de l’école il lui a semblé voir León passer dans un tramway (pp.84-86). Cette histoire inventée par le fils afin de consoler sa mère (pour nourrir son attente d’un peu d’espoir) est une réélaboration d’une autre, racontée auparavant par le père : c’est l’histoire d’une femme enterrée dans son village polonais, et dont la fille rêve qu’elle est en vie ; elle insiste tellement auprès de son père que celui-ci, pour la détromper, accepte finalement d’aller au cimetière, de la déterrer et d’ouvrir le cercueil : ils trouvent alors la mère morte, certes, mais de côté, et les doigts en sang, comme si elle avait essayé de sortir de son cercueil. Ce qui relie ces deux histoires, fort différentes certes, est le fait que dans toutes les deux il est question d’un être cher placé entre la vie et la mort : une mère donnée pour morte mais vivante ; un frère mort donné pour vivant, une famille annihilée par le nazisme à laquelle le romancier donne en partie une vie en écrivant ces fameuses « lettres ».
Au-delà des mots, l’attente peut s’exprimer à travers des gestes, des regards, des larmes ; elle peut se manifester tout autant par des silences que par des cris. Crier est dans ce texte une activité intimement reliée à la vie : que ce soit le cri de désespoir (p.31) ou celui de la révolte et de la libération, (pp.48-49) ; dans le cri, interdit dans les camps et les prisons (« Ici les pensées rebondissent. Les mots que l’on pense rebondissent. Car, pour ce qui est de dire, de prononcer, c’est interdit. Ni crier, rien. Ce territoire est le royaume du silence… »), loge « le dernier vestige de la dignité humaine » (p.31), car « s’il ne reste rien, on doit crier »[46]
Cette phrase, écrite depuis le camp dans une des lettres qui ne sont pas arrivées, montre que le cri est le prolongement de l’attente. Car, « S’il ne reste rien », c’est-à-dire, si on a touché les frontières de l’humain et qu’il n’y a plus rien à attendre, on peut (on doit) attendre encore : le cri est cet appel qui traverse les âges, « cri pur, cri sans consonnes, ancestral, éternel » (p.49) qui rappelle celui du célèbre tableau d’Edvard Munch.
Conclusion
Les lettres… est une œuvre de mémoire, une œuvre pour mémoire, un « lieu de mémoire », un « contenant » de mémoire. Mémoire des êtres et des choses, mémoire fragile d’instants de bonheur et de détresse, mémoire d’existences suspendues au fil de l’attente. Loin d’un quelconque attentisme, loin d’une attente qui serait synonyme de passivité ou d’impuissance, celle-ci devient chez Rosencof une force, un lien, un acte de résistance : dans les camps de la mort, dans la geôle conçue par la dictature militaire, on ne peut qu’attendre. Dans cette mort-en-vie à laquelle ont été condamnés ces hommes et femmes, l’attente met tous les sens en éveil, attentifs au moindre indice de vie extérieure (ainsi, un long paragraphe est consacré à la vie des insectes dans la cellule : araignées qui tissent leur toile ou qui copulent, cloportes qui marchent sur le sol de béton…) ou intérieure. Cette attente haletante (car le narrateur est aussi à l’écoute de son corps, et dans le silence de la cellule il entend sa propre respiration, ses bronches, son cœur), est un modeste acte de résistance (de survie), d’où cet injonction du narrateur dans cette lettre jamais écrite à son père :
je t’écris pour toi, pour toi seul, j’exige que tu résistes, que tu patientes, toi qui, pour ce qui est d’attendre, a de l’expérience à revendre
Le verbe « aguantar » n’a pas ici (seulement) le sens de « résister », de faire face à des épreuves, mais aussi le sens familier d’« attendre » (cf. le dictionaire de la Real Academia : « Aguantar. intr.coloq. Esperar algo o a alguien por un breve espacio de tiempo. Obs : s usual en imperativo. »).
Cette injonction, le narrateur l’adresse à son père, mais il se l’adresse aussi à lui-même, car entre les murs de la prison ses paroles ne peuvent pas sortir matériellement : « Ici, tout rebondit, et je t’écris vers mon intérieur »). Demander au père d’attendre, de l’attendre, est une façon de s’accrocher à la vie, une façon de se dire qu’on finira par sortir. Mais le texte, nous le savons, a été écrit plus d’une décennie après la libération de son auteur, lorsque son père n’est déjà plus vivant. Le texte pensé, transmis mentalement au père de son vivant, devient maintenant matière littéraire.
La littérature n’est pas ici reflet de la réalité ; elle n’est pas non plus compensation des frustrations du monde réel ; d’une façon plus essentielle, elle complète et enrichit le réel. Tel est le cas de ce mot entendu dans le rêve et oublié au réveil (p.117), mais dont l’existence et la puissance sont indiscutables : un mot qui, prononcé par le père, est un « Sésame ouvre-toi » dans la tête du prisonnier. Ce mot inattendu et entendu est une sorte de parole révélée ; c’est une prophétie dont l’annonce produit à la fois l’attente et son accomplissement, car c’est dans le mot –y compris dans le mot absent- que l’attente se dit.
Comme une réponse à ce mot soufflé par le père dans un rêve, à la fin de la deuxième partie le narrateur écrit une lettre à ce même père (décédé) ; dans cette lettre, il lui demande de ne pas ouvrir cette autre lettre, la lettre fatidique qui annonce la disparition de la famille dans les camps d’extermination, lettre dont le contenu a été différé tout au long de la deuxième partie. Ainsi, des lettres non écrites (dans la vie « réelle ») –celle de la famille polonaise, celle de Moïshe à son père- sont présentes dans la fiction ; elles remplacent une lettre écrite (dans la vie « réelle ») mais absente dans la fiction ; elles réparent une attente déchirée puis ravaudée non pas avec l’aiguille du père-tailleur mais avec la plume du fils-écrivain. Dans cet échange de lettres un glissement s’est produit, le destinataire a changé : maintenant le lecteur, devient le dépositaire de cette mémoire, s’insère dans la trame familiale et universelle de ces attentes.
[1] Il quitte le Parti en 1964 après son voyage à l’URSS.
[2] Parmi ces pièces de cette première époque citons El Gran Tuleque (1960), Las ranas (Les grenouilles, 1961) et Los caballos (Les chevaux, 1967).
[3] ALZUGARAT, Alfredo, Trincheras de papel. Dictadura y literatura carcelaria en Uruguay, Montevideo, Trilce, 2007, p.82.
[4]Ou du moins conçus en prison ; c’est le cas notamment de trois pièces de théâtre : El saco de Antonio (La veste d’Antoine), El hijo que espera (Le fils qui attend) et El combate del establo (Le combat de l’étable), ainsi que de quelques poèmes (Conversaciones con la alpargata – Conversations avec mon espadrille).
Dans un entretien radiophonique lors de la sortie de l’ouvrage, Diego Barnabé lui demande : « Todo los hechos que están en el libro son verdad, Mauricio, ¿no? ». Et Rosencof de répondre : « Bueno: (…) es una obra de creación. Básicamente, te diría que sí, pero hay un margen de libertad creativa. Las cuestiones esenciales son verdad. Hay otras que son producto de la elaboración. Por ejemplo: toda la primera carta, hay cartas que llegan… esas cartas no son verdad. Pero de alguna manera son verdad porque yo las tengo dentro de mí y de alguna manera las escribo. » (Programme En perspectiva de Radio « El Espectador » de Montevideo, 8/6/2000; la version écrite de cet entretien est consultable à l’adresse suivante : http://espectador.com/text/clt06084.htm).
[6] Par exemple, WASEN, Marcos, « Regímenes ficcionales de Las cartas que no llegaron de Mauricio Rosencof » (http://ojs.gc.cuny.edu/index.php/lljournal/article/viewFile/64/133); ou LESPADA, Gustavo, « La palabra golpeada. Verdad, ficción y silencio en Las cartas que no llegaron, de Mauricio Rosencof » (Hermes criollo, n°6, août-novembre 2003, p.63).
Les prénoms en yiddish du narrateur (Moishe) et de son frère (Leibu) ont été hispanisés en Uruguay (Mauricio et León respectivement), mais les parents continuent de les appeler par leurs prénoms d’origine.
« La memoria es como un rescoldo que no se apaga jamás ». Le mot espagnol « rescoldo » n’a pas de traduction exacte en français ; il désigne les dernières braises qui restent sous la cendre. Rosencof joue explicitement ici avec le réseau connotatif tissé autour du mot (absent, mais implicite), « cendre », qui renvoie à la seule matière qui reste des hommes et des femmes gazés et incinérés dans les chambres à gaz.
« Rester quelque part où l’on croit que quelqu’un doit venir ou l’on présume que quelque chose va arriver.
On pourrait évoquer en guise d’exemple les célèbre « Décalogue du parfait écrivain de nouvelles » d’Horacio Quiroga (1927) et notamment son cinquième « commandement » : « No empieces a escribir sin saber desde la primera palabra adónde vas ». (« Ne commence pas à écrire sans savoir dès la première ligne où tu veux arriver »).
« Une flèche qui, après avoir soigneusement visé, part de l’arc et touche directement sa cible ».
« Cada uno de nosotros es cada uno y todos los demás. También Moishe. Moishe es él y todos los demás. (…) Moishe es también todos nosotros» (p.42).
C’est une reconstitution a posteriori du regard de l’enfant, car même si l’expression est enfantine (utilisation d’un vocabulaire restreint, maladresses et répétitions, utilisation systématique du pronom de la première personne en position de sujet, constantes références à « mon papa » et « ma maman », etc.), ce narrateur sait beaucoup plus que l’enfant ne pouvait savoir à l’époque ; un exemple qui le montre est celui où le narrateur dit que « [les] lettres qu’attendait mon papa ne sont jamais arrivées » (p.15). G. Lespada parle d’une stratégie de « volver al niño » (« revenir à l’enfant »), qui place le lecteur « dentro del niño » « à l’intérieur de l’enfant ») (art. cit., p.63, en italiques dans l’article) et le fait partager ses expectatives.
« El que no vino más fue el cartero. Bueno, venir, venía. Pero lo que yo quiero decir es que a casa no venía. Papá lo esperaba en el balcón. Mi papá cosía en la pieza, y a cada rato se iba para el balcón y miraba para afuera. Y cuando el cartero pasaba –el cartero pasaba pero no venía-, mi papá le preguntaba : ‘¿Y?’. Y el cartero ya sabía lo que le preguntaba y le decía: ‘Nada, don Isaac.’ Y no le daba nada » (pp.14-15).
Comme l’hypothèse de la mort des proches dans le camp, jamais évoquée dans les conversations des parents (du moins dans celles rapportées dans le texte, celles auxquelles avait accès l’enfant). Cette mort est pourtant toujours là, comme une frontière, comme l’exact envers de l’attente.
A propos du ce surnom, on peut remarque que « Sacucho » est composé à partir du nom « Saco » (veste) + le suffixe –ucho, qui a une valeur a priori péjorative (péjoratif diminutif). Ici, le suffixe indique peut-être que la veste (l’uniforme) était trop petite pour ce facteur ; le surnom n’est pas cependant blessant, c’est une sorte de péjoration humoristique et, en dernier lieu, affective. Cela est confirmé par le fait que Sacucho est un personnage récurent chez Rosencof, il est notamment un des deux protagonistes de la première pièce écrite par Rosencof après sa libération El regreso del Gran Tuleque.
« El cartero tiene un traje como los motorman del tranvía, pero el Fito y yo no le tiramos piedras » (p.20).
Le petit Moishe ne les a jamais vus, puisqu’il est né en Uruguay.
« mi mamá, en la caja de zapatos, tiene a las hermanas de ella, a la mámele, que es la mamá de ella » (p.25).
« (…) y yo busco por el apellido, o por el aire, porque puedo comparar, foto con foto, [con] aquellas que mamá guardaba en la caja de zapatos » (p.106).
Ce voyage en Pologne l’auteur l’a fait vers 1963-64, lorsqu’il avait été invité suite à la traduction de sa pièce « Las ranas » (« Les grenouilles »). Dans le récit, aucun élément ne permet de situer ce voyage avant ou après la prison.
Tout ce qui renvoie aux Juifs a été anéanti ; quand le narrateur demande où se trouve le temple où allaient ses parents, on lui répond qu’il n’y en a pas, et que « à quoi bon une synagogue dans ce village s’il ne reste pas un seul juif » (p.104).
« había un hombre rengo, hace tiempo, que cuidaba el cementerio, pero ya se fue, hace mucho que se fue, para Varsovia, dice, y dice que ahora tiene nombre polaco. » (p.104).
Dans l’entretien de Diego Barnabé à M.Rosencof (cf. note 5), celui-ci renvoi à l’épisode réel, et il ajoute que les habitants du village : « Se acordaban de que el rengo se llamaba Rosenberg, que es el apellido materno de mi madre. »
« ¿Por qué no tomás el té? ¿no ves que se enfría? » (p.29).
« un lugar de tres por tres (…) donde introducían a veinte, treinta castigados, hasta que en días consumieran los restos de aire, famélicos, cagando todos ahí, sin agua, hasta el alivio final. » (p.107, nos italiques)
“La agonía del último ruego”: remarquons que le terme “ruego » employé par Rosencof est polysémique, il peut être pris dans son sans religieux (« prière ») comme dans son sans plus habituel (supplique, demande).
Un autre texte de Rosencof est hautement significatif à ce propos ; il s’agit de la pièce théâtrale El combate del establo où un homme est enfermé avec une vache (partiellement anthropomorphisée) qu’il doit traire quotidiennement ; métaphore de la prison, dans cet étable celui qui n’attend plus rien, qui a renoncé à tout espoir, est animalisé (il est devenu vache laitière) alors que le prisonnier qui conserve l’espoir reste humain, et finit par accéder à la liberté. Encore une fois, celui qui attend, ne désespère point.
Le père est le seul à le voir, au point que les autres pensionnaires et le personnel soignant pensent qu’il est malade, qu’il délire, et « le conduisent chez le médecin » (141).
« [El] silencio que sonaba como un clarín mudo » (p.128).
« Mi papá le da copitas al cartero para que el cartero le traiga muchas cartas. Yo sé. » (p.20).
« La damajuana de mi papá se quedó sin copitas » (p.20).
« Y hoy aca, Viejo, recorriendo el mundo a tres pasos cortos media vuelta tres pasos cortos (…) ; mi mundo es este, de dos metros por uno, sin luz sin libro sin un rostro sin sol sin agua sin sin y te escribo » (p.72).
Il était encore à l’époque membre du Parti Communiste, qu’il quittera bientôt pour adhérer au MLN-T.
BABLET, Denis, Josef Svoboda, Lausanne, L’Age d’Homme, 2004, p.99 (1e. édition: 1970). Ouvrage partiellement consultable sur googlebooks.
« [Mi] papá dijo: « Se terminó. Se terminó todo » (p. 47).
« a las doce a la mesa y éramos tres la familia éramos tres tres tres en Polonia no había nadie tres León ya no estaba » (p.63)
« te sigo escribiendo (…) ahora que estás por todas partes. » (p.95).
Ahí estabas, sin asomar, sin ya esperar al cartero » (p. 66).
« [El] ‘don Isaac’ te sorprendió sin expectativa, indiferente : miraste hacia el balcón, y por el espacio donde al balcón le faltaban los dos paletos, Sacucho, que era cartero y del barrio, te extendía un sobre y : ‘ Carta, don Isaac’. » (p.66).
« llegaste harapiento, irreconocible, porque habías muerto en la guerra » (p.102, (nos italiques).
« Dios mío, entre tanta gente, ¿dónde vamos a encontrar a mamá ? » (p.28).
« [Todo] esto, papá, es para decirte que de acá, del nicho este, voy a salir en cualquier momento (…) para que me cuentes todo lo que me tenías que contar ; que tengo una lista así de preguntas » (p.86).
«Acá los pensamientos rebotan. Las palabras pensadas rebotan. Porque pronunciar, lo que se dice pronunciar, no dejan. Ni el grito, nada. En este territorio reina el silencio (…) » (p .122)
« Si ya no queda nada, uno debe gritar. » (p.31).
« (…) te escribo para adentro, te conmino a que aguantes, vos que en materia de aguante me podés dar curso » (pp.124-6, Nos italiques).
« Rebota todo, Viejo, y te escribo para adentro » (p.124).
Dans une langue à la fois morte et prophétique: « En chaldéen, en araméen, dans une de ces langues du désert. » (p.117).